Économique, justification marchande et démocratie
p. 45-82
Texte intégral
1Cette communication traite des rapports entre démocratie et économie, en montrant que l’éthique est au cœur de cette mise en rapport. Le point de vue est celui d’un économiste. Encore faut-il s’entendre sur le sens de ce terme. L’économiste est, pour moi, celui qui a comme spécialité d’analyser cet ordre économique qui est présent dans toutes les sociétés dites modernes et que les pays du Sud construisent lorsqu’ils empruntent la voie du développement ; donc celui qui a pour spécialité d’analyser positivement comment cet ordre s’insère dans la vie sociale d’ensemble (notamment comment il s’articule au politique), quelles sont les logiques qui peuvent l’animer et quelle place y tient la démocratie. Il n’a pas, pour ce faire, à présupposer que l’homme agirait en visant une fin propre (intérêt personnel), en adaptant au mieux les moyens disponibles à cette fin, en considérant que cette fin est séparable de ces moyens (ce sont des moyens à usages alternatifs) et sans se poser de questions sur la validité de ces moyens. Autrement dit, je considère que cette analyse ne doit pas être réalisée en dotant a priori l’homme d’une telle rationalité, dite instrumentale parce que l’autre y est pris comme un simple instrument et que toute considération éthique en a été évacuée1. En effet, s’il est tout à fait possible que certains actes relèvent essentiellement d’une telle rationalité, beaucoup intègrent une attention à l’autre (si ce n’est le désir de satisfaire l’un de ses désirs) ou sont dictés par des valeurs. Et, même dans le cas où la rationalité à l’œuvre est instrumentale, on ne doit pas se donner au départ les préférences et les croyances en lesquelles elle se décline : il faut comprendre comment les unes et les autres se forment socialement.
2Je commence par prendre en compte les deux propositions qui opposent les économistes à propos du lien entre économie et démocratie en rappelant les visions différentes de la société moderne qui les fondent et en faisant état de raisons pour lesquelles on ne peut se satisfaire ni de l’une ni de l’autre. Je propose ensuite une vision renouvelée, faisant sa place à l’éthique. Cette vision historique et institutionnelle est construite en deux étapes. Un cadrage général conduit à comprendre le fractionnement moderne entre l’économique et le politique. L’affinement consiste à appréhender ces domaines distincts d’activités comme des ordres dont la mise en forme institutionnelle est une combinaison variable de trois logiques principales de rationalisation des règles sociales – le marchandage, la direction et la rationalisation proprement dite – et à déduire du caractère ouvert de cette mise en forme une définition générale de la démocratie qui n’est pas propre au fonctionnement de l’ordre politique. Je tire enfin quelques implications, positives et normatives, de cette vision en termes de transformation.
Deux propositions opposées concernant le lien entre économie et démocratie et les visions qui les fondent : de quelques raisons de ne pas s’en satisfaire
3Deux propositions sont couramment avancées dans le débat actuel entre économistes concernant les liens entre économie et démocratie. La première fait état « d’une complémentarité entre économie de marché et démocratie, l’une et l’autre se renforçant mutuellement2 » ; elle procède d’une prise de distance vis-à-vis de la théorie pure des économies de marché, théorie selon laquelle « le marché […] n’est compatible avec aucun régime politique, aucune forme de gouvernement, ni la démocratie, ni l’oligarchie, ni la dictature » (Arrow3), en reconnaissant l’existence de failles du marché (asymétries d’informations, externalités, biens publics, monopoles naturels). La seconde proposition se résume en disant que le marché n’est pas compatible avec la démocratie ; l’argumentaire développé est peu ou prou celui de Polanyi (1983) selon lequel toute tentative de construire une société de marché, de faire du marché le seul principe de socialisation, tue la société. Chacune de ces deux propositions repose sur une vision de la modernité, les visions en question étant très différentes4.
La représentation classique – le couplage du marché et de l’État – et son renouvellement récent sous la forme d’une vision néolibérale en termes de marché (économique/politique)
4Certains de ceux qui défendent la première proposition la font découler de la façon classique (ou traditionnelle, si on préfère) de se représenter le genre de société qui naît à l’époque moderne5. Cette façon consiste à lier son avènement à celui du couplage du marché et de l’État. Les néolibéraux se fondent pour leur part sur un renouvellement important de cette représentation en proposant une vision digne de ce nom : la modernité est assimilée à l’établissement du marché comme mode essentiel de coordination et à sa différentiation en marché économique et marché politique. On ne doit pas confondre les deux : la vision néolibérale efface la distinction traditionnelle entre libéralisme économique et libéralisme politique.
Le couplage du marché et de l’État : une « vision » qui paraît réaliste, mais qui est logiquement inconsistante.
5Cette représentation n’est pas à proprement parler une vision. Elle procède d’un collage savant entre la vision du marché comme société économique et la vision de l’État comme société politique, visions qui sont respectivement à la base de la science économique normale et de la science politique normale du XXe siècle. Certes, ces visions sont toutes deux individualistes (elles admettent l’existence d’une nature humaine préexistant à toute forme de socialisation), mais elles ne voient pas cette nature humaine de la même façon. Ici, c’est un homo œconomicus amoral qui procède à des échanges sur le marché pour améliorer la satisfaction qu’il retire des biens dont il peut finalement disposer après échanges sans jamais rencontrer les autres et a fortiori se concerter avec eux. Et là, un homo politicus qui se préoccupe de l’intérêt général6, en confiant à des représentants le soin de gouverner la cité. Le marché et l’État sont ainsi conçus comme deux modes de coordination qui constituent deux sociétés extérieures l’une à l’autre, le marché faisant écran aux relations des hommes entre eux et l’État moderne étant démocratique. Cette représentation est celle qui fonde la distinction au plan normatif entre libéralisme économique et libéralisme politique. Cette représentation n’est pas une vision, parce qu’elle ne procède pas d’une délimitation unitaire de la nature humaine (on est en présence d’un dualisme, non d’une dualité). Elle ne permet pas de savoir si chacune des sociétés en question – la société économique et la société politique – a besoin de l’autre pour exister. Autant dire qu’elle ne permet pas de penser le rapport entre l’économie et la démocratie, terme qui n’a alors de sens que du côté de l’État.
La vision néolibérale : la modernité tient à l’avènement du marché se différenciant en marché économique et marché politique
6La nouvelle vision néolibérale se présente comme une révision de la représentation classique7. De l’une à l’autre, il y a à la fois continuité et rupture. La problématique reste individualiste – ce sont les individus qui font la société à partir d’une nature qui préexiste à cette dernière – mais la nature de l’homme est maintenant formulée de façon unitaire : il agit de façon rationnelle, c’est-à-dire en poursuivant son propre intérêt, et cette rationalité est instrumentale (voir la définition donnée en introduction).
7La modernité est assimilée à l’établissement du marché comme mode essentiel de coordination. Le marché est alors entendu en un sens tout à fait général ; il s’agit du mode de coordination retenu par des individus, prétendument libres de toute contrainte préalable, qui sont en quête de biens (des individus dotés de cette rationalité instrumentale dont on vient de parler et qui réduit l’activité humaine à faire des choix). Ce mode se différencie en marché économique et marché politique, en raison de l’existence de biens publics8. Le marché économique est le marché au sens ordinaire du terme, la coordination par les prix pour l’échange de biens appropriables de façon privée9. Quant au marché politique, il s’agit du marché sur lequel des hommes politiques offrent de mettre à la disposition des citoyens-électeurs, s’ils sont élus, certains biens publics pouvant répondre à la demande des citoyens, ces derniers choisissant de donner leur voix à tel ou tel10. Il y a donc continuité au plan économique puisque le « marché économique » de la vision néolibérale est le « marché » de la représentation classique. En revanche, il y a rupture du côté du politique, dans la mesure où on change de conception de l’État : on passe de l’État pensé comme puissance publique à l’État pensé comme marché politique ; autrement dit, on passe de la démocratie conçue comme mode d’organisation du pouvoir politique à la démocratie conçue comme concurrence sur le marché politique, étant entendu que la démocratie est encore pensée comme étant une catégorie du politique. En conséquence, la distinction normative entre libéralisme économique et libéralisme politique est effacée. C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’étiquette « néolibéralisme11 ». Toutefois, la continuité l’emporte parce que la principale proposition positive ne change pas : la société moderne est la fin de l’histoire. Ainsi que son implication normative : il n’y a pas d’alternative ; toute tentative d’instaurer une « autre » société ne peut conduire qu’à la dictature, c’est-à-dire à l’absence de liberté pour les individus-citoyens.
8Cette prédiction découle de l’idée que le marché émane de l’interaction d’individus libres de toute contrainte préalable. Cette idée est constitutive de la vision néolibérale. Elle revient à ignorer que toute institution résulte d’une action collective en surplomb de l’action individuelle et qu’elle ne s’opère jamais dans un vide institutionnel. Tout débat sur les valeurs est ainsi évacué : la seule valeur (commune) prise en compte est la liberté. On ne doit pas assimiler absence de débat et absence d’éthique : le néolibéralisme a son éthique sociale (on y revient dans la suite).
9En fin de compte, cette vision échappe certes au dualisme. Mais le politique n’est pensé qu’en conséquence des failles du marché, c’est-à-dire avant tout de la présence de biens publics ; il n’est donc pensé qu’après l’économique, entendant par là le domaine relatif à la production, à la circulation et à la consommation des biens qui peuvent sans problème faire l’objet d’échanges marchands (couramment, d’échanges contre monnaie). Dans ces conditions, aucune spécificité « moderne » ne peut être dégagée. Ce ne serait possible que si la catégorie de bien public, selon la conception qui en est donnée dans cette vision, était une catégorie moderne, c’est-à-dire une catégorie qui ne traverse pas les genres de société ; or, ce n’est pas le cas, puisqu’elle est définie en couplant les propriétés « naturelles » de non-rivalité et de non excludabilité. Telles sont les principales raisons pour lesquelles on ne peut s’en remettre à cette vision.
10L’enjeu de ces limites est au moins de construire une vision qui à la fois conduit à penser le couple « économique/politique » comme une dualité – ce n’est pas de l’un dont on déduit l’autre – et qui le fait en comprenant ce couple comme une spécificité historique qui ne se confond pas avec la distinction universelle entre deux aspects de la vie sociale, l’économie et la politique. Ces exigences sont satisfaites par la vision qui supporte la seconde proposition.
La vision marxienne : la modernité tient à l’avènement du mode de production capitaliste qui s’accompagne de l’édification d’une superstructure politique (étatique) ordonnée à sa reproduction
11La seconde proposition, celle selon laquelle le marché et la démocratie ne font pas bon ménage, repose sur la vision marxienne de la modernité12. On sait que Marx associe la modernité à l’avènement d’un nouveau mode de production, le mode de production capitaliste. Historiquement daté, ce mode de production présuppose la monnaie et impulse l’échange marchand13. L’avènement de la société moderne n’est pas la fin de l’histoire. Construire un autre genre de société implique de rompre avec le capitalisme. Cette vision donne ainsi sens à la distinction entre réforme (réformer le capitalisme) et révolution (rupture avec le capitalisme).
12Le point de vue tout à fait général qui sous-tend cette vision de la modernité est que l’on est en présence d’un fondement économique de toute société ; autrement dit, toute société s’édifie sur son économie, cet aspect de la vie sociale que Marx appelle « la production sociale de l’existence des gens14 ». Cette formation diffère selon le mode de production et de répartition du surplus en place dans l’économie. Le couple « économique/politique », qui rend compte d’une séparation entre deux ordres, de l’extériorité apparente de l’un vis-à-vis de l’autre, est propre au mode de production capitaliste. L’économique est l’économie qui relève du mode de production capitaliste. Quant au politique, c’est une structure qui relève de la superstructure sociale s’édifiant sur l’économique, une structure qui est identifiée à l’État15. La démocratie est alors conçue comme la forme normale d’organisation du politique, en étant qualifiée de formelle parce qu’elle masque la dépendance réelle du salarié dans l’économique. De même pour le juridique : le juridique moderne est considéré comme un simple habillage de rapports sociaux déjà constitués dans l’économique.
13Cette vision n’est pas acceptable. En effet, elle ne permet pas de comprendre qu’une même infrastructure économique capitaliste puisse donner naissance à (ou se traduire par) des solutions juridiques très différentes16 – ce que l’analyse historique de longue période rend manifeste, puisqu’elle fait apparaître de profonds changements de l’organisation sociale des sociétés dans lesquelles le capitalisme domine à la suite de la grande crise de l’entre deux guerres17. Cela n’est possible que si on fait une place explicite à l’État (au sens large, y compris le juridique) en considérant qu’il ne s’édifie plus « sur » l’économique en étant un simple agent du capital (en étant ordonné à la reproduction du capitalisme), mais au contraire qu’il dispose d’une relative autonomie vis-à-vis de ce dernier en étant un vecteur de compromis institutionnalisés. Un autre argument à l’encontre de cette vision est l’échec des tentatives « socialistes » auxquelles on ne peut manquer de l’associer, tant à l’Est qu’au Sud.
