Introduction à la première partie
p. 31-37
Texte intégral
1Il n’est pas exagéré de dire que l’effort de cadrage théorique des rapports entre économie et démocratie tenté dans cette première partie touche à la question centrale des sciences sociales. En effet ces sciences sociales modernes ont commencé à se constituer à partir de la fin du XVIIIe siècle dans le sillage de la « science nouvelle » des physiocrates et de l’économie politique anglaise impulsée par Adam Smith. Quelle part respective doit-il revenir à l’économie et quelle autre à la société, se demanderont les sociologues classiques dont les textes principaux, ceux de Marx comme ceux de Tocqueville, Pareto, Simmel ou Durkheim pourraient tous être aisément rangés sous le titre donné par Max Weber à son grand œuvre, Économie et société ? Encore, pour que les choses soient tout à fait claires, faudrait-il ajouter explicitement un troisième terme, celui auquel renvoie en fait le couplage des deux premiers, le terme « démocratie ». Économie, société et démocratie, voilà ce dont traite en effet la science sociale considérée dans son ensemble et dans sa dynamique historique.
2Plus précisément : quel doit être le bon rapport entre l’économique et le social pour que la démocratie puisse s’épanouir ? Et, réciproquement, le développement de l’ethos démocratique contribue-t-il au développement de l’économie, à la prospérité matérielle, et à l’harmonie des relations sociales ? Ou encore : l ‘ autonomisation de l’économie de marché par rapport aux contraintes sociales est-elle la condition nécessaire et suffisante du bon fonctionnement de la démocratie, comme le soutiennent les penseurs libéraux, et plus encore ultralibéraux ? Ou bien, comme l’estiment à l’inverse les auteurs d’orientation social-démocrate, justice et démocratie ne supposent-elles pas une certaine subordination du jeu du marché à des règles proprement sociales, le ré-encastrement du marché ? À moins, comme l’a cru un temps une certaine tradition communiste, que l’avènement d’une vraie démocratie, de la démocratie réelle, ne passe par l’abolition du marché ?
3Si ces questions ont été et demeurent aujourd’hui encore les questions centrales et récurrentes de la science sociale, c’est tout simplement parce qu’elles sont les questions centrales et récurrentes auxquelles doivent s’affronter toutes les sociétés modernes, les questions politiques par excellence. Chaque communauté politique existante se caractérise d’abord et au premier chef, pourrait-on montrer, par le type d’équilibre spécifique qu’elle tente d’établir entre économie, société et démocratie en fonction de son histoire, de sa tradition culturelle héritée, de ses ressources et de la place qu’elle occupe sur l ‘ échiquier à la fois géo et économico-stratégique mondial.
4Mais la question des rapports à établir et des équilibres à trouver entre économie, société et démocratie se pose aujourd’hui, en ce début de XXIe siècle, avec une ampleur, une acuité et une urgence toutes particulières, et à de nombreux égards dramatiques. Il y a une quinzaine d’années à peine, pourtant, l’avenir semblait s’annoncer sous des couleurs plutôt chatoyantes. L’optimisme était de rigueur. Avec la chute du Mur de Berlin en 1989, le pari d’instaurer la démocratie réelle sur le déni des contraintes du Marché et du Droit, le pari communiste, consacrait son auto-réfutation. Désormais, pensait-on un peu partout, le couplage de l’économie de marché, de la démocratie représentative et des Droits de l’Homme allait s’imposer à toutes les sociétés comme la seule formule viable. Celles qui n’y avaient pas encore accédé le feraient bientôt à travers des processus de « transition démocratique » plus ou moins rapides. De toute façon, suggérait le Consensus de Washington qui définissait alors la doctrine du FMI, la suppression des régulations sociales archaïques, la libération et la libéralisation du marché allaient entraîner rapidement croissance économique et enrichissement matériel. La démocratisation viendrait un peu après, mais nécessairement et inéluctablement.
