Gouvernance et marché : les modalités de gestion des quatre catégories de biens
p. 161-175
Texte intégral
1Pour fonder la gouvernance de demain sur des bases solides qui ne mélangent pas la question des modes de production, des modes de gestion et des conditions de distribution, je pense qu’il faut raisonner dorénavant sur quatre catégories de biens :
- la première catégorie est constituée des biens qui se détruisent en se partageant. Ils constituent la vaste catégorie des biens communs et appellent une gestion collective. Tout ce qui concerne les espaces naturels, les écosystèmes à petite ou à grande échelle entre dans cette catégorie ;
- la deuxième catégorie est constituée des biens qui se divisent en se partageant mais n’impliquent pas essentiellement l’activité humaine ; ils constituent la catégorie des ressources naturelles, dont la répartition relève de la justice sociale plutôt que de l’économie marchande ;
- la troisième catégorie est constituée de biens et services qui sont le fruit de notre ingéniosité et qui se divisent en se partageant. Ce sont principalement les biens industriels et les services aux personnes. Le marché est bien adapté à cette troisième catégorie sous réserve qu’il assure à tous les services indispensables ;
- la quatrième catégorie, enfin, la plus intéressante pour l’avenir, est constituée des biens qui se multiplient en se partageant : la connaissance, l’information, la créativité, l’intelligence, la beauté, l’amour, l’expérience ; ils ne devraient pas relever du marché, mais plutôt d’une logique de mutualisation : je reçois parce que je donne.
2L’évolution de l’économie et de la société doit conduire à réduire l’importance de la première catégorie de biens, y compris au sein du processus de production lui-même à accorder une attention croissante aux biens de seconde catégorie, à mettre en place des dispositifs de gestion et de reproduction rigoureuse des biens de troisième catégorie et à développer les biens de quatrième catégorie.
3En faisant du marché une valeur absolue et le moyen infaillible de répartir rationnellement les biens, on prétend réduire les quatre catégories de biens à une seule et même catégorie : la marchandise. Ce faisant, on détruit la première catégorie de biens, le bien commun et les écosystèmes, on fait acte d’injustice en réservant la seconde catégorie, les ressources naturelles, à une minorité de riches et surtout, pour la quatrième catégorie, on prive de connaissances et d’expériences, par une rareté créée artificiellement ceux qui n’ont pas les moyens de verser une rente à leurs détenteurs. Plus encore, on aboutit à une économie qui ignore la valeur de la relation.
4Cette approche par les catégories de biens a un double avantage. D’abord, en montrant que les biens de l’avenir sont des biens issus de relations, elle fait le pont entre la réflexion sur les modèles de développement et la réflexion sur les systèmes de gouvernance. Ensuite, elle fournit une base solide pour replacer le marché à sa juste place et en sortant d’une approche à dominante idéologique.
5Prenons l’exemple de la première et la troisième catégorie de biens.
6Une partie importante de l’activité de santé relève techniquement des biens de troisième catégorie, qui doivent à l’ingéniosité humaine et se divisent en se partageant. Cela ne signifie pas pour autant que la santé relève essentiellement du marché mais que les choix politiques se situent à plusieurs niveaux : veut-on promouvoir dans la santé les biens de quatrième catégorie en développant les connaissances publiques au service de la population, ce qui implique, certes la prise en charge de la recherche publique, mais aussi le développement de systèmes de vulgarisation et de prévention, plutôt que des systèmes techniques de traitement ? veut-on garantir les soins de santé à l’ensemble de la population, selon des critères de mutualisation financière et de redistribution en fonction d’objectifs d’équité sociale ? veut-on, enfin, privilégier dans la délivrance proprement dite du service une gestion publique ou une gestion privée ? En distinguant ces trois questions on voit que l’on ouvre la porte à une palette considérable de réponses techniques et institutionnelles. Au lieu de faire de l’opposition entre santé publique et santé privée une question de nature politique et quasi métaphysique on se met à explorer une grande diversité de solutions en séparant mieux les objectifs poursuivis, la nature technique des actes à accomplir et les institutions et modalités propres à bien atteindre ces objectifs.
7La gouvernance doit d’abord s’attacher à délimiter la sphère du marché en la circonscrivant à la troisième catégorie de biens. Elle doit ensuite gérer et promouvoir les trois autres catégories en créant dans chaque cas les règles, les institutions, les acteurs et les pratiques les plus propres à cette gestion et à cette promotion.
