Chapitre III. Le texte vivant : trace et devenir
p. 143-208
Texte intégral
1La question de l’auto-représentation occupe une place privilégiée sinon prééminente dans le projet d’écriture d’Alasdair Gray. L’acceptation de l’image de soi, qu’elle s’envisage collectivement ou individuellement comme dans le cas de l’artiste, intervient en préalable à l’affirmation d’une présence et à la nécessaire rappropriation ou réinvention d’un univers fixe et distinct. Comme le lieu, le temps et le corps envisagés dans les deux premiers chapitres de cette étude, le texte n’échappe pourtant pas au principe d’inconstance qui régit le monde. Celui-ci est soumis à des forces oppositionnelles qui posent le texte en équilibre précaire entre fragmentation et hybridation, présence et absence, saturation et désaturation.
2La mise en page, l’insertion de signaux allogènes, les expérimentations typographiques comme l’usage même qui est fait de la langue suggèrent de manière encore symbolique la géographie d’un nouvel espace collectif qui convoque à nouveau les idées de frontières, de centres et de marges. Cette nouvelle matérialité du texte est clairement intégrée à la quête d’une image de soi qui, nous l’avons vu, vient à manquer à la fin du XXe siècle. La seconde renaissance littéraire écossaise s’insère alors dans une postmodernité qui se trouve précipitée par la déconvenue de 1979 laquelle se traduit par des jeux formels particulièrement audacieux chez nombre d’artistes contemporains de Gray1. L’impertinence dont ils font preuve est étroitement liée aux idées de dépossession et re-possession dont nous trouverons de beaux exemples dans les pratiques intertextuelles et les jeux postmodernes grayiens qui saturent les textes antérieurs à 1997. La traduction graphique de ces forces sur la page transforme le texte en « zone » à part entière, en territoire typographique où s’entrechoquent les textes et les images, où se consignent ce que Georges Letissier qualifie de « traces obsédantes2 », traces performatives qui, tout en autorisant l’inscription du passé, réorientent le regard vers l’après-texte et son « devenir » au sens deleuzien3. Le texte-paysage est aussi texte-mémoire qui matérialise sur la page l’engagement de l’auteur dans l’invention d’une nouvelle tradition littéraire (Hobsbawm n’est jamais loin4) et la fondation d’un mode d’expression artistique hybride, visuel et original : en un mot, une voix pour l’Écosse à venir.
3Le texte va alors s’affubler d’une différence en s’immisçant dans les interstices des formes qui lui sont imposées, allant jusqu’à revisiter ou déformer les trames du roman, faisant glisser les frontières entre les genres, peut-être pour mieux les rétablir ensuite. Car comme toujours chez Gray, l’écriture flirte avec son point de rupture au risque de verser dans l’excès et dénoncer ses propres failles. Le texte hyper-lieu et hyper-monstre s’attelle à l’assemblage ou bricolage des fragments en apparence disparates d’une culture d’artefacts que l’auteur se prend à stigmatiser en versant à l’occasion dans le collage grotesque d’éléments volontairement mal sélectionnés. L’élaboration par Gray d’un réseau intra-et intertextuel aussi complexe évoque bien sûr l’hyphologie barthésienne et l’auteur revendique d’ailleurs lui-même le piège qu’il tend à son lecteur. Cet aveu prévient d’emblée une interprétation maladroite qui voudrait que ce piège soit justement la chose que le texte contraint à se manifester. Bien au contraire, le livre se présente comme un espace discursif déployé dans le champ de l’intime, donnant à voir la corporéité du langage, de son exhubérance charnelle (iconotextes, calligrammes) à ses limites (blanc typographique, marge), offrant au lecteur une réelle aventure : le spectacle d’une construction identitaire.
4Les pages à suivre se proposent d’examiner les mécanismes qui donnent au texte le pouvoir de recommencer le monde dont atteste l’illustration de fin de table des matières de The Book of Prefaces. Là, l’ange enfin sorti du crâne qui l’emprisonnait depuis Unlikely Stories, Mostly contemple perplexe un auteur simiesque sorti tout droit – l’intertexte est significatif – de La Planète des Singes, occupé, le regard en coin, à taper sur son clavier. À droite, l’imprimante débite la phrase, encore empruntée et en cours d’écriture, qui nous servira de première clé interprétative : « Au commencement était le Verbe. »

Alasdair Gray, The Book of Prefaces, 2000
Corps étrangers
5Mais en vérité, au commencement était la page blanche. Comme en défi à la souplesse de ses éditeurs et à l’instar d’un Kurt Vonnegut auquel il rend brièvement hommage dans l’Epilogue de Lanark, Gray intègre au texte de riches systèmes de signes verbaux et non verbaux – documents iconographiques, encarts exégétiques, notes marginales et infrapaginales, colorisation et chiffrage du texte – qui font désormais office de signature. Cette marque de naissance du texte-créature grayien est faite d’ajouts, de rencontres ou de collages qui soulignent l’hétérogénéité de l’objet-livre et la démarche artisanale de son auteur. Si l’on peut effectivement parler de bricolage voire de puzzle référentiel, l’idée d’un assemblage horizontal de signes devra être confrontée à celle d’une résurgence verticale de signes préexistants, comme écrits à l’encre sympathique et remontant par entrefilets à la surface.
6Entre une sur-représentation zélée et l’érosion très postmoderne du matériau textuel, le texte n’est jamais lisse et laisse voir les dérives, affleurements et surgissements d’une parole ailleurs remisée dans le domaine de l’indicible. Jusque dans ses blancs lacunaires et ses espaces interstitiels, le texte proclame tout autant sa nouveauté que son caractère palimpsestuel. Ce second degré induit des phénomènes de diaphanéité, superposition et parfois même de dérèglement qui questionnent tout autant le contrôle exercé par l’auteur sur sa chose que le rôle qui incombe au lecteur.
Marge et métadiscours
7Le texte grayien signe un indéniable effort de figuration. Le lecteur se trouve de manière immédiate, souvent dès la jaquette amovible, face à un objet ostensiblement travaillé incluant des annotations, des jeux typographiques et une scénographie paginale qui font tantôt coexister, tantôt entrer en compétition le texte et son métadiscours. L’intérêt marqué d’Alasdair Gray pour les débordements du texte dans ses contre-allées, ces espaces qui de façon normative se devraient de rester blancs, laisse supposer que la marge répond à un choix stratégique de l’auteur de loger dans ce non-lieu textuel l’expression d’une parole autre, défendue, annexe ou liée à un excédent à visée pédagogique.
8L’occupation de la marge soulève des problématiques tant plastiques que temporelles qui prospèrent sur l’ambiguïté de la notion de marginalité. La marge, dans son acception la plus courante, suppose une répudiation et dévaluation par le centre, c’est-à-dire par une parole première qui aurait toute légitimité à repousser vers le dehors, au-delà même de la périphérie, ce qui aurait, en quelque sorte, échoué à son examen d’entrée. La parole produite en marge en acquiert un poids tout particulier : surgissant du blanc et s’y taillant furtivement une place, elle est la manifestation tangible de ce que le centre ne pouvait ou ne voulait concevoir et a donc une fonction performative non négligeable. La marge est encore le domaine de l’interdit, là où il ne ferait pas bon s’égarer, le non-texte qu’on nous apprend à laisser vierge pour que puisse y intervenir sinon la sanction, tout au moins la correction. Ce point est particulièrement saillant dans The Book of Prefaces et la colorisation des gloses marginales, cet effet de rouge qui place Gray en position de précepteur et ajoute un poids supplémentaire au métadiscours éditorial. Gray se charge aussitôt de neutraliser ce poids en faisant usage d’une technique de déflation courante dans ses paratextes : « si lire de petits caractères vous fatigue les yeux, merci d’utiliser une loupe. Elle vous aidera aussi à lire l’annuaire5. » L’effet chromatique rejoint le figural par l’écho instauré entre le rouge du texte et celui des illustrations : la couleur primaire qui prédomine dans l’ensemble de l’appareil paratextuel de l’ouvrage fait glisser la glose vers le pictural et la marge vers le cadre, venant dès lors non plus manifester un éparpillement du texte, mais au contraire garantir son intégrité. La même stratégie chromatique est utilisée dans Old Men in Love, où c’est cette fois le bleu roi des addenda marginaux qui assure la transition entre l’illustratif du paratexte et la part purement scripturale du roman.
9Le discours marginal ne s’insère toutefois que rarement dans une telle logique transitionnelle. Qu’il s’agisse de ces deux ouvrages ou de l’Epilogue de Lanark, l’intrusion de la parole éditoriale en marge du texte narratif (que celui-ci soit signé de Gray ou allogène, comme dans The Book of Prefaces) marque une volonté de faire coexister l’écriture et la critique présentée de ce fait comme simultanée et faisant partie intégrante de l’acte artistique. La fusion de l’objet et de son supplément met en lumière l’autre ambiguïté, cette fois temporelle et ontologique, de la marge. Alternativement ce qui n’est pas encore et ce qui est déjà fini, la marge est un lieu de rencontre, un entre-deux entre production et réception du texte. Elle devient une méta-zone intercalendricale qui décélère la lecture en induisant des phénomènes de va-et-vient entre le corps du texte et la marge, tout en précipitant voire court-circuitant le travail d’interprétation de son destinataire. La glose éditoriale se trouve alors prise entre inclusion et exclusion ; elle est soumise à des forces qui s’annulent l’une l’autre et figent le texte dans une postmodernité exemplaire qui rend l’œuvre à sa qualité d’artefact, c’est-à-dire de chose finie et réduite à sa matérialité paginale.
10La marge pose également la question de la légitimité de l’instance éditoriale. Par un effet de distanciation parodique bien illustrée en quatrième de couverture de Poor Things, Gray suggère un phénomène d’effraction du texte par un discours pseudo scientifique souvent qualifié d’hermétique et suffisant. On le sait, les relations de Gray avec la critique académique ont parfois été délicates. À ce sujet, l’iconotexte placé en fin du prologue de The Book of Prefaces exploite justement la polysémie du terme de « glose » : deux anges nous présentent un dictionnaire ouvert à l’entrée concernée et sur les pages duquel se font face les deux définitions. À gauche, le substantif est sobrement exposé comme « commentaire marginal ». À droite, et au bout du doigt pointé d’un des chérubins (cette définition auraitelle la faveur de Gray ?), le verbe fait cette fois référence à l’action de « dissimuler sous un langage spécieux ».

Alasdair Gray, The Book of Prefaces, 2000
11La précision est ici particulièrement incongrue : l’anthologie présente des notes marginales qui frappent par leur rigueur éditoriale, d’autant plus que ces notes ne sont pas exclusivement signées de la main de Gray mais ont été collectées auprès d’« adjuvants » indexés en fin d’ouvrage et à qui Gray témoigne une reconnaissance sincère. La mise en garde paraît alors intentionnellement déplacée, s’appliquant plus volontiers à des textes antérieurs où, néanmoins, la démystification des discours dogmatiques était si patente qu’elle aurait rendu cette même mise en garde parfaitement superflue.
12La pratique éditoriale parodique en paratexte (notices promotionnelles) et en glose marginale (glossaires, index des plagiats) remplit trois fonctions principales dont la première, ridiculiser le zèle de l’exégète et la vanité de l’étalage de son érudition, entre en résonance avec les remarques déjà effectuées sur le traitement par Gray de l’autoportrait. La seconde, et c’est une nouvelle fois Poor Things qui nous en donne l’exemple, est de railler l’opposition binaire entre « bonne » et « mauvaise » littérature, le critique fictionnel se révélant souvent incapable de commenter de manière juste et pertinente les romans de Gray. Ce dernier se retrouve d’ailleurs forcé, comme sur la jaquette de 1982, Janine, de dénoncer lui-même « les excès stylistiques et les immoralités que les critiques ont conspiré à ignorer dans [ses] premières publications6 ». La dichotomie entre haute et basse forme artistique rejetée par le postmodernisme est ainsi ironiquement revalidée par l’auteur lui-même sous couvert d’une autocritique bien trop intransigeante pour être convaincante.
13Enfin, la parole prétendument exogène déposée en marge permet d’allégoriser l’interpénétration de la fiction et de son idéation7 dans une écriture visuellement schizoïde inspirée tant des théories psychanalytiques de R. D. Laing que d’une postmodernité qui tend à la simultanéité de l’écriture et de la lecture. L’incursion scénographiée de la voix critique en marge introduit donc une forme de diglossie qui rompt avec la linéarité normative du texte, tout en ouvrant la porte à une nouvelle forme de connivence avec le lecteur qui remet en perspective et donc en question l’inféodation de l’art à ses modes de diffusion et la notion de texte comme objet marchand.
14La diffraction de la voix dans la marge, quand il s’agit de celle des personnages, induit quant à elle des phénomènes cryptologiques autres qui créent un effet de dérèglement et de figuration de l’inclassable. L’éclatement du langage qui verse un résidu dans l’extra-texte en guise de purge émotionnelle est particulièrement patent dans 1982, Janine. Alors que Jock est sous l’emprise des neuroleptiques ingérés en quantité pendant sa tentative (évidemment manquée) de suicide, le langage nous apparaît déréglé, détruit à la racine, en crise : les hallucinations auditives du protagoniste induisent un brouillage des signes traduits par un désordre typographique et des incursions marginales multiples qui mettent en péril la lisibilité du texte. À la crise des structures et des institutions fait alors écho celle des conventions éditoriales et narratives tandis que l’auteur bouleverse, subvertit ou même anéantit les délimitations traditionnelles entre le texte premier – le médium légitime – et le discours marginal – son passager clandestin.
15Le « Ministère des Voix » restitue de manière cacographique la simultanéité de quatre systèmes de valeurs irréconciliables et qui se combattent dans l’esprit de Jock comme sur la surface de la page, laquelle devient le support de phénoménalisation d’une inter-relation quadrangulaire et schizophrène. À gauche, la voix d’un Dieu pour une fois pédagogue se déploie dans un espace multidimensionnel qui joue avec la verticalité, pivotant même au-dessus du texte en forçant le lecteur à renverser le livre et ajouter un autre parcours de lecture, cette fois à rebours, à ceux induits par la marge. Au centre, les fantasmes de Jock se confrontent à une morale bien pensante imposée par le contexte social et religieux dans lequel se déploie le roman. À droite enfin, le corps et le système nerveux central cataloguent, en majuscules, les réactions de chaud et froid qui font écho aux questionnements de Jock sur sa probable damnation8. L’aspect haletant du discours est produit sur la page par une ponctuation lacunaire, des effets sur les ressources visuelles du texte (majuscules, alinéas, changements de corps, jeu des polices, dissymétrie), la mise en page et le jeu des polices et des caractères gras.
16Véritable épiphanie typographique, les expériences modernes de graphisme et de spatialisation forcent à un contact direct, empathique, avec le protagoniste et réactivent la participation du lecteur à l’élaboration d’un sens infléchi par l’éclatement phonétique, lexical et syntaxique du discours. Confronté à la saturation paginale, le lecteur est privé des normes syntaxique et énonciative qui le renseignent habituellement sur les fonctionnements du discours. Il doit reconstituer seul un schéma énonciatif littéralement pulvérisé par l’abolition de l’écart entre grammaticalité et agrammaticalité. Le signe linguistique est détourné au profit d’une autre forme de langage qui mêle de façon immédiate ses fonctions locutoire (l’expression d’un sens conventionnel), illocutoire (l’intention du sujet parlant) et perlocutoire (les intentions cachées).

Alasdair Gray, 1982, Janine, 1984
17La crise du langage que Julia Kristeva lie à celle des structures sociales et du statut du sujet moderne9 est, comme le rappelle Gray lui-même, tout sauf prétextée :
J’ai pensé qu’en jouant sur la typographie, l’acmé serait plus dramatique, qu’il surprendrait les lecteurs, surtout s’il était suivi de quelques pages blanches pour figurer le sommeil – pendant quelques instants, une paix absolue. J’aime bien surprendre, mais il faut que ce soit pour une bonne raison10.
18Ce que Gray qualifie dans le même entretien de « sottises typographiques » ne fait pas que désarçonner le lecteur : elles le mettent en danger de succomber à un excédent ou overflow textuel qui mime l’overdose vécue par Jock. Celle-ci laisse une trace sur le papier tandis que l’auteur s’efface, faisant mine de laisser la parole à un inconscient et un corps qui auraient débordé leurs frontières et s’écouleraient désormais librement sur la page. Le procédé rappelle L’Infini Turbulent de Michaux (1964) où les incursions dans la marge figuraient le surgissement de l’inconscient sous l’effet libérateur de la mescaline, et le « j’écris dans la marge11 » de George Perec qui signait le désir de l’auteur d’abolir une frontière jugée jusque là infranchissable. La parole qui surgit dans l’ailleurs et l’autre temps de la lecture fait alors office de transgression de l’interdit, soudain prise d’un besoin irrépressible de rébellion et de contestation des normes établies par le centre. La marge, qui est la condition d’existence du texte et lui restitue son sens, en devient le lieu d’une formule incantatoire contre la sommation au silence figurée par le blanc typographique.
19Mais la marge présente un autre intérêt : elle est à la fois ce qui est texte et ce qui ne l’est pas et n’autorise pas que la collusion du texte et de son commentaire. La marge est aussi un espace double qui permet à la fois la phénoménalisation du verbal et de l’iconographique. Le blanc marginal est ainsi simultanément un non-texte et une non-image, elle-même simultanément figurative et abstraite. L’œuvre d’Alasdair Gray nous a tellement habitué à l’occupation de la marge que l’on serait tenté de voir dans sa non-occupation un acte artistique d’un autre type, mais tout autant motivé que les stratégies de saturation marginale relevées plus tôt. Le blanc en devient le lieu d’expérimentations formelles également sophistiquées et pourra suggérer que c’est peut-être dans cette « région de minuit » du presque-texte et de la presqu’image qu’habite l’œuvre et que s’effectue le travail de l’auteur – celui du faiseur de texte.
Blancs et calligrammes
20La marge, par son traitement calligrammique, glisse volontiers vers le figural dans les agencements géométriques et le baroquisme des premières publications de Gray. Le texte déroge ostensiblement à la règle : dans 1982, Janine et la « Logopandocie » d’Unlikely Stories, Mostly, le discours marginal va jusqu’à escamoter les numéros de page, occuper le péritexte et perturber le processus de lecture. Le blanc, ce déchet indispensable du livre, est intercepté par une voix insurgée que Gray met en scène comme ayant échappé à la vigilance de l’éditeur pour rappeler au lecteur la présence d’un signifiant hors-texte qu’il serait conditionné à ignorer. Gray oppose à cet épanchement dans la marge un phénomène contraire de condensation du blanc typographique dans Poor Things et plus nettement dans 1982, Janine, où la perte de connaissance de Jock est figurée sur le mode calligrammique par une succession de pages blanchies. À l’instar de la marge, le blanc est fréquemment associé à cette topologie du superflu comme dépense improductive du texte, résidu d’espace ou aveu d’un échec à dire. Ici, il intervient à la manière d’un fauteur de troubles, signe d’une perte de sens et d’une faille où s’abîme la parole. Le recours au blanc sur ces quatre pages vierges même de numérotation paginale signe un éclatement du rapport du texte à la page et une défection de la fonction locutoire du texte. Alors qu’il était plus tôt le lieu de l’insurrection d’un langage qui se dressait contre lui-même, il témoigne ici d’une voix devenue aporétique et désavouée. La parole y déclare forfait : l’auteur renonce à formuler l’informulable, et même l’éditeur capitule. La page ne donne plus à lire que la trace de l’évanouissement et la désagrégation du matériau (la page numérotée, le papier) sur lequel s’inscrit cette trace. À l’instar de la parole donc, le blanc typographique chez Gray ne répond plus aux ordres : déréglé, il survient où on ne l’attend pas ou déborde la niche qui lui est assignée.
21Paul Claudel disait du blanc qu’il est « la condition de respiration12 » du poème. La métaphore se file aisément : l’écoulement en apparence anarchique de la parole dans le roman mime les spasmes asthmatiques de son auteur, spasmes qui en sont venus depuis Lanark à symboliser la crise de la représentation dans l’Écosse des années 1980 et 1990. L’écriture de Gray et son jeu sur l’espace figural de la marge témoigne d’une nécessité de réorganiser l’espace en matérialisant une énergie fluctuante, pas encore pulsatile, dans un entre-deux discursif simulant l’indifférence aux normes de temps et de réalité imposées par le médium texte. Les dispositions du texte en colonnes (Unlikely Stories, Mostly, 1982, Janine, The Book of Prefaces…), l’emploi de la ligne continue sur deux pages qui se font face (The Book of Prefaces), le gommage des numéros de pages, la superposition dans les différentes marges de plusieurs systèmes capitulaires, tous témoignent d’une approche résolument plastique du texte. L’analyse que fait Jean-François Lyotard de la peinture de Klee s’accorde d’ailleurs de manière confondante avec la problématisation bien grayienne de la réalité du texte, obtenue comme chez le peintre par
la dérogation systématique aux règles de la perception, le déplacement d’objets hors de leur espace d’origine, la simultanéité du successif, la coaffirmation du contraire, la condensation de constituants distincts, la mise en correspondance de ce qui passe pour étranger13.
22L’interaction entre le texte marginal – l’autre texte – et le blanc typographique joue sur la fluctuation des rapports entre figuration et abstraction. Dans l’Epilogue de Lanark, et sans encore envisager la dimension intertextuelle et mnémonique que l’index des plagiats ajoute au roman, la marge se trouve exposée par un effort d’inventaire et d’arrangement de la réalité qui dresse ses rayonnages en bordure de page et, tout en continuant d’attester la fascination bien utopiste de Gray pour les systèmes, couvre cette marge pour mieux la révéler. Chaque entrée suscite son blanc et vient de ce fait creuser l’écart symbolique entre un texte qui prétend à l’exhaustivité et l’artificialité de la liste, laquelle ne fait finalement que matérialiser les carences du réel en faisant mine d’énumérer la variété de ses richesses. Gray rédige sans rédiger, écrit sans noircir : le chaos est attesté par la forme même que prend son agencement dans la marge et sa conversion en catalogue inachevé des objets culturels ou reliques sur lequel s’érige le roman. L’approche encyclopédique du monde remonte pour Umberto Eco à la technique médiévale de l’enumeratio également relevée chez James Joyce dans Finnegans Wake (1939). L’on en revient à Lévi-Strauss :
La technique de l’inventaire est également typique de la pensée primitive, telle que l’explique Claude Lévi-Strauss dans La Pensée Sauvage. La pensée sauvage organise le monde selon une taxinomie qui élabore des ensembles cohérents grâce à la technique du bricolage, reconstruisant une forme en utilisant les parties de formes qui n’existent plus. Ce processus est typique d’une civilisation médiévale, qui doit reconstruire un monde sur les ruines du monde païen et romain, sans pour autant avoir une idée précise de la nouvelle culture qui en résultera. Passant en revue les artefacts d’une civilisation disparue, l’esprit médiéval les examine pour voir si une réponse différente ne pourrait pas naître d’une nouvelle combinaison des éléments fondamentaux14.
23L’addenda marginal chez Gray se situe alors dans le temps de la création, au point exact de rencontre entre destruction et reconstruction du monde. La liste dans la marge est une construction de sens in situ et un élément de constitution du signifiant doté d’un espace-temps qui lui est propre et se veut affranchi des normes langagières et éditoriales du texte centré.