De la nécessité de se doter d’une autre vision, en ne partant ni du marché ni du capitalisme
14Bien que la vision marxienne réponde aux exigences énoncées au regard des limites de la vision néolibérale, on ne peut s’en satisfaire. L’enjeu est donc de construire une autre vision en conservant de Marx l’idée que l’on ne doit pas prendre pour des catégories générales – des catégories dont on peut faire état pour tout genre de société – telle ou telle de leurs formes existentielles qui changent dans l’histoire18. Cela vaut avant tout pour le couple « l’économique/le politique » qui est propre au genre de société dite moderne dont se préoccupe aussi bien l’économie politique classique que ceux qui la critiquent. Le renouvellement consiste à ne pas partir du capitalisme, sans pour autant revenir à la solution qui consiste à partir du marché19.
15Les deux propositions initialement prises en compte sont assez généralement considérées par ceux qui les défendent comme étant antagoniques. Cela tient au fait que les deux visions qui les sous tendent ont au moins un point commun : dans l’une comme dans l’autre, le marché est confondu avec l’économie de marché. L’enjeu d’une autre vision est de montrer que cette confusion n’est pas de mise et qu’en conséquence ces deux propositions peuvent être toutes deux défendues20.
Une vision historique et institutionnelle : un premier cadrage
16Toute séparation est institutionnelle, en ce sens qu’elle est rendue manifeste par des normes codifiées ou tacites (on peut aussi parler de règles, au sens large21). Cette séparation durcit lorsque ces normes sont actualisées par des pratiques qui s’y conforment22. Cela vaut en particulier pour la distinction d’activités économiques et d’activités politiques au sein de l’ensemble des activités humaines déployées dans la société moderne. La question à laquelle on cherche à répondre dans ce premier cadrage est de savoir quel est l’institutionnel de cette séparation, de ce take off de deux domaines d’activités distinguées des autres.
17Comme tout institutionnel est spécifique à un genre de société (et même, dans sa forme, à telle ou telle société réellement existante), on doit d’abord se demander ce qu’il s’agit d’instituer dans tout genre de société, quels sont notamment les rapports entre les hommes qu’il s’agit de régler d’une façon ou d’une autre pour que la vie sociale existe en échappant à la violence généralisée. On pourra alors voir ce qu’il en est dans la société moderne. De fait, on ne peut bien appréhender l’architecture d’une maison qu’en étant à l’extérieur.
L’économie et la politique comme aspects de la vie sociale présents dans tout genre de société
18Dans toute société, notre regard d’homme moderne nous conduit à distinguer le niveau des rapports des hommes à la nature (aux choses avec lesquelles l’homme ne communique pas) et le niveau des rapports des hommes entre eux. Domination de la nature par l’homme (y compris son corps biologique) au premier niveau, domination de l’homme par l’homme au second23. Cette distinction analytique n’implique pas que le premier soit un simple décor du second. Au contraire, il n’y a pas de mise en rapport des hommes entre eux qui soit motivée, déterminée, par autre chose que la mise en rapport de l’homme aux choses24. De façon générale la vie sociale articule ces deux niveaux : c’est une mise en rapport des hommes entre eux à propos de leurs rapports aux choses. Cette vie sociale présente divers aspects. Ces aspects tiennent à la diversité des ancrages de la vie sociale dans la nature.
19Ainsi, tout le monde s’accorde pour dire qu’il y a de l’économie dans tous les genres de société humaine, à commencer par les primitives. Certains retiennent que cette présence tient au fait que les membres de la société se préoccupent, en certaines de leurs activités, d’économiser. Ce n’est pas ce sens général qui nous intéresse ici. L’autre sens général est substantiel : l’économie est un aspect de la vie sociale, celui qui est relatif à la lutte contre la pauvreté et qui est « marqué par l’enchaînement d’actes de production, de distribution et de consommation d’objets considérés comme des biens ou des richesses25 ». Je préfère parler de registre de socialisation de nature économique : ce registre est la mise rapport des hommes entre eux à propos d’un aspect du rapport des hommes à la nature, en l’occurrence celui qui a trait à cet enchaînement26. En ce sens, toute activité a un aspect économique (une dimension de nature économique, pour être tout à fait précis). Ainsi, l’aspect de nature économique de l’activité consistant à dormir est que l’on utilise un lit pour ce faire. Cette « définition » générale n’est pas une projection sur le passé de nos catégories modernes : elle ne préjuge rien de ce qui est considéré dans les « sociétés » du passé comme des « biens » ou des « richesses ». Le registre de socialisation de nature économique n’est pas le seul. Il en existe trois (voir tableau 1).
Tableau 1 : Les trois registres naturels de socialisation1
Registre de socialisation de nature économique | Mise en rapport des hommes entre eux à propos de la production, de la circulation et de la consommation des ressources (objets, matériels, connaissances scientifiques et techniques) qu’ils tirent de l’exploitation de la nature par leur travail et qui sont jugées nécessaires à la satisfaction de leurs besoins. |
Registre de socialisation de nature politique | Mise en rapport des hommes entre eux à propos de l’occupation de l’espace – la délimitation d’un espace considéré comme son territoire par un groupe social – de la défense de cet espace approprié et de l’obtention de la paix intérieure sur ce territoire. |
Registre de socialisation de nature domestique | Mise en rapport des hommes entre eux à propos de la reproduction biologique de la population (du groupe social en question), en tant que les corps humains font partie de la nature. |
20En ce qui concerne la politique (en général), je m’écarte donc de l’idée assez courante qu’il s’agirait de tout ce qui concerne l’exercice du pouvoir – alors entendu comme celui qui s’exerce sur d’autres hommes –, ou même de la vision qui l’identifie à tout ce qui a trait à l’organisation de la cité27. De plus, on peut faire état d’un aspect symbolique de la vie sociale, d’un registre de socialisation symbolique. Ce registre, qui est en quelque sorte « surnaturel », est la mise en rapport des hommes entre eux à propos de la symbolisation des hommes et des choses en jeu dans chacun des registres naturels, le langage en étant la principale ressource.
21Ainsi, toute pratique (toute activité, si on préfère) a un aspect économique, un aspect politique, un aspect domestique et un aspect symbolique28. Ce dernier est la signification de cette activité, le sens subjectif que cette activité a pour la personne qui s’active (ou celle qui la commande lorsque l’activité est menée en situation de subordination) et qu’il est à même de communiquer à d’autres, si on lui demande29.
L’économique et le politique comme domaines d’activités dé-encastrées dans la société moderne
22Quand on parle d’activités économiques en modernité, ce n’est pas le sens général qui est le plus souvent mobilisé. C’est un sens spécifiquement moderne. De même pour les activités politiques. De quoi est-il alors question d’un côté comme de l’autre ? On est en présence de domaines d’activités institutionnellement distingués, étant entendu que toutes les activités ne se distribuent pas dans l’un ou l’autre de ces domaines. Ces activités ainsi distinguées sont dé-encastrées, ou dé-enchâssées30, des structures du quotidien (Braudel) ou du monde de la vie (Habermas).
23La finalité ne peut être le critère de délimitation d’un domaine d’activités. En effet, étant donné la multiplicité des effets d’une activité, le chercheur en science sociale doit se référer à la signification d’une activité pour pouvoir dire quelque chose de sa finalité31. Si des activités se distinguent d’autres, ce ne peut être qu’au titre de leur signification. Et, comme toute séparation est institutionnelle, la particularité de la signification qui est donnée de certaines activités doit avoir un fondement institutionnel.
24Les deux institutions en question sont la monnaie et la citoyenneté, qui sont les générateurs symboliques de la modernité. Ce sont des rapports sociaux simples – des mises en rapport entre semblables, qui ne règlent pas de conflits de prétentions (voir infra). Ils opèrent comme des langages, celui de l’équivalence d’un côté (monnaie), celui de l’égalité de l’autre (citoyenneté). C’est leur couplage dans des formes dépersonnalisées32 qui est spécifiquement moderne – ces formes modernes s’appuient l’une sur l’autre33. Les activités d’ordre économique sont celles dont la signification est exprimée dans le langage de la monnaie et les activités d’ordre politique, celles dont la signification est exprimée dans le langage de la citoyenneté. Une activité d’ordre économique est donc une activité qui n’a de sens qu’en se référant à la monnaie, à son principe d’équivalence entre les choses et aux comptes que ce principe permet34. La monnaie assure la communication entre les registres naturels de socialisation au niveau technique et la citoyenneté au niveau social.
25Une activité qui est économique n’est pas politique, et réciproquement. Pour autant, beaucoup d’activités ne sont ni de l’un ni de l’autre de ces domaines. Ce sont celles qui ont une signification plus complexe parce qu’elles ne relèvent pas d’un institutionnel dépersonnalisé, notamment celles qui relèvent de ce qu’on appelle l’économie domestique ou l’économie sociale dont la particularité est qu’elles sont intégrées par des relations relevant de la réciprocité35, mais dans une forme moderne prenant en compte le fait que le don/contre don s’effectue entre des personnes qui sont à la fois des sujets monétaires et des citoyens égaux en droit (voir figure 1).
26La dé-térritorialisation du politique n’est qu’une composante de la modernité ; elle n’est qu’une conséquence d’une caractéristique plus fondamentale de celle-ci ; à savoir, la dépersonnalisation des institutions qui a pour conséquence leur délocalisation36. Le processus d’institution sous certaines formes – ce qu’on appelle des formes institutionnelles dans la théorie de la régulation – est un processus de relocalisation, sans prédétermination spatiale précise (ex : la mise en forme de la monnaie comme Euro à l’échelle européenne).
27La raison pour laquelle le même terme (« économique ») est employé pour qualifier l’ordre et le registre naturel tient au fait que, en modernité, les activités dont l’aspect économique est marqué sont primordialement des activités d’ordre économique (marqué signifie qu’il y est fait explicitement référence dans le sens communiqué37)38. Il n’y a donc pas lieu de confondre l’un et l’autre, sans qu’il s’agisse pour autant d’un croisement. Ainsi un certain nombre d’activités ayant une dimension de nature économique marquée ne sont pas d’ordre économique, comme on le constate avec la production domestique ; et inversement, un certain nombre d’activités, par exemple les jeux d’argent des casinos ou la prostitution, sont des activités d’ordre économique sans que leur dimension de nature économique soit marquée.
Un affinement de la vision : les domaines comme ordres et la démocratie.
28Il s’agit maintenant d’affiner la vision en comprenant que les domaines que l’on vient de délimiter sont des ordres, en un sens à préciser39, et en proposant in fine une définition générale de la démocratie.
Pouvoir, transaction, ordre
29La seule hypothèse sur l’homme, qui est au point de départ de la vision construite, est qu’il manifeste, au même titre d’ailleurs que les autres éléments de la nature, un effort de persévérance dans l’être (le conatus de Spinoza) qui le pousse à s’activer (mais aussi à se reposer) et qui impose qu’il ne vive pas seul (tout en recherchant aussi la solitude). C’est un être de pouvoir, entendu comme « la capacité de produire des résultats40 ». Il en résulte un affrontement des conatus, affrontement qui donne lieu à des conflits de prétentions concernant le pouvoir de s’activer seul ou avec d’autres, et notamment celui de disposer des ressources nécessaires pour ce faire. Le conflit est premier dans la socialisation (ou la coordination, si on préfère), mais il n’est pas séparable de la dépendance. Cette dernière signifie qu’aucun ne peut se passer de l’autre avec lequel il est en conflit41 ; pour parvenir à ses fins, chacun doit passer par une transaction. Toute transaction respecte trois principes : le conflit, la dépendance et l’ordre. L’ordre signifie que toute transaction est réglée. Ainsi l’ordre fait tenir ensemble le conflit et la dépendance ; il règle des rapports de forces42. Il y a institution de normes sociales visibles ou invisibles. Le conflit de prétentions a été réglé. Il n’a pas été dissous. Il peut resurgir si les conditions qui ont prévalu au moment du règlement ont changé. Telle est la « formule » élémentaire de toute transaction. On peut en donner une représentation (voir figure 2).