Assurer la gestion coopérative des biens communs : la gestion des biens de première catégorie
8Les biens de première catégorie, communément appelés biens communs ou, de plus en plus biens publics mondiaux, appellent une gestion collective. Ce sont tous ceux qui contribuent à l’équilibre de la biosphère et aux conditions futures d’évolution de celle-ci : la mer et les zones côtières, la forêt tropicale, les grands écosystèmes steppiques encore vierges et même à certains égards la diversité culturelle qui, comme la diversité biologique elle-même, conditionne les capacités d’adaptation future de l’humanité. À cet égard, le classement par l’Unesco d’un certain nombre de paysages et de sites produits par les sociétés au cours de l’histoire dans le « patrimoine mondial » est très significatif du lien entre ce qu’a produit à un moment donné de son histoire une société particulière et l’humanité prise dans son ensemble. L’équilibre de l’atmosphère (les gaz à effet de serre et l’évolution des climats, dans un sens indéterminé mais qui assurément affectera chaque partie de la planète), constitue le bien public mondial dont il est à l’heure actuelle le plus ardemment débattu. Quand ces biens sont communs et mondiaux, faut-il les faire gérer directement pas une autorité mondiale ? Ce n’est en réalité ni efficace ni possible parce que les atteintes à la plupart de ces biens, notamment la haute atmosphère bien sûr, sont le résultat de millions et de millions d’initiatives. Quant aux autres biens, par exemple la mer ou les forêts tropicales, leur protection et leur gestion ne peut se faire sur le mode de la simple interdiction. Ce n’est pas en entretenant l’illusion de « milieux vierges » que l’on parviendra à sauvegarder et entretenir les biens publics mondiaux. Ainsi que l’on regarde les émissions de gaz à effet de serre, la gestion des zones côtières, l’entretien des écosystèmes riches ou la forêt tropicale, il faut descendre au niveau des territoires locaux pour travailler sur les conduites et les coopérations entre acteurs qui permettront leur entretien. D’autant plus qu’il y a des biens publics locaux qui bénéficient principalement ou exclusivement aux habitants d’un territoire et d’autres qui bénéficient à l’humanité tout entière. Mais les comportements de préservation et de gestion sont au plan local les mêmes dans les deux cas. En outre, la frontière entre biens publics locaux et bien publics mondiaux est fort difficile à tracer, d’autant plus que serait immédiatement sous-jacente si l’on tentait une telle distinction, la confrontation entre pays du Nord et pays du Sud. Les premiers, dont le développement historique a détruit les écosystèmes naturels sont mal placés pour exiger des pays du Sud qu’ils s’imposent des contraintes au nom du bien être de l’humanité alors que les pays riches, du moins pour l’instant, n’ont pas le courage d’entreprendre une réforme radicale de leur mode de vie ou de reconnaître la dette contractée à l’égard de l’ensemble de l’humanité en raison de la destruction passée des écosystèmes. Enfin, la quasi-totalité de ces biens publics mondiaux ou locaux, océans exceptés, est localisée sur un territoire. Il y a donc nécessairement, sous une forme à inventer, délégation, au niveau local de la gestion des biens de première catégorie. Or, la logique de « l’État westphalien » conduit chaque État à affirmer sa souveraineté sur ses territoires. Aux yeux des pays pauvres, l’imposition, par la Communauté internationale, de contraintes qui ne correspondent pas à leurs propres priorités et constitueraient une contestation supplémentaire de leur souveraineté serait interprétée comme la volonté des pays riches de les empêcher de se développer et de devenir des compétiteurs potentiels. Quant aux populations locales, des zones côtières ou de la forêt tropicale, elles voient immédiatement dans la volonté de certains pays de créer des espaces naturels vierges de toute occupation humaine une menace à leur propre survie. On comprend bien aussi pourquoi, malgré son apparente rationalité économique, la notion de « droit à polluer » que les États-Unis veulent imposer à toutes fins toutes forces dans la négociation sur les gaz à effet de serre, heurte profondément les consciences. C’est une logique économique identique à celle qui consiste à dire qu’il vaut mieux mettre les déchets toxiques dans les pays pauvres puisqu’au plan économique la vie humaine y a beaucoup moins de valeur. Comment admettre que des pays riches puissent s’exonérer de sacrifices et de changements exigés des autres, au seul motif qu’ils ont le moyen de payer les autres pour le faire à leur place ? Cela rappelle fâcheusement, pour les Français, l’époque du service militaire par tirage au sort où les gens riches avaient les moyens, lorsque le sort tombait sur eux, de se payer un remplaçant. Cette analyse permet de dégager quelques principes pour la gestion des biens de première catégorie : une définition juridique large de la notion de bien public ; un principe d’équité financière dans la prise en charge de la gestion des biens publics mondiaux dont le bénéfice est tiré par l’humanité tout entière ; un principe de justice sociale reconnaissant la dette contractée par les pays riches à l’égard de l’ensemble de l’humanité en raison de l’utilisation privative qu’ils ont faite jusqu’à présent des biens publics mondiaux ; et l’équité dans la répartition des sacrifices personnels faits par les uns et les autres pour la préservation de ces biens ; des mécanismes de coopération entre les différents niveaux de gouvernance, sur la base du principe de subsidiarité active, pour permettre que la gestion se fasse au mieux au niveau local et avec la coopération de tous les acteurs mais conformément à un certain nombre de principes directeurs élaborés au niveau international sur la base de l’expérience ; l’affirmation que les biens de première catégorie sont irréductiblement différents des biens marchands.
