Conclusion
p. 209-213
Texte intégral
1L’œuvre fictionnelle d’Alasdair Gray s’inscrit dans une démarche de production d’un monde qui repose sur le décloisonnement des modes de représentation de l’Écosse. Dès la publication de Lanark, le projet d’écriture grayien était clair : il s’agissait de restituer à la nation, par le biais d’une alchimie symbolique et d’une production savante, une histoire et une parole qui l’arrachent enfin au non-lieu, non-temps et non-dit qui gelaient son imaginaire.
2La représentation du territoire doit néanmoins composer avec un état des lieux peu engageant : prise dans un espace tautologique postmoderne non borné, l’Écosse subit la menace constante de la dissolution et de l’effacement. Fragmentée en micro-espaces déréglés et incartographiables, la nation nous est d’abord apparue comme une mosaïque de signes discontinus et de cellules de cloisonnement condamnant l’individu à l’errance ontologique dans les méandres d’un labyrinthe urbain décivilisé. La cité gothique dysfonctionnelle a convoqué les figures de l’impasse et du purgatoire où le temps est suspendu, l’espace se gangrène et les êtres se fossilisent, tandis que les portes de la ville s’ouvrent grand au fantastique et à la dystopie, critique amère de la situation socio-politique dans laquelle l’Écosse s’est laissée enfermer. De texte en texte, Gray dénonce la relation équivoque des Écossais à leur passé, une relation qui repose souvent sur le déni de leur responsabilité dans la conception du piège qui les retient, comme le soulignait Cairns Craig, hors de la marche de l’histoire. La colère de Gray dans 1982, Janine à l’encontre d’une nation apathique (lui ne s’encombre pas d’euphémismes) est encore perceptible dans l’image d’une nation aporistique et dépressive qui, plutôt que de faire face à l’équivocité de son héritage, a choisi l’amnésie. Comme pour nier la nécessité impérieuse de faire ses comptes, l’Écosse a interrompu le temps, arrêté ses horloges et gelé sa mémoire, préférant l’inertie à l’aveu de ses lâchetés passées.
3Les représentations du corps allégorique frappent par leur violence et la propension des personnages aux attitudes autodestructrices et sadomasochistes. Le corps chez Gray, comme l’histoire, fait mal. Il est l’exutoire d’une détresse clairement imputée à l’incapacité d’une génération à vivre dans l’ici et le maintenant. L’écriture devient alors thérapie collective comme si, en l’absence de figures exemplaires, l’auteur reportait sur sa propre existence tous les espoirs d’une perfectibilité nationale. Travailler pour une meilleure nation, c’est d’abord imaginer, composer avec le réel, faire et écrire. Les modes d’auto-représentation de l’auteur en menteurs compulsif, bricoleurs incompris, vaillants guerriers, savants fous ou bien trop en avance sur leur temps ont pourtant démontré la réticence de Gray à proclamer trop vite ses avatars comme les concepteurs providentiels du remède à la fossilisation de l’imaginaire écossais. De façon très significative chez Gray, il faudra attendre la génération suivante – celle des fils de la créature – pour que l’Écosse s’arrache enfin à la catalepsie.
4S’il est un laboratoire de l’imagination, le texte ne propose pas de solution toute faite à ce que Gray identifie comme une atonie créatrice coupable. Les recherches formelles audacieuses, les jeux postmodernes exagérés et les phénomènes de surexposition de l’acte d’écriture conduisent ainsi à l’enchâssement au sein du texte de messages semi ou non verbaux et de modes de communication agrammaticaux qui interviennent comme en relève d’une parole qui s’assèche et s’épuise de ne pouvoir tout dire. L’examen des dispositifs picturaux et marginaux ainsi que les pratiques intertextuelles ont établi l’ambiguïté structurelle soigneusement ménagée par Gray afin de faire échapper ses textes à la catégorisation et les inscrire dans une zone littéraire délibérément trouble. À la fois piège et espace de liberté, le texte grayien se rend coupable de tous les forfaits, du plagiat à la flagornerie, mais n’oublie jamais de s’en accuser avec un zèle suspect. L’épilogue de Lanark a été le premier signe avéré du penchant pour la parodie (de genres, de textes et de styles antérieurs, ainsi que de l’ensemble des acteurs du monde littéraire, critiques et universitaires compris) et pour l’autoparodie. L’orientation métafictionnelle des ouvrages nourrit l’idée d’une littérature qui se jauge, se cherche et prend grand soin de ne pas encore se trouver.