30Toute solution de mise en ordre, autrement dit toute transaction, donne lieu à une distribution de pouvoirs, c’est-à-dire de droits et de devoirs, notamment de droits de propriété (droits d’usage dans le futur) sur des ressources. Toute norme sociale est donc à la fois habilitante et contraignante43. Précisons qu’une transaction est une sorte d’activité. C’est une activité relationnelle à finalité extérieure, ce qu’on peut appeler une relation proprement dite : sa finalité n’est pas simplement de communiquer ; elle est de régler un conflit de prétentions entre des personnes qui entendent s’activer. En modernité, sa caractéristique est d’être une relation dépersonnalisée. Le conflit de prétentions est réglé impersonnellement, c’est-à-dire selon une modalité qui fait abstraction des personnes particulières qui sont les parties prenantes de la transaction. Cette dépersonnalisation est commune aux trois logiques de règlement, ou encore de mise en ordre si on préfère, qui s’imposent alors.
Trois logiques de mise en ordre à la base de tout going concern en modernité : le marchandage, la direction et la rationalisation
31On ne se préoccupe pas des logiques de mises en ordre qui ont prévalu dans les sociétés traditionnelles, sociétés dans lesquelles les normes sociales sont des usages ou des coutumes s’accordant à des pratiques à signification traditionnelle. On revient sous peu sur le principe général de mise en ordre qui prévaut alors : la sacralisation (on était en présence d’une symbolique du sacré). On se limite au genre moderne, les normes sociales associées à ce genre étant des conventions ou des règles de droit44 – on les regroupe sous le vocable générique de règle. Trois logiques président à l’institution de ces règles : le marchandage, la direction et la rationalisation. Ce sont des logiques pures (ou encore polaires45). Elles se combinent le plus souvent dans la réalité46.
32Le marchandage : il appartient aux seules parties prenantes de la transaction d’en fixer toutes les conditions à égalité (aucune n’a autorité sur une autre en quelque domaine que ce soit). La direction : il appartient à l’une des parties prenantes d’en fixer toutes les conditions (elle a l’autorité en tous points). La rationalisation : toutes les conditions de la transaction sont réglées d’au dessus par une instance collective – celle-ci est l’émanation d’un ensemble de personnes qui déborde le plus souvent le périmètre des seules parties prenantes à la transaction47. Ces trois logiques ne sont pas de même niveau : la rationalisation surplombe le marchandage et la direction. Le marchandage et la direction sont le résultat d’une rationalisation qui se limite à leur donner droit de cité (l’action collective se limite à cela : le marchandage est la solution polaire qui correspond au cas où la rationalisation se limite à organiser le marchandage ; la direction est la solution qui correspond au cas où la rationalisation se limite à organiser la direction48). La rationalisation doit donc s’analyser comme un principe général de mise en ordre qui contient les trois logiques qui viennent d’être définies, ces dernières en étant des mises en musique particulières. Dans ces conditions, le pôle « rationalisation », en tant que forme idéale typique opposée à la fois au marchandage et à la direction, doit être qualifié plus précisément de rationalisation proprement dite.
33Ces trois logiques sont constitutives de tout going concern, c’est-à-dire de toute structure sociale d’activités coordonnées en dynamique49. D’un going concern à l’autre, les poids respectifs de ces trois modes de règlement polaires diffèrent. La formule générale d’une telle structure, dans laquelle les individus (personnes physiques ou morales), qui sont habilités à s’y activer, sont coordonnés par un ensemble de transactions, est donc la suivante (voir figure 3).
Deux sortes de going concern : territoire (société territorialisée) et organisation
34Il est courant de considérer qu’un going concern serait une organisation, c’est-à-dire un acteur du jeu social se distinguant d’une institution qui serait relative aux règles du jeu social50. C’est oublier qu’une organisation, une organisation ordinaire (entreprise, famille, association, administration, etc.) ou un réseau, est dotée de son propre institutionnel – ce sont les règles de fonctionnement de l’organisation. On doit remonter à la raison d’être de cette distinction. C’est la raison pour laquelle on a parlé de structure sociale ou encore d’ensemble structurel, étant entendu que les relations qui sont au fondement d’un système en sont la structure51.
35Tout ensemble structurel est « formé par la convertibilité réciproque des règles et des ressources engagées dans la reproduction sociale52 ». Ces règles sont l’institutionnel de cette structure, tandis que ces ressources en sont, avant tout, le patrimoine. Ce dernier comprend des ressources-externalités et des produits libres qui sont « entreposés » dans cette structure et grâce auxquels « les relations sociales se perpétuent dans l’espace-temps53 » ; il n’est donc pas nécessaire d’établir une transaction de circulation pour avoir accès à telle ou telle ressource patrimoniale. C’est en se tournant du côté du patrimoine que l’on peut concevoir deux sortes de going concern : le territoire (société territorialisée) et l’organisation.
36Le territoire se constitue par la formation d’un patrimoine de ressources publiques, c’est-à-dire de ressources en principe accessibles à tous les citoyens, et l’organisation, par la formation d’un patrimoine de ressources privées, c’est-à-dire de ressources réservées aux membres de l’organisation. Transactions de territoire d’un côté, transactions d’organisation de l’autre. Cela n’interdit pas que certaines transactions soient hybrides c’est-à-dire qu’elles soient à la fois de territoire et d’organisation. Tel est le cas des transactions de réseau54. Toute organisation est d’un territoire (local, national, continental ou même mondial). L’emploi du terme territoire n’est donc pas réservé pour le local. D’ailleurs, on parle couramment du territoire national !
Rationalisation et justification sociale des règles : l’introduction de l’éthique
37Comme mode de règlement de transactions qui surplombe le marchandage et la direction et en édicte les règles, la rationalisation s’analyse comme un principe général qui fait échapper toute transaction à l’arbitraire. Autrement dit, la rationalisation est le lieu du débat concernant la justification sociale des règles qui vont être instituées55. Les règles du jeu social doivent être justifiées parce qu’elles créent des inégalités dans le pouvoir de s’activer des uns et des autres, notamment des inégalités dans l’accès aux ressources de toutes sortes qui servent dans les activités. Dans tout genre de société (au sens général de groupe humain), les normes sociales qui en manifestent l’identité ont besoin d’être justifiées. Dans les sociétés traditionnelles, le principe général de justification des normes sociales est la sacralisation – les discours de justification sociale relèvent d’une symbolique du sacré mettant en jeu le rapport des hommes à Dieu (ou aux dieux). Le processus de modernisation à l’échelle de l’histoire de l’humanité a conduit à substituer la rationalisation à la sacralisation56. Cela signifie que la justification fait alors appel à des raisons qui concernent la justice entre les hommes sans référence à Dieu et à la religion (en tant qu’elle est fondée sur le rapport des hommes à Dieu et ne se limite pas à une certaine façon d’envisager en conséquence les rapports des hommes entre eux).
38La rationalisation des règles sociales – la rationalisation sociale, pour faire bref – va de pair avec l’avènement de pratiques individuelles rationnelles, c’est-à-dire d’activités à signification rationnelle : ce sont des pratiques dont le sens communiqué fait référence à l’intérêt propre de la personne et qui prennent alors le dessus sur les pratiques à signification traditionnelle. Ainsi, rationalisation sociale et rationalité individuelle vont de pair. Cela veut dire que, au regard de ce qu’il en était dans le passé, une dissociation s’installe entre la justification sociale des normes, relevant du principe général de rationalisation, et la justification individuelle des activités auxquelles les normes sociales en question s’appliquent (en les habilitant et les contraignant tout à la fois).
39Cette justification ne se pose pas exactement dans les mêmes termes à l’échelle d’un territoire et à l’échelle d’une organisation. Dans ce papier, on se préoccupe avant tout du territoire. En modernité, le territoire qui nous occupe est notamment constitué par la mise en forme localisée d’un rapport de citoyenneté à cette échelle spatiale. Cela implique que l’institution des règles du jeu social interne à ce territoire soit précédée d’un débat citoyen concernant la justesse de ces règles. Au regard des genres antérieurs de société, le propre de la modernité est en effet :
de mettre en débat ces règles, de faire accéder chacun au rang de citoyen ayant le pouvoir d’en débattre hors de tout lien personnel de dépendance et ;
de n’instituer que des règles justifiées (elles sont justifiées aux deux sens du terme : elles ont fait l’objet d’une justification et les inégalités qu’elles créent sont considérées comme justes).
40C’est à ce moment que l’éthique prend sa place dans la vision de la modernité qui est construite. Il y a une pluralité de grammaires de rationalisation sociale, soit plusieurs façons de défendre rationnellement la justice d’une échelle des grandeurs des personnes et des biens. Chaque grammaire a sa façon d’identifier l’intérêt général par un bien supérieur commun (bien au sens de valeur éthique) et une échelle qui lui est propre. Autrement dit, il existe une pluralité de « grammaires de justification57 ». Chaque grammaire permet d’exprimer un avis concernant une règle que l’on se propose d’instituer, soit la justifier, si elle répond au bien commun de tous tel qu’il est délimité dans cette grammaire, soit la dénoncer comme créant des injustices dans le cas contraire. En conséquence, ce ne sont pas les mêmes inégalités qui sont justifiées dans chaque cas58. Cette pluralité laisse place à des disputes, qui ne doivent pas être confondues avec les conflits d’intérêts qui les motivent. Il n’y a pas une super-cité à laquelle on pourrait faire appel pour régler ces disputes.
41À l’échelle d’une organisation, des arrangements assurant la coexistence de plusieurs logiques de justification sont envisageables59. On est en présence de compromis tacites, c’est-à-dire de compromis qui ne sont pas scellés (en droit) et qui ne sont trouvés que parce que chacun ne va pas jusqu’au bout de l’explicitation du principe qui le guide (le compromis s’accorde à un certain flou en la matière). Cela n’est pas envisageable à l’échelle d’un territoire (société territorialisée). En principe, en l’absence d’une super-cité, ces disputes ne peuvent être surmontées dans ce cadre que si un point de vue commun sur la grammaire à retenir se dégage. La règle relève alors d’une justification sociale commune. C’est une convention. Elle reste le plus souvent tacite. La convention sera suivie parce que la justification sociale s’accorde avec la justification individuelle d’un acte conforme à cette convention. À partir du moment où les actes des citoyens sont à signification rationnelle (en valeur ou en finalité), il y a lieu de bien distinguer les deux – la justification individuelle est celle des raisons avancées dans la signification60. Mais, comme le bien commun qui a soudé la communauté des citoyens est jugé supérieur aux autres, un citoyen ne peut dire d’un côté que cette règle est socialement juste et de l’autre qu’il serait contraire à son intérêt personnel de s’y conformer. Si une telle polarisation mimétique ne s’opère pas, des compromis sont passés : ils sont scellés, codifiés, en droit. On revient dans la suite sur le statut de la justification en droit et, ce faisant, sur celui des règles de droit (lois, règlements, conventions collectives étendues par la puissance publique, common law jurisprudentiel) comme compromis. Il importe, avant tout à cette étape, de voir quelles sont les logiques de justification qui commandent les trois modes de règlement des transactions que l’on a défini précédemment.
42Les trois grandes valeurs qui président à la justification des règles sociales en modernité sont la liberté, l’efficacité et le collectif. La liberté conduit à préconiser le marchandage comme mode de règlement des conflits de pouvoir et d’appropriation61. L’efficacité, qui est celle dans l’exploitation des ressources disponibles, conduit à préconiser la direction d’un seul, jugé compétent pour régler ces conflits parce qu’il dispose des informations nécessaires pour parvenir à cette efficacité (ces informations étant distribuées entre un certain nombre de personnes, il les centralise). De façon générale, le collectif est, par définition, constitutif de la rationalisation ; en tant que forme polaire, il s’agit de la rationalisation proprement dite. Ces trois logiques sont les trois piliers de la modernité62. Elles ne sont pas exclusives d’autres (cité domestique, cité inspirée, cité du renom, cité par projets63, etc.) ; mais les autres valeurs qui sont alors mises en avant n’opèrent, s’il y a lieu, que secondairement64.
Le fractionnement d’une société territorialisée en ordres partiels : l’économique et le politique comme ordres territoriaux
43On peut maintenant comprendre en quoi et pourquoi les deux domaines définis dans la partie précédente sont des ordres territoriaux : ils sont le produit du fractionnement d’un territoire en ordres partiels distincts. On en parle abstraitement, sans aborder la question de l’articulation entre divers niveaux de structuration spatiale. On ne traite pas non plus de l’ordre domestique associé au nom (filiation).