Faire par la gestion des ressources naturelles l’apprentissage de la subsidiarité active : la gestion des biens de deuxième catégorie
9Les biens de deuxième catégorie sont ceux qui se divisent en se partageant mais n’impliquent pas essentiellement l’activité humaine. L’eau, l’énergie et les sols fertiles en font partie et serviront ici d’exemple de référence. Pour ce type de biens, l’agenda pour le XXIe siècle issu de l’Assemblée Mondiale de Citoyens est très clair : ils ont toujours deux facettes indissociables, une facette de préservation et une facette de justice sociale : le devoir de préservation de la ressource est indissociable de l’équité dans le droit d’accès à ces ressources, dont l’usage est déterminant pour assurer à chacun une vie digne. La gestion simultanée de ces deux objectifs est un élément majeur de la gouvernance car ils sont très souvent contradictoires : d’abord parce que la somme des consommations désirées, au nom de la qualité de la vie, par chaque individu de la planète peut excéder très largement les capacités de reconstitution des ressources naturelles ; ensuite parce que la distribution équitable de ces ressources peut être préjudiciable à leur bonne gestion. Je pense par exemple aux effets catastrophiques qu’ont pu avoir sur l’environnement certaines politiques de réforme agraire, notamment en Amérique Latine : la division des grandes propriétés, sans précaution, entre des paysans sans terre, mesure qui s’imposait de manière « évidente » du point de vue de la justice sociale, s’est traduite par une destruction de l’environnement, les paysans nouvellement installés et privés de ressources n’ayant pour seul recours, pour survivre, que de couper les arbres et épuiser les sols.
10Quatre cahiers de propositions de l’Alliance pour un Monde Responsable Pluriel et Solidaire traitent de façon très précise de la gestion des ressources naturelles. Ils sont consultables et téléchargeables sur le site web de l’Alliance (www. alliance21.org). Il s’agit de : « sept propositions pour la gouvernance de l’eau », cahier coordonné par Larbi Bouguerra ; « sauver nos sols pour sauvegarder nos sociétés », cahier coordonné par Rabah Lamar et Mireille Dosso ; « politiques foncières et réformes agraires », cahier coordonné par Michel Merlet ; « refonder la gouvernance mondiale pour répondre aux défis du XXIe siècle », cahier coordonné par Pierre Calame. Je me bornerai ici à m’appuyer sur leurs convergences pour en retenir les conclusions. Ils montrent tous, comme le dit bien Larbi Bouguerra dans le titre même du cahier consacré à l’eau, que la gestion des ressources naturelles est avant tout une question de gouvernance. Et leur comparaison montre que les principes de gouvernance qui s’en dégagent sont communs à tous les biens de deuxième catégorie.
111-. Ces biens sont localisés sur un territoire donné et relèvent donc à la fois d’un régime de propriété, en particulier pour les sols et l’eau, et d’un régime de souveraineté des États.
122-. Ils existent en quantité limitée. La quantité globale de l’eau est fixe, l’énergie fossile est le fruit d’une accumulation sur des centaines de millions d’années, les sols fertiles sont le produit de transformations sur la même échelle de temps.