24Une parole autre et prétendument autonome dans les libertés qu’elle prend avec le matériau paginal se glisse ainsi fréquemment dans les annexes du texte. C’est une fois de plus le cas dans 1982, Janine où le roman et sa jaquette se livrent à un curieux dialogue calligrammique encore caractéristique de la recherche d’altérité formelle de Gray. Sur les deux rabats de la jaquette amovible et à la page 117 du roman, des blocs de « Y » inversés puis de « Y » reproduisent graphiquement des fantasmes gracieusement élucidés par leur auteur. Le lecteur est invité à voir dans la première liste un long chapelet de jambes de femmes : l’inversion de la lettre valide l’érotisation du caractère typographique et force la complicité du lecteur. Le code (pré-) langagier est certes archaïque mais son efficacité est redoutable : le « Y » figure de façon obscène la femme offerte, et ne redevient lettre de l’alphabet que lorsque l’auteur le réintègre au cours « normal » de l’écriture. À la page 101 déjà, la lecture était suspendue par des lignes d’astérisques suggérant pudiquement les images salaces qui traversaient l’esprit de Jock. Le penchant du personnage pour l’onanisme était de plus figuré par la disposition décalée en milieu de lignes de l’adjectif « good » agencé sur la page en motif triangulaire.
25L’épisode calligrammique signe la subversion ponctuelle du langage normalisé dans le but de concrétiser, et sans rien en perdre, une image mentale censurée que pourraient partager le protagoniste et le lecteur, mais en dehors des contrats de lecture conventionnels. De telles photographies calligrammiques informent le texte au point de le supplanter et proclament une sédition narrative qui fait écho dans le contexte de parution du roman, cette désobéissance textuelle répliquant sur la page la désobéissance civile à laquelle exhorte Gray au lendemain de 1979. Si l’on peut hésiter à parler ici de poésie concrète, il est clair qu’il ne s’agit pas seulement de lyrisme visuel, de jeux postmodernes ou d’une seule audace esthétique. La mise en évidence chez Gray de l’espace-temps typographique comme signifiant va de pair avec l’élaboration d’une nouvelle expérience de lecture qui abolit la distance entre le corps du protagoniste et celui du lecteur, ainsi qu’entre fiction et réel. Objet total à saisir d’emblée et de manière non cursive, le calligramme est une création qui se proclame instantanée, abandonnant le principe de linéarité au profit de la forme sensible des mots. Cet approfondissement du texte sur le plan temporel et spatial est aussi métaphysique : le travail engagé sur l’aspect graphique du langage revêt les apparences d’une quête de médium universel et d’un gestalt fondé sur le primat du signifiant15. Le calligramme contourne l’obligation de lexicalité comme il contourne la censure.
26Les expériences typographiques de Gray, qu’elles se déroulent en marge, dans le blanc lacunaire ou dans le calligramme, ont en commun de rechercher le contact : la part de liberté de l’auteur (ou l’absence de celle-ci) qui y est proclamée devient aussi, par effet de contagion, celle du lecteur. L’échange est source de plaisir : dans la composition de l’objet visuel, il est indéniable. Mais le plaisir est aussi celui du lecteur, invité à se rendre complice de ces transgressions discursives et convié à l’élaboration d’un nouveau contrat de lecture reposant sur le déchiffrage de ce qui s’écrit à côté, au-delà ou en deçà du texte. Cette « chose », ce texte ou cette image apparaît dès lors de manière presque hiéroglyphique ou palimpsestuelle, encore nettement marquée par la physicalité.
Traces iconiques : le texte diaphane
27Après le corps du protagoniste et de l’auteur, c’est celui du texte qui laisse deviner certains des signes d’un nouvel ethos collectif. Gray manipule les modes d’apparition du texte pour laisser deviner la présence d’un signifiant autre par le biais duquel un indicible chercherait, comme mû d’une volonté propre, à se phénoménaliser. Le texte porte alors les chocs physiques comme les fantasmes et les convertit en actes linguistiques, en messages cryptés et « cicatrices infratextuelles16 » par lesquels le corps et le texte, s’ils demeurent pris dans une forme de résistance mutuelle, parviennent toutefois à emprunter l’un à l’autre les mots qui leur manquent. Le corps imprimé porte l’empreinte du texte, le texte tatoué celle du corps, et dans cette étrange danse des signifiants le grain de la page et celui de la peau se confondent, laissant deviner en braille une parole glissée, comme en creux.
28Les effets de transparence palimpsestuelle sont les premiers indices d’une résurgence du non-dit. Le corps collectif problématique, violenté par l’histoire et strié de ses cicatrices se fait parchemin, constitué de couches successives de texte qu’il suffirait de retirer une à une, d’éplucher, pour accéder enfin à cette « identité » enfouie au plus profond de l’inconscient. Le rêve « parfaitement atroce » de Jock au chapitre 9 de 1982, Janine est sur ce point particulièrement éclairant. Là, dans un jeu dérangeant entre surface et profondeur du corps et alors que ce dernier participe de la délitescence du monde, Jock fouille son corps à la recherche de son Moi :
Allongé dans l’eau, détendu, je regardais ma peau se décoller en larges bandes autour de mon torse. Tandis que les bandes remontaient et s’étalaient à la surface de l’eau, je remarquai qu’elles étaient imprimées à la manière d’articles de journaux et distinguais des colonnes de texte, des photographies floues, un titre parfois. Ce qu’elles annonçaient était daté et ne m’intéressait pas, je voulais voir ce qu’il y avait en dessous. Tranquillement, comme par jeu, je me mis à peler une à une les couches de peau-journal qui étaient encore collées jusqu’à exposer l’intégralité de ma cage thoracique. À l’intérieur tout était noir mais je savais qu’elle contenait une œuvre d’art unique, la sculpture en ivoire d’une jeune fille horriblement mutilée. Je glissai mes doigts entre les côtes et parvins presque à la toucher17.
29La transcription du rêve, comme également la nouvelle « Job’s Skin Game » de The Ends of Our Tethers, est directement inspirée de l’eczéma dont souffre Gray, un mal qui le défigurait à son adolescence et devait le frapper à nouveau après de longues décennies de répit. Le rêve va néanmoins plus loin que le champ autobiographique en proposant une allégorie à inclusions de l’Écosse. L’image d’une enveloppe morbide renfermant la grâce originelle rappelle le motif de l’ange et du crâne qui signe de façon parapicturale l’œuvre de Gray ; elle rend également sa corporéité à une histoire mutilante que l’auteur renonce ici à ressasser et à laquelle est intégrée, au sens propre du terme, la promesse d’une régénération18 néanmoins amputée par l’impossibilité de l’oubli. Le derme en palimpseste du personnage allégorique, l’horreur suggérée de l’auto-dissection et l’objectivation de la figure censée incarner l’avenir (s’agit-il déjà de Bella ?) rappellent une fois de plus la miniaturisation de l’entité nationale déjà relevée dans le traitement de l’espace chez Gray et le parallèle fréquemment établi dans ses œuvres entre l’histoire et la Chair. Si Jock choisit ici de se désintéresser de l’écrit – les peaux mortes de l’histoire – au profit du vivant, la fascination presque vampirique de Gray pour l’affleurement d’un message crypté sur et sous la peau, le déchiffrement des lésions cutanées et son intérêt marqué pour la dermographie relancent une aventure cartographique qu’entrave la défamiliarisation croissante du territoire. La trace iconique et/ou graphique que porte le corps des protagonistes paraît alors receler un message occulte qui fonctionnerait comme une carte identitaire à la fois de l’Écosse présente et de celle à venir.
30Les modes d’inscription sur le corps de telles empreintes varient : diaphanéité de l’épiderme, sillons cicatriciels hiéroglyphiques, piercing et tatouages participent de cette emblématisation d’un corps qui est sans surprise plus fréquemment féminin que masculin. June dans Something Leather, tatouée de guêpes sur tout le corps à son insu, est ainsi transformée en un « Ange de la Vengeance19 » encore subtilement allégorique par l’étonnante satisfaction qu’elle tire de sa transformation en dominatrice SM. Tatouée et rasée, June reconnaît finalement que « ici commence une nouvelle vie […] qu’elle ou qui que ce soit d’autre ne peut imaginer – pas même Senga. Oui, c’est ça la liberté20 ». Le marquage du corps vient alors paradoxalement affranchir en permettant le passage du passif à l’agressif en même temps que, du point de vue de l’auteur, la sublimation de la pulsion sexuelle en démarche artistique.
31Après le corps qui s’exprime à travers le texte et le corps comme support graphique, il faut envisager une autre forme d’épiphanie charnelle : l’image d’un corps qui écrit son propre texte dans l’espace qu’il occupe, qui crée sa propre trace et figure son énergie vitale, à la manière des pinceaux vivants de Klein. Par le biais de la danse et dans Lanark en particulier, le corps va esquisser un nouveau message, tentant ce faisant de rompre le schéma annihilant qui le condamnait à la déréalisation et l’impermanence. Les danseurs de l’assemblée de Provan sont encore allégorisés par Lanark qui voit en chacun d’eux « un monde doté d’une histoire, d’un climat, de paysages qui lui sont propres21 ». Chaque parlementaire fait plus que donner voix à la nation qu’il représente, il lui donne aussi corps. Les pas de danse fortuits de Lanark apparaissent alors a posteriori comme la marque d’une insoumission collective – un vœu pieu, à l’évidence – aux vertus anesthésiantes et uniformisantes de la politique mondiale. L’épisode est à confronter à l’échec cuisant de ce même Lanark à l’exercice verbal de son autorité ; la parole voyage par le corps bien mieux qu’à travers la forme normalisée du discours politique. Le corps dansant devient ici un puissant signifiant culturel de l’émancipation sublime bien que subreptice de la nation.
32L’épiphanie est cursive (la danse est chorégraphie) et extatique : Lanark écrit avec son corps une trajectoire qui lui est propre, il se saisit d’un espace qui est sien et l’occupe, précise-t-il, « sans désir de conquête ni d’invasion ». « La danse est l’acte de donner au manque-à-l’être la forme vide d’un espace disponible et d’une durée ouverte22 », écrit Daniel Sibony qui souligne le caractère dialectal de la parole du corps dansant à la fois l’opérateur et le support de son langage23. Il s’agit bien là, en effet, d’une réinscription du corps dans un espace-temps dont la défamiliarisation et surnaturalisation excluaient toute possibilité d’y laisser une empreinte. La danse, ce tracé du corps, se fait résistance à l’effacement et au néant, acte d’affranchissement, proclamation de liberté, en cela encore très comparable à l’écriture.
33Le sillon laissé par le corps dans l’espace et le temps de la narration demeure toutefois si élusif qu’il proscrit d’emblée toute tentative d’archivage. Aussi la trace photographique n’offre-t-elle chez Gray qu’une réification du corps devenu cible d’un voyeurisme déplacé, mortification du référent et nouvelle déshumanisation de l’individu. Porteuse parfois, comme le suggère un peu cruellement McCrimmon dans « A Night off » d’un témoignage à valeur sociologique24, la photographie est ailleurs, dans Something Leather, l’érotisation d’un corps qui ne s’appartient déjà plus, perdu dans un effort pathétique pour transcender la misère du réel. « Si la femme qui persifle à sa machine à coudre est la même que celle de la photographie, alors elle est plus intéressante, infiniment plus belle sur la photo25 » : le commentaire de June est sans appel, comme l’est également celui de Jock qui fustige les représentations trompeuses de la ville et la « solidification de la nostalgie26 » que semble encourager la photographie, un art visuel auquel, relevons-le, Gray ne s’adonnera jamais. Le temps, pour reprendre l’analyse barthésienne de la photographie, se trouve monstrueusement immobilisé27 et le corps rendu à l’état de chose « absurde », dit Gray, figé dans un équilibre impossible et un non-temps encore carcéral. Remarquons comme l’interruption du récit par l’Oracle ternit aussitôt les souvenirs (apocryphes ?) de Lanark :
La balançoire sur laquelle Thaw était assis s’envola haut et s’immobilisa, le laissant dans une position absurde, ses genoux plus haut que sa tête rejetée en arrière. L’arbre ne bruissait plus. Chaque branche et chaque feuille étaient figées par la photographie à un instant t et comme sur les vieilles photos, les couleurs s’estompèrent et laissèrent la scène monochrome et brunâtre28.
34L’arrêt sur image commandé par l’Oracle confirme le pouvoir mortifère de la photographie, ici réduite à une captation de la lumière qui épuise le réel et immobilise le sujet dans une posture semblable à celle d’un pendu, dans une atmosphère sépia rendue plus mélancolique encore par le rappel du motif de l’arbre mort. Le corps est conquis, absurdement fondu dans un espace fossilisé, soumis à la tyrannie du marionnettiste qui commande le moindre de ses mouvements, la moindre de ses stases.
35En empruntant des modes de phénoménalisation obliques (marge, calligramme, blanc typographique, effets de diaphanéité), le corps-texte devient alors à son tour un message crypté en soi, capable parfois de court-circuiter le langage normalisé pour nous apparaître enfin dans sa vérité nue. Tout en restant attentif au degré de présence de l’auteur et au contrôle qu’il exerce ou feint d’exercer sur la composition de son œuvre, il faut ainsi envisager l’insertion de matériel iconographique ou-textuel comme une autre forme de perturbation, voire de prise par l’image, de l’espace creusé par le livre. Il apparaîtra qu’en rendant visible l’invisible, l’image, loin de signaler l’échec du langage, fait exploser ses limites, y greffe des éléments importés et lui donne, comme à Bella, une seconde vie, peut-être une liberté.
Bivocalités
36Les dispositifs de monstration et de figuration relevés dans les effets de géométrisation du texte et le recours au calligramme témoignent bien du lien affectif fort qu’entretient Gray avec le pictural. En plus de rendre hommage aux livres illustrés qui ont marqué sa jeunesse, « c’est le meilleur moyen qu’[il] ait trouvé pour approcher cette magie qui pourrait [le] rendre plus fort et [se] faire aimer29 », commente Gray dans son autopictographie. Impossible en effet de ne pas relever le rôle dévoué à l’image dans cette quête de la magie réconciliatrice menée sur les frontières du texte et aux points de contact entre les deux modes d’expression artistique que Gray l’illustrateur et Gray l’écrivain s’attachent à faire dialoguer dans leur œuvre conjointe, le cursif et le graphique.
37Si l’échange, remarquable chez Gray, entre dispositifs textuels et picturaux pourrait effectivement signaler une volonté de libération (du format éditorial conventionnel, de la linéarité normative, de l’ordre social, entre autres), les jeux de trompe-l’œil et de surimpression comme l’excès documentaire paratextuel mettent, à force, volontairement l’accent sur une facticité de l’objet-livre susceptible d’éveiller encore le soupçon. Lanark et Poor Things sont des exemples patents du glissement savant qui s’opère entre image épiphanique et image palinodique, ce support graphique qui vient désavouer le texte en sabotant l’échange qu’il prétendait vouloir instaurer. La souvent délicate mesure des taux de narrativité des matériels iconographiques grayiens contribue alors à faire du livre un nouvel espacetemps anxiogène qui génère sa propre claustration scripturale en plus de refléter celle de l’Écosse. Paradoxalement à la fois la figure métafictionnelle de la liberté de l’artiste et celle de sa captivité, le livre-clé est aussi livre-piège qui se raffine à chaque saturation paginale et infrapaginale, contradiction interne et autocorrection, toutes mises en œuvre par la figure très ambiguë de l’éditeur sentinelle. La mise en relation du texte et de l’image et du texte et de son commentaire met en scène une créativité schizoïde illustrant le (faux ?) dilemme de l’artiste engagé, partagé entre le besoin de divertir et le désir de convaincre. L’image et la note infrapaginale sont largement exploitées par Gray pour figurer les hasards d’une coopération qui vire trop aisément au dialogue de sourds ou au conflit. En véritable magicien des écarts, Alasdair Gray associe puis dissocie texte et paratexte, fait glisser le dialogisme vers la bivocalité voire la cacophonie et laisse proliférer les signes pour faire effleurer sous son livre total une chose résolument autre qui dépasse le conflictuel.
L’icono-texte : les larmes de Bella
38Le décloisonnement entre le texte et l’image qui est à l’œuvre dans les romans et nouvelles de Gray modifie sensiblement le statut ontologique de l’œuvre. Parcouru de signes figuratifs, d’ekphrasis de tableaux, de collages ou de calligrammes, le livre devient une forme d’expression hybride sinon schizophrénique qui mêle le discursif au sensible et explore toutes les possibilités offertes par la surface de la page. Cette « traversée » (pour reprendre le beau terme d’Hubert Damisch30) du texte par l’image et de l’image par le texte n’est pourtant pas qu’horizontale et esthétique, puisqu’elle induit également des effets de rupture dans l’expérience temporelle et subjective de lecture. La référence oblique à l’image dans le texte va ainsi révéler une carence de l’impression affective et souligner l’absence du tableau au livre. Cette absence, nous dit encore Damisch, se trouve présentifiée31 dans l’ekphrasis imitatif de la perception visuelle, comme à l’évocation hypotypotique de la fresque de Thaw aux chapitres 28 et 29 de Lanark et la description faite par Godwin Baxter de la seule femme au monde susceptible d’éveiller en lui un désir charnel :
J’ai trouvé son portrait dans l’édition illustrée par Lamb des Contes de Shakespeare, un livre qui avait dû être abandonné là par un des patients de Sir Colin et le seul ouvrage de fiction que je trouvai dans la maison. Ophélia y apparaissait écoutant son frère, un type au physique insipide en dépit d’une petite barbe arrogante. Il lui parlait et elle faisait semblant d’y prêter attention mais regardait, séduite, vers quelque chose de merveilleux d’extérieur au tableau, et je voulais croire que c’était vers moi32.
39La double absence de l’image au texte et du « je » au tableau hante l’œuvre d’Alasdair Gray qui convoque fréquemment le visuel, suspendant alors la narration le temps d’une échappée picturale. L’ekphrasis (ce « leurre » selon Louis Marin33) échoue néanmoins toujours à rendre l’image visible et souligne dès lors l’éhec du mot à présentifier l’absent. L’on voit déjà ici comme la recherche d’un impossible34 syncrétisme de l’image et du texte n’est pas sans danger, tant à l’encontre du texte lui-même (son équilibre, son ordre, sa géométrie) qu’envers le rapport fragile qui unit l’auteur à son lecteur. Les interférences multiples entre représentations iconique et verbale tentent en effet de réaliser la conjonction de deux expériences hétérogènes qui ne peuvent se rencontrer qu’à la faveur d’une défamiliarisation du scriptible ou du visible ; ainsi dans Poor Things l’image performative et déroutante des planches anatomiques vient, à intervalles réguliers, réifier et disséquer un corps humain qui continue d’échapper au regard du lecteur et ne lui apparaîtra jamais qu’en pièces détachées.
40Le corps est chargé dans l’œuvre grayienne d’une symbolique puissante qui en fait le passeur d’une mémoire collective parfois très littéralement imprimée dans la chair des personas grayiennes et celle de leur auteur. Le langage de ce corps écrit et écrivant surgit alors logiquement contre ou en marge de celui, plus normalisé, qui est préconisé par le texte fictionnel. Ce corps absent doit s’imposer au texte : il refuse la mise en page, prend la parole de force et pose sa trace sur le papier, sous la forme d’un artefact iconique qui va chercher à se poser sur la frontière séparant conventionnellement le langage du non-langage. C’est le cas des larmes versées par deux personnages particulièrement chers à Gray, Jock McLeish et Bella Baxter. Dans le premier exemple, Gray simule le forfait du langage et son incapacité à dire l’émotion d’un corps pris de spasmes et faisant l’expérience du sublime. Le corps de Jock doit néanmoins consentir à se traduire lui-même en signes linguistiques ; l’effet de surprise fait mine de congédier l’auteur-éditeur, instaurant alors un contact empathique voulu immédiat entre le lecteur et la voix narrative. Le calligramme induit la décélération de la lecture, mais il reste volontairement, du moins dans son aspect mimétique, assez peu convaincant :
Ach
Ach
Ach qu’est-ce que c’est ?
Ach
Ach
Ach
Ach des larmes
Ach
Ach
Ach
Ach des torrents de larmes35
41L’onomatopée échoue à figurer qui des gouttes d’eau qui des flots de larmes, comme elle échoue à faire entendre le bruit que ces larmes produiraient en tombant sur le papier. Elle ne dit, finalement, qu’une voix, qu’un râle presque, rendant alors nécessaire le relai d’une exégèse qui ferme le sens en prescrivant une lecture unique, imposée, du calligramme : le corps est toujours tenu par le langage.
42Le mode opératoire du matériau iconotextuel varie toutefois d’un roman à l’autre : Bella, sans doute parce qu’elle est, de naissance, affranchie des normes sociétales comme syntactiques qui contraignent ses semblables, pleure de manière visiblement plus immédiate, et donc plus libre. La lettre en fac-similé insérée aux pages centrales et non numérotées du roman nous donnent alors à voir des larmes qui vont jusqu’à tâcher le papier et diluer le texte :

Alasdair Gray, Poor Things, 1992
43La rupture avec le discours stéréotypé confirme le caractère inaliénable36 du corps et de la parole de Bella ; elle est consommée par le recours à l’écriture manuscrite et le bref passage introductif qui précède le fac-similé et fait appel au visuel du pictogramme du doigt tendu, tout en déplorant la déperdition d’une part du signifiant (les micro déchirures du papier37, témoins irrémédiablement perdus de la détresse du scripteur) par un procédé de reproduction qui a poli le grain de la lettre. Le long silence de l’entre-deux sert autant de caution d’authenticité qu’il matérialise la rupture entre les deux discours : d’une part le commentaire éditorial contrôlé, de l’autre une logorrhée, un chaos névrotique qui ne peut être relayé que par l’image. Le recours à la lettre engage alors bien plus qu’une préoccupation esthétique, une frivolité éditoriale ou un goût pour l’enluminure : le fac-similé produit un effet de surprise et un bouleversement du parcours de lecture, au point d’interférence de deux codes sémiotiques dissemblables.
44La rencontre du scriptible et du visible engage une chorégraphie complexe qui joue sur le caractère instable, tantôt concerté, tantôt concurrentiel, du jeu de navette entre la plume et le pinceau. Ainsi, sur la page de gauche le pictogramme déictique ne fait que dupliquer la phrase qui le précède : « Je reproduis ci-contre les pages telles que je les ai reçues. » L’annonce rend redondant l’usage du visuel d’impression (et vice-versa), tandis que l’image, laquelle dit le comment mais occulte le quoi de la lettre nécessite encore l’intervention d’un traducteur, et donc celle du texte. « “Que signifient ces gribouillis, Baxter ? Tenez – reprenez-les. Vous êtes le seul à pouvoir les déchiffrer38” » : McCandless joue ici le rôle du lecteur, forcé d’admettre sa dépendance à l’auteur-créateur dans l’opération de synthèse des deux modes de communication. Le rêve d’un contact empathique immédiat entre le protagoniste-narrateur et le lecteur est alors anéanti, tandis que Gray réaffirme avec force le rôle de passeur endossé par l’auteur-éditeur.