5Peut-être, allait-on commencer à penser un peu plus tard, peut-être convient-il en fait de définir les règles de la « bonne gouvernance » avant de songer à une véritable croissance économique. Mais, en tout état de cause, marché et démocratie marchent ou doivent marcher la main dans la main, même si ce n’est pas tout à fait au même rythme et du même pas. Et de toute façon, énoncera Bill Clinton avant George Bush Jr. dans le cadre de la doctrine de la paix démocratique, l’universalisation de la démocratie est la condition sine qua non de l’établissement d’une paix mondiale universelle et perpétuelle. Poussons donc partout à la démocratie, facteur de paix. Et au besoin, imposons-la par la guerre et la domination, conclura Bush.
6Quinze ans après, affirmer que la promesse démocratique n ‘ a pas été tenue c’est encore trop peu dire. Inutile de détailler ici l’état du monde : explosion ahurissante des inégalités économiques et sociales, montée sans précédent de la criminalité organisée, multiplication des guerres tribales ethniques ou religieuses, massacres en tous genres, épuisement des ressources naturelles, montée en puissance de risques environnementaux ou climatiques majeurs, etc. Mais au-delà de ces réalités sur lesquelles chacun peut aisément se faire une opinion, le fait le plus grave, celui dont d’une certaine manière tous les autres procèdent est la perte de foi de plus en plus répandue en l’espérance démocratique, celle qui avait porté depuis deux siècles toutes les aspirations à un monde meilleur, plus humain, plus juste, plus vivable et plus fraternel. Non seulement, contrairement à ce qui était annoncé, la « transition démocratique » ne s’effectue guère (qu’on pense à la Chine, à la Russie ou à l’Afrique, par exemple) – sauf peut-être, de manière incertaine, en Amérique latine –, non seulement elle régresse, même, là ou elle semblait s’être tout d’abord amorcée, mais elle semble patiner, involuer sur ses terres de naissance, dans les pays occidentaux où la perspective de lutter contre les inégalités et pour une participation à la décision ne fait plus guère recette. Pire encore, la tentative d’imposer une domination militaire et économique occidentale (américaine et européenne) au nom des valeurs de la démocratie aboutit à la discréditer un peu partout en dehors de l’occident. Comment fera-t-on oublier les horreurs d’Abu Ghraib et de Guantanamo, et le fait qu’aucune des opinions publiques des pays alliés des États-Unis ne se soit un tant soit peu élevée et mobilisée contre elles ?
7Voilà le cadre général dans lequel se situent les contributions qu’on va lire. Détaillons les maintenant un peu.
La démocratie entre économie, marché et capitalisme
8La première partie débute par un court texte introductif d’Alain Caillé qui tente de situer l’ampleur du défi de pensée auquel nous devons nous confronter si nous ne voulons pas nous contenter d’opposer au cours du monde des bons sentiments et des proclamations aussi vertueuses qu’impuissantes. Parce qu’ils heurtent de front ce à quoi nous aimerions croire spontanément, trois points méritent une attention toute particulière : Il faut bien constater tout d’abord que partout dans le monde la part de l’autoproduction et de l’autarcie économique (comme celle de l’autosuffisance locale) se réduit en peau de chagrin, et que, réciproquement, nous sommes tous de plus en plus étroitement dépendants du marché pour la satisfaction de nos besoins proprement économiques. Par ailleurs, il serait illusoire d’espérer nous débarrasser de cette dépendance en se proposant d’abolir le capitalisme pour mieux développer le marché, car s’il est toujours permis d’utiliser le terme de capitalisme pour stigmatiser politiquement un fonctionnement pervers du marché, il n’en reste pas moins vrai qu’il n’est guère possible d’établir entre économie de marché et économie capitalisme une distinction conceptuelle claire et recevable. Enfin, il nous faut bien admettre que développement de la démocratie des modernes et développement du marché (et donc du capitalisme) ont été de pair jusqu’à présent, ce qui nous interdit toute condamnation sans nuances du marché et du capitalisme en tant que tels. Reste, on l’a dit, qu’ils semblent désormais divorcer, et qu’il nous faut donc explorer la question du « Que penser ? » et du « Que faire ? » à nouveaux frais.