133-. Les activités humaines sont néanmoins déterminantes pour assurer le maintien de leur qualité. C’est le cas pour la gestion du cycle de l’eau, pour la production d’énergie, pour l’entretien, la régénération ou la création de sols fertiles. Ces activités humaines ont un coût, font appel à des techniques, mobilisent des organisations. La gestion va donc bien au-delà de la conservation et suppose que des institutions multiples s’y consacrent.
144-. L’utilisation et la reproduction de ces ressources sont de ce fait à la jonction de deux mondes : celui de la répartition pure, fondée sur un principe de « justice » d’un bien qui se présente comme un don ; celui de l’activité économique et du financement des coûts d’entretien et de reproduction. Entre l’eau, don de Dieu, gratuite par nature et la transformation de l’eau en pure marchandise aux mains d’entreprises privées, entre des réformes agraires visant à la redistribution des terres selon des critères de pure justice sociale et leur appropriation par les plus riches, il faut trouver le juste chemin qui réponde à la double exigence de justice et d’efficacité.
155-. L’augmentation de leur consommation a été le symbole même du développement économique. Pendant cinquante ans, l’augmentation de la consommation d’eau et d’énergie était synonyme de développement du bien être matériel. Leur gaspillage – depuis l’eau d’irrigation des terrains de golf jusqu’à l’énergie consommée dans les transports individuels et le confort résidentiel, chauffage et climatisation – est devenu signe de stan- ding. La consommation dans les pays riches est plus de dix fois supérieure à ce qui est nécessaire. Consommation d’eau, de sol et d’énergie se combinent pour créer des modes de vie où l’équivalent de dix hectares est nécessaire pour chaque habitant quand un seul est disponible en moyenne pour chaque habitant de la terre.
166-. L’augmentation de la consommation globale mondiale ne s’est pas traduite par une satisfaction des besoins élémentaires de chaque être humain, au contraire. Par exemple, en matière énergétique, les 1,4 milliard d’habitants de l’OCDE et de l’ex-URSS consomment six fois plus d’énergie que les 3 milliards d’habitants constituant la moitié pauvre de l’humanité qui disposent à peine, pour certains, de quoi faire la cuisine. Un vaste mouvement de concentration et d’appropriation privée se constate aussi pour l’eau et pour les sols.
177-. Le contraste entre l’augmentation de la demande et la stagnation de la ressource en fait un enjeu stratégique majeur. Ce n’est pas la rareté de l’énergie fossile qui menace à court terme. C’est la concentration de la ressource disponible dans un petit nombre de pays du Moyen Orient et d’Asie Centrale qui met le pétrole et le gaz au cœur des luttes d’influence et des risques de conflit. De même, c’est l’inégale répartition de l’eau sur la planète et l’existence de grandes zones où la rareté de la ressource exacerbe les concurrences qui font de la maîtrise de l’eau le motif le plus probable des conflits à venir. Quant à l’inégale distribution des terres arables, au sein d’un pays on entre pays, elle est aujourd’hui source de tensions sociales violentes et demain source de migrations intérieures et internationales massives.
188-. Leur gestion reste dominée aujourd’hui par des politiques d’offre. La mise à disposition de l’eau et de l’énergie fossile suppose une organisation puissante de l’extraction, du traitement et de la distribution tandis que la consommation de ces ressources dans toutes les activités humaines est le fait d’un très grands nombre d’usagers. D’où le développement dans l’industrie de l’énergie puis, plus récemment, dans celle de l’eau de grandes sociétés qui dominent l’offre. Ces sociétés sont intéressées à vendre leur produit plutôt qu’à l’économiser.
199-. Les ressources naturelles entrent dans de multiples usages en concurrence entre eux. La tension entre classes sociales ou entre pays pour l’appropriation des ressources se double d’une concurrence entre usages. L’eau de l’irrigation avec l’eau des villes, l’énergie des transports avec l’énergie domestique, l’usage agricole des terres avec les loisirs, le développement urbain ou les infrastructures. L’affectation des ressources rares entre les différents usages ne peut être confiée au seul jeu du marché.