45Poor Things est à bien des égards au cœur des problématiques postmodernes dont le décloisonnement entre texte et image, l’abolition des parcours imposés, la rupture avec l’horizontalité du récit, le rappel de la corporéité de l’écriture et du rapport au monde. Loin de signaler l’achèvement d’une quête du langage total, le roman expose ce que Liliane Louvel nomme « le tiers pictural, l’événement entredeux39 » et le potentiel de dérèglement induit par le filtre auctorial-éditorial.
Emboîtements et engrenages
46Le roman, nous le remarquions, est placé sous le signe de l’hybridité thématique et formelle. Il met en contact deux discours qui se voudraient complémentaires et dont chacun, en générant ses propres codes, sollicite inévitablement l’autre. Pour reprendre l’analyse de Roland Barthes40, le texte parasite en la connotant une image qui ne peut être réalisée ou pathétisée que par lui. Parallèlement et comme dans le cas des larmes épistolaires de Bella, c’est à l’image que revient la phénoménalisation du signifié. La bonne entente de l’image et du texte réside alors en une stricte distribution des rôles de pathétisation (par le texte) et de phénoménalisation (par l’image). Si l’on s’en tient à l’une des grandes thématiques portées par Poor Things, celle du corps, cette distribution semblerait respectée si l’on ne prenait garde aux ingérences répétées de l’éditeur entre le texte et l’image du corps, des ingérences rendues nécessaires par l’écart de nature voire l’illisibilité réciproque entre les deux matériaux, textuel et iconographique, qui composent l’œuvre.
47Exhibé et disséqué dans l’iconotexte médical de Poor Things, ce corps effroyablement réifié fait signe, parfois très facétieusement, et devient rapidement le support expérimental d’une heuristique cette fois artistique qui le dépasse et s’ajoute aux inquiétantes greffes conduites par Godwin Baxter. Par une série de dispositifs visant à appuyer la fonction éditoriale et replacer l’éditeur sur le devant de la scène, l’image qui devait assurer la cohésion du roman va interrompre le processus de suspension consentie de l’incrédulité au lieu de l’encourager et redéfinire le livre comme un objet manufacturé. Le recours aux documents iconographiques signale dans Poor Things une autre expérience en cours, non plus uniquement chirurgicale, mais métatextuelle : l’auteur, par le truchement de son éditeur fictionnel, joue avec les formes du roman et, en greffant au texte des éléments exogènes, brise le rythme convenu de la lecture. Comme au sein d’un organisme biologique, l’image et le texte sont liés par une relation arbitrée par l’éditeur et qui varie de la symbiose mutualiste au parasitisme. Chacun de leurs rapports constitue à ce titre, nous dit Lilane Louvel, « un outil à valeur heuristique où se lisent les enjeux et les savoirs du texte, le lieu de la rencontre de deux imaginaires, celui de l’écrivain et du lecteur41 ».
48Tout se joue donc encore dans le geste auctorial qui consiste à creuser ou réduire l’écart symbolique entre les deux codes sémiotiques et déplacer les frontières entre le savoir phénoménologique et son commentaire. Ce jeu ininterrompu est particulièrement manifeste dans l’engrenage complexe engagé par la jaquette de couverture de Poor Things. Celle-ci, en plus de nous présenter d’emblée les trois personnages principaux et, par l’entremise des deux lapins Mopsy et Flopsy, la greffe qui préside simultanément à la forme et au fond de l’ouvrage, définit d’emblée le livre comme un roman-spectacle. Le lever de rideau s’est ici opéré avant le texte, l’image invitant aussitôt à l’exégèse et dépassant largement la fonction de séduction de l’apprêt paratextuel. L’illustration de couverture qui est déjà un résumé descriptif en soi est néanmoins mise en doute par la distanciation ironique des deux quatrièmes de couverture proposés par Gray dans l’édition originale et dont l’absence de sérieux replace l’image au centre du parcours de lecture, libérant l’auteur des conventions mercantiles qui lui seraient autrement imposées tout en autorisant la rappropriation parodique des normes éditoriales. L’image chez Gray participe en effet activement au brouillage des signes engagé par et entre les textes ; aussi pourra-t-on parler d’une utilisation postmoderne de l’image, et ce qu’elle soit autographe ou « empruntée ».
49L’image inaugurale se donne à lire, à comparer et à élucider : au seuil du roman, elle invite déjà une démarche épistémologique où le lecteur sera constamment renvoyé d’un écho transversal à un autre, sans qu’il puisse jamais savoir qui du texte ou de l’image est le plus susceptible de lui tendre les clés du roman – la seule suspension consentie de l’incrédulité étant celle qui voudrait, contre toute attente, que ces clés existent… La recherche d’une légende à la grande polysémie de l’image d’ouverture va ainsi conduire le lecteur jusqu’aux deux tiers du roman et l’exégèse attendue de l’illustration figurant sur la jaquette. Le chapitre 19 de Poor Things ne pouvait être, de l’aveu de Gray, que « le plus court » : deux cents pages plus tôt, l’illustration de couverture anticipait le texte, intervenant même à la place de celui-ci, le court-circuitant véritablement. Le résidu de texte qui a toutes les peines à couvrir seul les deux pages du chapitre appelle encore l’image à sa rescousse et génère son propre hybride calligrammique, pris dans une relation triangulaire entre image, texte et typographie. La mise en sommeil des personnages est alors aussi celle du langage, de l’écriture et de la lecture et laisse le champ libre au retour du pictural, rétablissant de fait l’image (les vertèbres de la page 193) au sommet de la pyramide énonciative.
« Finalement je m’assis aux côtés de Bella, mis mes bras autour de sa taille et reposai ma tête sur son épaule. Elle n’était pas encore totalement assoupie, car elle se déplaça légèrement pour que son corps épouse le mien. Nous restâmes tous les trois un long moment comme ça »

Alasdair Gray, Poor Things, 1992
50Relayé par des systèmes de fléchage linguistique et pictographique, le dialogue entre texte et image s’opère dans un espace-livre à trois dimensions42. L’image concourt à tisser un réseau de correspondances complexe entre le paratexte et le texte, entre les chapitres eux-mêmes, entre les différents codes sémiotiques utilisés à l’intérieur de ces chapitres et entre le moment présent de la lecture et la composition datée à titre multiple de l’ouvrage. Le roman est nettement inscrit dans un postmodernisme qui fusionne le temps de l’écriture et celui de la lecture en ce que Marie-Odile Pittin-Hédon qualifie de temporalité « explosée43 ». L’image déborde sa fonction révélatrice et de renfort à l’illusion référentielle pour problématiser l’événement lecture en proscrivant sa linéarité : le lecteur se retrouve rapidement pris au piège d’un ouvrage dont il doit sans cesse accepter de re-parcourir des pages qu’il pensait, à tort, avoir épuisées. Le parallèle avec la zone intercalendricale traversée par Lanark est, bien sûr, tout sauf fortuit. Il n’y a plus ni temps ni espace de lecture, comme il n’y a plus ni texte ni paratexte, comme également toute velléité de documenter l’ouvrage ou de profiter de quelques planches anatomiques irrévérencieuses pour violer quelques tabous désuets se trouve désamorcée par le brouillage de tous les signes (texte, image, appareil capitulaire, et jusqu’au blanc typographique) dont est fait le roman.
51Qu’elle complète le texte ou le démente, qu’elle contribue à structurer le roman ou qu’elle y soit facteur de désordre, l’image chez Gray assume des fonctions qui dépassent largement celle du simple accompagnement. L’image vient ainsi constamment rappeler l’existence d’un contrat de lecture établi, mais d’une façon encore très équivoque, en paratexte. Au réseau prétendument structurant de documents iconographiques apparaissant au sein du manuscrit se confronte en effet un second réseau parallèle qui vise, à l’inverse, à déstabiliser l’ordre géométrique du livre. Le document iconographique cette fois ouvertement allographe (plus question ici de jouer sur l’homonymie d’Henry et Alasdair Gray) qui clôt Poor Things met en contact les deux modes d’expression par l’intermédiaire d’une source documentaire allogène, convoquée par Gray pour, très ironiquement, appuyer son propos. L’image importée serait un gage de sérieux, puisqu’elle offre au texte une ascendance qui tend à couper court à toute forme de contestation. Située en marge du texte, en ceci à l’instar de la note infrapaginale, elle prétend échapper aux facéties de l’auteur et chercher à rétablir l’autorité de l’éditeur en lui permettant de faire la démonstration de son érudition.
52Nouveau jeu sur l’espace figural de la page, la note exogène déposée par l’éditeur, comme l’image avant elle, entretient avec le texte que nous appellerons premier des relations variant de la complicité à la redondance ou la contradiction, et ce selon des principes d’arythmie, de surimpression, de fausse simultanéité, d’opacité ou d’éparpillement du signifié. Gray déroge aux règles de l’écriture et par incidence à celles de la lecture pour faire de son œuvre un entre-monde indifférent aux temps et à la réalité, comme aussi d’ailleurs à la bienséance. Les chapitres qui suivent s’intéresseront logiquement à la conversion de cet entre-monde en un lieu de collectivité, peut-être aussi le point de départ d’un texte « meilleur » bien que jonché de pièges en tous genres.
L’image et la note
53Séparées du récit de McCandless par un nouvel appareil titulaire, les « notes » iconographiques ajoutées par Gray en fin d’ouvrage prétendent non plus à l’illustration mais au contrôle de l’authenticité du texte. L’image, alors stratégiquement placée autour de l’œuvre (Liliane Louvel parle à ce sujet de « parapicturalité44 »), sert à appuyer la déclaration d’intentions de l’introduction selon laquelle les faits avancés par le narrateur étaient parfaitement avérés et en ce sens vérifiables. Dans l’introduction déjà, la récurrence du terme « preuve » annonçait la mise en annexes de documents d’époque récoltés par Gray – devenu cette fois chercheur – au terme de longs mois d’investigation. Les plans de Glasgow Green et Park Circus, les gravures du West End, de la Stewart Memorial Fountain, du Midland Hotel et de la nécropole de Glasgow ainsi que les scènes d’humiliations et d’expéditions punitives dans l’Inde coloniale ont tous vocation à rassurer le lecteur sur la véracité des informations données dans le manuscrit. L’image a alors un rôle documentaire de certification et de pédagogie directive, intervenant en renfort d’un texte qui, par défaut de vraisemblance ou d’écriture, a rendu ce soutien indispensable. La prolifération de « preuves » iconographiques intervient donc paradoxalement comme le symptôme d’une insécurité et d’une irrésolution sur laquelle, à travers l’examen des errata grayiens, nous reviendrons plus en détails.
54Le lecteur incité à la méfiance pourra ainsi douter de la pertinence, au sein de ces prétendues « archives », de la gravure des « nains de la légende allemande bravant l’ichtyosaure » comme de celle de la page 296, affublée d’une légende trop approximative pour ne pas confiner au grotesque (« Le type de coche dans lequel le Général Blessington prévoyait d’enlever son “épouse” préalablement droguée, Bella Baxter ») et qui semble plus destinée à noircir une demi-page qu’à véritablement renseigner le lecteur. Gray suggère ainsi que les documents iconographiques des « notes critiques et historiques » du paratexte ne seraient que des faire-valoir maladroitement agencés en une mascarade documentaire fonctionnant à contre emploi et invitant à une relecture critique et à rebours du manuscrit. L’incrustation d’addenda ou « gloses » (souvenons-nous de l’ambiguïté du terme) iconographiques creuse dès lors une brèche dans un texte qui, par contamination, est réaffirmé comme potentiellement traître, ce qui vient dynamiter un des principes fondateurs du roman, l’illusion référentielle. Comme souvent chez Gray, le contrat de lecture semblait déjà litigieux dès les premiers mots de l’introduction :
Le médecin qui rédigea le compte-rendu de ses premières expériences disparut en 1911, et les lecteurs qui ignorent tout du caractère audacieux de la médecine expérimentale en Écosse prendront peut-être ces notes pour une grotesque fiction45.
55Au-delà du caractère nettement agressif d’un texte introductif qui assène l’expertise de l’éditeur et postule l’ignorance du lecteur, le jeu sur le vraisemblable est déjà engagé. Par l’entremise de documents iconographiques à l’authenticité douteuse et de « témoignages » tout aussi tendancieux, ce contrat subit tout au long du roman des refontes successives qui revisitent non seulement le statut de l’ouvrage, mais la définition même de la fiction, prise dans un pas de deux entre deux cadres de référence mis tout à fait abusivement en opposition, l’histoire de la science et le fantastique. Le jeu sur l’illusion référentielle, encore relancé en excipit dans l’épitaphe de Bella/Victoria46, ne sert finalement qu’à démonter l’impossibilité, à la fin du XXe siècle, de discerner encore le vrai du faux et, surtout, l’absolue inutilité de tenter de le faire. Gray nous donne alors une leçon de lecture, leçon qui est tout autant celle du doute et de la vigilance que celle de leur abandon. L’éditeur ne s’y trompe pas : d’abord « un compte-rendu » puis « une fiction grotesque », Poor Things n’est plus en fin d’ouvrage que « ce livre », rétabli en sa qualité d’objet fini par une ultime volte-face, comme en renoncement face à une détermination générique aussi complexe que superfétatoire. En témoigne, d’ailleurs, la gravure de clôture qui promet le roman, ses personnages, son éditeur et son auteur à leur ultime demeure, la nécropole de Glasgow ; l’image postscript (la dernière image, à défaut du dernier mot) qui se substitue au « Goodbye » rituel de Gray, même privée de sa légende, ne peut pas, elle, nous mentir.
56La note qui se voudrait être un commentaire éclairant et un auxiliaire de lecture a toutefois bien d’autres effets : l’appel de note vient enrayer le principe de linéarité, tandis que le texte infrapaginal signale l’échec du texte à être autosuffisant en mettant l’accent sur la rencontre manquée entre deux discours censé être simultanés. Cette ambiguïté structurelle47 engendre des perturbations dans le processus de lecture qui permettent à Gray l’éditeur de s’interposer entre le texte et le lecteur et de désavouer à l’occasion un récit qui lui aurait, l’espace d’un instant, échappé. L’élaboration d’un tel contrechant illustre enfin, par la configuration de l’espace visuel du texte, l’impossibilité de la simultanéité entre le texte et la note : comme en exil, cette dernière est forcée de se ménager une place dans l’autour du texte, la disposition typographique de l’ajout renforçant encore l’effet polyphonique de l’ensemble. La saturation de la page par le commentaire éditorial force au va-et-vient constant entre deux discours qui s’affrontent sur la page, l’un cherchant à repousser l’autre pour envahir son territoire.
57Le cas est flagrant dans la nouvelle « Sir Thomas’s Logopandocy » où la disposition verticale en deux colonnes des dispositifs argumentaires « Pro Me/Pro Scotia » et « Contra Me/Contra Scotiam » est bouleversée par la lutte acharnée que se livrent les deux discours. L’idée d’une concurrence est encore phénoménalisée par la manipulation d’indices typographiques : le texte est imprimé en trapèze, tandis que les polices augmentent ou décroissent au gré des invasions. Comme dans l’épilogue de Lanark, le discours éditorial critique asphyxie le discours fictionnel, l’éditeur abusant allègrement de son droit à la révision. Gray bouleverse le rapport d’autorité inscrit dans la topologie du texte par la note et la fonction pédagogique, donc secondaire, de cette dernière : le principe de subordination48 qui devrait régir la relation de l’exégèse au texte est mis à mal, alors que la note prend le pas sur le texte jusqu’à le rendre lui presque superflu. La note marginale dédiée à Flann O’Brien dans l’épilogue de Lanark qui renvoie à une autre note cette fois infrapaginale (« voir la note de page de page no 6 ») enferme le texte dans un réseau d’annotations transversal et renverse le rapport d’autorité texte-note. L’enchevêtrement indémaillable des notes est finalement reproblématisé aux derniers mots de ladite note n ° 6 qui finissent de discréditer, sur le mode auto-parodique, le principe même du commentaire annoté :
Des onze grandes épopées mentionnées, seule une a influencé Lanark. Le discours de Monboddo dans la dernière partie de Lanark est une lamentable parodie du cours d’histoire de l’archange Michael au dernier livre du Paradis Perdu, et échoue pour la même raison. Un bien n’a pas forcément de la valeur parce qu’il est volé à un homme riche. Et pour ce seul stratagème volé (sans remerciements) à Milton nous trouvons une confrontation du personnage de fiction par un auteur de fiction chez Flann O’Brien ; un héros amnésique dans un enfer moderne, également chez Flann O’Brien ; et chez T. S. Eliot, Nabokov et Flann O’Brien, une parade d’érudition hors de propos à travers des notes de bas de page gonflées de façon grotesque49.
58Exemple de « priapisme infrapaginal50 » pour reprendre les termes audacieux d’Andréas Pfersmann, l’épilogue de Lanark multiplie les gloses polémiques jusqu’à ce qu’elles se retournent contre elles-mêmes et invalident la raison de leur présence au texte. La visée didactique première de la note disparaît sous l’effet saturant d’annotations exhaustives et à contre emploi qui épuisent le texte : cette forme d’hémorragie explicative participe de toute évidence d’un jeu formel sur l’esthétisme postmoderne et son goût de la multidiscursivité51. La note ne sert plus qu’à démontrer sa propre futilité et démasquer la vanité de son auteur, tout aussi « grotesque » que son projet d’écriture, que les jeux postmodernes dont il abuse – que, aussi et surtout, cette Écosse sans queue ni tête, sans histoire ni héritage culturel propre depuis laquelle il écrit.
59Mais le post-scriptum infrapaginal ferme aussi le texte sur lui-même, un texte qui n’est plus tant destiné au lecteur qu’à un corps de métier bien particulier : « Mon épilogue va épargner aux chercheurs des années de travail52 », ajoute Gray qui démontrera également, dans le « carburant critique » de Something Leather et la nouvelle « Five Letters from an Eastern Empire », le peu d’estime dans lequel il tient ou prétend tenir le monde universitaire. « Parodie d’académisme » pour Robert Crawford53, « déflation de la critique » pour Randall Stevenson54, la note critique raille le processus d’intellectualisation académique au point d’être confiée à ces mêmes universitaires en postface d’Unlikely Stories, Mostly. Là Gray, non sans une certaine forme de tendresse, donne la parole à un « Dougie » Gifford quelque peu inquiet :
Conscient qu’une des grandes thématiques satiriques de Gray est la forte suspicion qu’il exprime envers le rôle répressif des institutions universitaires et de leur tendance à l’endoctrinement, je me doutais qu’il s’agissait là d’un piège. […] Etant donné que j’enseigne au sein de cette même institution qui, selon Gray, a servi de modèle à son palace à la fois spirituellement et créativement claustrophobe, mon intervention n’était-elle pas requise de manière diaboliquement adroite et ironique afin que j’apparaisse dans le recueil comme un critique obtus et pédant à l’instar de ses professeurs chinois en littérature, et ce dans le seul but de confirmer son propos selon lequel toute créativité prométhéenne est condamnée à se voir étiquetée et étouffée par la critique ? Je crois bien que si. Mais Gray est à ce point adroit qu’il avait parfaitement prévu que, même si je suspectais le piège, je serais bien trop flatté de participer ne serait-ce qu’un peu à son œuvre pour résister à l’invitation55.
60Un nouvel avatar de la « zone » vient donc de piéger le critique : après sa version « intercalendricale » qui désorientait le protagoniste dans Lanark, « iconotextuelle » qui déroutait le lecteur dans Poor Things, ce que nous qualifierons de « zone paratextuelle » aux allures de toiles d’araignée (un motif iconographique d’ailleurs récurrent chez Gray) accueille un nouveau prisonnier volontaire.
61Le roman-piège grayien structuré par l’ajout de ces « corps étrangers » (matériels iconographiques, notes marginales, notes infrapaginales, mais aussi, comme dans la « salle capitulaire » de Lanark, titres et sous-titres programmatiques surnuméraires) transforme le livre en un espace à parcourir, sorte de dédale percé d’antichambres et de couloirs où la lecture prend vite les allures d’un parcours guidé. Aussi, il n’y a qu’un pas de la claustration architecturale à la séquestration sociale, puis à la captivité psychologique et textuelle, au point que la prise au piège devient dans l’œuvre de Gray un objet spécifique, une situation à la fois thématique et systématique. Il faut néanmoins ajouter à ces captivités diverses une forme de méta-captivité culturelle ou mnésique qui découle des précédentes et qui est encore rendue particulièrement perceptible par le jeu auquel se livre Gray dans ses notes.
62L’index des plagiats qui apparaît en marge de l’épilogue de Lanark dissèque le texte comme les planches anatomiques disséquent le corps dans Poor Things et sert finalement tout autant à divulguer les hypotextes et ce faisant déclarer la gratitude de l’auteur à ses prédécesseurs qu’à dénoncer son enfermement dans une histoire culturelle qui lui est imposée et dont il lui est impossible (ou interdit ?) de dévier. Nouvel outil servant à cartographier l’histoire littéraire qui a informé le texte, l’index marginal de Lanark redéfinit l’œuvre comme la réécriture de textes préexistants, lesquels affleurent à la surface du roman à la manière du palimpseste et ajoutent aux effets de bivocalité et transvocalisation induits par la note : aux voix du narrateur et de l’auteur tout puissant s’ajoutent celles d’auteurs revenants dont l’empreinte en viendrait presque à recouvrir celle de Gray. Par excès de zèle ou faux suicide littéraire, Gray dénonce ainsi en marge les divers plagiats dont il s’est rendu coupable, en prenant soin d’y ajouter des références imaginaires, absentes du texte mais jugées (par d’autres) « incontournables » : prisonnier d’une culture qui exige de lui qu’il reconnaisse l’influence des grands auteurs qui l’ont précédé, Gray ironise en confessant des crimes qu’il n’a pas commis. Il suggère alors discrètement que la réitération des mêmes figures et des mêmes formes pourrait condamner à court terme l’imaginaire au solipsisme et à l’entropie, et l’auteur écossais à la même destinée prométhéenne que de son protagoniste. À l’instar de ce dernier, du lecteur et du critique, l’auteur-éditeur lui-même admet se trouver au nombre des otages du texte, rejoignant de ce fait la communauté née, justement, de ces captivités emboîtées. Des fractures du texte et de l’apparent éparpillement du discours surgit alors ce qu’il convient, effectivement, de nommer un livre total, à l’image du Livre des Livres dont Gray a fait son grand œuvre.
Texte-trace, texte symphonique
63Les procédures d’encodage de l’image et le va-et-vient entre récit verbal et pictural ainsi que textuel et paratextuel ont mis en évidence le rôle attendu du lecteur dans l’entreprise de déchiffrage du texte. Sollicité pour démentir le narrateur ou au contraire attester de sa bonne foi, le lecteur participe activement à un texte qui, parce qu’il est une activité sociale en soi, naît de la conjonction des efforts consubstantiels d’écriture et de lecture. En bon postmoderne, Gray s’applique à divulguer et problématiser les diverses modalités de la coopération interprétative à travers, en particulier, le jeu complexe des hypotextes qui auraient inspiré son œuvre et pourraient (ou devraient) être reconnus par son lecteur comme autant de marqueurs de leur culture commune.