9Mais, bien sûr, ces propositions font à leur tour problème. Quel est leur degré de solidité ? Quelles sont leurs implications véritables ? Quant au plan conceptuel, Bernard Billaudot, à la fois en proximité et en opposition aux formulations d’A. Caillé, pose que ce n’est pas entre marché et capitalisme qu’il y a continuité conceptuelle mais entre capitalisme et économie, et que c’est au contraire la différence entre marché et capitalisme qui est « construite » (et donc à déconstruire). Et quant aux implications, Jean-Louis Laville établit clairement que la coalescence tendancielle qui s’affirme entre économie, marché et capitalisme n’interdit nullement de plaider en faveur d’une économie plurielle, qui accorde moins de place au marché (et au capitalisme) et davantage à la redistribution étatique et à l’esprit de réciprocité qui est au cœur des dynamiques associatives. L’économie solidaire, sous toutes ses formes, représente la principale concrétisation actuelle de cette visée d’économie plurielle, et elle est indispensable à la concrétisation de l’idéal démocratique qui doit nécessairement s’étioler s’il devait rester cantonné au plan des principes ou du seul jeu politique et ne pas se traduire dans des réalités économiques.
10Il nous faut penser, donc, un ordre des faits économiques qui ne se réduise pas à la seule dimension du marché. Voilà qui implique, pour commencer, montre Jean-Paul Maréchal, que les économistes cessent de repousser les questions normatives, les questions de valeurs, à l’extérieur de leur discipline – de les externaliser –, qu’ils reconnaissent qu’elles en sont au contraire constitutives, et qu’ils s’emparent donc résolument du débat philosophique sur la justice et la démocratie – qu’ils l’internalisent, dont il nous livre un exposé très synthétique. Le plaidoyer pour une science économique plus vaste – une économie politique ? – rejoint celui de B. Billaudot qui aspire à une discipline économique unitaire, capable de penser la coextensivité de l’économique, du politique et de l’éthique.
11C’est dans cette direction que va Michel Renault en proposant de placer l’économie politique institutionnaliste élargie qui se dessine – capable de penser ensemble l’économie, l’éthique et la démocratie – sous l’égide et dans le sillage du pragmatisme américain, notamment celui de Dewey, ici exposé de manière très suggestive et convaincante. Et, de fait, il y a dans cette tradition – contemporaine de l’École sociologique française de Durkheim et de Mauss, et beaucoup plus proche d’elle qu’on ne le croirait spontanément –, tout un ensemble de prises de position à la fois épistémologiques et axiologiques, nécessaires à l’appréhension des conditions d’une démocratie délibérative, qui rencontrent un consensus croissant dans divers champs de la science sociale. Reste à les expliciter et à les systématiser davantage.
Variétés de la richesse
12Et à en tirer une série de traductions, d’implications et de conclusions économiques déterminées. Comment, plus précisément, interpréter en termes économiques l’idée d’économie plurielle, à la fois économie marchande mais aussi extra-marchande et même extra-monétaire ? À la suite des récentes propositions qui ont été faites ces dernières années pour redéfinir et élargir la notion de richesse – d’abord par Dominique Méda, puis par Patrick Viveret et, plus récemment, par Jean Gadrey –, Philippe Béraud et Franck Cormerais suggèrent, dans la perspective d’une « économie politique de la durée », de prendre en compte, au-delà de la valeur économique marchande, une valeur sociétale, produite par des innovations sociétales et reconnue et légitimée comme telle par un processus démocratique délibératif soucieux du long terme et de la durée.
13Une autre manière de raisonner est celle qu’esquisse de façon très intéressante Pierre Calame à partir d’une distinction entre quatre catégories de biens :
- Ceux qui se détruisent en se partageant (par exemple les écosystèmes).
- Ceux qui se divisent en se partageant mais qui ne naissent pas principalement de l’activité humaine et dont la répartition doit obéir, au titre de biens communs, à des principes qui relèvent davantage de la justice que de l’économie proprement dite (l’eau, par exemple).
- Les biens et services, fruits de l’activité humaine, qui se divisent en se partageant.
- Les biens qui se multiplient en se partageant (comme la connaissance, la créativité, etc.). « En faisant du marché une valeur absolue et le moyen infaillible de répartir rationnellement les biens, on prétend réduire les quatre catégories de biens à une seule et même catégorie, la marchandise », écrit P. Calame.