5La logique productive à laquelle le projet de ré-imagination de l’Écosse semblait nous inviter doit donc être révisée : la réécriture d’un récit de fondation a bien lieu, mais Gray prend soin d’y intégrer le germe d’un doute qui nous empêche d’y souscrire tout à fait. Alors véritablement parole ouverte à faire circuler, à contester et à réviser, le corpus s’intègre à merveille dans ce que Jean-Jacques Wunenburger identifie comme le principe génératif de l’écriture du mythe :
D’une part [l’écriture] arrête la parole indéfinie d’un Mythos, elle lui fait prendre forme humaine, définie, elle l’incorpore dans des signes et un texte, à la différence d’une Parole indéfiniment répétée, rituellement identique à elle-même ; mais d’autre part, l’écriture, en donnant forme à cet excédent de sens, à cet excès informe, assure une déformation, une défiguration de ce qui cherche à se dévoiler ici et maintenant. La création est métamorphose, l’œuvre se fait à mesure que le mythe se défait, se vide de ses formes manifestes pour faire place à l’appropriation personnelle de sa forme latente. Le mythe féconde d’autant plus l’œuvre que la dissolution de ses enveloppes extérieures libère son énergie nucléaire, ou son noyau symbolique. Toute création est écart, distorsion de formes antérieures ; toute écriture est réécriture, qui déploie le mythe sans fin1.
6Gray ne propose pas de mythe hégémonique qui fixerait la meilleure nation devant voir le jour. Ce mythe, nous dit-il, l’Écosse devra le trouver seule, peut-être même ailleurs que dans la fiction. Les injonctions que l’auteur adresse à son lectorat orientent clairement vers un autre domaine du possible, celui de l’engagement politique. La conclusion du pamphlet cosigné par Gray en 2005, How We Should Rule Ourselves, est en ce sens parfaitement éloquent et rompt de manière franche avec l’« au revoir » rituel qui clôt ses fictions :
Alors votez ! Exprimez-vous ! Assurez-vous que vos parlementaires vous représentent vraiment. Si vous voulez un gouvernement responsable, votez pour un MP qui fera en sorte que ce soit le cas, et non pour quelqu’un qui se contentera d’obéir à son parti. C’est votre droit de souveraineté d’avoir un gouvernement qui vous répond à vous. Et c’est votre droit de souveraineté d’avoir un parlement qui y travaille sans relâche. Nous sommes un peuple souverain, alors agissons comme tel2.
7Le projet de « ré-imaginer Glasgow » ne pouvait être une fin en soi : au début du troisième millénaire, le temps est aussi venu de réclamer avec force une démocratie participative et une réforme non plus seulement parlementaire, mais aussi constitutionnelle3. Nous nous garderons toutefois de concevoir l’œuvre grayienne de 1981 à 2010 en termes de mutations d’une aventure (auto) fictionnelle scripturale (Lanark, Une Vie en Quatre Livres, 1981) en aventure autobiographique picturale (Une Vie en Images, 2010) et d’un projet fictionnel en projet politique. Il semble plus pertinent d’envisager ces différents volets du corpus dans les relations de coopération qu’ils entretiennent entre eux. C’est en effet la défiguration du mythe de la meilleure nation qu’opère la fiction qui autorise la déclaration d’engagement de l’auteur et son dévoilement autobiographique. En cherchant à dépasser les termes restrictifs du nationalisme culturel (différence, auto-préservation, décolonisation de la parole littéraire, homogénéité historique et culturelle…), Gray autorise la collusion du contextuel et du théorique ; au point d’impact, il y a, non plus l’émission d’une doxa identitaire – Deleuze et Guattari parleraient de ritournelle – mais le constat de son caractère obsolète. Gray appelle alors une perspective post-structuraliste : tout système appelle son paradoxe, qui devient système à son tour et convoque un nouveau paradoxe. Gray s’était attelé à des tâches (la réécriture d’un territoire et d’une histoire sujets à la multiplication des espaces et des temporalités, l’énonciation originale d’une subjectivité que toute forme de simplification reviendrait à mutiler) qu’il savait pertinemment être irréalisables. L’échec de telles entreprises étaient compris dans le projet initial d’écriture, puisque le chaos qui en résulte est encore fécond, l’impénétrabilité encore performative et le simulacre encore fonctionnel. Le renoncement à la carte, la subrogation de l’histoire par une hyper-réalité qui est peut-être le chemin le plus court vers le réel, l’anéantissement de la capacité du texte à déterminer la réalité du monde, tout participe du triomphe apparent de la confusion et de l’entropie. L’engagement de Gray dans sa fiction est à chercher dans ce beau paradoxe : il faut viser la synthèse, tout en s’assurant de ne surtout pas y parvenir4.