2010-. Les ressources naturelles s’inscrivent à la fois dans des cycles à court et à long terme. Il est facile de creuser un puits et d’utiliser l’eau souterraine pour un bénéfice immédiat mais beaucoup plus long de restaurer l’équilibre quantitatif ou la qualité des nappes souterraines. Facile de forer un puits de pétrole, infiniment long de constituer une réserve d’énergie à partir de la biomasse, de l’énergie hydraulique ou de l’énergie solaire. Facile de déstructurer un sol ou de l’appauvrir, infiniment plus long de le reconstituer. Or, ces trois ressources ont souvent fait l’objet dans les derniers siècles d’une exploitation « minière » – on utilise un filon jusqu’à épuisement puis on passe au suivant. Cette exploitation a rompu des équilibres séculaires où les sociétés savaient que leur survie dépendait de l’entretien du cycle de l’eau, du maintien de la fertilité des sols, de l’équilibre entre consommation et reproduction de l’énergie. Le défi est aujourd’hui de retrouver, en faisant appel à toutes les ressources de la science et de la technique mais aussi à celles de la sagesse traditionnelle, l’art de la gestion prudente et responsable assurant les équilibres à long terme.
2111-.La gestion intégrée des ressources naturelles repose sur la coopération des acteurs et sur la décentralisation. Les économies d’eau ou la complémentarité de ses usages, l’économie de l’énergie, l’entretien de la fertilité des sols reposent sur des comportements et des réflexes individuels en même temps que sur des mesures réglementaires ou sur la mise en place de politiques à grande échelle. Une gestion intégrée et économe des ressources appelle donc tout à la fois une approche très décentralisée et très centralisée. Ce sont donc des domaines privilégiés de mise en œuvre du principe de subsidiarité active : des principes directeurs communs doivent être définis à une échelle centralisée ; les modalités de mise en œuvre de ces principes sont par contre définies à l’échelle locale.
2212-. Le régime fiscal appliqué aux ressources naturelles est souvent contre productif. Eau, énergie et sols constituent des facteurs majeurs de la production agricole et industrielle. Il en résulte une tendance à en réduire artificiellement le coût à titre de subvention indirecte aux producteurs. L’eau étant par ailleurs vitale pour la vie quotidienne le paiement « au juste prix » de sa reproduction représente toujours des risques de révolte sociale. Le déséquilibre fréquent des comptes des sociétés publiques de distribution de l’eau résultait notamment de la crainte d’une telle révolte. Il a été pour beaucoup dans leur privatisation. Il faut parvenir dans le futur à subventionner l’usage minimum, vital, de la ressource et à le taxer massivement au-delà d’un certain seuil. Or, la logique économique normale des distributeurs est à l’opposé de ce principe : distribuer des petites quantités coûte cher et le prix moyen facturé au consommateur décroît avec la quantité livrée. Le même caractère contre productif s’observe d’ailleurs pour la fiscalité générale : il est paradoxal de taxer le travail humain et de subventionner l’usage des ressources naturelles !
2313-.Le caractère absolu de la propriété et de la souveraineté convient mal aux ressources naturelles. Les grands réseaux d’eau, de pétrole et de gaz, les installations d’extraction, de stockage et de traitement de l’énergie, la gestion de la fertilité des sols représentent tous des investissements à long terme incompatibles avec la précarité des droits d’usage. Il est donc inévitable de concéder à ceux qui font cet investissement un droit d’usage durable. Mais, a contrario, quand les ressources naturelles sont appropriées de façon définitive, comme c’est en général le cas à l’heure actuelle, s’instaure une rente absolue tirée de l’usage des ressources rares, indépendamment de l’usage qui en est fait. Ce n’est ni compatible avec la justice sociale ni avec un usage économe des ressources. Les latifundia voisinent avec les paysans sans terre, l’eau est gâchée à l’amont des bassins versants quand elle fait défaut à l’aval, la rente pétrolière assoit la richesse improductive de certains États quand d’autres manquent de l’élémentaire. Propriété et souveraineté procèdent l’une et l’autre d’une même conception absolue du droit d’user et d’abuser du bien que l’on possède. La révision de ce principe est inéluctable.
24Larbi Bouguerra en déduit, en ce qui concerne l’eau, sept principes de gouvernance qui peuvent être transposés sans trop de difficultés aux autres biens de deuxième catégorie. Je les résume ici :
25Premier principe :
- l’eau est un droit imprescriptible de tout être humain ;
- l’eau est un bien commun de tous les hommes ;
- l’eau est aussi un bien économique et social, toute gouvernance de l’eau doit comporter un volet social car nul ne serait être privé d’eau en raison de son incapacité à la payer
26Deuxième principe :
- tous les niveaux de gestion de l’eau sont nécessaires et interdépendants. La transparence et la participation effective et démocratique – des femmes et des minorités notamment – doit marquer toute gestion de l’eau ;
- l’éthique doit présider à toute gestion de la ressource et à tout ce qui touche à l’eau.