64La commotion de la temporalité du texte et le sabordement de l’entreprise de réécriture fait toutefois que nous nous trouvons rapidement pris au piège d’une nouvelle zone au moins aussi déroutante que ses versions spatiales et historiques. Tous les efforts déployés pour faire du texte un objet identitaire totalisant se trouvent en effet anéantis par la dénonciation des félonies d’un auteur qui se présente à nous comme un menteur et plagiaire pathologique. Ce sabotage parodique d’un volet du projet d’écriture pourrait surprendre si Gray ne nous avait pas préparés à ce nouveau paradoxe.
Intertextualités : le texte entre en conversation
65« Tout texte se construit comme une mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte56. » Le concept d’intertextualité mis au point par Julia Kristeva à la fin des années 1970 abolit l’idée de création ex nihilo : l’œuvre est plurielle et le fruit d’un dialogisme intertextuel dont les traces figurent la part d’impérissable qui informe tout acte artistique. Qu’il soit ostensiblement fléché ou plus discret, l’intertexte signale la présence au texte de réminiscences littéraires communes à l’auteur et à son lecteur. La forme de connivence mise en scène est alors double : en amont du texte, l’auteur proclame sa filiation avec les grands noms qui ont guidé son geste ; en aval, il fait signe et se présente comme le scripteur d’une mémoire « familiale », la somme de connaissances communes à laquelle ses semblables pourront s’identifier. Il est une part d’autant plus indéniable de narcissisme – Kristeva parle d’auto-contemplation57 – dans le dévoilement des intertextes qu’il donne lieu chez Gray à des expérimentations ludiques de camouflage et de falsification qui font glisser la figure de l’auteur-bricoleur vers celle du voleur-receleur de textes, altérant de ce fait un contrat de lecture aux termes et alinéas de plus en plus opaques et dédaléens.
66Le texte grayien affiche sa généalogie et son mode d’engendrement à des niveaux variés. Le premier concerne des opérations de transformation générique (ou architextualité) qui donnent lieu à des phénomènes de réécriture ou d’imitation de genres littéraires antérieurs, lesquels pourront être honorés ou caricaturés par leur avatar. On pense bien sûr à Poor Things, cette parodie de roman victorien, du métropolisme et du naturalisme fin-de-siècle également intergénérique dans son paratexte (cartes, estampes, eaux-fortes) qui tourne en dérision (ou honore ?) les éditions illustrées des guides urbains des XVIIIe et XIXe siècles. La part empruntée de l’ouvrage suggère l’impossibilité d’un acte artistique original et personnel, tout en confirmant le rôle de repriseur de culture régulièrement revendiqué par Gray. Entre récit de voyage, roman épistolaire picaresque et texte scientifique, Poor Things ajoute encore au réseau intertextuel ainsi tissé une trame narrative proche de celle de Frankenstein, elle-même variante du mythe prométhéen. Une telle conflagration générique fait du roman un objet littéraire foncièrement anachronique, idiosyncratique et bricolé58. Georges Letissier parle de « texte pseudo-victorien et néogothique, pluriel et protéiforme » et de « pot-pourri intertextuel plurilingue59 », soulignant le repli de la littérature sur elle-même et l’ambiguïté de ces bricolages. Ces derniers relèvent en effet tantôt d’une pratique autarcique de l’écriture emprisonnée dans le principe stérile de réitération, tantôt d’un nouveau principe de médiation avec l’ancien. Une problématique familière à l’Écosse en somme, partagée jusque dans son rapport à la littérature entre le trop et le trop peu d’histoire.
67L’Épilogue de Lanark est en ce sens parfaitement synecdotique : territoire littéraire tout aussi morcelé et hétéroclite que l’Écosse surnaturalisée dont il surgit, le texte affiche sa perméabilité à un passé littéraire omniprésent et une insécurité très palpable qui le force à convoquer ce passé pour se donner la légitimité que lui-même ne se reconnaît pas. En recensant dans la zone marginale les nombreux plagiats dont il s’accuse avec zèle, Gray, dans une démesure largement simulée, se lance dans la folle entreprise d’assemblage d’une bibliothèque borgésienne où, pour reprendre les termes de Tiphaine Samoyault, le texte pourrait enfin « se contempler dans son propre miroir60 ». Dans la longue liste d’hypotextes qui court sur les quatorze pages de l’Epilogue, Gray énumère poètes, romanciers, philosophes, critiques, économistes, cinéastes et dieux et convoque sans distinction Blake, Disney, Sartre, Borges et Burns, Lord Goodman, Shakespeare, Vonnegut et Xenophon, le Guardian et l’Imperial Gazetteer of Scotland, cette dernière devant éveiller nos soupçons quant à la présence d’intrus, d’interférences au sein de l’improbable assemblée. Lieu de réunion intergénérique et transtemporelle, l’index alphabétique vertical des plagiats de Lanark est un enchevêtrement d’époques, de courants de pensée et d’images organisés en un patchwork encore grotesque et monstrueux. Si, pour reprendre la perspective bakhtinienne, le roman est le site d’un dialogue, l’Epilogue de Lanark est lui comparable à une chambre d’échos, nouvelle figure cette fois phonique de l’Écosse. L’index sacrifie à une volonté exhibée de probité intellectuelle annoncée dans un vocabulaire volontairement auto-accusateur :
Il y a trois types de larcins littéraires dans ce livre : le plagiat en bloc où l’œuvre d’un autre est imprimée dans une typographie distincte, le plagiat enchassé où les mots volés sont dissimulés à l’intérieur du récit, et le plagiat diffus où des paysages, des personnages, des actions ou des idées ont été dérobés dans des termes différents de ceux employés à l’origine61.
68Quand il projette de lui-même l’image d’un pillard littéraire, l’illusionniste de l’Epilogue s’applique à dénoncer le conformisme et l’absence d’innovation qui caractérisent son ouvrage. La déflation et désacralisation62 de l’autorité narrative sont menées de manière polyphonique dans les trois lieux discursifs de l’épilogue, l’index des plagiats, le corps du texte et les notes infrapaginales. Procureur de son propre jugement, Gray va jusqu’à ironiser sur sa fausse modestie et la vanité qui se dissimule encore derrière sa tendance compulsive à l’abnégation. Il ne faut donc voir aucun geste révolutionnaire dans une telle exhibition intertextuelle ; celle-ci n’est que le moyen pour l’auteur d’ériger son propre monument, au point culminant d’une culture que lui et lui seul mène à son apogée. Relevons que le pictural n’est pas, loin de là, exempt de tels « emprunts ». Les occurrences d’interpicturalité sont aussi pléthore chez Gray. Des « prisons imaginaires » de Piranese reprises en paratexte de « The Start of the Axletree » aux études anatomiques et portraits de Léonard De Vinci (« Mona Lisa » dans Poor Things, « L’Homme de Vitruve » en couverture de 1982, Janine et dans « M. Pollard’s Prometheus »), en passant par Picasso, Robert Delaunay (sa « Tour Eiffel », œuvre majeure du cubisme européen, est nettement reconnaissable dans le tableau « Two Hills » de Gray), Juan Valverde (dont l’Anatomia del Corpo Humano a pu inspirer l’écorché de Poor Things), Michel-Ange et Vonnegut (la poignée de main de « Sir Thomas’s Logopandocy » est « volée » à Breakfast of Champions), Gray reprend à son compte, cette fois sans les nommer, les chefs d’œuvre de ses maîtres. Sur le mode du « plagiat diffus », le document iconographique devient intertexte en soi, tandis que l’hommage est encore à double sens, dirigé à la fois vers les artistes ainsi célébrés et vers le génial copiste.
69Reste que lorsqu’il suggère ainsi que tout est déjà écrit et qu’il ne ferait plus qu’assembler des formules déjà éprouvées, Gray ne fait rien d’autre qu’orchestrer la fin de l’art telle qu’elle était annoncée par Jean Baudrillard dans son approche critique du remake ou recyclage littéraire. « Ironie fossile, désillusion des choses », ce recyclage compulsif figure alors le profond ressentiment de l’artiste vis-à-vis de sa propre culture :
Peut-être le repentir et le ressentiment constituent-ils le stade ultime de l’histoire de l’art, comme ils constituent selon Nietzsche le stade ultime de la généalogie de la morale. C’est une parodie, en même temps qu’une palinodie de l’art et de l’histoire de l’art, une parodie de la culture par elle-même en forme de vengeance, caractéristique d’une désillusion radicale ? C’est comme si l’art, comme l’histoire, faisait ses propres poubelles et cherchait sa rédemption dans ses détritus63.
70La frontière est en effet poreuse qui sépare l’hommage du larcin et l’émulation de l’aporie créative. En parodiant l’auteur plagiaire à force de trompe l’œils intertextuels et d’omissions intentionnelles, Gray semble défier le lecteur de se faire une opinion claire et définitive sur la possibilité ou non d’un génie dans le plagiat. En affirmant de manière aussi ostentatoire la prédominance de la trace sur le texte lui-même, il travaille à remettre en question l’idée selon laquelle il ne peut y avoir de texte « naissant », seulement des répliques d’énoncés antérieurs. Gray va plus loin encore quand il joue sur les effets retors de sa trop grande transparence : à tant assister la quête du lecteur, Gray lui en offre l’objet sans qu’il ait à passer les rites d’agrégation ou, dans ce cas, d’érudition qui l’en rendraient digne. En le frustrant de discerner seul les « vrais » énoncés palimpsestuels des faux, Gray prive le lecteur de la jouissance herméneutique que le texte, dans la démesure qui le caractérise, lui promettait. Le narcissisme de l’auteur interdit celui du lecteur pour mieux réorienter la quête vers autre chose qu’un seul exercice, somme toute assez stérile, de repérage des intertextes. Impossible toutefois d’accuser Gray d’avoir volontairement désactivé la participation du lecteur et interdit à son texte d’être l’espace de relations réciproques qu’il aspire à devenir. Les messages adressés au lecteur en marge et les notes apodictiques de l’Epilogue sont encore susceptibles d’être brouillés : l’éditeur fictif néglige en effet des intertextes pourtant significatifs pour en exhiber d’autres, mais erronés ou apocryphes. Par l’intermédiaire de ce « mauvais » critique, Gray dissimule alors derrière des paravents des entrées secrètes que le lecteur, à nouveau en position de quêteur, pourra, s’il est assez vigilant, emprunter. Là où l’éditeur retirait au lecteur une part de son autonomie interprétative, Gray la lui rend par petites touches, à l’impressionniste.
71L’index des plagiats promettait un exhibitionnisme total, l’effeuillement méthodique des dessous chics du texte ; il restera un simulacre. Grâce à la faillibilité de l’éditeur fictif, Gray ménage une part du mystère et échange une quête contre une autre, moins convenue, qui en appelle au lecteur pour déjouer les pièges d’un académisme régulièrement fustigé, nous le remarquions, dans des textes ultérieurs. Quand il fait glisser le dialogue bakhtinien vers une telle cacophonie paranoïaque, Gray tourne encore en dérision la place réservée à la critique dans l’esthétique et le monde postmodernes. Le catalogue des plagiats fait alors apparaître des intertextes obligés (des « must » ?) parfois au dépens de leur pertinence (pensons à l’entrée « Emerson, Ralph Waldo », évocation en apparence parfaitement gratuite du célèbre auteur), tandis que d’autres paraîtront suspects dans la place qu’ils occupent ou n’occupent pas dans un arsenal de références qui se veut aussi exhaustif. Le « Dragonhide » est à l’évidence inspiré de peurs bien plus archaïques que les mésaventures de Pinocchio invoquées par l’éditeur et serait plus judicieusement lié aux tortures de l’enfer de Dante, au mythe d’Orphée et aux métamorphoses d’Ovide ou de Kafka, un auteur dont la présence au texte est réduite à une courte mention et une ombre fugitive au chapitre 39 du roman. Cités dans le corps du texte, Virgile, Whistler et Truman sont aussi étrangement absents du catalogue des plagiats, tout comme les nombreux intertextes filmiques (Métropolis, Soleil Vert, Stalker…64) qui ont sans nul doute informé la vision de la ville autophage de Lanark.
72De la même manière, le « bon » lecteur s’étonnera de l’absence d’entrées relatives aux auteurs de la première renaissance littéraire écossaise, lesquels se retrouvent effacés de la liste, disparus comme disparaissent les indésirables d’Unthank. Comment alors expliquer que seul Hugh MacDiarmid est mentionné, sinon en supposant que lui a su s’illustrer dans le champ politique et a gagné ainsi sa place dans le Panthéon grayien ? L’éditeur fictif, bien malgré lui, se fait alors l’écho d’une amnésie collective orchestrée et qui a longtemps conduit à omettre, en particulier dans les cursus universitaires, l’étude des œuvres des grands auteurs écossais des années 1930 et 1940. Le lecteur averti, lui, devra de sa propre initiative compléter le répertoire intertextuel inachevé, l’histoire du texte. Tout en s’affichant comme un objet fini déjà passé au crible de la critique, le roman continuera ainsi toujours d’appeler la correction. C’est par exemple le cas de Why Scots Should Rule Scotland présenté comme un entretien avec un certain « Publisher » qui assume pleinement son rôle de premier lecteur en insérant dans le texte ses propres réminiscences, dont la définition de l’« Ingsoc » orwellien qui ajoute au sein du pamphlet une mémoire des œuvres qui n’aurait pas été prévue par l’auteur65.
73Soumis à un test qui ne se revendique pas comme tel, le lecteur qui devait déjà discerner l’endogénèse de l’exogénèse, les vrais intertextes des autres, le signifiant du superflu trouvera dans cet ultime défi un plaisir renouvelé, celui d’avoir su déjouer les pièges dressés par l’auteur et surpassé en sagacité un éditeur, même fictif, qui croyait pouvoir imposer sa lecture. Comme à son habitude, Gray postule un lectorat circonspect et capable de s’affranchir de toute forme d’autorité, qu’elle soit narrative, auctoriale ou éditoriale. Cette subversion de la coopération interprétative élabore en secret un nouveau contrat de lecture, cette fois fondé sur une forme de désobéissance lectoriale censée questionner systématiquement ce qu’Eco nomme « la potentialité significatrice du texte66 ».
74Les pas de deux ou « frôlements » intertextuels67 entre Gray et ses prédécesseurs se doublent d’un contact ambigu entre les ouvrages et leur destinataire, contact qui réclame de ce dernier un savant mélange de complicité et de résistance, de reconnaissance et de défiguration. Chose remarquable, la relation quelque peu perverse ainsi instaurée ne l’est plus tant du texte vers son passé que du texte vers son devenir. Le roman qui se donne comme inachevé prend sa place dans l’entre-deux, à la fois trace résiduelle des textes qui lui ont préexisté et début d’une nouvelle collaboration. Le texte confie à son lecteur un bagage qu’il doit défaire, puis refaire en important dans la lecture en cours le souvenir de lectures passées qui participent de l’élaboration d’un grand dispositif mnémonique capable de réunir auteur et lecteurs dans ce qu’il convient bien d’appeler une communauté. « Aucune nation n’est plus vieille que sa littérature68 », rapportait Bella dans sa réécriture bien personnelle du Joueur de Dostoïevski ; dans ce bel exemple de mise en abyme, c’est l’idée d’une sédimentation par le littéraire, ici renforcée par le caractère explicite de l’intertexte, qui retient notre attention. La citation, texte dans le texte, qui plus est insérée dans une missive à Godwin Baxter au sein d’un manuscrit perdu puis retrouvé et enfin édité, n’est plus uniquement de seconde, mais de troisième, quatrième, cinquième main… En plus d’établir la littérature comme outil de production d’une certaine forme d’identité nationale, la phrase problématise la question de la trace en littérature ou de la littérature comme trace, c’est-à-dire à la fois l’empreinte laissée par le passé – le vestige, l’image lacunaire et résiduelle – et le dessin d’une direction à suivre.
Pour une métaparodie de l’excès
75La définition genettienne de la parodie comme contrechant est particulièrement pertinente pour aborder la dimension ludique des textes de Gray ; en témoignent le jeu de cache-cache de l’index incomplet des plagiats de Lanark et la re-panthéonisation facétieuse, à grands coups d’adjectifs homériques, des auteurs écossais oubliés dans l’Epilogue et honorés dans la carte culturelle qui ouvre Unlikely Stories, Mostly. Les fausses notes et lapsus volontaires qui ponctuent les œuvres de Gray contribuent à présenter ces dernières comme des objets de soupçon, toujours structurellement ambigus, jouant avec les fonctions canoniques du texte et s’offrant en pâture à une critique pourtant autogénérée. Mais l’objectif est avant tout de solliciter qui la correction qui la désapprobation du lecteur et donc de le forcer à participer à l’échange. Gray est en ce sens à l’image d’un Archibald McCandless qui dissémine dans son récit des incohérences absurdes dans le seul but d’inciter Bella à le reprendre post-mortem : « Archie n’était pas fou. Il savait que son livre n’était qu’un mensonge éhonté. […] Alors pourquoi n’a-t-il pas fait en sorte qu’il soit plus convaincant69 ? » À l’inverse du lecteur perspicace postulé, Bella/Victoria échoue toutefois à reconnaître ces invraisemblances comme autant d’appels à sa coopération – et donc comme autant d’actes d’amour.
76Elusif, effectivement l’illusionniste qu’il veut être dans Lanark, Gray fait de son texte un objet de débat épistémologique, poussant la parodie jusqu’à courir le risque calculé qu’elle se retourne contre lui et se neutralise en un dernier coup d’éclat. De telles dissimulations, de tels écrans de fumée ajoutent aux effets de brouillage de sens déjà relevés. Les innovations formelles auxquelles Gray se livre, si elles témoignent d’une volonté marquée de donner la parole à l’indicible d’un corps et d’une histoire jusque là occultés, servent également, sur un plan métatextuel, à détourner des techniques narratives éprouvées dans les hypotextes, que ceux-ci soient ou non déclarés. Le maniérisme victorien de Poor Things en est un exemple patent : là, les genres sont passés en revue, leurs traits exagérés, leurs tics langagiers ridiculisés. L’exercice parodique, comme la pratique de l’intertextualité dont elle dépend, est un jeu pervers70 : jeu de deux textes ou plus qui s’interpénètrent et se rencontrent, jeu également de deux sensibilités et deux mémoires (celles de l’auteur et de son lecteur) qui se reconnaissent ou s’opposent. La parodie doit être démasquée. L’hypotexte doit affleurer de manière perceptible en surface de l’hypertexte pour provoquer l’effet désiré, cette impression de déjà-lu ou, plus exactement chez Gray de déjà-lu mais autrement, qui va instaurer la connivence auteur-lecteur tant recherchée.
77Au-delà du ludique, il est une démarche de quête structurelle qui, dans le contexte de l’Écosse dévolutionnaire, ne peut nous échapper. La littérature écossaise de la fin du XXe siècle est prise dans un mouvement de réinvention de soi et de recyclage des traditions littéraires orienté vers un avenir qui presse le pas. La situation d’urgence dans laquelle cette réinvention doit avoir lieu fait que cette même littérature n’a d’autre choix que de faire appel à des formes déjà éprouvées et de tenter, de manière empirique, de les importer dans le présent d’écriture. La pratique ostentatoire de l’intertextualité chez Gray serait dès lors une façon d’exposer son protocole au grand jour, de tester ces formes et mesurer leur adéquation avec le projet d’élaboration d’une identité littéraire propre et distincte. La parodie, parce qu’elle est revendiquée, servirait par conséquent à signaler l’échec de cette incorporation et l’incapacité de la forme préexistante à se réincarner. Si le roman est nécessairement hypertexte et « rendez-vous » pour reprendre le mot de Compagnon, le roman parodique, lui, est un rendez-vous volontairement manqué mais permettant peut-être, par effet de sérendipité, de faire d’autres rencontres.
78Toute duplicité d’objet, dès lors qu’elle est ostensible, atteste de l’accouchement difficile d’une parole voulue inédite. À l’image du fœtus d’Unlikely Stories, Mostly cette parole, sans doute parce qu’elle n’est pas encore arrivée à terme, demeurerait captive du squelette ici discursif de l’Écosse passée. La pratique de la parodie est en grande partie autoréflexive, dans le sens où romans et nouvelles exposent au lecteur des protocoles expérimentaux de mutation, hybridation et greffe de corps étrangers au sein d’un discours qui se cherche une seconde vie mais peine à la trouver. Sans encore parler de sabotage et en glissant du texte au métatexte, nous passons donc de la parodie à l’autoparodie et de la déformation ludique de textes ou styles antérieurs au pastiche satirique, élément clé de la recherche par Gray d’une originalité qui reste, du moins aussi longtemps qu’il le souhaite, obstinément introuvable.
79Suivant l’exemple de Melville, Joyce et d’autres grands modernistes avant lui, Gray s’amuse d’avance du discours embarrassé que ses textes ne vont pas manquer de susciter. Loin, très loin du « Monastère de la Sainte Simplicité » où il prétend s’être retiré aux derniers mots de 1982, Janine, Gray entre de bonne volonté dans le jeu complexe qui veut opposer la production du texte à sa réception, dans un marché littéraire qui joue sur les deux tableaux de la qualité et de la valeur marchande de l’œuvre – pensons, bien sûr, aux quatrièmes de couverture racoleuses de Poor Things. L’Épilogue de Lanark pourra ainsi être lu comme une parodie d’autoparodie, un pastiche d’encyclopédisme intertextuel, et une stratégie habile de détournement qui permet à Gray de tout mettre en doute, de la vérité du texte à la validité même de son projet d’écriture. Le postmodernisme, par sa pratique de l’intertextualité et de la parodie, proposait une définition constructionniste de l’histoire et de la littérature ; le postmodernisme parodié (le « post-postmodernisme » que Randall Stevenson identifiait chez Gray71) transforme cette même proposition en un autre artefact, un objet tout aussi malléable que l’étaient l’image du territoire, la mémoire de la nation et l’idée de celle-ci. En d’autres termes, rien n’est acquis, pas même l’idée que tout reste à faire. L’index des plagiats, ponctué de mensonges et percé d’oublis en tous genres, vient alors ironiser sur sa propre présence au sein du texte, en ce que Patricia Waugh qualifie d’overkill intertextuel :
Le recours aux objets trouvés nous vient du surréalisme. Les surréalistes ont cherché à incorporer dans leurs « œuvres d’art » des éléments considérés comme non artistiques (des urinoirs, par exemple) qui remettaient en cause la définition de l’art comme système sacré de valeurs. Toutefois ces objets trouvés continuent de mettre en valeur l’artiste comme créateur en suggérant qu’il est une sorte de Magicien de la Transformation. En métafiction, cette technique rejoint l’overkill intertextuel qui dément non seulement l’image de la littérature comme système sacré mais aussi celle de l’artiste comme alchimiste inspiré. Au lieu de cela, la production du texte est exposée comme rien d’autre qu’une production de texte. Les codifications linguistiques engendrent d’autres codifications linguistiques72.
80L’auteur qui s’autoparodie proclame sa liberté de s’affranchir des normes comme de s’émanciper de ses propres dispositifs narratifs. L’auteur qui s’autoparodie en train de parodier et se livre à la métaparodie73 souligne au contraire l’aporie dans laquelle son art se trouve pris. Qu’il s’agisse d’écrire dans la marge, de solliciter l’iconographie ou de prendre la critique de court, chaque marque de soumission aux formes ritualisées du roman postmoderne ne sert qu’à insister sur la difficulté, dans un contexte effectivement post-postmoderne, d’innover encore.