8Gray le nationaliste, Gray le postmoderne prenait sciemment le risque du contresens. Son écriture est constamment prise entre d’une part le désir de donner à la nation des formes fixes, et de l’autre une démarche qui déconstruit ces formes5 ; d’une part le symbolisme moderniste, de l’autre le déconstructionnisme (et donc l’anti-symbole) postmoderne. Gray, sans que cela nous étonne, s’y trouve bien à son aise. Le mythe d’une meilleure Écosse qu’il bricole puis désassemble pourrait alors être qualifié de contre-mythe, n’ayant finalement comme vocation que de démontrer sa propre aporie et de réorienter la quête. Aussi faut-il deviner dans la production de textes bricolés – recueils de nouvelles, romans et même Bella – l’anti-production des machines désirantes de Deleuze et Guattari, et dans les multiples personas de Gray la figure de l’artiste comme
maître des objets ; il intègre dans son art des objets cassés, brûlés, détraqués pour les rendre au régime des machines désirantes dont le détraquement fait partie du fonctionnement même ; il présente des machines paranoïaques, miraculantes, célibataires comme autant de machines techniques, quitte à miner les machines techniques de machines désirantes. Bien plus, l’œuvre est une machine désirante elle-même. L’artiste amasse son trésor pour une proche explosion, et c’est pourquoi il trouve que les destructions, vraiment, ne viennent pas assez vite6.
9Gray œuvre ainsi à provoquer l’explosion de deux notions a priori antinomiques, le nationalisme et le postmodernisme. Ce dernier apparaît finalement comme un instrument plus qu’une identité artistique immuable, puisqu’il permet surtout à l’auteur de s’interroger et d’interroger son lecteur sur les fondements empiriques d’un nationalisme hérité des Lumières, les replaçant par effet rebond sous les projecteurs de l’histoire. C’est précisément par cette mise en perspective que le corpus relance dans le temps présent et avec les outils symboliques du présent la quête du référentiel perdu. Il réussit ainsi à rétablir la boucle récursive d’autoproduction ou mouvement rétroactif de production de soi de la société écossaise dévolutionnaire. Autrement dit, dans les termes de Morin, sa culture.
Notes de bas de page
1 Jean-Jacques Wunenburger, « Le mythe de l’œuvre ou le discours voilé des origines », Jean-Jacques Wunenburger (dir.), Art, Mythe et Création, Éditions Universitaires de Dijon, 1998, p. 9-16, p. 14-15.
2 « So vote ! Speak ! Make sure that your representatives in parliament represent what you want. If you want accountable government, vote for an MP who will insist our government accounts for itself : not for one who will merely obey a party’s managers. It is your sovereign right to have a government that answers to you. And it is your sovereign right to have a parliament that works tirelessly to make sure this happens. We are a sovereign people. So let’s act like one. » How We Should Rule Ourselves, p. 55.
3 « Our four proposals for reform are : 1. We want all of the Crown’s prerogative powers to be abolished and, where necessary, replaced with legislation. 2. We want current freedom of information laws to be repealed and replaced with legislation that would secure genuinely open government. 3. We want our parliaments to be reformed so that all are democratically elected and so that all are able to operate freely, without the constraints of party loyalty. 4. We want the Crown and the queen to be removed from the constitution, with the monarch’s powers being transferred to the House of Commons. » Ibid., p. 48.
4 Voir Edgar Morin, La Connaissance de la connaissance, Paris, Le Seuil, 1986.
5 David Harvey, dans The Condition of Postmodernity, Oxford, Basil Blackwell, 1989, p. 43, en citant Ihab Hassan, parle alors d’« anti-formes ».
6 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et Schizophrénie, tome I, L’Anti-Œdipe, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. 39.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comparer l’étranger
Enjeux du comparatisme en littérature
Émilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert (dir.)
2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007