27Troisième principe :
- La gestion des eaux partagées doit être renforcée par des coopérations régionales ;
- L’approche intégrée des bassins versants doit prendre en considération les besoins de l’irrigation et ceux des villes, conjointement et non séparément comme cela s’observe souvent ;
- Des mécanismes doivent être recherchés pour amener à économiser l’eau.
28Quatrième principe :
- L’eau est cruciale pour l’exercice de la subsidiarité active, dans la prise de décision à la base et en donnant la parole aux sans voix, sa gouvernance devrait mettre en marche une globalisation inversée ayant pour fondement la solidarité.
29Cinquième principe :
- L’eau n’est pas une marchandise ;
- L’accès à l’eau doit nécessairement faire appel au partenariat ;
30Sixième principe :
- La gouvernance de l’eau doit être guidée par les principes du développement durable
- La science et la technique doivent être mises au service des besoins des populations tant dans le domaine de l’eau potable que de celui de l’assainissement. Elles doivent s’appliquer dans le respect des savoirs locaux et en les réhabilitant.
31Septième principe :
- Toute gouvernance de l’eau doit promouvoir une société économisant l’eau.
- Elle doit veiller à l’harmonisation des valeurs relatives à l’eau entre les peuples et articuler les différents niveaux de gouvernance en vue d’assurer au mieux la compatibilité entre unité et diversité.
- Elle doit promouvoir l’éducation relative à l’eau et, plus largement sensibiliser le grand public aux économies d’eau et à la conservation de la ressource.
32On voit ainsi apparaître pour les biens de deuxième catégorie ce qui fonde nécessairement la gouvernance de demain : la place centrale de l’éthique ; la primauté d’une gestion au niveau local ; l’articulation des échelles de gouvernance ; la prise en compte des intérêts à long terme ; la combinaison de principes relatifs à la préservation des biens communs et l’identification des limites de l’intervention privée ; la nécessaire coopération entre acteurs ; la place centrale des problèmes d’apprentissage et d’éducation ; la combinaison à l’échelle locale de savoirs à la fois pratiques et théoriques issus de plusieurs corpus différents, les uns des pratiques locales, les autres du développement des sciences et des techniques.
Délimiter la sphère du marché, créer les conditions de production et de distribution des biens de troisième catégorie
33Face à la pression de certaines entreprises et de certains pays, au premier rang desquels les États-Unis, pour faire rentrer tous les biens dans l’échange marchand, l’approche par les catégories de biens a le mérite de fournir une base de départ solide pour déterminer ce qui peut relever du marché et ce qu’il est au contraire absurde de faire rentrer dans l’échange marchand. Ce n’est pas un hasard si le slogan du forum social de Porto Alegre est que « le monde n’est pas une marchandise ». Pas un hasard non plus que la firme Monsanto, grande promotrice des organismes génétiquement modifiés (OGM), se soit effondrée après qu’ait été surnommé « Terminator » un gêne qui, introduit dans les plantes, les rendait incapables de se reproduire.
34Quand il se met à tout vouloir transformer en relation marchande ou à prétendre breveter le vivant on sent que le marché s’égare en dehors de son champ normal de validité technique et de légitimité éthique. Pour les biens de troisième catégorie, leur production et leur distribution impliquent une répartition des facteurs, matériels et humains, de production et une adaptation permanente de l’offre à des besoins différenciées. C’est en principe le rôle du marché. Est-ce à dire que pour ces biens le seul rôle de la gouvernance est de créer des conditions stables et équitables de la concurrence ? Pas nécessairement. Même pour ces biens l’intervention publique est déterminante comme le montre la situation mondiale actuelle où des capacités de production souvent excédentaires voisinent avec des besoins élémentaires insatisfaits. L’intervention publique porte sur les conditions de production, sur l’articulation des niveaux d’échange et sur l’accès de tous à certains biens et services.
35Les conditions de production dépendent notamment de l’organisation de ce que nous avons appelé l’écologie de l’intelligence et de ce qui caractérise l’efficacité de l’aide publique au développement : qualité des infrastructures et du cadre institutionnel, système de formation, création d’un état d’esprit favorable à l’initiative, liens à la recherche développement, fluidité de l’information, accès au crédit, etc. Réunir ces conditions suppose une action concertée entre les différents niveaux de gouvernance, une capacité de coopération entre différents types d’acteurs, l’art de réunir des conditions favorables en agissant dans plusieurs domaines à la fois. On retrouve ainsi, même dans le champ le plus classique de l’économie les trois ordres de relation – entre niveaux, entre acteurs et entre secteurs – qui forment la toile de fond de la gouvernance.