81Quand il détourne cette même liberté d’innover à des fins autoparodiques, Gray redéfinit le texte de fiction comme un perpétuel chantier d’expérimentation où l’objet abouti importera bien moins que l’effort collectif qui l’aura précédé.
82L’approche de l’intertextualité comme rapport dynamique, avec à la fois un passé littéraire résurgent soumis à transformation et un lecteur vivement encouragé au doute témoigne de la relation problématique qui unit Gray à sa pratique artistique. Le texte naissant se glisse dans les interstices d’autres textes et d’autres genres en tentant, avec une maladresse délibérée, de s’y fondre et de s’y inventer une ascendance, une temporalité et donc une certaine forme de légitimité. Le conflit mis en scène entre identité et différence, entre la gratitude envers les anciens et le désir fort de proclamer et délimiter un espace créatif propre suggère, par son irréductibilité, le travail qui reste à accomplir. Pour cela il faut dépasser les modèles paradigmatiques : entre la métafiction qui questionne la construction de la réalité par le langage74, le postmodernisme et le post-postmodernisme (qui pourrait en revenir au modernisme, la seule étiquette que Gray accepte d’ailleurs de porter) le texte veut renouveler les horizons d’attente en brouillant les tâches interprétatives conventionnellement échues au lecteur. Gray se présente en effet comme un égocentrique qui s’assume : en apparence, il n’est jamais question que de lui et de son rapport à l’art. Mais il se présente aussi, tel le menteur qui dit toujours mentir, comme un parodiste qui prétend toujours parodier. En perdant ainsi sa propre figure dans le paradoxe, Gray force son lecteur à le disqualifier de son rôle de passeur et à lire, interpréter, « faire » sans lui. Mais faire quoi ?
83La réponse est à chercher dans les entre-textes, dans les interstices entre les œuvres, là où l’initiative interprétative est rendue au lecteur, loin des distractions postmodernes et des fausses pinailleries mises en scène par l’auteur. Il ne s’agit plus alors seulement d’un texte qui, comme le dit Umberto Eco, « veut que quelqu’un l’aide à fonctionner75 », mais d’un corpus, peut-être ce « Livre des Livres » qu’il reste à ré-agencer d’un roman et d’une nouvelle à l’autre, lançant le lecteur herméneute à la recherche de la toile référentielle (le texte hyphologique de Roland Barthes) qu’il est pourtant peut-être bien le seul à pouvoir tisser.
Tissages intratextuels : connivences et mots de passe
84« La littérature, c’est la recherche du texte caché qui modifie la valeur et le sens des livres déjà lus : c’est un appel vers le nouveau texte apocryphe qu’il reste à découvrir ou à inventer76. » La belle définition d’Italo Calvino pourrait être conçue pour Gray et une œuvre en forme de corpus de références, de motifs, d’intertextes et de signalétiques qui semblent effectivement pointer vers autre chose, un autre texte qui serait morcelé en plus d’être caché et qu’il resterait au lecteur à recomposer. Gray travaille ainsi à inscrire son œuvre dans un système d’échos qui convoquent des auteurs écossais oubliés (la pièce The Anatomist de James Bridie, bien que non signalée dans les hypotextes, est très nettement perceptible dans à la fois Poor Things et Lanark) ou contemporains. Il adresse en effet de nombreux signes de sympathies secrètes et moins secrètes à nombre d’auteurs issus comme lui de la seconde renaissance littéraire écossaise, jusqu’à même suggérer une forme d’accomplissement collectif susceptible d’autoriser une lecture programmatique de leur coopération. Celle-ci est flagrante dans les pratiques paratextuelles grayiennes. Dans Lean Tales Gray illustre les nouvelles de James Kelman et Agnes Owens ; dans The Book of Prefaces il s’assure la collaboration d’« adjuvants » (« helpers », un terme associé au champ lexical de la quête) réunis en communauté d’intérêt et appliqués à mettre leurs lectures en réseau77. De texte en texte, les auteurs glaswégiens se répondent, reprenant à l’occasion des références similaires, se constituant une bibliothèque collective et des codes de reconnaissance adressés tant à eux-mêmes qu’à leur lectorat.
85Mais ce qui retiendra notre attention ici est la manière dont l’Œuvre, cet unique postulé, trouve sa source dans le multiple à travers des emprunts que se fait Gray à lui-même (faut-il parler d’auto-citation ou d’auto-plagiat ?) et qui jettent des ponts, non plus vers des ouvrages fondateurs extérieurs au corpus, mais vers des éléments du corpus lui-même. Sous couvert, encore, d’une fausse vanité, Gray organise la synthèse instinctive de ses textes et le sentiment de déjà-lu qui va permettre au lecteur de repérer en pointillés le macro-texte arachnéen qui court d’un texte à l’autre et dont partira peut-être le courant électrique78 capable de ranimer la créature Écosse. Il est ainsi frappant de reconnaître le chien blanc d’Unlikely Stories, Mostly – ou une de ses réincarnations – dans le portrait que Godwin Baxter dresse de lui-même à Bella : « “Ne tombe pas amoureuse de moi, Bella,” dit-il. “Je ne suis pas un homme, vois-tu. Je suis un grand chien intelligent qui a l’apparence d’un homme79.” » L’effet de reconnaissance placé en postface du roman invite alors à la mise en réseau de ce dernier, tout en apposant sur le texte voulu allographe par illusion référentielle la patte de son véritable auteur. De telles anastomoses servent également à manifester la constance des partis pris grayiens et l’engagement de l’auteur dans la vie politique de son pays. Ainsi dans sa nouvelle « 15 February 2003 » Gray reprend, en termes tout aussi choisis, sa dénonciation de l’indignité écossaise figurant dans 1982, Janine :
Je reçois souvent des courriers de lecteurs désirant discuter ou explorer la question de l’identité écossaise, comme si plus de cinq millions de personnes pouvaient n’en avoir qu’une. Quand on me demande ce qui définit ma nation, je répète ce que j’ai écrit en 1982 : le léchage de culs80.
86Ailleurs, c’est par le biais de l’onomastique que Gray flèche ses intratextes : dans « A night off », il revient sur l’enfance de Sludden et McGrotty pour dénoncer dans le système éducatif britannique la culture de la délation qui allait faire des personnages de Lanark et McGrotty and Ludmilla les êtres sournois et lâches que nous connaissons. La nouvelle éclaire donc a posteriori les lectures passées et invite à les réviser. L’effet d’écho informe la réception de l’écrit antérieur jusqu’à transformer l’ensemble palimpsestuel ainsi constitué en tribune, en manifeste au sens commun de dénonciation publique. Gray ne se contente pas d’afficher son engagement : il en orchestre le dévoilement en établissant un contact avec le lecteur qui n’est plus seulement conditionné par l’espace du livre et le temps, tout aussi mesuré, de la lecture. Les messages subliminaux dispersés au fil des textes, quand ils sont mis en relation, donnent au lecteur le sentiment réconfortant d’avoir su les comprendre et d’être le « bon » lecteur que l’auteur attendait. En plus d’être source supplémentaire de plaisir, ce que Julien Gracq nomme la « résonance indivise81 » du texte facilite la fonction persuasive d’un discours polémique qui resterait sans cela dissocié, donc disjonctif.
87Le Livre des Livres ainsi reconstruit s’applique à capter dans sa toile de références un Zeitgeist distinctif qui passe par une mémoire des œuvres, la formulation d’un ferme engagement politique et la consignation par l’écrit d’une voix, c’est-à-dire d’une grammaire, d’un lexique et d’un phrasé univoques et reconnaissables par la communauté d’auteurs et lecteurs ainsi constituée. Le langage adopté par l’auteur porte en effet les traces de son environnement : délibérément reproduit sur le papier, un accent, un débit ou une incorrection grammaticale en dit souvent long, tant sur la personnalité de l’énonciateur fictif que sur les intentions de l’auteur. Là encore se met en place un code de reconnaissance cette fois linguistique (en plus de culturel et politique) aisément identifié par le lecteur – anonyme ou non :
Alasdair utilise la syntaxe écossaise comme s’il s’agissait d’anglais standard – et quand vous voyez cette syntaxe à l’écrit, vous vous dites « Bon sang, c’est évident. C’est ça notre anglais standard » et ça devient aussi, très naturellement, le vôtre82.
88Relevons l’omission du patronyme par Janice Galloway et l’emploi de la première puis deuxième personnes du pluriel : le « nous » qui surgit ici est un geste de bienvenue, presque un rituel d’agrégation. Cet « anglais standard » inventé ou réinventé par Gray passe par la répétition de marqueurs linguistiques qui, nous l’avons relevé avec ce « léchage de culs » intratextuel, ne s’embarrasse pas toujours des questions de registre ou même de correction orthographique.
89« Au commencement était le Verbe » ; l’intertexte biblique selon lequel le monde est l’effet de la parole divine est déjà, quand il est repris par Gray, un programme en soi. Moyen d’échange, facteur de cohésion et premier composant de la structure mentale et sociale du groupe, le langage – vox populi – qui surgit au milieu du silence ou sur le blanc de la page est fondateur. Tout texte comme toute société se choisit un idiome à partir duquel la relation imaginaire du locuteur à son groupe pourra se nouer. En Écosse, les expérimentations sur le « mauvais écossais83 » des villes post-industrielles sont encore menées par Tom Leonard et James Kelman, qui explorent dans leurs œuvres la relation complexe de l’acte discursif avec l’oralité, dans ce que Alistair Renfrew nomme une forme d’hétéroglossie sociale et de schizoglossie littéraire et culturelle84. Cette aventure discursive, la quête d’une langue écrite originale (il s’agit bien là de la logopandocie de Sir Thomas Urquhart) aspire à faire le lien entre des éléments discontinus de cohésion identitaire. Le premier devoir de l’auteur est de restituer du sens aux mots et de renommer le monde, participant ainsi de façon adamique à l’engendrer. Le langage normatif dont il est contraint de s’accommoder ne suffit plus ; il faut le détourner, le réformer ou l’agrémenter de néologismes et autres trouvailles susceptibles d’exciter l’imaginaire.
90Les modes d’accommodation de la langue écrite ont, pour certains d’entre eux, déjà été évoqués : le recours à la liste et au langage épuré débarrassé du superflu, à la voix d’un corps en souffrance et dés-articulé, voire au blanc typographique et au silence esthétisé, a suggéré la recherche menée par Gray d’une parole autre et primordiale qui jouerait avec les signes arbitraires de la langue. Gray, comme Sir Thomas, dissocie alors consonnes et voyelles, use de borborygmes et de mots tronqués, précipite le langage. Les six dernières nouvelles de Lean Tales (« Decision », « Authority », « Translation », « Humanity », « Money » et « Ending ») nous offrent de beaux exemples de telles expérimentations : arrangées en ordre décroissant, la dernière n’étant longue que de deux lignes seulement, et figurant sur des pages non numérotées (la numérotation reprend ultérieurement, en postscript), les nouvelles défient leur format conventionnel et poussent le principe d’économie à son point de rupture. L’écriture devient un effort de condensation du sens, la recherche du mot ou du haïku qui suffirait à lui seul à rendre compte de l’entièreté de l’expérience vécue. Les incursions dans le domaine de la poésie sont encore révélatrices de la quête menée par Gray, du mot total qui serait, comme la « note bleue » de Chopin ou l’Aleph borgésien, à l’origine de tout. Fulgurant par nécessité, le trait se glisse, toujours clandestin, entre deux insanités ou profite du répit offert par le blanc typographique.
91Il y a sans doute alors encore de l’autoréflexivité dans la reconstitution par Gray de l’apprentissage linguistique de Bella. La situation de la créature réapprenant à parler confrontée à la polysémie des signifiants pourrait n’être qu’une mise en scène de l’effort produit par l’auteur pour réapprendre, lui aussi, à écrire. Le pré-langage dysphonique pratiqué par la jeune femme est associé à la parole innocente « des enfants et des idiots85 », une parole prélapsarienne de début du monde. Bella est en ce sens une Eve moderne à qui reviendrait le devoir de nommer ou renommer les choses et les êtres qui lui sont présentés par son dieu, le bien nommé « God »-win Baxter. Revenir à la genèse d’un système linguistique original autorise Gray à se poser en spectateur de son évolution. Quand dans Poor Things il adopte le procédé de retranscription phonétique, Gray signale qu’il renonce à infléchir cette nouvelle langue en lui imposant les normes syntaxiques de l’écrit, et qu’il lui offre l’espace nécessaire à son épanouissement, sans chercher à la brider. Les paroles de Bella seront bien assez tôt réintégrées dans le domaine littéraire ; pour l’heure, Gray, comme un père attentif, lui accorde le droit à l’expérimentation.
92Si le recours à la phonétique et au sociolecte souligne effectivement l’authenticité quasi minérale de la langue parlée (« un dialecte sévère des Borders dont les mots [sonnent] comme s’ils avaient été taillés dans le granit brut86 »), sa transcription pose de nouveau problèmes : un usage sporadique de la phonétique risque de stigmatiser les locuteurs et de conforter le lecteur (potentiellement anglais) dans une posture patriarcale dont l’Écosse n’a plus que faire. Pour s’affranchir totalement du complexe d’infériorité dans lequel elle a trop longtemps baigné, la langue de la nouvelle nation écossaise va marquer la rupture par l’usage de termes vrais et universels, au risque de verser occasionnellement dans la pure obscénité.
93« Doux est un mot que j’emploie trop souvent87 » remarque Jock McLeish (ou Gray ?) dans 1982, Janine. La redondance est néanmoins vite corrigée. Gray n’hésite pas à recourir à ce qu’il appelle, non sans dérision, « la langue robuste de la fiction du XXe siècle88 », une langue non censurée émaillée de scotticismes et tout droit issue de l’épais (ou grossier : « coarse ») granit du sol écossais. Traiter de l’expérience nationale autrement qu’en termes bruts, user d’euphémismes ou de détours métaphoriques reviendrait à priver l’Écosse de sa langue originelle. Il s’agira donc de reproduire un anglais parlé démotique, donnant qui plus est un accès immédiat à la trivialité du corps collectif. « L’Écosse s’est fait baiser », nous disait Gray, et la récurrence de termes orduriers est bien plus qu’une simple provocation. La profération de telles obscénités est aussi production de sens, une production certes blasphématoire mais qui présente le grand intérêt de donner naissance à un nouveau langage iconoclaste, éclectique et facétieux qui s’amuse à mettre en contact des registres, des syntaxes, des accents ou des idiomes normativement peu conciliables avec l’écrit.
94Le trait est commun à nombre d’auteurs de la seconde renaissance littéraire écossaise. James Kelman, Tom Leonard, A. L. Kennedy et Janice Galloway entre autres usent volontiers de semblables trivialités, au point de laisser deviner dans ces entailles faites au contrat de correction littéraire une volonté consciente d’élaborer par ce biais peu conventionnel une nouvelle sémiotique collective qui signalerait, quand elle est reprise, l’appartenance à une identité tribale distincte et originale. L’idée convoque la notion de mythe barthésien comme parole et facteur de cohésion : après tout, qu’est-ce qui empêche de voir dans les « fuck » de Gray et consorts de nouveaux Shibbolets, des marqueurs d’inclusion servant à dresser des frontières cette fois linguistiques autour de la communauté ? Le démotique ou argot urbain comme insigne va dès lors assumer les deux fonctions simultanées d’inclusion du même et d’exclusion de (et par) l’autre. Mais parce qu’il est aussi le reflet d’un sentiment national fondé sur les idées de perte et de résistance, ce langage devra également illustrer la complexité inhérente à toute forme d’invention identitaire. Cette identité linguistique sera donc multiple sinon, comme chez Gray, balbutiante et irrésolue. Cette production maximale de sens par l’instauration d’une voix distincte des autres passe alors par différentes étapes : la reprise de marqueurs linguistiques propres, la reconnaissance de leur aliénation hors du discours normatif et le caractère non assertif de cette parole qui, encore instable, revient au pré-langage et se renie elle-même à force d’errata.
95Le recours au démotique n’empêche en effet pas une forme de méticulosité linguistique particulièrement remarquable chez Gray : la parole est inquiète, méfiante voire paranoïaque, laisse filtrer des erreurs qu’elle regrette aussitôt et qu’elle tente de corriger, sans pouvoir ni même chercher à en effacer les traces. Nous verrons que la mise en scène de tels ratés sur l’espace de la page et dans le temps de la lecture soulève de nouveaux problémes : si tout est incertain et soumis à l’hypercorrection, quel est ce texte que Gray nous propose en insistant si lourdement sur notre devoir de critique ? Cet écrit qui doute de lui-même, qui ne trouve pas sa langue, est-ce un brouillon ou l’esquisse, laissée volontairement inachevée, d’un texte « meilleur » que celui-là et qu’il nous invite à réécrire ?
L’art de la discordance : furor scribendi
96Le texte qui prétend s’affranchir des contraintes qui s’exercent à la fois sur lui, son auteur et sa communauté doit toutefois reconnaître que ces mêmes contraintes sont intrinsèques au contexte de surmodernité dans lequel il s’inscrit. De là vient le caractère irrésolu de l’œuvre grayienne, prise entre d’une part le désir d’engager ici et maintenant la démarche méliorative devant conduire à la naissance d’une nouvelle Écosse et de l’autre l’acceptation, par raison ou fatalisme, que l’entreprise est condamnée à terme à rétablir la situation de servitude à laquelle elle prétendait nous arracher. Pour cette raison, il s’agit Gray de saborder l’aventure littéraire juste avant qu’elle n’atteigne son but. C’est à ce prix seulement que le roman sera réaffirmé comme un espace de liberté vis-à-vis à la fois des normes héritées du passé et des attentes, sans doute démesurées, du présent. Dans sa recherche du « juste équilibre entre sagesse et folie89 », c’est-à-dire entre l’évaluation mesurée des chances de réussite et l’emportement du projet initial, Gray accuse l’aspect inaccompli de son œuvre. « Jusqu’à ce qu’une solution soit trouvée, ce journal devra contenir ma furor scribendi90 », consigne John Tunnock qui s’interroge sur sa propre capacité à mener à terme son triple projet d’écriture. L’écriture grayienne comme fièvre (ainsi traduit Gray dans la marge), comme transport et égarement, et l’image du texte comme salle d’attente, nouvelle antichambre du mieux, feront l’objet de ce dernier chapitre.
Mécaniques d’imprécision
97La volonté de réaffirmer l’irrésolution de l’œuvre passe donc par le recours à des intertextualités fictives ou erronées, le brouillage des références érudites et un plaisir certain pris à la déflation. Ce désaveu palinodique du discours vient à l’encontre de l’assimilation de la pratique artistique à la technique utilitaire qui promeut l’exactitude expérimentale, la radicalisation de la pensée moderne et la dé-fictionalisation du savoir. En insistant sur la faillibilité du texte et la sienne propre, Gray fait de son travail une proposition alternative aux visions mécano-positivistes de l’art comme dévoilement de la vérité et affirme son œuvre comme le territoire d’une errance (erreur) possible et d’un doute actif. Étourderies, coquilles, ratures et tremblements apparaissent dès lors comme des traces laissées là du mouvement vivant et créateur qui laisse surgir l’énergie sous-jacente du texte.
98Des « j’ai perdu le contrôle, j’ai perdu le contrôle91 » de 1982, Janine aux citations incorrectes et auto-justifications de Old Men in Love (« Pourquoi ces digressions92 ? »), le texte est inquiet, méfiant, et met de lui-même l’accent sur la difficulté qu’il éprouve à se fixer. Les étourderies corrigées en paratexte sont caractéristiques de cette volonté de dévoiler les coulisses de l’écriture et son caractère toujours inaccompli. Le soin que Gray porte à la composition de ses jaquettes est déjà, en soi, un consentement à l’éphémère : en apposant sur l’objet à vocation communicationnelle une autocritique sévère ou un erratum, Gray affecte la perte de contrôle d’un texte qu’il n’assumerait pas et dont il viendrait presque à regretter la diffusion. De telles maladresses corrigées mais trop tard appartiennent au domaine métatextuel et à la phénoménalisation du temps de l’écriture. Dans l’erratum volant – parole rendue doublement errante (d’error, errare) – glissé entre les pages de The Book of Prefaces, les dernières retouches sont faites après l’impression de la jaquette, dans une précipitation feinte que réfute la versification des remarques :
Appel à l’acquereur
Quand ce livre a été imprimé et relié
Vingt-deux erreurs ont été trouvées.
Le volume est donc semé de malfaçons
À moins que vous n’y apportiez correction.
Veuillez d’un crayon vous emparer
Et corrigez les fautes que nous avons manquées93.
99Tout en redéfinissant l’ouvrage comme bien de consommation (l’acquéreur ne devient lecteur qu’après acceptation de son rôle de correcteur), c’est bien le paratexte tardif et non le texte en soi qui réalise la mise en relation des différents acteurs (« nous » et « vous ») de la chaîne de production du livre. L’erratum, cet objet qui ne devrait pas être, s’avère alors être paradoxalement un maillon indispensable de cette chaîne, au point de laisser penser que ces fautes aient pu être intentionnelles. Le doute est semblablement organisé dans le paratexte de Poor Things : habituellement glissé, comme dans The Book of Prefaces, en note amovible ou prière d’insérer, l’erratum est ici artificiel, imprimé de biais et masquant partiellement le (faux) paratexte éditorial. La note qui dénonce l’erreur de légende du portrait de la page 187 aurait été égarée, prise elle aussi par erreur dans la presse de l’imprimeur. Entre les deux éditions brochée et reliée le numéro de page a pu être corrigé : le trompe l’œil est ici tellement flagrant qu’il en est désamorcé et le subterfuge divulgué. Aux erreurs de légende et d’impression s’ajoute alors un autre échec, lui-même simulé : celui de savoir même tromper le lecteur.
100Dans Unlikely Stories, Mostly, un faux erratum ombré aux accents surréalistes (« Les Editeurs vous prient d’excuser la perte de l’erratum94 ») précède une notice biographique lacunaire, comme si le manuscrit avait été usé, érodé en passant des mains de l’auteur à celles de l’éditeur. Le texte apparaît comme un matériau friable et précaire, image concrète du passage inexorable du temps et des erreurs passées désormais impossibles à rattraper. La « disparition » (encore une) d’un erratum qui avait vocation à gommer d’éventuelles fautes d’inattention ajoute à la distraction de Gray l’amateurisme, tout aussi affecté, de ceux et celles à qui il a confié son texte. Mais il existe, entre l’auteur et l’éditeur fautif (Canongate), un dénominateur commun, autre que leurs bévues respectives, et qui fait sens : ils sont écossais. Tous ceux qui animent le paysage littéraire de la nation, nous dit alors Gray, ne sont en fin de compte que des novices, nécessairement exposés, parce qu’inexpérimentés, au risque bien réel du fiasco. Dans son commentaire critique intégré au recueil, Douglas Gifford y voit une illustration qui n’est qu’en partie amusée de la recherche infructueuse d’une forme de légitimité artistique et d’un retentissement intellectuel auxquels l’Écosse échoue encore à accéder :
Le lecteur doit être conscient que derrière ces tromperies de surface et ce camouflage littéraire se cache un point extrêmement sérieux bien que paradoxal : le questionnement fondamental sur le rôle précaire de [l’auteur] dans un monde tout aussi précaire, en même temps que celle d’une aspiration très écossaise, presque nécessairement condamnée à l’échec, vers la valeur spirituelle et l’autorité95.