44Dans le domaine économique comme dans le domaine politique, il n’y a, par définition, ni activités relationnelles à finalité interne ni relations personnelles et les activités proprement dites (de création ou de production) qui y trouvent place ne sont pas des activités isolées. Il n’y a donc, dans chacun de ces domaines, que des transactions et des activités proprement dites intégrées. Ces dernières ont la particularité, lorsqu’il s’agit d’activités ne s’inscrivant pas dans une organisation, de déboucher sur une transaction de territoire ou, lorsqu’il s’agit d’activités réalisées dans une organisation (au sein d’une certaine division du travail), de s’inscrire dans des séries téléologiques (Simmel, 1987) dont le point d’aboutissement est une telle transaction – leur finalité est telle, au lieu de s’épuiser dans l’activité comme c’est le cas pour une activité ordinaire de consommation finale. On peut donc rattacher ces activités à ces transactions. Dans ces conditions, les activités du domaine économique se composent des transactions économiques – les transactions de territoire qui sont conduites en monnaie – et des activités proprement dites qui sont finalisées à de telles transactions65. Quant aux activités du domaine politique, elles se composent des transactions politiques – les transactions de territoire qui sont conduites en citoyenneté – et des activités proprement dites qui sont finalisées à de telles transactions.
45Ces domaines sont donc des ordres territoriaux. La solution de mise en ordre des transactions concernées va mobiliser ici le langage de la monnaie et là le langage de la citoyenneté. Ces solutions de mise en ordre sont donc des rapports sociaux territoriaux qui sont propres à chacun de ces domaines. Ce sont le rapport commercial (règlement de la transaction commerciale), le rapport salarial (règlement de la transaction salariale) et le rapport financier (règlement de la transaction financière) du côté économique et l’État, entendu comme la mise en rapport entre les citoyens et les organismes qui exercent le pouvoir politique, du côté politique66. Mais ce sont des ordres partiels, au sein d’une société territorialisée. Autrement dit, un ordre n’est pas une société. Chacun a besoin de l’autre pour exister. Bien plus, les formules d’ordre qui sont à même d’opérer ici et là sont les mêmes ; elles ne sont pas spécifiques à chacun.
Retour sur le marchandage : le marché et un marché
46La conclusion à laquelle on est parvenu est tout à fait importante : le marchandage n’est pas spécifique à l’économique. Cela a donc un sens de parler de marché économique et de marché politique. Encore faut-il bien s’entendre sur les sens respectifs de ces deux expressions.
47Il existe une pluralité de logiques de règlement possibles au sein d’un ordre. La logique marchande est l’une d’entre elles. Le marché est ainsi défini comme une catégorie moderne sans présupposer la monnaie. Cette logique est à même d’opérer aussi bien pour régler les transactions entre les entités d’un même territoire que les transactions au sein des organisations ; et, concernant les premières, aussi bien pour régler les transactions d’ordre économique que pour régler les transactions d’ordre politique67. La forme spécifique du marchand qui opère dans l’ordre économique est celle qui découle de la présence de la monnaie : c’est la coordination par les prix ; autrement dit, la mise en place de marchés pour l’échange monétaire de choses préalablement qualifiées, sans place pour une règlementation du prix (prix plancher, par exemple) (R) ou un quelconque pouvoir de marché du côté de l’offre et du côté de la demande (M). Et la forme du marchand qui est spécifique à l’ordre politique est celle qui consiste à mettre en concurrence des hommes politiques (des « entrepreneurs » politiques) en quête des voix des citoyens ordinaires qui sont d’accord avec ce qu’ils proposent de faire s’ils sont élus, sans place pour la délégation de pouvoir à des assemblées représentatives (R) ou la direction d’un seul (M). Il s’agit alors d’une forme polaire. Reste que le terme est aussi couramment employé pour désigner une solution complexe dans laquelle la logique polaire marchande est présente avec un certain poids.
Compromis politique et justification en droit
48En dehors du cas particulier où une justification commune se dégage, la dispute ne peut être réglée que par la force. Ou en droit. Il nous faut revenir sur le statut d’une règle de droit. La justification en droit est collective, sans être commune. On est en présence d’un compromis qui est mis en forme dans le langage du droit. Il s’agit à proprement parler d’un compromis politique, s’agissant des lois et décrets d’application établis par le politique, c’est-à-dire des règles définies dans l’ordre politique (à commencer par la constitution). Les forces en présence, notamment lorsqu’elles se constituent dans l’ordre économique, cherchent à se doter d’appuis politiques. On ne peut plus dire la même chose des jugements des tribunaux qui font jurisprudence (common law), si ce n’est que la dimension de nature politique de l’activité des juges est marquée. Chacun lit le compromis avec sa propre grammaire de justification sociale : une règle de droit s’interprète et s’applique via des conventions68. On comprend ainsi qu’un même cadre juridique puisse recouvrir une diversité de modalités concrètes.
La démocratie
49On débouche ainsi sur une définition de la démocratie. La proposition qui vient d’être établie est la suivante : la citoyenneté moderne implique que l’institution des règles du jeu social soit précédée d’un débat ; ce débat donne lieu à des disputes en raison de la pluralité des grammaires de rationalisation (permettant de justifier que telle règle répond au bien commun de tous) et du fait qu’aucun des biens supérieurs communs associés à ces grammaires ne peut être logiquement présenté comme meilleur sous l’argument qu’il fondrait un ordre plus juste que les autres.
50La démocratie se définit alors comme étant un mode de débat et de règlement de ces disputes dans lequel cette pluralité est reconnue et acceptée. Ainsi définie, elle ne se réduit pas à sa mise en œuvre dans l’ordre politique ; ce n’est pas une catégorie de l’ordre politique. En revanche, la politique, dont parle Hannah Arendt (1991), n’est autre que l’exercice de la démocratie69. Cet exercice relève du troisième niveau d’engagement dans l’activité que celle-ci distingue, celui de l’action se caractérisant par l’imprévisibilité et l’irréversibilité de ses résultats, les deux premiers niveaux étant par ailleurs le travail entendu comme acte routinier inscrit dans la simple reproduction sans fin des corps biologiques et l’œuvre, entendue comme la réalisation de quelque chose qui dure70. L’absence de démocratie est le rabattement sur le second niveau et a fortiori sur le premier. Il est donc préférable de parler de processus de démocratisation plutôt que de démocratie comme état se caractérisant par l’enchaînement « forum, arène, vote et pouvoir de décision conférés à la majorité issue de ce vote ». Une partie seulement du chemin a été fait lorsque la démocratie se limite au politique sans s’étendre à l’économique, ce qui signifie qu’elle demeure alors limitée et même « formelle » si elle n’est que représentative au plan politique71.
51Le totalitarisme est la négation de la démocratie, une forme dégradée de modernité dans laquelle une seule cité opère72. Ces formes totalitaires sont celles dans lesquelles la rationalisation sociale des règles se limite à promouvoir la liberté (le « moi » individuel de la cité marchande) sans place pour le collectif (le « nous » de la cité civique) ou l’efficacité (le « je », opposé au vous, de la cité industrielle). Ou encore, d’autres principes éthiques qui ne peuvent faire l’objet d’une codification univoque en droit moderne73. Autrement dit, ces formes sont celles dans lesquelles il n’y a pas de compromis en droit faisant une place aux divers points de vue concernant le bien commun.
52La démocratie s’oppose donc, par définition, au marché, si on entend par là une mise en ordre de tous les aspects de la vie sociale dictée uniquement par la grammaire marchande. Mais elle ne s’oppose pas à l’économie de marché, si cette expression n’est qu’une autre façon de désigner l’économique moderne, dans la mesure où le take off de ce dernier va de pair avec la légitimité du débat qui est au fondement de la démocratie. Cette dernière s’oppose seulement à certaines formes instituées de l’économique.
53Cela vaut tout particulièrement pour la principale organisation propre à l’ordre économique, l’entreprise salariale-capitaliste : il ne suffit pas que la démocratie préside à la fois à l’institution des rapports sociaux qui encadrent son institution comme personne morale d’un territoire et à cette institution proprement dite ; encore faudrait-il que la démocratie ne s’arrête pas à ses portes. Tel paraît être l’un des principaux enjeux à long terme de l’histoire de la société moderne74.
Quelques implications positives et normatives de cette vision historique et institutionnelle de la modernité
54La vision historique et institutionnelle qui a été construite diffère notablement tant de la vision néolibérale que de la vision marxienne. Elle conserve de la première le « côte à côte » sans réduire pour autant l’économique et le politique au cas particulier où seule la logique de justification marchande opère ; et surtout, sans considérer qu’il s’agirait d’un côte à côte en extériorité ; au contraire, il s’agit d’une intériorité réciproque : l’économique est dans le politique – il ne peut fonctionner sans avoir été institué, règlementé par le politique – et réciproquement le politique est dans l’économique, comme on le voit en regardant le Tableau économique d’ensemble des comptables nationaux – l’État vit de ses prélèvements sur l’économique. Elle conserve de la seconde l’idée que la modernité n’est pas la fin de l’histoire, tout en invitant à abandonner toute idée de rupture avec le capitalisme au profit d’une transformation ouverte à l’action. Il n’en reste pas moins qu’une nouvelle vision n’a d’intérêt que si elle permet de mieux voir ou comprendre certains faits (il s’agit alors de ses implications positives) ou de formuler les changements auxquels on aspire et les moyens d’y parvenir (implications normatives). Quelles sont les implications qui intéressent le plus PEKEA ?
55Au plan positif, deux implications peuvent être retenues75. La première concerne l’étape actuelle du processus de modernisation, qualifiée couramment de mondialisation (globalization) et la seconde, le dépassement postmoderne de ce processus.
56La mondialisation. La grande transformation, qui se joue depuis que le fordisme est entré en crise et qui est couramment désignée sous le nom de mondialisation, est vue, avec cette grille de lecture, comme une dynamique d’abord marquée par un retour en force de la justification marchande, un retour en force qui ne peut que s’accompagner d’un accroissement des inégalités et des inefficacités et qui conduit, s’il est poussé à son terme, au totalitarisme néolibéral. De même, s’agissant des modalités de développement préconisées au Sud en considérant que la construction de l’économique doit se faire par une insertion dans cette mondialisation sans place pour la démocratie. Le retournement du cycle a déjà été entamé au plan des idées avec la fin du consensus de Washington (Boyer, 2001). Il tarde qu’il se fasse jour au plan des rapports de force et, par suite, au plan institutionnel !
57Cette dynamique est aussi vue comme une nouvelle étape dans le processus de modernisation dans la mesure où une de ses composantes est la délocalisation. Cette délocalisation signifie qu’il n’y a pas d’espace prédéterminé de mise en forme de l’architecture institutionnelle moderne, à commencer par les institutions fondamentales – la monnaie, la citoyenneté et le droit. Autrement dit, les raisons qui ont pu déterminer leur structuration à telle ou telle échelle spatiale dans le cours antérieur du processus tendent à être effacées, niées en ouvrant à d’autres localisations possibles. Cela vaut tout particulièrement pour l’État-nation, dont on sait qu’il s’est construit historiquement, en France comme ailleurs, sur la base de territoires à l’ancienne – des terres qui sont la propriété d’une personne ou qui sont le champ d’exercice de son pouvoir. Cette construction s’était accompagnée d’une cohérence spatiale entre monnaie, citoyenneté et droit, souvent sous l’égide d’une seule langue. Chacun de nous peut constater que l’imparfait s’impose ; de fait, cette cohérence n’est pas l’alpha et l’oméga de la modernité. Non pas que la monnaie n’ait pas à s’adosser à la citoyenneté : la délocalisation signifie seulement que l’espace de mise en cohérence n’est pas prédéterminé et qu’il peut y avoir divers niveaux de mise en cohérence. Durant une première phase du processus de modernisation (observé à l’échelle mondiale), le niveau unique a été l’État-nation ; cette phase a pris fin avec la société salariale fordienne reposant sur le marché national (l’économique national, dans notre vision). La citoyenneté mondiale est le point de mire de la nouvelle phase qui s’ouvre au tournant du XXIe siècle. Il ne s’agit pas d’un déplacement de l’espace de structuration de la citoyenneté du niveau national (traditionnel) au niveau mondial (ou transitoirement au niveau régional), mais d’une démultiplication des niveaux qui efface la centralité de l’État-nation. La mondialisation néolibérale est celle qui se réalise dans l’ordre économique sans qu’il soit jugé nécessaire de faire de même dans l’ordre politique76.
58De la modernité à la postmodernité. La place faite à l’efficacité dans le processus de modernisation va de pair avec l’avènement de la science, avec la représentation de l’homme comme étant séparé de la nature77, une nature qu’il a capacité à l’exploiter, et l’idée que la science est le moyen de progresser dans une exploitation efficace. Cette préoccupation d’efficacité dans l’exploitation de la nature opère sans le souci des retombées de cette exploitation sur la vie humaine et sociale. On en mesure aujourd’hui les limites, notamment en matière de ressources naturelles non reproductibles et au plan écologique. La modernité n’est pas la fin de l’histoire. On en est arrivé au point où son dépassement postmoderne s’avère une nécessité vitale. La vision proposée conduit à retenir que la postmodernité verra le jour si la préoccupation d’efficacité laisse la place à la préoccupation de soutenabilité ; autrement dit, à une rationalisation des règles sociales en termes de soutenabilité – ce qui rend manifeste que la rationalisation dépasse la seule modernité.