36L’articulation des niveaux d’échange est une seconde dimension de l’action publique. Elle va nécessiter dans les années à venir un effort conceptuel majeur. On part en effet du constat, maintenant bien établi, que la liberté du commerce à l’échelle internationale, s’il permet à chaque société, à chaque pays, à chaque territoire de bénéficier de ses avantages comparatifs a aussi des conséquences très négatives quand la libre concurrence déstructure un tissu productif et social local sans pour autant qu’il puisse se restructurer pour s’intégrer dans le marché mondial.
37Comment opposer la théorie économique à la création de systèmes locaux ou régionaux d’échange quand le système économique global n’assure pas à chacun un travail et un revenu suffisant ? Comment ne pas voir que la sécurité alimentaire d’une société suppose de maintenir des activités agricoles qui, si elles ne sont pas compétitives sur le marché mondial, sont un élément capital de cette sécurité ? Les pays de l’OCDE, d’ailleurs, ne se privent pas de prendre des libertés avec le libre commerce au nom de cette sécurité.
38Enfin, certains biens de troisième catégorie peuvent être qualifiés de première nécessité ou de nature publique au sens où l’accès de tous à ces biens est une condition reconnue de la dignité humaine : santé, logement, alimentation saine, par exemple. La garantie d’accès à ces biens et services n’implique pas nécessairement leur production et leur délivrance par des institutions publiques. Par contre l’adaptation réelle de ces biens et services aux besoins de la société appelle presque toujours un partenariat avec leurs utilisateurs et une organisation locale efficace. Une fois encore, du côté de l’usage cette fois, on retrouve les trois ordres de relation : entre échelles de gouvernance ; entre acteurs ; entre secteurs de l’action publique.
Les biens qui se multiplient en se partageant sont au cœur de la société et de la gouvernance : la gestion des biens de quatrième catégorie
39La gestion des biens de quatrième catégorie, des biens qui se multiplient en se partageant, pose des problèmes radicalement nouveaux qui conduiront à réviser profondément la théorie économique dans les décennies à venir. Je n’ai évidemment pas la prétention de le faire ici mais seulement de baliser quelques pistes en m’appuyant une fois de plus sur les travaux de l’Alliance pour un Monde Responsable Pluriel et Solidaire et en particulier sur :
- le cahier de proposition « refuser la privatisation du vivant et proposer des alternatives » coordonné par Robert Alibrac de la Berrière ;
- le cahier « société de l’information, société de la connaissance » coordonné par Valérie Peugeot ;
- les réflexions menées par le pôle socio-économique de l’Alliance.
40Les biens qui se multiplient en se partageant existent de toute éternité. Les relations familiales, les liens au sein d’une communauté, la circulation des connaissances par exemple. Quels sont alors les faits nouveaux qui justifient que l’on fasse de la gestion de cette quatrième catégorie de biens une question de gouvernance au même titre que les trois premières ? Je vois en réalité trois facteurs de changement qui, pris ensemble, modifient radicalement les données du problème.
- Le premier facteur, c’est le progrès des connaissances en biologie et nos capacités nouvelles de manipulation du vivant. Ces connaissances et ces capacités font rentrer le vivant lui-même dans le champ économique. Or, comme on l’a déjà évoqué à propos de Monsanto, le vivant, en particulier la graine, est de toute éternité le symbole même de ce qui se multiplie en se partageant : la graine, fécondée, se détruit en donnant naissance à l’épi et c’est cette multiplication de la graine qui permet à l’humanité d’en prélever une partie tout en gardant suffisamment de graines pour reproduire l’opération. On ne peut toucher à ces symboles à la légère au nom de la seule efficacité économique ou du progrès scientifique. J’ai toujours en tête cette belle phrase de Vraklav Havel : « en volant à la vache sa dignité de vache, l’homme a porté atteinte à la dignité humaine ». En portant atteinte, au nom de l’économie et de la technique, à ce qui symbolise au plus profond de nous-mêmes, les conditions de notre existence, c’est à notre existence elle-même que nous portons atteinte. Toucher aux symboles mêmes la vie, séquestrer le vivant en le privatisant a aussi des conséquences économiques décisives : interdire, au nom de la propriété intellectuelle à quelqu’un de reproduire librement un mécanisme du vivant dont il dépend pour sa survie c’est faire pénétrer l’économie dans un champ qui n’est pas le sien. C’est pourquoi, la question du brevet du vivant est ressentie par le plus grand nombre et à juste titre comme une absurdité du point de vue de la morale, du point de vue de la politique et même finalement du point de vue de l’économie. C’est faire d’une des règles nées de l’économie un mécanisme d’interdiction de production de richesses. Or l’économie n’avait-elle pas pour vocation de développer les richesses ? C’est bien en raison du scandale que les firmes pharmaceutiques américaines ont dû « caler » dans leur contentieux avec l’Afrique du Sud à propos de la production de médicaments génériques dans le traitement du sida. Quelle loi économique peut en effet garder du sens, si elle revient à interdire à un pays et à un continent, en voie de perdition face à la pandémie du sida, de soigner sa population avec les moyens du bord ?