101Dans Poor Things, la note rectificative de Bella qui, sous couvert de l’erratum, veut démonter toute la vraisemblance du roman fonctionne sur le même mode en simulant sa postériorité et le caractère tardif ou inexistant de l’intervention éditoriale. Gray, en semblant ainsi bloquer des issues, réoriente la lecture : l’interdit, c’est-à-dire l’éventualité d’une « mauvaise » lecture du texte, a un goût de soufre auquel il est presque impossible de résister et qui autorise, en faisant mine de la proscrire, la propagation de l’erreur interprétative.
102La prolifération des errata dans l’œuvre de Gray ne sert donc pas qu’à resserrer les liens qui unissent le texte à son paratexte ; elle invite surtout le lecteur à la réévaluation d’une culture qui doute à ce point d’elle-même qu’elle se choisit l’erreur comme terrain de jeu et cède volontiers à la paranoïa aiguë, voyant la faute partout, la soulignant avec un zèle suspect. Dans sa carte postale expédiée tardivement à l’éditeur du trentième volume de Studies in Scottish Literature, Gray corrige avec beaucoup d’humilité une faute d’accord :
« L’illustrateur de couverture, Alasdair Gray, réalisa trop tard que la devise Scotia Redivivus apparaissant sur le tronc du pin sylvestre aurait dû être Scotia Rediviva, et prie le lecteur de n’y voir que la marque d’une méconnaissance du Latin plutôt qu’une faute d’identification sexuelle96. »
103Au sommaire de Ten Tales Tall and True, c’est le titre erroné du recueil qu’il juge nécessaire de justifier : « Ce livre contient plus de dix fables, son titre est donc une fable en soi. Je gâcherais mon livre si je l’écourtais, et gâcherais le titre si je le rendais fidèle à la réalité97. » Gray multiplie les justifications accessoires, s’accuse de tous les torts et anéantit méthodiquement toute réalité de référence. Plus facétieux encore, l’erratum de jaquette de A History Maker admoneste l’éditeur fictif mais sans corriger ses fautes et pointe vers d’autres bévues, en se gardant bien toutefois de les identifier : « Note de l’auteur à l’éditeur : il n’y a pas de porridge dans cette fable et le title de Barrie est erroné, mais les erreurs sont laissées telles quelles afin de distraire les critiques d’autres fautes plus graves98. »
104L’absurde et l’approximation foisonnent jusque dans les titres des recueils qui relancent le jeu sur le caractère « presque » achevé de l’écrit : les nouvelles assemblées sont « improbables, pour la plupart », les fables sont « à dormir debout », tandis que l’auteur se dérobe encore en quatrième de couverture de The Book of Prefaces, l’anthologie ayant été constituée et commentée par Alasdair Gray, « pour l’essentiel ». L’écriture, qui plus est dans le contexte écossais, ne peut être que contingence et doit faire la part à une forme d’incertitude quant à la vérité du texte ou la possibilité même que cette vérité existe. Le lecteur se trouve dès lors forcé d’adopter une posture philosophique active : il doit constamment douter d’un texte qui s’offre comme un objet trouble qui proclame son indétermination comme s’il fallait y voir la preuve de sa scotticité. Cette dernière est en effet bien plus avérée dans cette culture de l’indécision que dans le recours à des motifs « typiquement » écossais pratiqués et néanmoins dénoncés par Gray comme caractéristiques de ce que nous pourrions nommer, à son invitation, la littérature « porridge ».
105La lecture des œuvres nous plonge ainsi dans un univers paradoxal où les protagonistes, l’auteur et le texte lui-même nous disent de surtout ne jamais leur faire confiance, parce qu’aucun d’entre eux ne détient quelque forme de vérité que ce soit et qu’ils n’hésiteront pas à abuser de notre crédulité. L’auteur semble être embusqué pour tuer dans l’œuf toute forme d’illusion référentielle, même celle selon laquelle le texte imprimé et diffusé a vocation à être définitif. Le pacte qu’on nous invite à signer et qui engage notre coopération à l’acte d’écriture est truqué : les effets locaux de sourdine, les balbutiements des voix narratives, les errata comme l’insaisissabilité de la figure de l’auteur participent tous d’une rhétorique inversée de persuasion, une captatio benevolentiae sabotée, qui bouscule le lecteur et le pique au vif. Chez Gray, l’abondance de l’apprêt paratextuel vient dénoncer un échec : celui d’un texte qui ne parvient pas à exister seul et celui d’une littérature qui éprouve toutes les difficultés à s’accomplir – et qui, grâce justement à ces difficultés, y parvient. Gray cherche alors à s’inventer une non-conformité fondée sur la déflation de son autorité et l’aveu d’un échec à bouleverser les normes, aveu par ailleurs bien trop appuyé pour qu’il n’en devienne pas, lui aussi, suspect. Le texte qui se dit erroné est un menteur compulsif qui pourrait fort bien, tout en prétendant nous tromper, ne rien dire d’autre que la vérité.
Décatégorisation et évitement
106Si certains avatars d’Alasdair Gray ont précédemment été évoqués (cartographe, savant fou, éditeur étourdi, apiéceur d’identité collective, illusionniste mégalomane…) il en est un qui occupe tous les niveaux de lecture et voyage d’œuvre en œuvre sur le dos de l’auteur. La figure de l’imposteur, messager malgré lui bien incapable de remplir sa mission de passeur d’affects est à la fois caractéristique du geste postmoderne99 et de la légendaire componction écossaise. Ce sentiment d’infériorité participe d’une représentation du groupe qui se repaît de stéréotypes tout en autorisant l’imposteur à devenir héros. Après tout, et c’est Nastler qui le dit, « l’échec est populaire100 » et Lanark serait forcément moins divertissant parce que moins vraisemblable s’il remplissait son rôle avec brio. Protagonistes, narrateurs et éditeurs fictifs grayiens se voient ainsi par nécessité de vraisemblance confier des tâches qu’ils sont incapables de remplir sans faire la cruelle expérience de leur inadéquation. La débâcle de Lanark en tant que parlementaire d’Unthank (Glasgow) à l’assemblée de Provan (Londres) est sans doute l’exemple le plus parlant de cet échec à représenter et rendre compte, qui est l’échec calculé du texte, donc de l’auteur, à dire les déceptions et aspirations de la nation écossaise et du monde moderne dans son ensemble.
L’échec de Lanark à sauver la ville signale que la rédemption de celle-ci n’est envisageable qu’en dehors du texte, dans l’imaginaire des lecteurs que la fable dystopique de Gray enjoint à reconnaître les forces destructrices qui s’exercent sur les villes industrielles modernes, et en particulier sur Glasgow. […] De telles tragédies garantissent que « La politique ne laissera pas [les lecteurs de Lanark] tranquilles » (J, 231-2), pas plus qu’elle ne laissera tranquille Jock McLeish dans 1982, Janine. Quels que soient les « jeux » auxquels se livre Gray dans ses textes, ils tendent non à atténuer mais au contraire à renforcer les enjeux satiriques et politiques qui sont au cœur de son œuvre101.
107Les enjeux satiriques et politiques que souligne ici Randall Stevenson s’accompagnent d’une dimension littéraire et épistémologique particulièrement perceptible dans les stratégies de brouillage générique et de décatégorisation élaborées par Gray. Le processus de dévoilement poiétique de l’évidence immédiate se voit constamment perturbé par un texte non autocentré, bi-ou trivocal et volontairement discordant qui dresse des paravents entre le lecteur et l’objet de son attention, re-voilant ce dernier en le rendant opaque, insaisissable. Parmi ces paravents, nous évoquions plus haut la figure d’un auteur dépassé par l’ampleur de sa tâche, laquelle – « écrire une Divine Comédie moderne avec des illustrations dans le style de William Blake102 » – pouvait fort bien n’être formulée que pour afficher a priori son infaisabilité. La supercherie auctoriale et métatextuelle sur laquelle Gray prétend reposer son œuvre est consacrée en paratexte dans des notices biographiques incomplètes ou avilissantes visant à profaner l’image de l’Auteur, finalement bien incapable de s’arracher à sa condition de « gros piéton dégarni, asthmatique, marié, qui gagne sa vie en écrivant et en dessinant des choses103 ». Le ressort est encore très postmoderne qui dénigre le texte (« l’histoire sordide d’un vieil écrivain raté et libidineux », « un tas de rebus pris dans le dernier tiroir d’un auteur sur le déclin104 » dans Old Men in Love) pour accuser son incapacité fondamentale à s’arracher à sa condition d’objet, tout comme l’auteur ne parvient pas à s’arracher à sa condition de mortel. Le texte qui se dit imposteur ne cache-t-il pas alors en fin de compte une autre imposture, celle d’un artiste qui, en prétendant échouer à subvertir les normes, n’aurait en fait jamais cherché à les abolir ?
108La première contrainte que Gray prétendra violer est celle du temps, et en particulier celle du temps de lecture. Les romans grayiens sont nombreux à adopter une structure fragmentaire visant à ébranler l’ordre chronologique du récit et faire entrer le lecteur dans une zone labyrinthique sans entrée ni issue clairement identifiées. Episodes analeptiques et proleptiques, appareils intertitulaires fonctionnant comme des récits en soi, voire comme un digest de haut de page (1982, Janine) viennent souligner les efforts de subdivision déjà déployés dans les schémas capitulaires complexes des romans. Le modernisme prétendait déjà au non-respect de la chronologie du récit, privant le lecteur de son droit à une lecture confortable, idéalement linéaire et sans obstacles ; l’infraction est ici revendiquée à grands cris, appuyée qui plus est par l’établissement d’une autorité contestable de l’auteur et des audaces typographiques qui fonctionnent comme des agents perturbateurs de plus, phénoménalisant sur le papier et dans l’acte de lecture l’abolition de toute forme de réalité, y compris celle du texte. Patricia Waugh reconnaissait dans ces traits (impermanence ces structures, recours à l’artifice, conception de l’histoire et de la réalité comme constructions105) certaines des caractéristiques de la métafiction des années 1980. Le curieux agencement des livres de Lanark nous en fournirait une parfaite illustration, si toutefois le roman ne prenait pas soin d’interroger sa propre déstructuration. L’anéantissement de toute réalité de référence dans une littérature qui se prend comme objet demeure transitoire car il est li aussi encore sabordé par un auteur qui ne résiste pas à remettre un peu d’ordre dans le grand chaos qu’il a prétendu vouloir générer. L’aveu (trop) spontané de Nastler dans l’épilogue de Lanark est en ce sens parfaitement éloquent : « Je veux que Lanark soit lu dans un ordre, mais pensé dans un autre106. » Au lecteur alors de rétablir les normes dynamitées par l’auteur et de restituer au roman la cohérence qu’il n’a en fait jamais cessé de respecter. La seule numérotation des livres et des chapitres suffit à attester l’artificialité des tentatives d’affranchir le roman d’un temps de lecture normalisé : le parcours de lecture reste fléché, le fil d’Ariane bien tendu. L’apposition d’un sous-titre (A Life in Four Books) qui dément l’appellation générique de roman restitue plus encore l’idée d’une linéarité magistrale qui demeure imperturbée par les efforts déployés par l’auteur pour brouiller les pistes… d’autant plus qu’il met un zèle remarquable à les re-baliser !
109Le jeu auquel se livre Gray autour des notions de réalité et d’imaginaire (ou Heimlich et Unheimlich107) se révèle tout aussi ambigu. La schize narrative de Lanark et sa collusion du réalisme et du fantastique d’ailleurs soulignée dans l’appareil paratextuel, en plus de répliquer sur le papier la fameuse « antisyzygy calédonienne » de Gregory Smith108, laissait présager l’abandon pur et simple du critère de vraisemblance rendu désuet par l’abolition consommée des frontières entre les genres. De la même manière Poor Things, avec ses discordances historiques et ses postulats scientifiques douteux, affiche volontiers les libertés que l’auteur s’autorise à prendre avec ce que nous nommons, souvent à tort, des vérités absolues. Mais c’est alors le paratexte du roman, précisément parce qu’il s’escrime à rétablir ou contester la question de la vraisemblance, qui résilie l’intégralité de l’expérience intergénérique. Assorti d’autojustifications et de tentatives de disculpation en abondance, le roman s’émousse intentionnellement, s’épuise en conjectures superflues et finit par ne plus même convaincre de l’audace d’un auteur qui, dès qu’il a violé la loi, n’a de cesse de la louer. La confusion dont fait preuve l’auteur (et/ou éditeur) face au projet de dynamitage des conventions le rend, lui aussi, ambigu. L’invalidation successive des voix narrative, éditoriale et enfin auctoriale saborde non plus seulement l’intégrité du texte, mais celle d’un auteur censé être omnipotent et qui, du statut de maître du jeu, est passé à celui de pion. À la suite du personnage, l’auteur se prétend obsolète du fait de la déconstruction méthodique de l’acte d’énonciation. L’astuce postmoderne qui vise à interroger les fonctions du langage et, par rebond, la réalité que ce même langage est censé structuré suffirait à elle seule à résumer l’ensemble des stratégies déployées par Gray dans son œuvre, comme la démultiplication des perspectives, l’interactivité à laquelle le lecteur est forcé109, les innovations typographiques et les épanchements paratextuels.
110De nouvelles questions se posent alors : le texte qui se donne toutes les apparences du postmodernisme ne serait-il pas un nouveau test à la sagacité du lecteur ? Se pourrait-il qu’en feignant d’adopter les critères du genre ce même texte en vienne à rejeter la contrainte même de rejet sur laquelle le postmodernisme s’est fondé ? Le climat de suspicion dans lequel Gray prend grand soin de plonger son lecteur tendrait à nous faire dire du corpus qu’il pourrait, finalement, n’être qu’un vaste canular. En feignant d’enfreindre les règles, tout en démentant qu’il en ait seulement eu le projet, Gray refuse obstinément tout modèle mais se livre à des réécritures qui témoignent du contraire. Des effets de brouillages aux métissages génériques, des subversions de l’ordre établi à son rétablissement soudain, il nous invite à le suivre dans ce qui semble bien être un jeu de piste, semblable à celui que Roger Bozzetto relève dans l’écriture du fantastique chez Borges et Cortàzar :
Ces textes et ces tableaux ne cessent de s’imposer à nous et de nous provoquer, nous transformant en lecteurs/enquêteurs, détectives de salon affrontés aux réalités fuyantes des irisations, des faux-semblants, des énigmes, des pièges ou des mystères des diverses visions de la réalité110.
111Le fantastique, depuis le XIXe siècle dans lequel il s’est inscrit, a confronté le possible à l’impossible, le réel à l’apocryphe, et le familier à l’étrange. La crise des valeurs (éthiques, scientifiques…) à laquelle le genre répondait alors trouve assez logiquement écho dans la situation socio-politique de l’Écosse dévolutionnaire. Les aberrations spatiales et temporelles, les crises psychanalytiques et les identités instables décrites par Gray figurent un désir de rupture avec une réalité quotidienne rendue insoutenable par la relation impossible à l’histoire et au territoire nationaux. La peinture de la ville comme macrostructure à géométrie variable, lieu heuristique utérin et chtonien à la fois, dédale de l’errance traversé de germes infectieux, suffirait à elle seule à illustrer la « dyspolitique du fantastique » – l’expression est empruntée à Denis Mellier111 – exposée dans Lanark. La duplication des voix narratives, la résurgence du refoulé, le montage mécanique du texte et la prolifération des signes visent de la même manière à disloquer le texte pour proposer au lecteur une vision du monde libérée de ses cadres112. Le recours expérimental à un genre fantastique axé sur la dissolution et la contestation des catégories dit bien le désir de Gray de tester ces modes de rébellion, tout en se gardant bien d’affirmer qu’ils puissent un jour aboutir. Le temps d’un roman ou d’une nouvelle, le genre subversif est revisité, éprouvé, validé ou révoqué, comme s’il s’agissait – et c’est un des objectifs du manifeste – de baliser le terrain pour une littérature à venir sans encore oser en proclamer l’avènement. L’auteur serait alors un éclaireur plus qu’un pionnier, et le texte un outil de la quête plus que son objet.
112L’épanchement du surnaturel dans le réel et la collusion de l’étrange et du familier sont particulièrement perceptibles dans Lanark, Poor Things et les nouvelles d’Unlikely Stories, Mostly. Le tissu cicatriciel (souvenons-nous des deux lapins greffés de Godwin Baxter) qui se forme en leur point de contact est alors choisi par Gray comme lieu privilégié du questionnement et de ce doute « exigé », selon Tzvetan Todorov, par le fantastique113. Marie-Odile Pittin-Hédon, en relevant le jeu des défamiliarisations et disproportions du paratexte iconographique de « The Comedy of the White Dog », souligne les mécanismes du trouble orchestré par Gray :
L’étape ultime de cette construction-déconstruction est logiquement de nous forcer à réviser notre statut de lecteur. Le monde parallèle élaboré par le texte, l’illustration et leur interprétation remet radicalement en cause le statut confortable parce qu’extérieur du lecteur. Le chien blanc dont la couleur, qui est celle de la page, sert plus de réceptacle à la création que de création elle-même, devient prétexte à des réécritures et des interrogations sans fin. Le chien est-il créature ou créateur ? Est-il une création du texte ou est-ce le texte qui est sa création ? Au bout du compte, l’intégration du lecteur dans l’image nous fait nous demander si le lecteur ou plus probablement encore le monde extérieur et réaliste dans lequel il évolue n’est pas déjà une création du chien blanc114.
113L’irruption du surnaturel dans le récit métaphorise alors les modes d’élaboration du texte, tout en invitant le lecteur à s’interroger sur la validité de son interprétation ou plus probablement encore du délire interprétatif amorcé par le genre. De manière encore remarquable, la posture autoréflexive grayienne va inscrire dans le texte fantastique l’éventualité de sa mauvaise catégorisation. L’auteur qui tend des pièges à son lecteur se ménage alors la possibilité bien hypocrite de s’offusquer du fait qu’il y succombe, comme dans l’échange fameux entre l’auteur et son personnage-interprète dans Lanark :
« Que pensez-vous de cette fin ? »
« Qu’elle est minable, » dit Lanark. « Je n’ai pas lu autant que vous, je n’en ai jamais eu le temps, mais à l’époque où je fréquentais les bibliothèques municipales, quand j’avais une vingtaine d’années, la moitié des romans de science-fiction comportaient des scènes de ce genre, généralement à la fin. Ce genre de cataclysme est battu et rebattu, et ne prouve rien d’autre que la pauvreté d’esprit de ceux qui sont incapables d’imaginer mieux. »
« Je n’écris pas de science-fiction ! Dans les romans de science-fiction, il n’y a pas de vrais gens, et tous mes personnages à moi sont réels, réels, réels ! Peut-être que j’étourdis mes lecteurs par mon déploiement stupéfiant de métaphores dramatiques destinées à resserrer et accélérer l’action, mais ce n’est pas de la science, c’est de la magie ! De la magie115 ! »
114La définition impropre du fantastique par Nastler est vite signalée (mais non amendée) par l’éditeur dans l’intertitre116, comme la fausse catégorisation générique de Lanark l’est en note infrapaginale117 : tout ne peut plus être qu’erreur interprétative, tandis que Gray s’évertue à troubler les frontières déjà ténues entre fantastique, science-fiction et réalisme magique. L’indistinction générique soigneusement entretenue au point de rencontre métatextuelle entre le récit « fantastique » de Lanark à Unthank et celui, prétendument « réaliste », de Thaw à Glasgow réaffirme le texte comme monstre vacillant tout aussi perplexe que son créateur, le résultat d’une nouvelle hybridation générique expérimentale, « un mélange colossal de fantastique, de science-fiction, de bildungsroman et de satire sociale118 ». Non content de déroger aux normes imposées par une société et une littérature qu’il ne reconnaît plus comme siennes, Gray trouve encore le moyen de jeter le doute sur la possibilité même de cette transgression. La prétention du texte à la monstruosité, dans l’énergie qui lui est consacrée, pourra ainsi apparaître comme une ultime tactique de diversion et de re-voilement du rêve de refondation nationale par la fiction. L’apparent sabotage des potentialités subversives du texte tend à divulguer un autre simulacre, celui de la croyance en une possible, meilleure Écosse, laquelle devra rester fantasme, un rêve éveillé qui se heurtera toujours à l’insatiabilité de son désir. Arrivés au terme de notre étude, nous pouvons difficilement la clore par autre chose que cet ultime piège, la congédiation rituelle du rêve à laquelle prétend se plier Gray.
Entropie et fatalisme structural : vers le désengagement ?
115Cette étude a jusqu’à présent voulu mettre en lumière les protocoles mis en place par Alasdair Gray pour accompagner son lecteur dans un voyage herméneutique à travers le territoire, le passé, la corporéité et par voie de synecdoque la textualité de l’Écosse contemporaine. Les textes miment, jusque dans leur aspect objectal, les aspérités de la quête et la précarité d’un parcours de lecture semé d’embûches, d’adjuvants masqués et d’opposants faussement ineptes. Chaque ouvrage est conçu comme une aventure en soi, aventure ambitieuse mais nécessairement close. Plutôt que d’adoucir la rupture en relançant la quête en fin d’ouvrage, Gray choisit de la consacrer et de l’asséner à son lecteur sans aucun ménagement : situé hors texte en guise d’épigraphe autographe conclusive, son « au revoir » devenu rituel suggère une nouvelle forme d’autodestruction du texte encore bien ambiguë. À peu d’exceptions près, tous les romans et recueils de nouvelles de Gray s’interrompent brutalement sur un geste désinvolte d’adieu, cet « au revoir » qui sert à l’auteur (ou par procuration à son personnage – pensons au « cordialement » de Bella dans Poor Things119) de signature. Le désengagement terminal qui rappelle au lecteur la facticité du texte est aussi une forme de rébellion contre le rêve romantique d’une fiction qui déborderait le livre et établirait un contact durable avec le lecteur. La dernière page tournée, il nous est rendu impossible de croire que le texte a été autre chose que la fuite momentanée hors d’une réalité qu’il faut désormais réintégrer. Dans cette dégradation intentionnelle de l’énergie du texte, le signe demeure donc immobile, inchangé, en un beau modèle d’entropie postmoderne.
116L’épigraphe conclusive que Genette qualifie de « geste muet dont l’interprétation reste à la charge du lecteur » et de « mot de passe d’intellectualité120 » figure ainsi chez Gray une invitation, courtoise mais appuyée, à lever les yeux et voir ce qui, dans le réel, reste à accomplir. Le message est particulièrement clair aux deux dernières pages de Mavis Belfrage où, une fois n’est pas coutume, l’« au revoir » rituel devient l’excipit de la nouvelle terminale pour laisser la place, sur une page non numérotée, à l’Eve stylisée qui prophétise, en lettres capitales, l’« independance » de l’Écosse. Cette promesse d’indépendance (celle aussi de l’auteur et de son lecteur), parce qu’elle intervient après l’« au revoir » conclusif, s’inscrit dans le hors-texte, dans l’après-fiction. Le geste d’adieu, à la fois effacement et réinscription du projet d’écriture, n’est donc pas que destiné à congédier le lecteur. Il y a dans cet « au revoir » une fonction déictique indéniable, et l’ouverture plus que la clôture d’un programme cette fois politique et non plus littéraire. En passant aussi brutalement de l’un à l’autre, Gray orchestre le démantèlement de la relation privilégiée qui le liait à son lecteur, une relation déjà fondée, nous le relevions, sur le doute et la suspicion.