59La postmodernité n’est pas un retour en arrière (la décroissance) ou une révolution qui se présenterait comme une rupture complète avec la modernité (« du passé faisons table rase ! »). Elle est conçue comme reposant sur une nouvelle triade, une triade dans laquelle les valeurs de liberté et de collectivité sont toujours présentes comme piliers, mais dans laquelle le principe d’efficacité a été remplacé par celui de soutenabilité en ce qui concerne le troisième pilier. On abandonne alors la représentation d’un homme séparé de la nature, divisé entre un corps faisant partie de cette dernière et une âme (un esprit) ; autrement dit, celle d’une nature qui serait un simple décor du social. Non seulement on ne peut plus séparer la réflexion concernant la mise en rapport des hommes entre eux de celle concernant le rapport de l’homme aux objets qu’il tire de la nature et à son corps biologique, mais encore on pense cette interdépendance au sein de la nature, dont l’homme, indissociablement corps et esprit, est une des composantes. Une composante dont la persévérance dans l’être implique qu’il prolonge l’œuvre de la nature dans ses actes. Si l’on adopte le point de vue de Spinoza selon lequel tout être naturel manifeste un tel effort de persévérance dans l’être, cela signifie que, de tous les actes par lesquels s’exprime le conatus de l’homme, seuls sont institutionnellement habilités les actes qui sont compatibles avec les conatus de ses autres composantes. Le passage du positif au normatif est ici évident. Si on souhaite le passage à la postmodernité, l’enjeu est que seuls « doivent être » institutionnellement habilités ces actes qui sont compatibles. Et le niveau concerné est mondial !
60Au plan normatif, la nouvelle vision proposée n’implique aucun choix particulier en faveur de telle ou telle forme d’organisation sociale, et en particulier d’ordre économique. Elle est donc en accord avec la guillotine de Hume, selon laquelle on ne peut déduire ce qui doit être de ce qui est. Elle nous dit seulement deux choses.
61Premièrement, le problème du changement social est un problème de transformation, c’est-à-dire de changement de mise en forme de l’institutionnel moderne. Si on juge que la forme en place est porteuse d’injustices, l’enjeu est de la transformer. Il n’est pas de faire disparaitre tel ou tel pan de cette architecture. Il n’est notamment pas question de vouloir supprimer le salariat ou construire une société sans ordre économique, ou encore un ordre économique sans marché et sans capitalisme. L’enjeu est d’en situer l’importance et le champ en reconnaissant ce que la dépersonnalisation et le recours à la logique marchande ont de bon. Cet enjeu n’est pas la mission impossible consistant à empêcher des gens de vouloir s’enrichir, mais de contrôler l’impulsion capitaliste de l’économique via une transformation du mode de gouvernance de la firme capitaliste78. S’il s’agit de permettre le développement de l’économie sociale ou solidaire, celle-ci ne peut se substituer en tous domaines à l’économique dépersonnalisé. Parce que la liberté fait partie des valeurs à défendre.
62Deuxièmement, ce qui peut « marcher » socialement est ce qui a été démocratiquement mis en place, ce qui a été délibéré et choisi démocratiquement, ce qui vaut pour le politique – la règlementation politique de l’économique – mais pas seulement ! C’est à cette condition que les acteurs seront motivés, qu’ils auront le désir de participer aux activités concernées et de réaliser des actions (au sens de Hannah Arendt), notamment s’ils sont salariés. Cela s’applique tout particulièrement aux pays du Sud.
63Mise en place d’une économie de marché et démocratisation au Sud. Ces pays sont (presque) tous engagés dans un processus de modernisation, un processus qui comprend, c’est du moins l’expression consacrée, la mise en place d’une économie de marché et pour lequel la question se pose de savoir s’il doit inclure une démocratisation au plan politique. C’est alors une question normative : la démocratisation est-elle plus généralement une condition déterminante d’un développement économique passant par cette « mise en place d’une économie de marché » ?
64La vision proposée permet déjà de lever un préalable concernant le sens de cette expression, d’en révéler le caractère ambigüe. Cette ambigüité tient au fait qu’« économie de marché » peut s’entendre en deux sens tout à fait différents :
ce n’est pas autre chose que l’ordre économique ;
les transactions qui concernent cet aspect général de la vie sociale, qu’on appelle l’économie et qui est présent dans tout genre de société, sont réglées uniquement ou principalement par le marché (au sens général de logique de mise en ordre).
65Dès lors, la « mise en place d’une économie de marché » peut signifier deux choses :
la mise en place d’un ordre économique (sans préjuger de sa mise en forme, a priori ouverte comme on vient de le rappeler79) ;
la mise en place d’une société dans laquelle le marché (comme logique de mise en ordre) prime sur les autres logiques, à commencer par l’économique.
66L’expression est, ou peut être, en conséquence fallacieuse. Ce qui est fallacieux est de laisser entendre que la mise en place d’une économie de marché au premier sens de cette expression – l’institution d’un ordre économique – passe nécessairement par celle d’une économie de marché au second sens.
67La seconde implication normative générale de la vision proposée nous dit alors que « la mise en place d’une économie de marché » n’implique la démocratie que si c’est au premier sens de cette expression. Toute autre solution, notamment celle du despote éclairé, est un raccourci illusoire, parce que menant au précipice ou à l’accident. Cette condamnation vaut aussi pour ceux qui prônent la mise en place d’une économie de marché au second sens de l’expression. La norme visant sa version pure est une bonne définition de l’ultralibéralisme. Avec la version soft, on passe de l’ultralibéralisme au social-libéralisme. Il n’en reste pas moins qu’on efface encore la distinction entre libéralisme économique et libéralisme politique (à partir du moment où la forme idéal-typique dite du marchandage n’est pas spécifiquement économique). De l’une à l’autre version, l’essentiel est conservé : pas de nécessité de la démocratie avec le premier et pour le second, une possibilité sous contrôle d’experts qui sont à même de donner la bonne solution marchande.
68La question de l’hégémonie reste posée. En fin de compte, la vision proposée permet de comprendre que la démocratie est la condition pour que chacun dispose de ces capabilities dont nous parle Sen (1993) et que l’on soit en présence d’une société juste au sens de Rawls (1993), sans que l’on doive faire appel à une théorie scientifique introuvable pour nous dire si, en supprimant certaines inégalités, on va ou non détériorer la situation des plus démunis. En revanche la question de l’hégémonie, formulée par Gramsci dans le cadre de la vision marxienne, reste posée dans la nouvelle vision : qui a prise sur la formation des préférences morales ou éthiques des citoyens ?
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Bibliographie
Aglietta M. (1974), Régulation du mode de production capitaliste dans la longue période. Exemple des États-Unis (1870-1970), Thèse de doctorat ès Sciences Économiques, Université de Paris 1, 639 p.
Aglietta M. et Rebérioux A. (2004), Les dérives du capitalisme financier, Paris, Albin Michel.
Arendt H. (1990), La nature du totalitarisme, Paris, Payot.
Arendt H. (1991), Condition de l’homme moderne, Paris, Press Pocket (1re édition 1958).
Arrow K. J. (1973), « Information and Economic Behavior », Lecture to the Fedération of Swedish Industries. Publié dans The Collected Papers, vol. 4, Basil Blackwell, 1984, p. 136-152.
Arrow K. J. (1974), The Limits of Organisations, New York, Norton. Éd. fr. : 1976, Les limites de l’organisation, Paris, PUF.
Baechler J. (1985), Démocraties, Paris, Calmann-Lévy.
Baechler J. (1995), Le Capitalisme, tome I, Paris, Gallimard.
Berthoud A. (2002), Essais de philosophie économique, Lille, Presses Universitaires du Septentrion.
10.3917/cep.044.0119 :Bessy C., Favereau O. (2003), « Institutions et économie des conventions », Cahiers d’économie politique, no 44, Paris, L’Harmattan.
Billaudot B. (1996), L’ordre économique de la société moderne : un réexamen de la théorie de la régulation, Col. Théorie sociale contemporaine, Paris, L’Harmattan.
Billaudot B. (2001), Régulation et croissance. Une macroéconomie historique et institutionnelle, Paris, L’Harmattan, 304 p.
10.4000/ei.791 :Billaudot B. (2004a), « Institutionnalismes, rationalisme et structuralisme en science sociale », Économie et institutions, no 4, p. 5-50.
10.3166/ges.6.291-301 :Billaudot B. (2004b), « À propos de deux questions concernant le concept de patrimoine : de quels éléments se compose un patrimoine et quels en sont les titulaires possibles ? », Géographie, Économie, Société, 6 (2004), p. 289-299.
10.3917/leco.023.0099 :Billaudot B. (2004c), « Trois modèles de gouvernance mondiale », L’Économie politique, no 23, p 99-107.
Billaudot B. (2004d), « Quelle gouvernance économique mondiale ? », Critique économique, no 13, p. 7-24.
10.3166/ges.7.83-107 :Billaudot B. (2005), « Le territoire et son patrimoine », Géographie, économie, société, volume VII, no 1 – janvier-mars, Lavoisier, p. 83-107.
Boltanski L. et Thévenot L. (1991), De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard.
Boltanski L. et Chiapello E. (1999), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard.
10.3917/scpo.colle.2001.01.0013 :Boyer R. (2001), « L’après-consensus de Washington : institutionnaliste et systémique ? », L’Année de la régulation, no 5, 2001-2002.
Boyer R. (2004), Théorie de la régulation. I. Les fondamentaux, coll. Repères, Paris, La Découverte.
10.3998/mpub.7229 :Buchanan J. M. et Tollison R. D. (éd) (1972), Theory of Public Choice: Political Applications of Economics, Ann Harbor, University of Michigan Press.
10.3917/droz.caill.1986.01 :Caillé A. (1986), Splendeurs et misères des sciences sociales, Genève, Droz.
Caillé A. (2005), Dé-penser l’économique, Paris, La Découverte MAUSS.
CEPREMAP-CORDES (1977), « Approches de l’inflation : l’exemple français », Rapport de la convention de recherche, no 22/176, déc.
Coleman J.-S. (1990), Foundations of Social Theory, Cambridge (Mas.), Belknap Press of Harvard University Press.
10.4324/9780203788462 :Commons J. R. (1931), « Institutional Economics », The American Economic Review vol. xxi, no 4. Trad. fr. (1999), Géographie, économie et société, vol. 2 et (2001), Cahiers d’économie politique, no 40-41, L’Harmattan, p. 287-296.
10.4324/9780203788462 :Commons J. R. (1934), Institutional Economics. Its Place in Political Economy, The University of Wisconsin Press, 1959, 2 vol. (1re éd. 1934, Macmillan).
Descombes V. (1996), Les institutions du sens, Paris, Éditions de Minuit.
10.3917/dec.dosse.1997.01 :Dosse F. (1995), L’empire du sens, Paris, La Découverte.
Dumont L. (1977), Homo aequalis I. Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Paris, Gallimard.
Duperthuy D. (2005), D’une épistémologie des lois économiques à une épistémologie des formes institutionnelles, Communication à l’Ecole thématique « Analyse du changement institutionnel », La Rochelle, septembre.
Dupuy J.-P., Eymard-Duvernay F., Favereau O., Orléan A., Salais R., Thevenot L. (1989), « L’économie des conventions », Revue économique, vol. 40 no 2, mars.
Eymard-Duvernay F. (2004), Économie politique de l’entreprise, Paris, La Découverte.
Fitoussi J-P. (2004), La démocratie et le marché, Paris, Grasset.
Giddens A. (1987), La constitution de la société, Paris, PUF (trad. fr. de The constitution of society, Cambridge, Polity Press, 1984).
Giddens A. (1994), Les conséquences de la modernité, L’Harmattan, Paris.
Grisoni D. et Maggiori R. (1973), Lire Gramsci, Paris, Éditions Universitaires.
Hall P. et Taylor R. (1996), « Political Science and the Three New Institutionnalisms », Political Studies, dec. ; trad. fr. : (1997), « La science politique et les trois néo-institutionnalismes », Revue française de science politique, vol. 47, no 3-4, juin-août, p. 469-495.
10.3917/scpo.colle.2003.01.0111 :Lordon F. (2003), « Conatus et institutions : pour un structuralisme énergétique », L’Année de la Régulation, vol. 7, 2003-2004, p. 111-146.