- Le deuxième grand facteur de changement, c’est la place des connaissances et de leur agencement au cœur des systèmes de production, y compris des biens et services de troisième catégorie. Les logiciels libres symbolisent la question beaucoup plus vaste de l’ensemble des processus de production. Il en résulte que la saine concurrence entre entreprises devrait résulter avant tout de l’efficacité avec laquelle une entreprise ou une société se montre capable de relier des connaissances pour répondre à des besoins très diversifiés en biens et services. Cette aptitude ne présuppose nullement de privatiser les connaissances elles-mêmes qui sont des biens qui se multiplient en se partageant. Quand une entreprise de l’ancienne économie industrielle utilisait des connaissances générales, développait des techniques physiques de production puis organisait des moyens de production avec du capital physique et de la force de travail, sa compétitivité reposait sur l’efficacité avec laquelle elle organisait différents facteurs de production qui sont autant de biens, matières premières, machines et heures de travail qui se divisent en se partageant. Quand les systèmes de production se mettent à reposer essentiellement sur l’agencement des connaissances et la maîtrise des systèmes d’information, les règles de l’économie changent. Mais, comme dans le domaine du vivant, il n’est pas possible que la théorie économique justifie la création de raretés artificielles. Si c’est le cas, la théorie économique recrée les effets artificiels de rareté des corporatismes. Or, ce sont précisément ces corporatismes qu’au plan historique la théorie économique a cherché à combattre en montrant qu’ils éloignaient finalement de l’intérêt général !
- Le troisième grand facteur de changement est relatif aux conditions de partage de la connaissance, de l’expérience et de l’information. Il faut ici évoquer bien entendu la révolution d’Internet et les changements radicaux qui en découlent à terme pour « les biens qui se multiplient en se partageant ». De tout temps, la question de l’accès à l’information et à l’échange était au centre de la vie des sociétés. Il a fallu, à partir du XVe siècle, le développement des grands voyages intercontinentaux pour que la palette des aliments s’élargisse. Aujourd’hui, le potentiel d’échange d’informations et de connaissance est devenu pratiquement illimité. Ce changement quantitatif produit à son tour un changement qualitatif : l’enjeu majeur se trans- fère de l’accès aux connaissances à la structuration et à la sélection des connaissances. Il est significatif que les fondateurs d’Internet s’intéressent maintenant avant tout aux outils de recherche, c’est-à-dire précisément aux conditions de structuration et de gestion de l’information qui permettent à chacun de trouver les connaissances et les informations dont il a besoin.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le développement solidaire des territoires
Expériences en Pays de la Loire
Emmanuel Bioteau et Karine Féniès-Dupont (dir.)
2015
Aide à domicile et services à la personne
Les associations dans la tourmente
Francesca Petrella (dir.)
2012
L'économie sociale entre informel et formel
Paradoxes et innovations
Annie Dussuet et Jean-Marc Lauzanas (dir.)
2007
L'économie sociale et solidaire
Nouvelles pratiques et dynamiques territoriales
Erika Flahault, Henri Noguès et Nathalie Shieb-Bienfait (dir.)
2011
L'entreprise en restructuration
Dynamiques institutionnelles et mobilisations collectives
Claude Didry et Annette Jobert (dir.)
2010
Épargnants solidaires
Une analyse économique de la finance solidaire en France et en Europe
Pascal Glémain
2008
Institutions et développement
La fabrique institutionnelle et politique des trajectoires de développement
Éric Mulot, Elsa Lafaye de Micheaux et Pepita Ould-Ahmed (dir.)
2007