117Cet « au revoir » désacralise le travail de l’écrivain et dynamite un pacte de lecture autrefois érigé sur l’absolue nécessité du confort de lecture ; très postmoderne, il l’est peut-être même un peu trop. L’excipit de Lanark qui devance le geste d’adieu, « je ne peux plus bouger. Il est temps de partir » démontre justement la difficulté ressentie par l’auteur de s’affranchir d’un livre-piège dans lequel il se découvre incarcéré, le postmodernisme qui devait libérer le texte devenant soudain synonyme de privation de liberté. L’« au revoir » de Gray utilise alors les modes opératoires du postmodernisme (trompe-l’œil, métanarration) pour le pasticher à nouveau et dévoiler ce qui semble bien n’être finalement qu’une nouvelle forme de dictature. En d’autres termes, en invalidant de manière trop flagrante le contrat de confiance censé unir l’auteur à son lecteur, l’« au revoir » grayien court aussi le risque d’anéantir le contrat de méfiance postmoderne… Le « post-postmodernisme121 » grayien avancé par Randall Stevenson s’en trouve encore éclairé : il s’agit d’une révolte contre l’esthétique postmoderne, mais en recourant aux tropes de cette même esthétique. Comme l’écrit Alison Lumsden,
Par certains de ses aspects, l’œuvre [d’Alasdair Gray] ne conteste pas les sources de sa créativité mais plutôt accepte cette réflexivité […]. Il faut se demander si le consentement au postmodernisme dans la fiction de Gray n’est pas finalement, plus qu’une réelle innovation, une réaction122.
118La ritualisation de l’épigraphe instaure, de fait, une architecture tout aussi topique que celle dont Gray, à l’instar de ses personnages (et de Lanark en particulier), cherche à s’évader. L’« au revoir » conclusif devient pastiche du signe d’obéissance à un schéma itératif consacré d’une œuvre à la suivante, désignant alors un autre piège dont il sera plus difficile encore de s’affranchir. Comme auparavant pris dans un réseau d’intertextes démontrant l’impossibilité de se défaire de l’emprise de son passé, le texte consent à une nouvelle forme de fatalisme structural qui naît précisément de sa prétention à l’irréductibilité, de son rejet de formes préexistantes, donc du fatalisme précédent. Gray est pris à son propre jeu, et le geste pseudo-anarchique sur lequel il clôt ses ouvrages est celui d’une capitulation bien plus que d’une insurrection123. Le texte qui voulait trop hâtivement changer les termes de son existence nous dit alors obliquement son consentement à une forme inédite de modération et de patience : « on entre dans la maison de la joie en passant le seuil de la modération124 », affirmait Jock McLeish, et peut-être faut-il lire dans l’« au revoir » conclusif un conseil semblable que se donne l’auteur à lui-même.
119Si le corpus est un manifeste (écrit public militant, exposé théorique ou document de bord), c’est celui d’un renoncement, et c’est sans aucun doute en cela qu’il est le plus efficace. L’ultime sabotage de Gray est un geste magistral de renoncement à la vanité de l’entreprise de réinvention nationale par le biais fictionnel, mais il est aussi indispensable. Gray désacralise ainsi son image en une mort de l’auteur très barthésienne. En détournant l’attention de soi, il la recentre sur le rôle fondateur qu’a le lecteur dans la production de cette parole et sa destinée :
Un texte est fait d’écritures multiples, issues de plusieurs cultures et qui entrent les unes avec les autres en dialogue, en parodie, en contestation : mais il y a un lieu où cette multiplicité se rassemble, et ce lieu, ce n’est pas l’auteur, comme on l’a dit jusqu’à présent, c’est le lecteur : le lecteur est l’espace même où s’inscrivent, sans qu’aucune ne se perde, toutes les citations dont est faite une écriture ; l’unité d’un texte n’est pas dans son origine, mais dans sa destination, mais cette destination ne peut plus être personnelle […]. Nous savons que, pour rendre à l’écriture son avenir, il faut en renverser le mythe : la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’Auteur125.
120Tout ce qui caractérise l’écriture d’Alasdair Gray – son dialogisme, ses effets parodiques, ses jeux sur l’origine et la destination du texte, la lumière qu’il projette sur l’énergie créatrice qui lui donne vie, sa surmodernité, son recours à l’excès comme modalité essentielle – s’inscrit alors dans une forme de pragmatisme qui autorise l’auteur à réviser son projet initial à la lumière de ses résultats. L’expérience fuyante du noli me legere contenue dans l’« au revoir » terminal participe donc de la disqualification sacrificielle de l’auteur si clairement mise en scène dans les œuvres. Le démantèlement soudain du mythe du texte est un concept clé du mouvement déconstructionniste en même temps qu’un acte militant : il ne s’agit pas uniquement de jouer sa propre mort et de simuler le suicide productif parce que symbolique de la figure auctoriale, mais de donner naissance à un lecteur-critique, qui plus est idéalement citoyen. Le texte n’est plus que lieu de transit, écho de la figure paradigmatique de l’interzone dans laquelle se situent certaines des grandes fictions de Gray. Le texte météorite, quand il se congédie lui-même et prétend renoncer à écrire la fable d’une nouvelle nation, accomplit l’exact opposé : en laissant le temps décider à sa place, l’auteur qui se saborde s’assure que d’autres, après lui, relèveront le défi. Le message est clair : « essaie encore ». Jusque là, l’auteur doit simplement, comme l’écrit Claude Louis-Combet, « attendre, savoir se retirer, changer d’occupation jusqu’à ce qu’une nouvelle nécessité intérieure se fasse jour. Surtout, n’être jamais écrivain126 ». Mais il s’agit sans doute pour Gray de n’être jamais qu’écrivain, et en cela initiateur d’un autre usage, cette fois social, du texte.
121La fiction devient stratégie, tout en réaffirmant l’instabilité et l’indiscernabilité de l’identité qu’elle prétendait vouloir fixer. Le corpus avoue alors son échec à trouver de nouvelles surfaces d’inscription (la carte, le territoire existentiel, l’univers sensible, le corps, la page) capables de structurer l’identité collective. C’est en relevant, comme nous y invite Gray, les jeux postmodernes qui saturent le texte que nous sommes conduits à reconnaître la persistance du chaos et envisager que le texte n’ait pu être qu’une machine désirante deleuzienne, en cela uniquement fonctionnelle. La nécessité soulignée par Gray en 1981 d’imaginer l’Écosse doit ainsi s’inscrire dans une philosophie de l’action qui veut que le projet demeure projet ou, pour paraphraser René Char, que le désir demeure désir. L’« au revoir » de Gray marque le refus de miniaturiser la nation en livre afin que se poursuive ailleurs l’investigation des déterminants sociaux qui seule permettra de s’en affranchir. Mais il faut pour cela renoncer à la totalité, renoncer à l’uniformité du territoire, à la cohérence de l’histoire comme à toute forme de synthèse culturelle, renoncer même à la légitimité de l’écrit. Gray offre ce faisant à l’Écosse la possibilité d’échapper à l’introversion et à la modélisation de son identité culturelle, laquelle doit rester plurielle pour intégrer au mieux l’histoire à venir. C’est donc, pas si paradoxalement que ça, le fatalisme structural du texte qui est porteur d’espoir, et en particulier de celui d’une inclusion dans un paysage culturel à plus grande échelle à laquelle doit se préparer la jeune nation, en prévision de cette « indépendance » que Gray appelle de ses vœux.
122Trace dans le sens à la fois rétrospectif et prospectif du mot, le corpus grayien est un état des lieux qui prépare le chantier à venir au travers d’un tissage entre les œuvres d’un réseau presque arachnéen qui fait du lecteur, plus qu’une proie, l’autre artiste de sa conception. Par sa tension perpétuelle entre engagement et désengagement, l’œuvre se prétend alors le manifeste de l’indécision et de l’imposture. Une belle contradiction dans les termes, mais il nous apparaît que c’est là, justement, que cette littérature est la plus téméraire. En effet, en renonçant en un dernier geste faussement désinvolte à transgresser les règles ou simplement à prétendre en avoir le pouvoir, Gray proscrit toute possibilité d’une lecture aporétique de son œuvre. Son faux sabotage terminal marque son refus de s’approprier une mission (le bricolage d’un nouveau destin imaginé pour l’Écosse) qui n’a de sens que si elle engage les volontés de tous les individus qui composent la nation.
Notes de bas de page
1 « [This] frustrated wish for political autonomy may have sublimated itself into a heightened sense of imaginative and cultural difference which encourages development of new styles and forms for the novel. » Randall Stevenson, A Reader’s Guide to the Twentieth-Century Novel in Britain, New York, Harvester Wheatsheaf, 1993, p. 139.
2 Georges Letissier, La Trace Obsédante de l’Intertexte Victorien dans l’Écriture Romanesque Contemporaine : P. Ackroyd, A. S. Byatt, A. Gray, G. Swift, J. Urquhart, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 1998.
3 Il faut entendre le mot au sens bergsonien que lui donnent Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux : « Enfin, devenir n’est pas une évolution, du moins une évolution par descendance et filiation. Le devenir ne produit rien par filiation, toute filiation serait imaginaire. Le devenir est toujours d’un autre ordre que celui de la filiation. Il est de l’alliance. Si l’évolution comporte de véritables devenir, c’est dans le vaste domaine des symbioses qui met en jeu des êtres d’échelles et de règnes tout à fait différents, sans aucune filiation possible. » Gilles Deleuze et Felix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 291.
4 Voir à ce sujet Eric Hobsbawm and Terence Ranger (dir.), The Invention of Tradition, Cambridge University Press, 1983.
5 « If the small type strains your eyes please use a magnifying glass. It will also help to read telephone directories. » The Book of Prefaces, p. 11.
6 « Every stylistic excess and moral defect which critics conspired to ignore in the author’s first books, Lanark and Unlikely Stories, Mostly, is to be found here in concentrated form. » 1982, Janine, jaquette amovible.
7 Beat Witschi, Glasgow Urban Writing and Postmodernism, Scottish Studies, vol. 12, Peter Laing, Francfort sur le Main, 1991, p. 101.
8 « In 1982, Janine I had a man talking inside his head, talking and remembering and fantasising in many different voices, one of them the voice of God who interupts him in brackets, questioning the assumptions by which the character moves, saying “Why ?”, “How ?” and “You weren’t happy”. I came to imagine my man taking pills and falling into a fever in which the voices crowding his mind become simultaneous. On one margin the voice of his body complains of the feverish temperature he’s condemned to, while in the middle his deranged libido fantasises and alternates with his deranged conscience denouncing him for having such fantasies. On the other margin, in very small print, the voice of God tries to tell him something important, tell him he has missed the point of living in a voice he can hardly hear, because it is not thunderously denouncing, to correct him in gentle, sensible words ». Kathy Acker, « Interview with Alasdair Gray », Phil Moores (dir.), Alasdair Gray : Critical Appreciations and a Bibliography, London, The British Library, 2002, p. 45-57, p. 55-56.
9 « Cet éclatement, par son isolement spécifique à l’intérieur de l’ensemble discursif de notre temps, révèle que les modification langagières sont des modifications du statut du sujet – de son rapport au corps, aux autres, aux objets ; et que le langage normalisé est une façon parmi d’autres d’articuler le procès de la signifiance qui embrasse le corps, le dehors matériel et le langage proprement dit. » Julia Kristeva, La Révolution du Langage Poétique, Paris, Le Seuil, 1974, p. 13.
10 « I thought that typographically enacted, this climax would be exciting, would surprise folk, especially when followed by some blank pages to convey sleep – perfect peace for a while. I like surprising, but there has to be a good reason. » Kathy Acker, op. cit., p. 56.
11 George Perec, Espèces d’Espaces, Paris, Galilée, 1974, p. 19.
12 « Le rapport entre la parole et le silence, entre l’écriture et le blanc est la ressource particulière de la poésie, et c’est pourquoi la page est son domaine propre, comme le livre est celui de la prose. Le blanc n’est pas un effet seulement pour le poème, une nécessité matérielle imposée du dehors. Il est la condition même de son existence, de sa vie et de sa respiration ». Paul Claudel, Réflexions sur la Poésie [1963], Paris, Gallimard, 1993, p. 119.
13 Jean-François Lyotard « La ligne et la lettre », Discours, figure [1971], Paris, Klincksieck, 2002, p. 213-238, p. 231.
14 Umberto Eco, « James Joyce, écrivain médiéval », Le Matin des Livres, 6 octobre 1982, p. 23-24, p. 23.
15 Sur la question de la poésie concrète, Edwin Morgan écrit : « Eugen Gomringen once saw concrete poetry as not merely international but supranational, with the possibility of now forming “the nucleus of the future universal common language’[…]. It is true that much concrete poetry, whatever its language, comes across a gestalt, or a gestalt that needs only a minimal lexical nudge towards clarity ». Edwin Morgan, « Into the Constellation : Some Thoughts on the Origin and Nature of Concrete Poetry », Essays, Cheadle, Carcanet New Press, 1974, p. 20-34, p. 27.
16 Chantal Kwast-Greff, « The Body and the Text : Extra and Infra Textual Scars », Commonwealth vol. 25, no 1, Palimpsests, Éditions Universitaires de Dijon, 2002, p. 15-25.
17 « What was that dream ? A lot happened in it but all I clearly recall is lying in a warm pool of seawater on a sunny beach. The pool was also a bathtub with flaking, cream-coloured paint on the bottom which I saw in an old house on Partickhill Road where Sontag lived with all those women and children. I lay in the water feeling very relaxed and watching the skin unwinding from around my chest in broad strips. As the strips floated up and flattened out on the surface I saw they were printed like newspapers with columns of words, dim photographs, an occasional headline. I was not interested in this old news, I wanted to see what was underneath. In a leisurely way I picked and peeled off the layers of skin-newsprint which still stuck to my chest until I had exposed the whole ribcage. I could see only blackness inside but I knew it contained a rare work of art, a white ivory figure of a girl, obscenely mutilated. I pushed my fingers between the ribs and almost managed to touch her. » 1982, Janine, p. 132.
18 Sur la question du corps auto-régénérant, pensons également la nouvelle intitulée « A Unique Case » du recueil Unlikely Stories, Mostly. La thématique est reprise dans Lanark et A History Maker, où le parallèle entre le corps et la nation est transparent : « He’ll grow a new head if we can restore the heart », A History Maker, p. 38.
19 Something Leather, p. 220.
20 « A new life is starting without [hair], one she cannot imagine nor can anyone else – not even Senga. Yes, this is freedom. » Ibid., p. 226.
21 « On the faces of all these strangers he saw such familiar expressions of worry, courage, happiness, resignation, hope and failure that he felt he had known them all his life, yet they ad surprising variety. Each seemed a world with its own age, climate and landscape. One was fresh and springlike, another rich, hot and summery. Some were mildly or stormily automnal, some tragically bleak and frozen. Someone was standing by his side and her company let him admire these worlds peacefully, without wanting to conquer or enter them. » Lanark, p. 509.
22 Daniel Sibony, Le Corps et sa danse, Paris, Le Seuil, 1995, p. 116.
23 « Le corps est opérateur de langages, d’espaces, tout en étant le support de l’opération, de l’espacement. » Ibid., p. 177.
24 « “[My father’s folk] are in their eighties. They live overby in the Cowcaddens. I’d love a record of them. I’d pay you for it”. McCrimmon stood up and slung his cases round him saying, “I suppose they may have some sociological value. Let’s go”. » « A Night Off », Mavis Belfrage, p. 89.
25 « If the woman gossiping by the sewing machine (“and I said to her, I said, I said…”) is the woman in the photograph she is more interesting, more enticingly beautiful in the photograph. » Something Leather, p. 13.
26 « Nostalgia made solid », 1982, Janine, p. 233.
27 Roland Barthes, « La Chambre Claire. Note sur la Photographie » [1980], Œuvres Complètes tome V, Paris, Le Seuil, 2002, p. 785-890, p. 862. « La photographie emporte toujours son référent avec elle, tous deux frappés de la même immobilité amoureuse funèbre, au sein même du monde en mouvement : ils sont collés l’un à l’autre, membre par membre, comme le condamné enchaîné à un cadavre dans certains supplices. » Ibid., p. 792.
28 « The swing with Thaw on it flew high and stopped, leaving him in an absurd position with his knees higher than his back-flung head. The tree no longer rustled. Each branch and leaf was locked photographically in a single moment and as in old photographs the colour faded out, leaving the scene monochrome and brownish. » Lanark, p. 219.
29 « Pictures and stories were the closest I could get to the magic that might make me powerful and loved. » A Life in Pictures, p. 1.
30 « L’image traverse les textes et les change ; traversés par elle, les textes la transforment. » Hubert Damisch, Traité du trait, Paris, Éditions de la réunion des musées nationaux, 1995, p. 9.
31 Ibid., p. 14.
32 « I found her picture in Lamb’s Tales from Shakespeare : a book that must have been left here by one of Sir Colin’s patients – it was the only work of fiction in the house. Ophelia was listening to her brother, an insipid looking lad despite his fierce little beard. He was saying something she was only pretending to take seriously, for her eager face looked toward something wonderful outside the picture, and I wanted it to be me. » Poor Things, p. 39.
33 Louis Marin, Des pouvoirs de l’image, Paris, Le Seuil, 1993, p. 21.
34 « La fusion absolue du texte et de l’image est impossible, mais les tentatives de fusion sont en elles-mêmes une recherche et une richesse ; elles nous rappellent – pour parler comme Kant – combien la conscience et l’exploration de nos propres limites sont susceptibles de produire des effets sublimes. » Liliane Louvel et Henri Scepi (dir.), Texte/Image : Nouveaux problèmes, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 89.
35 1982, Janine, p. 337-338.
36 « Le retour et le recours à l’écriture manuscrite inscrit dans le texte comme production artisanale opposée à la multiplication industrielle du discours stéréotypé. L’écriture manuscrite inscrit le geste singulier du sujet dans sa trace individuelle, unique, inaliénable, image du corps et de l’esprit de son créateur, donné à voir, à lire dans son aspect singulier en achevant sa déconceptualisation. » Alain Montandon, Iconotextes, Paris, Ophrys, 1990, p. 7-8.
37 « I give the pages here as they were given to me : /They are printed by a photogravure process which exactly reproduces the blurring caused by tear stains, but does not show the pressure of pen strokes which often ripped right through the paper. » Poor Things, p. 144.
38 « “What do the scrawls mean, Baxter ? Here – take them back. Only you can decipher them”. Baxter sighed and in a steady, uninflected voice told me, “They say, no no no no no no no no, help blind baby, poor little girl help help both, trampled no no no no no no no no no no no no no no no no no no no, no where my daughter, no help for blind babies poor little girls I am glad I bit M. Astley”. » Ibid., p. 151.
39 Titre de l’article de Liliane Louvel publié dans Jean-Pierre Montier (dir.), A l’œil des interférences textes/images en littérature, Presses universitaires de Rennes, 2007. Pensons également à la tension entre le texte et image soulignée par Edward Said dans The World, the Text and the Critic, Cambridge, Harvard University Press, 1983, p. 101.
40 Roland Barthes, « Le message photographique », Œuvres Complètes, Paris, Le Seuil, 2002, p. 1128-1129.
41 Liliane Louvel, L’Œil du Texte. Texte et image dans la littérature de langue anglaise, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1998, p. 164.
42 Julia Kristeva relevait ce point dans Le Texte du Roman, Paris, Mouton, 1970, p. 145 : « L’image introduit dans le livre une perspective courbe qui sera la traduction picturale et géométrique de l’espace à trois dimensions. »
43 « The system of cross-references established by Alasdair Gray between literature and the visual arts is yet another element in the artist’s quest for a different use of the medium of time, namely its explosion. » Marie Odile Pittin-Hédon, « Alasdair Gray : A Strategy of Ambiguity », Susanne Hagemann (dir.), Studies in Scottish Fiction 1945 to the Present vol. 19, Frankfurt am Main, Peter Lang, 1996, p. 203.
44 Liliane Louvel, L’Œil du Texte, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1998, p. 157.
45 « The doctor who wrote this account of his early experiences died in 1911, and readers who know nothing about the daringly experimental history of Scottish medicine will perhaps mistake it for a grotesque fiction. » Poor Things, introduction, ix.
46 Précédé d’une lettre de l’héroïne malgré elle du roman, l’excipit rétablit, en quelques mots, l’illusion référentielle mise à mal dans les notes : « Dr Victoria McCandless was found dead of a cerebral stroke on 3rd December 1946. Reckoning from the birth of her brain in the Humane Society mortuary on Glasgow Green, 18th February 1880, she was exactly sixty-six years, forty weeks and four days old. Reckoning from the birth of her body in a Manchester slum in 1854, she was ninety-two. » Ibid., p. 317.
47 « These notes are both a mock version of historical notes added to 19th-century works of fiction by enlightened scholars, and the part that bears the whole of the structural ambiguity. Indeed, it expands on elements of the story which would tend to confirm either of the two versions alternately, while offhandedly reconciling them in a long note suggesting that the two stories are indeed complementary. » Marie Odile Pittin-Hédon, op. cit., p. 210.
48 « Le statut de la note infrapaginale implique une distribution dans l’espace normalisée, légalisée, une spatialisation qui crée des relations hiérarchiques. » Jacques Derrida, « Ceci n’est pas une note infrapaginale orale », Jacques Dürrenmatt et Andréas Pfersmann (dir.), L’Espace de la Note, La Licorne no 67, Pur, 2004, p. 8.
49 « Of the eleven great epics mentioned, only one has influenced Lanark. Monboddo’s speech in the last part of Lanark is a dreary parody of the Archangel Michael’s history lecture in the last book of Paradise Lost and fails for the same reason. A property is not always valuable because it is stolen from a rich man. And for this single device thieved (without acknowledgement) from Milton we find a confrontation of fictional character by fictionnal author from Flann O’Brien ; a hero, ignorant of his past, in a subfuse modern Hell, also from Flann O’Brien ; and, from T. S. Eliot, Nabokov and Flann O’Brien, a parade of irrelevant erudition through grotesquely inflated footnotes. » Lanark, p. 490.
50 Andréas Pfersmann, « Le Priapisme Infrapaginal », Jacques Dürrenmatt et Andréas Pfersmann (dir.), op. cit., p. 103-125.
51 « Gray se livre à une sorte de panorama des fonctions de la note, dont certaines reprennent des traits récurrents de l’exercice, tandis que d’autres sont plus spécifiques à son projet d’écriture du moment. Toutes restent unies par cette marque de fabrique du paratexte grayien : la multiplicité et l’intégration tous azimuts d’autant d’aspects d’un paradigme donné que possible. D’où ce terme barbare s’appliquant à la note grayienne : la multifonctionnalité. » Marie-Odile Pittin-Hédon, Alasdair Gray : Marges et Effets de Miroirs, Grenoble, Ellug, 2004, p. 195.
52 « Though not essential to the plot [my epilogue] provides some comic distraction at a moment when the narrative sorely needs it. And it lets me utter some fine sentiments which I could hardly trust to a mere character. And it contains critical notes which will save research scholars years of toil. » Lanark, p. 483.