Lyon-Caen A. et Jeammaud A. (1986), Droit du travail, démocratie et crise, Arles, Actes Sud.
Marx K. (1963), Introduction générale à la critique de l’économie politique, Œuvres, Économie 1, La Pléiade, Paris.
Marx K. (1963), Le Capital, Œuvres, Économie 1, La Pléiade, Paris.
Marx K. (1969), Fondements de la critique de l’économie politique I, Paris, Anthropos.
10.1522/cla.mam.ess3 :Mauss M. (1966), Essai sur le don, in Mauss M., Sociologie et anthropologie, Paris, PUF.
10.1257/jep.5.1.97 :North D. (1990), Institutions, Institutional Change and Economic Performance, Cambridge, Cambridge University Press.
North D. (2005), Le processus du développement économique, Éditions d’Organisation, Paris.
Polanyi K. (1983), La grande transformation, Paris, Gallimard.
Polanyi K. (1986), « La fallace de l’économisme », Bulletin du MAUSS, no 18, mai.
Pouchol M. (2005), Arendt ou les limites des lois économiques, Communication au colloque de l’Association Charles Gide pour l’étude de la pensée économique, Lille, septembre.
10.3917/dec.poula.1982.01 :Poulantzas N. (1968), Pouvoir politique et classes sociales, Paris, Maspero.
10.4159/9780674042605 :Rawls J. (1971), A Theory of Justice, The Belknap of Harvard University, (trad. fr. (1987), Théorie de la justice, Paris, Le Seuil).
Rawls J. (1993), Justice et démocratie, Paris, Le Seuil.
Ricœur P. (1995a), Le juste, Paris, Éditions Esprit.
Ricœur P. (1995b), « La place du politique dans une conception pluraliste des principes de justice », in Joëlle Affichard, Jean-Baptiste de Foucauld (dir.), Pluralisme et équité, Commissariat du Plan, Paris, Éditions Esprit, p. 71-84.
10.1017/CBO9780511819025 :Sen A. (1993), « Capability and Well-Being », in Nussbaum M., Sen A. (eds), The Quality of Life, Oxford, Oxford University Press, p. 30-53.
Simmel G. (1987), Philosophie de l’argent, Paris, PUF (Trad. fr. de Philosophie des Geldes, 1977, Dunker & Humblot, Berlin).
Theret B. (1999), « L’effectivité de la politique économique : de l’autopoiièse des systèmes sociaux à la topologie du social », L’Année de la régulation, volume III, p. 127-168.
10.3917/cep.040.0079 :Theret B. (2001), « Saisir les faits économiques : la méthode Commons », Cahiers d’économie politique, no 40-41, L’Harmattan, p. 79-137.
10.4000/ei.732 :Theret B. (2003), « Structure et modèles élémentaires de la firme : une approche hypothético-déductive à partir des Insights de John R. Commons », Économie et institutions, no 2 – 1er semestre 2003, p. 141-166.
Weber M. (1995), Économie et société, Paris, Agora pocket, Plon.
Notes de bas de page
1 On peut montrer que la rationalité instrumentale est nécessairement utilitariste (les désirs de l’homme se portent sur des biens, qui apportent une satisfaction personnelle) et qu’inversement la rationalité utilitariste est instrumentale (Billaudot, 2004a). Rappelons que cette hypothèse est celle qui est normalement faite en science économique, les hétérodoxes étant ceux qui s’en écartent.
2 Fitoussi (2004 : 44).
3 Cité par Fitoussi (2004 : 12).
4 Joseph Schumpeter nous invite à distinguer vision et théorie : il y a toujours une vision à l’amont de toute théorie positive ayant pour objet d’expliquer des faits observés dans tel ou tel domaine ; en l’occurrence, une vision de ce domaine ; cet amont, dans lequel la science n’est pas encore détachée de la philosophie, est à la base des hypothèses qui sont au point de départ de la théorie et leur donne sens. Ce dont on a besoin pour penser les rapports entre l’économie et la démocratie, c’est d’une vision de la modernité.
5 Par époque moderne, on entend celle qui commence en occident à la Renaissance en étant marquée factuellement par la découverte de l’Amérique, l’essor de la science et une philosophie qui n’est plus la servante de la religion.
6 C’est un animal politique pour Aristote ou encore un être doté d’un sens moral relevant de l’impératif catégorique de Kant – « agis de telle façon que la maxime de ta volonté puisse servir en chaque cas comme principe d’une législation universelle ».
7 Les avancées des recherches en science économique (Arrow, 1973, 1974) et en science politique (Buchanan & Tollison, 1972) ont été en grande partie motivées par la perception de l’inconséquence de la représentation classique en termes de couplage marché-État. Elles ont conduit à la formation d’une vision unitaire transdisciplinaire, celle qui est à l’amont des diverses théories du choix rationnel développées en économie (théories des contrats), en science politique (public choice), en droit (analyse économique du droit) et en sociologie (Coleman, tout particulièrement). Toutes ces théories font partie de ce que j’appelle, à la suite de Hall et Taylor (1996), l’institutionnalisme rationnel : la formation des règles est pensée à partir de l’hypothèse de rationalité instrumentale (Billaudot, 2004a). D’une problématique théorique à l’autre, les propositions en la matière diffèrent. Ainsi, en économie, certains pensent la firme comme un nœud de contrats marchands (théorie des équipes de Alcian et Demsetz, théorie reposant sur le modèle de l’agence de Fama et Jenkins, etc.), tandis que d’autres – les néo institutionnalistes de la théorie des coûts de transactions (Coase, Williamson, North) – opposent la firme (coordination par la hiérarchie) au marché (coordination par les prix). Selon cette vision, le problème à régler pour que la coordination entre les agents se réalise est avant tout un problème d’incertitude, bien mis en évidence par la théorie des jeux non coopératifs (que va faire l’autre en interaction avec ma propre action ?). Il n’y a donc pas, dans l’analyse de la formation des règles, de distinction à faire entre règles techniques et règles sociales. La principale différence entre la vision que l’on va construire et cette vision réside, on va le voir, dans le fait de faire cette distinction, parce que les règles sociales créent des inégalités qui doivent être justifiées, le principal problème de coordination retenu étant alors la présence de conflits de prétentions.
8 Plus généralement, cela tient à l’existence de failles du marché économique, c’est-à-dire d’externalités (au sens large). Par externalité, on entend alors toute interaction (positive ou négative) entre individus qui ne passe pas par le marché économique – qui ne peut faire l’objet du paiement d’un prix. Internaliser une externalité signifie alors instituer un tel paiement – voir, par exemple, l’institution des droits à polluer en matière de pollution (externalité négative).
9 Ils sont rivaux – sa consommation par l’un ne permet plus sa consommation par d’autres – et excludables – on peut exclure qui on veut de sa disposition lorsqu’il est produit (attribuer des droits de propriété à certains et pas à d’autres sur ce produit).
10 Dans cette problématique, les biens publics sont ceux qui sont à la fois non rivaux (leur consommation par l’un n’enlève rien à la possibilité qu’il soit consommé par d’autres) et non excludables (chacun peut en disposer librement dès lors qu’ils sont produits).
11 Celle-ci ne doit pas être confondue avec l’ultra libéralisme ou avec le sociallibéralisme, qui sont deux versions particulières opposées du néolibéralisme (Billaudot, 2004c). L’ultralibéralisme en reste aux fonctions régaliennes de l’État, en considérant que toute règlementation de l’État visant à surmonter une faille du marché (économique) va faire l’objet d’une capture. Le social-libéralisme fait une place à l’État pour surmonter les failles du marché.
12 En s’en tenant à la vision marxienne de la modernité, on n’a pas à se préoccuper des critiques dont la théorie marxiste du capitalisme peut faire l’objet. Autrement dit, on peut adopter cette vision sans être marxiste.
13 Cette vision n’est donc porteuse d’aucune distinction conceptuelle forte entre marché et capitalisme, proposition qui est par ailleurs conservée dans (Caillé, 2005).
14 Marx retient, en effet, que « dans la production sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré donné du développement de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports forme la structure économique de la société, la fondation réelle sur laquelle s’élève un édifice juridique et politique et à quoi répondent des formes déterminées de la conscience sociale » (1963, p. 272).
15 Je ne reviens pas, ici, sur la façon dont Gramsci (voir Grisoni, Maggiori, 1973) d’un côté et Poulantzas (1968) de l’autre en proposent une théorie, afin de combler le manque que l’on peut constater chez Marx à ce propos – la formule consacrée qui rend compte de ce manque étant que le politique est traité « en creux » dans Le Capital. Voir (Billaudot, 1996 : 52-53).
16 Voir Lyon-Caen et Jeammaud (1986).
17 Voir à ce sujet la thèse de Aglietta (1974) pour les USA et le travail collectif du CEPREMAP (1997) pour la France.
18 On doit aussi conserver cette autre idée de Marx, qui est le corollaire de la précédente, selon laquelle un saut qualitatif n’est que l’effet du cumul de changements quantitatifs au-delà d’un certain seuil. Une idée que Thom et Mandelbrot précisent en disant que ce sont nos outils d’analyse qui nous font voir une rupture là où il n’y a qu’une accélération d’un processus de changement permanent (Duperthuy, 2005). Sans exclure pour autant la création de ce processus de changement permanent.
19 La vision proposée par Robert Boyer (voir le schéma page 28 de 2004) ne répond qu’en partie à ces exigences. Elle reste très marxienne quand aux positionnements respectifs de la sphère politique et de la sphère économique (schématisation verticale) même si elle postule une autonomie relative du politique.
20 Cette problématique est proche de celle d’Alain Caillé (2005) – il l’a rappelée dans son introduction à cet ouvrage. Les deux propos procèdent d’une même démarche visant à sortir de la science économique pour penser l’économique moderne. Toutefois, l’analyse développée n’est pas exactement la même. Alain Caillé retient notamment, en continuité avec la vision marxienne, qu’il n’y a pas de distinction conceptuelle forte entre marché et capitalisme. Nous allons voir que, dans la vision que je propose, une telle distinction est construite et que c’est, en revanche, l’économique et le capitalisme qui ne peuvent faire l’objet d’une distinction conceptuelle forte. Ce sont, pour l’essentiel, les conceptualisations du marché et du politique qui diffèrent. Il y a accord sur le fait que sortir de la science économique consiste à soustraire l’économique « au monopole des économistes pour le placer sous les regards croisés de l’anthropologie, de l’histoire, de la philosophie et de la sociologie », mais non sur la conclusion qu’« au bout du compte l’économique se trouve ainsi replacé dans la perspective du politique » (quatrième de couverture de 2005). En sortir signifie pour moi développer une analyse à l’amont de toute division préalable entre sciences sociales qui soit à même de penser conjointement l’économique et le politique de la société moderne, sans tomber alors dans l’un des deux travers préjudiciables à sa compréhension ; à savoir, soit réduire la démocratie à un système d’organisation du politique comme le font conjointement les deux propositions que l’on a très brièvement résumées au début, soit placer le politique au-dessus de l’économique moderne comme le fait Caillé, me semble-t-il, sans donner alors de place distincte à l’éthique. C’est l’hypothèse d’un côte à côte qui est défendue ici, mais différemment de ce qu’il en est chez Baechler (1995) et Théret (1999).
21 Cette proposition vaut déjà pour les objets qu’on appelle des outils, le « marteau » étant par exemple séparé du « tournevis » par des normes concernant leurs modes de fabrication et leurs usages respectifs.
22 Giddens (1987) parle à ce propos de dualité du structurel.
23 Louis Dumont (1977) appelle le premier l’économie et le second la politique. Je ne le suis pas, en réservant ces termes à des registres de socialisation (voir infra).
24 Je ne retiens donc pas la vision « symétrique » de Bruno Latour qui met sur le même plan les hommes et les choses, tout en partageant sa critique de la science sociale lorsqu’elle traite de la socialisation sans prendre en compte les choses qui sont alors en jeu – voir (Dosse, 1995). Il va de soi, aussi, que je partage son point de vue selon lequel la « nature » dont il s’agit, en tant qu’elle est posée comme extérieure à l’homme, est une catégorie moderne. Dans les sociétés traditionnelles, l’homme n’a pas cette perception ou représentation ; il est de la nature, il fait partie de la nature. La nature ainsi envisagée englobe la « nature » au sens moderne. On verra in fine que l’enjeu d’un dépassement postmoderne de la modernité est l’abandon de cette idée que la nature est un simple « extérieur » que l’homme peut exploiter sans retombées sur sa propre vie.