14Voilà qui situe admirablement les enjeux du débat sur l’économie plurielle et sur les rapports de l’économie et de la démocratie. La pérennisation de la démocratie, l’établissement d’une démocratie durable ne supposent-ils pas que les catégories de biens 1, 2 et 4 soient le plus possible produits, préservés et distribués hors marché ? Retour, toutefois de la discussion conceptuelle : cela n’implique-t-il pas qu’ils soient donc situés au moins en partie hors économie ? Mais, inversement, question et complications complémentaires : existe-il un principe de production et de distribution propre et naturellement adapté à chaque catégorie de biens. Si, comme l’écrit P. Calame le marché est bien adapté à la troisième catégorie, quels principes doivent présider à la distribution des autres : la redistribution, la réciprocité, le don ? Et quels acteurs : les États, l’opinion publique mondiale, les associations, les ONG ? Sans compter que rien n’interdit a priori de faire se chevaucher et s’entrecroiser divers principes… On voit la complexité des questions ainsi soulevées.
15Qu’il faut à la fois étendre encore mais aussi trancher. Et trancher, comme le montre Michel Doucin, par le recours au droit. Car, en définitive, toutes ces discussions à la fois théoriques, politiques et éthiques renvoient toujours à la même question ultime : qui a droit à quoi et au nom de quoi ? Lutter pour l’avènement d’un monde plus humain et plus juste, un monde qui réconcilie économie et démocratie, passe nécessairement par la lutte pour l’institutionnalisation de droits économiques, sociaux et culturels et, donc, pour la constitution de systèmes judiciaires capables de les énoncer ainsi que d’États suffisamment forts pour les faire respecter.
Incertitude des rapports entre économie et démocratie
16Au terme de ce premier ensemble de textes, d’ordre général, on lira la remarquable synthèse proposée par Philippe Hugon, qui aurait aussi bien pu ou dû figurer en introduction à cette partie puisqu’elle nous livre un examen très complet des diverses études consacrées aux rapports concrets, éminemment variables, entre économie et démocratie à travers le monde. La croissance économique favorise-t-elle la démocratie ? La démocratisation est-elle bonne pour la croissance ? La réponse est que ça dépend. Entre économie et démocratie, il n’existe pas de relation linéaire simple, ne serait-ce que parce que la démocratie est aussi plurielle que l’économie. « Les formes institutionnelles de la démocratie… ne peuvent être réduites aux modèles occidentaux, écrit Ph. Hugon. Les jeux de contre-pouvoir sont plus importants que le multipartisme ou la liberté de la presse1… La démocratie s’appuie sur des principes universels mais elle est un processus endogène résultant des pratiques conflictuelles des acteurs et non le fruit d’une imposition extérieure… (sa construction) doit partir des institutions “traditionnelles” et des modes de régulation des conflits propres aux diverses sociétés ». Thèse illustrée par le chapitre rédigé par Gregorio Vidal qui montre toutes les ambiguïtés et les insuffisances de la transition démocratique en Amérique latine en raison du fait que la démocratisation semble pour partie imposée de l’extérieur et n’être là que pour favoriser la mercantilisation de la société.
17Voilà qui nous reconduit à notre point de départ. L’idéal démocratique est désormais entré en crise parce qu’il se télescope et se confond de plus en plus avec la visée de la dissolution de la société dans le marché et l’économie. Marché et démocratie ont sur le long terme prospéré ensemble aussi longtemps qu’ils sont restés distincts, se tempérant en quelque sorte l’un l’autre et se nourrissant de leur opposition. Dès lors que la démocratie se transforme en ce qu’on pourrait appeler une démocratie de marché, elle ne survit plus que sur un mode rhétorique et idéologique.
18Les lecteurs qui ne sont pas passionnés par les débats et les considérations proprement théoriques (il y en a…) et qui pensent qu’en définitive le plus important ce sont toutes les pratiques concrètes de démocratisation qui s’inventent ici et là plutôt que les discours que les théoriciens tentent maladroitement de plaquer dessus, sauteront directement à la seconde partie dans laquelle ils trouveront une ample moisson de faits et d’analyses empiriques.
Notes de bas de page
1 Je comprends les motivations de cette affirmation mais je dois avouer que je la trouve malgré tout problématique. Que les formes de la démocratie soient diverses, soit, c’est une chose, mais que le refus de la liberté de la presse puisse en être une modalité, voilà qui est plus douteux.
Auteur
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