53 « A parody of academicism », Robert Crawford et Tom Nairn (dir.), The Arts of Alasdair Gray, Edinburgh University Press, introduction, p. 8.
54 « In form as well as character, Lanark is so obviously a “work of reference” that the playful list of references and plagiarisms in the Epilogue is almost superfluous – though as Gray explains, it does function as a timely, if partial, deflection of criticism, making a virtue, or a joke, of necessity. » Randall Stevenson, « Alasdair Gray and the Postmodern », ibid., p. 55.
55 « Knowing well that a major and satirical theme of Gray’s work expresses fundamental suspicion of the repressive role of institutional organisation and indoctrination, I suspected a trap ; after all, given the information above concerning the genesis of “Five Letters from an Eastern Empire”, and given that I teach at that very institution which Gray suggests as a model for his spiritually and creatively claustrophobic city, was my aid not being solicited in a fiendishly clever and ironic fashion so that I would act as limiting and pedantic commentator on the collection in the manner of one of his Chinese Headmasters of Literature, thus illustrating his point that Promethean creativity is inevitably cabined and confined by dismantling criticism ? I believe this to be the case ; but part of Gray’s cleverness lies in his acute diagnosis that, having perceived the trap, I would yet be too much flattered by being even a minuscule part of his achievement to resist. » « Alasdair Gray gives way to Dougie Gifford », Unlikely Stories, Mostly, p. 280.
56 Julia Kristeva, Séméiotikè. Recherches pour une Sémanalyse, Paris, Le Seuil, 1969, p. 145. Voir également Jean Baudrillard, L’Échange Symbolique et la Mort, Paris, Gallimard, 1976, p. 316-318.
57 Julia Kristeva, Le Texte du Roman, Paris, Mouton, 1970, p. 187.
58 « L’hypertextualité, à sa manière, relève du bricolage. […] Disons simplement que l’art de “faire du neuf avec du vieux” a l’avantage de produire des objets plus complexes et plus savoureux que les produits “faits exprès” : une fonction nouvelle se superpose et s’enchevêtre à une structure ancienne, et la dissonance entre ces deux éléments coprésents donne sa saveur à l’ensemble. » Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Le Seuil, 1982, p. 451. Voir également Umberto Eco, « James Joyce, écrivain médiéval », Le Matin des Livres, 6 octobre 1982.
59 Georges Letissier, La Trace Obsédante de l’Intertexte Victorien dans l’Écriture Romanesque Contemporaine : P. Ackroyd, A. S. Byatt, A. Gray, G. Swift, J. Urquhart, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 1998, p. 13 et 637 respectivement.
60 Tiphaine Samoyault, L’Intertextualité : Mémoire de la Littérature, Paris, Nathan Université, 2001, p. 6.
61 « Index of plagiarisms. There are three kinds of literary theft in this book : Block plagiarism, where someone else’s work is printed as a distinct typographical unit, imbedded plagiarism, where stolen words are concealed within the body of the narrative, and diffuse plagiarism, where scenery, characters, actions of novel ideas have been stolen without the original words describing them. To save space they will be referred to hereafter as Blockplag, Implag, and Difplag. » Lanark, p. 485.
62 « L’avènement de “l’intertextualité” annoncerait la fin de l’intersubjectivité où se complaisent l’écrivain et ses lecteurs : il s’agit avant tout de désacraliser l’autorité de l’auteur, de le destituer de son illusion d’originalité, et de récuser par là même les prérogatives de l’œuvre finie, achevée, autonome ; le déni de l’individualité, l’impersonnalité de l’acte d’écriture, tels sont les postulats de l’intertextualité dans sa première acception. » Nathalie Limat-Letellier, « Historique du concept d’intertextualité », Nathalie Limat-Letellier et Marie Miguet-Ollagnier (dir.), L’Intertextualité, Paris, Les Belles Lettres, 1998, p. 20.
63 Jean Baudrillard, Illusion, Désillusion Esthétiques, Paris, Sens & Tonka, 1997, p. 8-9.
64 Metropolis de Fritz Lang (1927), Soylent Green de Richard Fleischer (1973). La mention du Stalker de Andrei Tarkovsky (1979), lui-même inspiré d’un roman de A. et B. Strugatsky, semblerait particulièrement pertinente ici : dans une ville de science-fiction, grise et innommable, une « Zone » traverse le territoire urbain, bardée de fils barbelés et gardée par les milices.
65 Why Scots Should Rule Scotland, p. 97.
66 « Un texte postule son destinataire comme condition sine qua non de sa propre capacité communicative concrète mais aussi de sa propre potentialité significatrice. » Umberto Eco, Lector in Fabula, ou la Coopération Interprétative dans les Textes Narratifs, trad. Myriem Bouzaher, Paris, Grasset, 1985, p. 67.
67 Philippe Lejeune, Les Brouillons de Soi, Paris, Le Seuil, 1998, p. 18.
68 « A nation is only as old as its literature », Poor Things, p. 115.
69 « Archie was no lunatic. He knew his book was a cunning lie. […] Yet why did he not make it more convincing ? » Ibid., p. 274.
70 « L’hypertexte nous invite à une lecture relationnelle dont la saveur, perverse autant qu’on voudra, se condense assez bien dans cet adjectif inédit qu’inventa naguère Philippe Lejeune : lecture palimpsestuelle. Ou, pour glisser d’une perversité à une autre : si l’on aime vraiment les textes, on doit bien souhaiter, de temps en temps, en aimer (au moins) deux à la fois […]. Mais le plaisir de l’hypertexte est aussi un jeu. La porosité des cloisons entre les régimes tient surtout à la force de contagion, dans cet aspect qu’est la production littéraire, du régime ludique. À la limite, aucune forme d’hypertextualité ne va sans une part de jeu, consubstantielle à la pratique du remploi de structures existantes. » Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Le Seuil, 1982, p. 452.
71 Randall Stevenson, « Alasdair Gray and the postmodern », Robert Crawford et Tom Nairn (dir.), op. cit., p. 56.
72 « The technique of presenting objets trouvés has its roots in surrealism. The surrealists attempted to incorporate into “artistic works” elements traditionally considered beneath art (such as urinals) which challenge the concept of Art as a sacred system of values. The technique, however, still privileges the artist as creator in suggesting that he or she is somehow a Magical Transformer. In metafiction, the technique merges with displays of intertextual overkill, in which not only is Literature as sacred system challenged but also the Artist as inspirational alchemist. Instead, texts/writing is explicitly seen to produce texts/writing. Linguistic codifications break down into further linguistic codifications. » Patricia Waugh, Metafiction. The Theory and Practice of Self-Conscious Fiction, London, Routledge, 1984, p. 145.
73 Le terme est entendu au sens que lui donne Laurent Adert : « une énonciation romanesque conçue pour être lue à l’aide d’un ensemble contradictoire de conventions interprétatives […] une parodie au sein de laquelle la norme qui permet le discours parodique est elle-même prise pour cible, donc une parodie au deuxième degré, qui s’inclut elle-même dans une dérive où elle se déconstruit. » Les Mots des Autres, Flaubert, Sarraute, Pinget, Villeneuve D’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1996, p. 147.
74 « Metafiction pursues such questions through its formal self-exploration, drawing on the traditional metaphor of the world as book, but often recasting it in the terms of contemporary philosophical, linguistic or literary theory. If, as individuals, we now occupy “roles” rather than “selves”, then the study of characters in novels may provide a useful model for understanding the construction of subjectivity in the world outside novels. If our knowledge of this world is now seen to be mediated through language, then literary fiction (worlds constructed entirely of language) becomes a useful model for learning about the construction of “reality” itself. » Patricia Waugh, Metafiction. The Theory and Practice of Self-Conscious Fiction, London, Routledge, 1984, p. 3.
75 Umberto Eco, Lector in Fabula, ou la Coopération Interprétative dans les Textes Narratifs, traduction Myriem Bouzaher, Paris, Grasset, 1985, p. 66.
76 « Literature is a search for the book hidden in the distance that alters the value and meaning of the known books; it is the pull toward the new apocryphal text still to be discovered or invented. » Italo Calvino, The Literature Machine [1982], traduction Patrick Creagh, London, Secker and Warburg, 1987, p. 61.
77 « While Alasdair Gray has chosen and edited all the prefaces and written most of the commentary he has been assisted by some thirty authors who have also written commentaries. These include James Kelman, Janice Galloway, A. L. Kennedy, Bernard MacLaverty, Liz Lochhead, Roger Scruton and, indeed, Virginia Woolf. » The Book of Prefaces, jaquette amovible.
78 « Qui niera que la multiplicité des relations – partiellement clandestines – établies entre les divers éléments d’un ouvrage de fiction en constitue la richesse ? Seulement tout est dans le courant qui passe à travers les innombrables conducteurs, finement anastomosés, d’un texte : à supposer qu’on parvienne à les détecter tous – dénombrement objectif qui n’est pas, à la limite, impensable – il resterait à déterminer comment ces contacts “intra-textuels” se hiérarchisent et se commandent l’un l’autre. » Julien Gracq, En Lisant En Ecrivant, Paris, José Corti, 1980, p. 111.
79 « “Please do not fall in love with me, Bella,” he said. “I am not a man, you see, I am a big intelligent dog who is shaped like a man.” » Poor Things, p. 265.
80 « I often get letters from people keen to discuss or discover views of Scottish identity, as if more than five million folk could possibly have a single identity. But if asked what chiefly characterises my nation I will repeat what I wrote in 1982 : arselicking. We disguise it with surfaces of course : surfaces of generous, open-handed manliness ; surfaces of dour, practical integrity : surfaces of maudlin, drunken defiance : surfaces of quiet, respectable decency. » « 15 February 2003 », The Ends of our Tethers, p. 155. L’auto-citation pointe explicitement vers 1982, Janine et son attaque en règle de l’éthos écossais : « The truth is that we are a nation of arselickers, though we disguise it with surfaces : a surface of generous, openhanded manliness, a surface of dour practical integrity […]. » 1982, Janine, p. 65-66.
81 « Cette mémoire des éléments déjà absorbés et consommés – mémoire tout entière intégrée, tout entière active à tout moment – que crée la fiction à mesure qu’elle avance, et qui est une de ses prérogatives capitales, contredit, non à l’existence, mais à la ségrégation des “niveaux de sens” étagés dans le texte. Ces niveaux n’atteignent pas la présence réelle parce qu’ils ne sont jamais suivis séparément par l’attention, mais plutôt perçus synthétiquement à la manière d’un accord musical : ainsi la richesse d’un livre tient-elle moins à la multiplicité consciemment enregistrée de ces “niveaux de sens” qu’à l’ampleur de la résonance indivise qu’ils organisent autour du texte au fur et à mesure de la progression de la lecture. Le refus de toute séparation, l’impérialisme du sentiment global, qui font de toute lecture vraie d’un roman une totalisation indistincte, y amènent à prévaloir très généralement, sur le plaisir intellectuel de la compréhension, qui disjoint, la jouissance fondamentalement unitaire qui naît de l’écoute d’une symphonie. » Julien Gracq, op. cit., p. 112.
82 « Alasdair talks from the middle of Scottish syntax as if it’s the middle of Standard English – and when you see that written you think, “For godsake, it’s so obvious. That is our Standard English” and it becomes yours too by sheer adoption of common sense. » Janice Galloway, entretien avec Christie March, Edinburgh Review no 101, Exchanges, 1999, p. 89.
83 « L’écossais est tiraillé entre le “ bad Scots”, patois urbain des cités (ex-) industrielles, le “ good scots” des dialectes ruraux, moins anglicisés, le “ diluted Scots” des media et des élites – en fait, de l’anglais émaillé de Scottiscismes et prononcé avec l’accent du cru – et le Lallans littéraire façonné entre les deux guerres par le poète Hugh MacDiarmid, aussi beau qu’il est artificiel, ce qui lui vaut souvent d’être qualifié de “ synthetic Scots. » Christian Civardi, L’Écosse Contemporaine, Paris, Ellipses, 2002, p. 44.
84 Alistair Renfrew, « Eux et nous ? La représentation du discours dans l’œuvre romanesque écossaise contemporaine », Michel Morel et Catherine Bernard (dir.), L’Exil et l’Allégorie dans le Roman Anglophone Contemporain, Paris, Éditions Messène, 1996, p. 89-102.
85 « Only idiots and infants talk like that, are capable of such radiant happiness, such frank glee and friendship on meeting someone new. » Poor Things, p. 30.
86 « Two boys sat in a corner drinking tea from thermos flasks and discussing landladies in a severe border dialect whose words seemed cut in coarse granite. » Lanark, p. 226.
87 « Sweet is a word I use too often », 1982, Janine, p. 46.
88 « “Fuck off,” he muttered, then yelled it with the full force of his lungs. “Wat Dryhope, elsdest son of the slaughtered general,” said the face, “And clearly a reader who likes the robust language of twentieth-century fiction.” » A History Maker, p. 20.
89 La citation qui justifie le recours à l’intertexte est empruntée par Gray à Lawrence Sterne dans Old Men in Love, p. 156.
90 « Until a solution is found this diary must contain my furor scribendi. » Ibid., p. 249.
91 « I lost control, I lost control. » 1982, Janine, p. 56.
92 « Why am I going into all this ? » Old Men in Love, p. 119. Voir également les « misquotations » signalées en marge aux pages 249 et 301.
93 « An appeal to the buyer/When this book had been printed and bound/Twenty-two errors were found./The volume is therefore defective/Unless you supply a corrective./Please take a pen in your fist./And mend these mistakes that we missed. » The Book of Prefaces, erratum volant.
94 « The Publishers apologise for the loss of the erratum slip », Unlikely Stories, Mostly, édition Canongate de 1981, page de garde.
95 « The reader should be aware that behind all the superficial trickery and literary camouflage lies a deeply serious, if paradoxical, agenda : the fundamental questioning of [the author’s] own unstable position in an unstable world, along with a very Scottish yearning, doomed to almost complete disappointment, for spiritual value and authority. » « Author’s Postscript Completed by Douglas Gifford », Unlikely Stories, Mostly, p. 282.
96 « The cover designer, Alasdair Gray, realized too late that the motto Scotia Redivivus on the truncated Scotch pine should be Scotia Rediviva, and begs the reader to attribute this to poor Latin rather than sexual misidentification. » G. Ross Roy (dir.), Studies in Scottish Literature vol. 30, University of South Carolina, 1998. Relevons de plus que le slogan porte un message politique fortement marqué, puisqu’il est emprunté au sermon du pasteur d’Eccles du 27 juin 1660 saluant la restauration de Charles II sur le trône écossais.
97 « This book contains more tales than ten so the title is a tall tale too. I would spoil my book by shortening it, spoil the title if I made it true. » Ten Tales Tall and True, p. 8-9.
98 « Author’s note to publisher : there is no porridge in this tale and Barrie’s title is misquoted, but leave as given to distract reviewers from worse defects. » A History Maker, jaquette amovible.
99 Terry Eagleton, The Illusions of Postmodernism, Oxford, Blackwell, 1996, p. 93-130.
100 « “I want to know why your readers in their world should be entertained by the sight of me failing to do any good in mine.” “Because failures are popular. Frankly, Lanark, you are too stolid and commonplace to be entertaining as a successful man.” » Lanark, p. 485.
101 « The real achievement of Lanark is not in seducing readers with illusion, but in allowing them to escape from it ; in forcing them to consider conjuring and to examine and experience imagination as process rather than securely finished product. Since Lanark fails in his attempt to save the city, its redemption, if any, lies outwith the text, in the continuing processes of imagination of readers, empowered by Gray’s dystopian fantasy to recognise the destructive forces which prey upon the life of modern industrial cities, and on Glasgow’s more than most. Like the treatment of time and history discussed earlier, such tragedies ensure that “politics will not let… alone” readers of Lanark, any more than they will Jock McLeish in 1982, Janine. Whatever “games” may be going on in Gray’s texts tend, on balance, not to diminish but to add to the satiric, political directions which are a central feature of his work ». Randall Stevenson, « Alasdair Gray and the postmodern », op. cit., p. 61.
102 « I want to write a modern Divine Comedy with illustrations in the style of William Blake. » Lanark, p. 204.
103 « Alasdair Gray, the editor, was born in Riddrie, Glasgow, 1934, the son of a cardboard-box manufacturer and part-time hill guide. He obtained a Scottish Education Department Diploma in Design and Mural Painting and is now a fat, balding, asthmatic, married pedestrian who lives by writing and designing things. » Poor Things, page de garde.
104 « We are left with the dreary tale of a failed writer and dirty old man, […] a collection of scraps from a tired writer’s bottom drawer. » Old Men in Love, p. 310.
105 « Contemporary metafictional writing is both a response and a contribution to an even more thoroughgoing sense that reality or history are provisional : no longer a world of eternal verities but a series of constructions, artifices, impermanent structures. The materialist, positivist and empiricist world-view on which realistic fiction is premised no longer exists. It is hardly surprising, therefore, that more and more novelists have come to question and reject the forms that correspond to this ordered reality (the well-made plot, chronological sequence, the authoritative omniscient author, the rational connection between what characters “do” and what they “are”, the causal connection between “surface” details and the “deep”, “scientific laws” of existence). » Patricia Waugh, Metafiction. The Theory and Practice of Self-Conscious Fiction, London, Routledge, 1984, p. 7.
106 « I want Lanark to be read in one order but eventually thought of in another. » Lanark, p. 483.
107 Aaron Keely, « Farewell to the Single-End ? Alasdair Gray, Scotland and Postmodernism », Études Écossaises no 9, L’Écosse au Féminin, Grenoble, Université Stendhal – Grenoble 3, 2003-2004, p. 431-446.
108 Gregory C. Smith, Scottish Literature : Character and Influence, 1919.
109 Christopher Whyte relève la violence induite par le dévoilement subit des coulisses du texte de Lanark : « Innovation was no longer concerned with the obliteration of plot and the occlusion of the author in the interest of a greater fidelity to perceived experience. The focus had shifted to everything that gave fiction its literariness. Narrative patterning was foregrounded aggressively, brimming over from the text into what lay beyond, as if to claim that experience can be conceptualised only in so far as it aspires to become a tale. Manipulation and artifice were no longer shameful subterfuges but something to be proud of, as if at a puppet theatre the manipulators refused to be concealed from their audience and, on the contrary, drew attention to their role. Readers were brought face to face with a collusion they had often preferred to ignore ». Christopher Whyte, « Not a mirror but a portrait », Books in Scotland no 28, été 1988, p. 1.
110 Roger Bozzetto, « Transgressions génériques », Roger Bozzetto et Arnaud Huftier (dir.), Les Frontières du Fantastique. Approches de l’impensable en littérature, Presses Universitaires de Valenciennes, 2004, p. 267-274, p. 274.
111 Denis Mellier, Otrante no 9, Art et Littérature Fantastiques. Fantastique et Politique, ENS de Fontenay-Saint-Cloud, 1997, p. 7.
112 « Themes of the fantastic in literature revolve around this problem of making visible the un-seen, of articulating the un-said. Fantasy establishes, or dis-covers, an absence of separating distinctions, violating a “normal”, or common-sense perspective which represents reality as constituted by discrete but connected units. Fantasy is preoccupied with limits, with limiting categories, and with their projected dissolution. » Rosemary Jackson, Fantasy : The Literature of Subversion, London, Methuen, 1981, p. 48.
113 Tzvetan Todorov, Introduction à la Littérature Fantastique, Paris, Le Seuil, 1970, p. 88.
114 « The ultimate logical step to this constructive-deconstructive process is a radical challenging of our status as readers. The parallel world co-created by the text, the illustration and the reader’s interpretation in turn questions the reader’s safe external status. The white dog – whose colour, like that of the white page, serves more as a receptacle for creation than as actual creation – becomes the vehicle for endless rewritings and reversals. Is it the creature or the creator ? Is it a creation of the text, or is the text a creation of the white dog ? Ultimately, because of the illustration’s integration of the reader into the picture, one might wonder whether the reader, or more significantly the external, realistic world, might not be a creation of the white dog. » Marie-Odile Pittin-Hédon, « Postmodern Fantasy : the Supernatural in Gray’s “Comedy of the White Dog” and Welsh’s “Granton Star Cause” », Études Écossaises no 7, L’étrange, le mystérieux, le surnaturel, Grenoble, Université Stendhal, 2001, p. 61-74, p. 72.
115 « “How’s that for an ending ?” “Bloody rotten,” said Lanark. “I haven’t read as much as you have, I never had the time, but when I visited public libraries in my twenties half the science-fiction stories had scenes like that in them, usually at the end. These banal destructions prove nothing but the impoverished minds of those who can think of nothing better”. “I am not writing science-fiction ! Science-fiction stories have no real people in them, and all my characters are real, real, real people ! I may astound my public by a dazzling deployment of dramatic metaphors designed to compress and accelerate the action, but that is not science, it is magic ! Magic !” » Lanark, p. 497.
116 « The Conjuror Plans to Kill Everyone But Shows Strange Ignorance », ibid., intertitre des pages 496 et 497.
117 « Had Lanark’s cultural equipment been wider, he would have seen that this conclusion owed more to Moby Dick than to science fiction, and more to Lawrence’s essay on Moby Dick than to either. » Ibid., p. 497.
118 « A colossal blend of fantasy, science fiction, bildungsroman and social satire », Douglas Gifford, Sarah Dunnigan and Alan MacGillivray (dir.), Scottish Literature, Edinburgh University Press, 2002, p. 913.
119 « Sincerely, Victoria McCandless. » Poor Things, p. 317.
120 Gérard Genette, Seuils, Paris, Le Seuil, 1987, p. 159 et 163 respectivement.
121 « Postmodernism, once largely directed by the urge to parody and subvert conventional forms of writing, becomes in its turn a recognised, accepted form to be parodied and played with itself. Perhaps that makes Gray a post-postmodernist, though that might really be a term to puzzle him ». Stevenson, Randall, op. cit., p. 56.
122 « There are ways in which [Alasdair Gray’s] work does not challenge the sources of its own creativity but rather accepts that reflexivity […]. It is necessary to explore whether this acceptance of the postmodern predicament in Gray’s fiction may finally constitute not real innovation, but reaction […] Randall Stevenson suggests, somewhat tentatively, that what may be happening here is a form of “post-postmodernism”, as if Gray, aware that there is no radical path left for the writer (even a postmodern one), is opting to offer only a pastiche of postmodernism itself which necessarily pre-empts – and therefore short-circuits and to some extents escapes – its own inevitable containment. » Alison Lumsden, « Innovation and Reaction in the Fiction of Alasdair Gray », Gavin Wallace et Randall Stevenson (dir.), The Scottish Novel Since the Seventies : New Visions, Old Dreams, Edinburgh University Press, 1993, p. 115-126, p. 118-119.
123 « Perhaps, after all, his fiction provides us not with critiques of containment, but rather a series of containing strategies ; not with means of escape, but comfortable terms of surrender. » Ibid., p. 125.
124 « The house of happiness is entered through the gateway of self-restraint », 1982, Janine, p. 51.
125 Roland Barthes, « La mort de l’auteur », Le Bruissement dans la Langue, Paris, Le Seuil, 1984, p. 61-67, p. 66-67.
126 Claude Louis-Combet, L’Homme du Texte, Paris, José Corti, 2002, p. 293.
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