25 Berthoud (2002 : 9).
26 Ce registre est ce que Polanyi (1986) appelle l’économie au sens substantif : « le sens substantif provient de ce que l’homme est manifestement dépendant de la nature et des autres hommes pour son existence matérielle. Il subsiste en vertu d’une interaction institutionnalisée entre lui-même et son environnement naturel. Ce procès est l’économie ; elle lui offre les moyens de satisfaire ses besoins matériels » (p. 21, souligné par nous).
27 Voir notamment Baechler (1995).
28 Ces différents aspects ne sont pas relatifs aux effets de l’activité, et en particulier à sa finalité. Ils s’attachent respectivement aux ressources (ou moyens) mobilisées pour l’aspect économique, au lieu (territoire) de l’activité pour l’aspect politique, à la personne qui s’active (à son corps biologique) pour l’aspect domestique et au sens communiqué pour l’aspect symbolique (voir infra).
29 Par activité, j’entends toute façon pour un être humain d’occuper son temps en un lieu donné, caractérisé par un certain environnement, en mobilisant des ressources et en étant capable, si on lui demande, de communiquer un sens subjectif à cette activité. Toute activité a des effets ou résultats. Sa finalité est l’un de ces effets, un effet sur la personne qui s’active ou un effet sur une autre activité. C’est l’effet essentiellement visé par l’agent qui s’y livre ou par celui qui la commande lorsqu’elle est menée en situation de subordination. On ne peut remonter à la finalité qu’en ressaisissant la signification. Cette définition est une appropriation de celle de Weber pour qui une activité est « tout comportement humain (peu importe qu’il s’agisse d’un acte extérieur ou intime, d’une omission ou d’une tolérance) quand et pour autant que l’agent ou les agents lui communiquent un sens subjectif » (1995 : 28).
30 Dé-encastrement ou dé-enchâssement sont deux traductions possibles du disembeddedness dont parle Polanyi (1983).
31 Sauf à traiter la signification comme le fruit d’une aliénation, en considérant que ce que les gens disent de ce qu’ils font est sans importance pour comprendre ce qu’ils font. Ce n’est pas le point de vue que je retiens, en empruntant le tournant pragmatique dont parle François Dosse – « ce tournant pragmatique accorde une position centrale à l’action dotée de sens, réhabilite l’intentionnalité et les justifications des acteurs dans une détermination réciproque du faire et du dire » (1995 : 12).
32 Dépersonnalisé veut dire qu’il n’y a plus une personne physique (prince, roi, empereur) ou symbolique (dieux, Dieu) qui préside à l’institution en question sous une certaine forme.
33 D’un côté, la monnaie assure la liberté du citoyen en permettant l’extinction de la dette (elle élimine le rapport de dépendance qui est constitutif du don/contre don). De l’autre, la citoyenneté est au fondement de la confiance dont procède la monnaie. Plus précisément, elles sont couplées sous l’égide d’un droit dépersonnalisé dont naît l’individu (physique ou moral). Celui-ci est à la fois sujet monétaire et citoyen (on laisse de côté le nom, ainsi que l’ordre domestique qui en découle – comme chez Théret, cet ordre n’est pas dé encastré).
34 Ainsi une activité de production d’ordre économique est celle qui consiste à produire pour vendre contre monnaie et à apprécier son intérêt par le résultat en monnaie à laquelle elle conduit (le revenu pour un producteur indépendant ou le profit pour une entreprise salariale). De façon plus générale, ce qui caractérise une activité d’ordre économique n’est pas seulement qu’elle contient une opération monétaire s’il s’agit d’une transaction (ce qui est le cas pour le paiement d’un impôt ou une partie de cartes entre amis avec de petites mises en argent) ou qu’elle participe d’une série téléologique débouchant sur une telle transaction. Cette opération est alors centrale : c’est elle qui donne sens à l’activité ; autrement dit, la signification repose sur cette opération (ex : on se rend chez le boulanger pour acheter du pain, non pour rencontrer la boulangère ou lui rendre un service).
35 Cette réciprocité « détaillée en trois obligations, celles de donner, de recevoir et de rendre » (Caillé, 2005 : 60) a été mise en évidence par Mauss (1966). Caillé nous rappelle qu’« au fondement de cette réciprocité, règnent deux principes […] : la logique du prestige et la règle de la non-équivalence » et que « l’échange symbolique est un échange entre sujets qui entretiennent, grâce à lui, des relations de personne à personne » (2005 : 60-61). J’ajoute que cet échange, pour ces raisons, ne peut être codifié dans le langage du droit moderne. Ce qui survit en modernité de cette logique, qui procède de la tradition, est une transformation de celle-ci en « cité » au sens de Boltanski et Thévenot (1991), celle qu’ils appellent la cité domestique (voir infra).
36 Voir Giddens (1994).
37 Autrement dit, ce « marquage » ressort de la signification de l’activité, du sens communiqué. Par exemple, quand une personne donne le sens de son activité consistant à acheter du pain dans une boulangerie (activité d’ordre économique), elle indique qu’elle achète du pain. Ce n’est pas le lieu (aspect politique) ou ses liens biologiques (aspect domestique) qui est mis en exergue. À l’inverse, la dimension de nature économique de l’activité consistant à aller se coucher et dormir n’est pas marquée : la personne dit qu’elle a besoin de se reposer ; elle ne met pas en exergue qu’elle va utiliser un lit.
38 On comprend alors pourquoi, à l’époque d’Aristote, les activités couramment qualifiées d’économiques sont celles qui sont réalisées à l’intérieur du domus (à l’exclusion de la chrématistique), tandis qu’il s’agit à partir du XVIIIe siècle de celles qui sont réalisées hors du domus, à l’échelle d’un espace politique – celles qui relèvent de l’économie politique dont traitent les classiques (Smith, Ricardo, etc.).
39 Ce sens résulte d’une appropriation critique des apports de Spinoza (voir Lordon, 2003) concernant le conatus, de Commons (1931-1934) concernant la transaction et les logiques d’ordre qui président à tout going concern, de Giddens (1987) concernant le pouvoir et la convertibilité règles/ressources et enfin de Boltanski et Thévenot (1991) concernant la justification. On n’explicite pas cette appropriation critique dans ce chapitre. On se limite incidemment à quelques indications à ce sujet en note. S’agissant de Commons, qui est un institutionnaliste américain de la première moitié du XXe siècle avec Veblen, le problème que pose son analyse est qu’il s’intéresse aux transactions économiques, sans que l’on sache dans quelle mesure cette analyse a un caractère général – ces transactions seraient alors celles qui assurent la circulation de « choses » considérées comme des richesses (y compris l’esclave ou la force de travail du salarié, ainsi que la monnaie et la terre) – ou ne vaut que pour la société moderne ; en effet, il ne fait pas la distinction, construite dans la partie précédente de ce papier, entre ce qui est de nature économique et ce qui est d’ordre économique.
40 Giddens (1987 : 318). En ce sens, le pouvoir n’est confondu ni avec l’autorité qui naît de l’abandon par un individu à quelqu’un d’autre de son pouvoir de faire quelque chose ni a fortiori avec la subordination (autorité hiérarchique) associée à l’aliénation définitive (esclavage) ou temporaire (servage, salariat) de son pouvoir de s’activer. Il est « engendré dans la reproduction des structures de domination et par elle » (p. 320), ces structures étant les deux niveaux dont on a fait état dans la partie précédente.
41 Il y a lieu de préciser que cette dépendance est réciproque : les personnes sont dépendantes l’une de l’autre en cas de transaction bilatérale ou les unes des autres dans le cas où elle est multilatérale, en ce sens que telle activité de l’une ne peut avoir lieu ou se conclure qu’en raison de la réalisation d’une activité de l’autre ou d’autres – ce qui implique un intérêt commun à arriver à un accord (Théret, 2001 et 2003).
42 L’« ordre tiré du conflit », c’est-à-dire les règles opérantes grâce auxquelles la transaction peut se nouer et se reproduire dans le temps, procède d’une « action collective en contrainte, en libération et en expansion de l’action individuelle » (Commons, 1934 2e vol. p. 73). En conséquence, ce n’est pas parce qu’une solution de coordination a été trouvée que le point de vue commun des personnes coordonnées est que cet ordre est un bien. Je considère que l’ordre, au sens où en parle Commons, peut être un « désordre établi » selon l’expression retenue par Emmanuel Mounier, auquel je reste fidèle en ne rejoignant pas Ricœur (1995a). Je ne discute pas de ce qui distingue cette conception de l’ordre social de celles que proposent respectivement Baechler et Luhmann. Pour Baechler, il importe que « chaque ordre puisse développer sa logique propre et que toutes les activités sociales ne soient pas concentrées dans un seul ordre » (1985 : 64). Ici, un ordre n’est pas référé à une logique, ce qui serait le cas si on identifiait l’économique par la présence d’une logique d’enrichissement (voir infra).
43 De plus, comme le retient Commons (voir supra), elle assure une expansion de l’action individuelle, comme c’est le cas de celle d’une personne employant un salarié ou d’un officier commandant à ses hommes.
44 On retient la distinction de nature empirique de Weber qui prend en considération la façon dont la validité de la règle est garantie extérieurement, soit « par la chance que, si on s’en écarte à l’intérieur d’un groupe d’hommes déterminé, on s’expose à une réprobation (relativement générale et pratiquement perceptible) » pour la convention et « par la chance d’une contrainte (physique ou psychique) grâce à l’activité d’une instance humaine, spécialement instituée à cet effet, qui force au respect de l’ordre et châtie la violation » pour la règle de droit (1995 : 68).
45 Elles sont dites idéales typiques, au sens de Weber.
46 Cette grille d’analyse s’applique, par exemple, à la forme de règlement de la transaction salariale qui est instituée en France au début du XXIe siècle : celle-ci combine de la rationalisation (smic ; conventions collectives étendues par la puissance publique), de la direction (le salarié travaille sous les ordres de l’employeur) et du marchandage (le salarié est, en principe, libre de choisir son employeur, etc.) ; au regard de la forme fordienne des années soixante, il y a eu un net déplacement vers le marchandage au détriment de la rationalisation.
47 Il peut s’agir d’une instance « extérieure » opérant comme arbitre (ex : l’État, en matière de transactions d’ordre économique), d’un accord entre partenaires sociaux représentatifs des groupes sociaux en conflit (ex : convention collective) ou de la communauté des personnes concernées en tant qu’elle est le cadre de processus d’auto organisation (convention individuelle commune).
48 Commons retient que « la répartition est la caractéristique particulière de l’action concertée qui édicte des règles pour les transactions de management et de marchandage » (1934 : 761). En se limitant aux transactions économiques (voir note supra), Commons parle de trois types de transaction : les bargaining transactions, les managerial transactions et les rationing transactions, ce qui est couramment traduit par transaction de marchandage, transaction de management et transaction de répartition (de préférence à rationnement). En considérant qu’il s’agissait de modes de règlement transverses à toutes les sortes de transactions, l’appropriation réalisée a consisté (1) à étendre cela à toutes les sortes de transaction et (2) à parler de direction pour la seconde et surtout de rationalisation pour la troisième, soit un terme qui s’accorde avec sa position de surplomb – ce qui conduit à distinguer la rationalisation comme principe général et la rationalisation proprement dite comme forme polaire. Le choix de ce terme est justifié sous peu.
49 Rappelons que la traduction courante de going concern est une affaire qui tourne. Plus généralement, c’est un rapport qui va, ou mieux un processus de mise en rapport (ce processus étant inscrit dans la durée, il est toujours en train d’aller). Bruno Théret parle à ce propos d’une « organisation collective dynamique » (2003 : 147).
50 On doit cette distinction entre institutions et organisations à Douglass North (1990, 2005).
51 Voir Descombes (1996).
52 (Giddens, 1987 : 244).
53 (Giddens, 1987 : 323). Concernant les concepts de ressource-externalité et de patrimoine, voir (Billaudot, 2004b, 2005).
54 Un réseau est une organisation dont le patrimoine comprend seulement des ressources d’autorité – des ressources nécessaires à l’établissement d’activités relationnelles –, les organisations ordinaires qui sont membres du réseau disposant chacune de son propre patrimoine comprenant des ressources d’autorité et surtout des ressources d’allocation – des ressources nécessaires à la réalisation d’activités proprement dites (non relationnelles). La distinction entre ressources d’allocation et ressources d’autorité est fondamentale chez Giddens.
55 Si la rationalisation, relevant d’une appropriation de l’apport de Commons, est ce lieu, il s’agit de celui dont parlent Boltanski et Thevenot, avec leurs cités, dans « De la justification » (1991). Le premier principe (commune humanité) et le troisième principe (égal potentiel d’accès aux différentes positions sociales) constitutifs d’une cité ne font qu’exprimer la présence de la citoyenneté. Mon appropriation de cette théorie consiste en premier lieu à l’historiciser de cette façon. Elle consiste ensuite ne pas confondre la justification sociale commune des règles dont il est question avec la rationalisation et la justification individuelle des actes rationnels, qui révèle le degré d’engagement de la personne qui parle (voir infra).
56 Il revient au même de parler de processus de modernisation que d’avènement de la modernité, à partir du moment où on ne confond pas la dite modernité avec telle ou telle forme particulière d’existence de celle-ci et où on ne considère pas qu’il s’agirait d’un état acquis une fois pour toutes. On peut dater le commencement de ce processus en Grèce, noter qu’une étape en a été ensuite la civilisation andalouse avec notamment Avéroes, retenir que le saut qualitatif majeur qui intervient dans son cours est celui qui se produit en Europe occidentale avec la Renaissance et les Lumières et qualifier la dynamique dans laquelle sont présentement engagés nombre de pays du Sud comme une dynamique de modernisation ou encore une transition à la modernité.
57 Bessy et Favereau (2003). Dans l’acte fondateur de l’Économie des conventions (Dupuy et alii, 1989), il est question de « convention constitutive » de conventions courantes. Voir aussi Eymard-Duvernay, 2004.
58 L’échelle de grandeur des personnes et des biens change, ainsi que les épreuves qui organisent ces classements. Au plan des personnes, les « grands » d’une cité sont ceux qui consentent à un investissement sans lequel le bien commun ne serait pas. L’inégalité entre les « grands » et les « petits » est juste parce que, si on se propose de la supprimer, la situation des « petits », ceux qui n’ont pas investi pour le bien commun, va se dégrader. Le critère d’équité est donc celui de Rawls (1971), si ce n’est que, dans la théorie des cités, les discours de justification ne sont pas tenus sous le voile d’ignorance (de la position sociale de celui qui parle).
59 Bien évidemment, la convergence sur un principe peut se réaliser (voir infra), mais ce n’est pas la solution la plus courante. Il n’en reste pas moins qu’en règle générale un principe domine. Précisons que cette coexistence va plus loin que le simple constat qu’ici c’est à telle valeur que l’on se réfère et là à telle autre. C’est à propos de telle solution de règlement en tel domaine que l’on constate une telle coexistence.
60 En ce sens, toute activité n’est pas justifiable ; la personne peut, en effet, reconnaitre que ce qu’elle a fait est mal (éthiquement ou moralement) selon la propre idée qu’elle se fait de ce qui est bien et de ce qui est mal.
61 À noter que Boltanski et Thévenot retiennent que le principe (de bien) supérieur commun de la cité marchande est la concurrence. Mon appropriation, par mise en rapport avec Commons, me conduit à dire qu’il s’agit de la liberté, la concurrence n’étant pas nécessairement constitutive du marchandage (ex : le marchandage entre deux responsables d’ateliers successifs d’une même usine concernant la date de livraison d’une pièce du premier au second ou celui qui peut avoir lieu entre les membres d’un couple). Par ailleurs, il semble bien que le seul principe de justice que retienne A. Sen soit celui-ci, ce qui explique à la fois la place qu’il accorde au marché comme mode de coordination et sa difficulté à appréhender les autres, notamment l’État qui relève du collectif.
62 Le premier correspond à la cité dite marchande de Boltanski et Thévenot (à ne pas confondre avec l’économique), le second à la cité industrielle et le troisième, à la cité civique (à ne pas confondre avec le politique). Il y a effacement progressif du collectif lorsqu’on s’éloigne du pôle R : au pôle B (marchandage) et au pôle M (direction) le collectif ne dit plus rien d’autre, aux parties prenantes de la transaction, que « vous êtes libres de régler vos différents comme vous l’entendez, sans autorité particulière de l’un d’entre vous » (B) ou « c’est l’un d’entre vous qui décide de tout » (M). De même, il y a effacement progressif de la liberté lorsqu’on s’éloigne de B et effacement progressif de l’efficacité lorsqu’on s’éloigne de M.
63 Voir (Boltanski, Chiapello, 1999).
64 Le dépassement de la modernité en postmodernité (société postmoderne) implique le remplacement de l’un de ces piliers par un autre, en l’occurrence l’efficacité par la soutenabilité (on y revient en conclusion).
65 L’expression « conduite en monnaie » doit être entendue au sens fort. Comme on l’a déjà indiqué, cela n’implique pas seulement que la transaction en question comprenne une opération monétaire (un transfert de droits comptés en monnaie), puisque le paiement d’un impôt n’est pas une transaction d’ordre économique. Ce n’est pas non plus, seulement, un échange monétaire, c’est-à-dire une transaction qui couple deux opérations de transferts entre deux personnes, le transfert d’une chose et, en contrepartie, un transfert de monnaie correspondant au prix convenu pour cette chose. Une transaction d’ordre économique est un échange monétaire dépersonnalisé, c’est-à-dire un échange dans lequel le seul élément qui est pris en compte est ce prix (sans considération particulière pour la personne avec laquelle la transaction a lieu). Il s’agit, en tout état de cause, d’une transaction bilatérale.
66 Voir (Billaudot, 2001). Ces rapports sont des rapports sociaux qui règlent des conflits de prétentions. Ce sont des rapports sociaux complexes qui mettent en rapport des différents, à la différence de la monnaie et de la citoyenneté qui sont des rapports sociaux simples ne mettant en relation que des semblables et qui, pour cette raison, ne sont que des langages (voir supra).
67 S’agissant des autres relations de territoire, ce ne sont pas avant tout des transactions puisque la dimension personnelle l’emporte souvent. Elles ne sont donc concernées qu’au titre de leur dimension transactionnelle. Notamment les relations associées à l’économie sociale : si cette dimension personnelle s’efface, les organisations en question deviennent de simples organisations d’ordre économique.
68 Cela s’applique notamment aux rapports sociaux qui règlent les transactions d’ordre économique – commerciales, salariales et financières. Ces mises en rapport combinent des conventions et des règles de droit. Les règles de droit varient d’un segment à l’autre (ex : secteur public/secteur privé, pour le rapport salarial). Quand aux conventions, elles sont propres à la fois à un segment et à l’un des côtés de chacun de ces rapports (ex : les employeurs ou les salariés, s’agissant du rapport salarial) ou même à telle fraction d’un segment de l’un de ces côtés (ex : les employeurs du bâtiment).
69 Hannah Arendt considère que le pouvoir politique véritable réside dans la faculté des hommes d’agir de façon concertée et que sous les régimes totalitaires il est totalement anéanti. Elle considère donc que le dictateur totalitaire, à la différence du tyran d’un régime autoritaire, « ne se considère pas comme un agent libre ayant le pouvoir de mettre en œuvre sa volonté et ses caprices arbitraires mais comme l’exécutant de certaines lois qui lui sont supérieures » (1990 : 18), cité par (Pouchol, 2005).
70 Au même titre où on a considéré que les « types » de transaction de Commons étaient des modes de mise en ordre transverses à tout genre de transaction, on retient que les trois « types » d’actes de la vita activa de Arendt sont des degrés d’engagement dans l’activité transverse à tout genre d’activité. On ne doit donc pas confondre le travail, comme premier niveau d’engagement (animal laborans), et le travail comme nom de l’activité à laquelle on se livre lorsqu’il s’agit d’une activité de production, ce dernier pouvant relever de l’œuvre ou même de l’action.
71 Le propre de la démocratie représentative (dans l’ordre politique) est de globaliser les débats en organisant l’élection des représentants du peuple sur la base d’un affrontement entre de grandes orientations, à charge pour ces représentants de débattre et de trancher au cas par cas des lois à instituer, en conformité avec la loi fondamentale (la constitution). À propos de certaines lois, il y a alors une différence possible entre majorité à l’assemblée et majorité dans le pays.
72 Il s’agit, en l’occurrence, de la cité marchande pour le totalitarisme néolibéral, de la cité civique pour le socialisme « réellement existant » et de la cité industrielle pour 1984 de Orwell. Pour être tout à fait précis, il faut dire que le totalitarisme procède de l’effacement de toutes les autres cités au profit d’une seule pour le règlement de toutes les transactions, mais qu’il ne se réduit pas à cela. Cet effacement, qui peut être obtenu par un mélange de persuasion et d’intimidation (recours à la force), n’est qu’une porte d’entrée dans le totalitarisme, dans la mesure où on sort alors du champ des solutions d’ordre délimitées (l’appropriation de la seconde formule de Commons), c’est-à-dire celles qui excluent le recours à la violence. Pour le dire autrement, on sort du champ de l’éthique – le recours aux grandes valeurs qui peuvent être invoquées pour régler des conflits de prétentions sans violence.
73 Ce sont les autres cités de Boltanski et Thevenot (1991) ou celles qui peuvent voir le jour dans l’avenir.
74 Les propositions normatives de Aglietta et Rebérioux, (2004) vont dans ce sens.
75 Une troisième peut être rapidement évoquée. Elle concerne l’état actuel de la gauche (en France, et plus généralement à l’échelle mondiale). Alors que la droite est unifiée par la vision néolibérale (même s’il y a débat en son sein entre ceux qui se réfèrent à la vision « ultra » et ceux qui se réfèrent à la vision « sociale »), la gauche est profondément divisée entre une gauche réformiste qui a abandonné la vision marxienne et s’est rangée à la vision néolibérale (dans sa version socialelibérale) et une gauche de la gauche qui, peu ou prou, continue à être imprégnée par la vision marxienne (ou socialiste, si on préfère). La nouvelle vision proposée se présente comme une base permettant de la réunifier, avec un débat en son sein sur l’ampleur de la transformation à réaliser.
76 Voir (Billaudot, 2004d).
77 La coupure entre les objets et les sujets est, pour Bruno Latour, constitutif de la modernité, ce qui le conduit avec Michel Callon à dire « nous n’avons jamais été modernes ». Pour autant, je ne partage pas leur vision « symétrique » (voir l’analyse qu’en propose François Dosse dans L’empire du sens, Paris, La Découverte 1995). La capacité de communication avec l’autre par le langage représente un saut qualitatif dans le processus d’évolution, capacité qui ne fait que démultiplier le degré d’imprédictibilité de ce processus naturel (au sens large). Je suis, au moins d’accord avec eux, suivant en cela Ilia Prigogine et Isabelle Stengers (La Nouvelle Alliance, métamorphose de la science, Gallimard, Paris, 1979), pour retenir qu’il n’y a pas de différence de nature entre les sciences de la matière et de la vie et les sciences humaines, seulement une différence de degré d’imprédictibilité. Il n’y a pas d’un côté la « nature » qui serait soumise à des lois et de l’autre, la vie sociale qui serait le cadre de l’exercice d’un libre arbitre de l’homme.
78 L’institution de l’économique laisse place à l’entreprise salariale-capitaliste, mais la forme de cette entreprise n’est pas donnée. L’ordre économique est donc couramment marchand et capitaliste, même si ces caractéristiques ne font pas partie de sa définition (de son essence).
79 L’essentiel dans ce premier sens est l’ordre : il s’agit d’une mise en ordre de l’économie, d’une mise en forme de l’économique moderne. Plus concrètement, ce qui est visé est une société territorialisée dans laquelle : 1.- les relations monétaires ont été soustraites à l’informel ; elles sont réglées par le droit et ces règles sont des working rules, c’est-à-dire des règles qui sont suivies – soit des échanges ne sont plus principalement gouvernés par la norme de la réciprocité dans sa forme traditionnelle, soit ils échappent à l’arbitraire et à la corruption ; 2.- aucune place particulière n’est faite, dans cette formalistation, à des transactions d’échanges monétaires relevant encore de la réciprocité.
Notes de fin
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le développement solidaire des territoires
Expériences en Pays de la Loire
Emmanuel Bioteau et Karine Féniès-Dupont (dir.)
2015
Aide à domicile et services à la personne
Les associations dans la tourmente
Francesca Petrella (dir.)
2012
L'économie sociale entre informel et formel
Paradoxes et innovations
Annie Dussuet et Jean-Marc Lauzanas (dir.)
2007
L'économie sociale et solidaire
Nouvelles pratiques et dynamiques territoriales
Erika Flahault, Henri Noguès et Nathalie Shieb-Bienfait (dir.)
2011
L'entreprise en restructuration
Dynamiques institutionnelles et mobilisations collectives
Claude Didry et Annette Jobert (dir.)
2010
Épargnants solidaires
Une analyse économique de la finance solidaire en France et en Europe
Pascal Glémain
2008
Institutions et développement
La fabrique institutionnelle et politique des trajectoires de développement
Éric Mulot, Elsa Lafaye de Micheaux et Pepita Ould-Ahmed (dir.)
2007