Chapitre II. Renaissances

p. 85-142


Texte intégral

1Le récit de (re)fondation, quelque parodique qu’il soit, doit recruter et au besoin concevoir des personnages de fiction aptes à porter l’élan nationaliste et le mener à son terme. De tels êtres d’exception annonçant la « meilleure nation » que l’Écosse se prépare à devenir incarneront, dans cette nouvelle épopée, une Écosse contemporaine ayant résolu ses dilemmes et transformé ses faiblesses en forces. La figure du héros national, guerrier valeureux prêt au sacrifice pour le bien de la nation, « accélérant l’histoire au lieu de tenter d’en ralentir la marche1 » surgit aux heures troubles de l’histoire, quand le désir de révolte se fait impérieux. Il est pourtant difficile, dans la fiction d’Alasdair Gray, de retrouver dans les protagonistes les qualités héroïques que l’on serait en droit d’attendre d’eux. Quand la figure du héros épique est convoquée, ce n’est généralement que pour être aussitôt disqualifiée ; ainsi le chevalier blanc dans son armure ne sait-il plus que vanter les propriétés d’un dentifrice dans 1982, Janine2 ou servir de faire-valoir à l’industrie du tourisme. Les héros de l’indépendance écossaise, William Wallace et Robert the Bruce en tête, ont à ce point été galvaudés par Hollywood qu’ils sont rapidement, et non sans mépris, écartés de la scène : « Pitié, arrêtez, j’ai vu le film3 », assène l’éditeur de Why Scots Should Rule Scotland. Gray leur préfère des figures plus populaires issues de la classe ouvrière et versions contemporaines du « John the Common Weal » de David Lindsay, « le paysan dont le travail nourrit la communauté et qui, en ange de Dieu, n’obéit à rien d’autre qu’au jugement divin4 ». Gray porte une admiration sans bornes aux grandes figures du radicalisme glaswégien : les héros de la Red Clydeside que sont John Wheatley, Guy Aldred et John MacLean trouvent naturellement une place de choix, aux côtés de Hugh MacDiarmid, dans le Panthéon marxiste grayien. Leurs biographies sont retracées dans Why Scots Should Rule Scotland et la révolte ouvrière du début du siècle est saluée dans Lanark par un bref hommage au courage de MacLean, « le seul enseignant en Écosse à dire à ses élèves ce que l’État leur faisait5 » et initiateur de la grève des loyers de 1915.

2« Je n’aime pas les livres dont les héros ne travaillent pas pour gagner leur vie6. » Jock McLeish et Alasdair Gray, à n’en pas douter, parlent ici d’une même voix. Gray sera néanmoins peu regardant sur la définition de ce travail. Il n’est guère étonnant que dans la nouvelle « Inches in a Column » le parcours d’un cambrioleur malchanceux soit qualifié d’héroïque tandis que le hors-la-loi, Robin des Bois moderne, est rattrapé par la police après avoir pris le temps de faire servir du champagne à son chauffeur dans un hôtel de luxe londonien :

L’incident en dit long sur le système de classes britannique mais suggère quelque chose de plus important. Tôt ou tard la plupart d’entre nous comprenons que la vie n’est qu’une tentative désespérée de retarder la rencontre avec l’ennemi qui, un jour ou l’autre, va nous attraper et nous condamner à perpétuité. Je préfère le héros téméraire et malin de cette histoire à des hommes plus célèbres et sûrs d’eux qui sont tantôt portées aux nues, tantôt vilipendés mais toujours célébrés dans des articles, des biographies officielles et des livres d’histoire. J’espère sincèrement qu’il a bien apprécié sa dernière flûte de champagne7.

3Ce héros-là, s’il constitue un modèle, ne reparaîtra néanmoins pas : il est trop anglais. L’inscription du protagoniste cette fois écossais dans le quotidien le lie avant tout à une certaine forme de médiocrité qui lui est imposée par le contexte et l’apathie populaire. Gray feint de se poser dans A History Maker en historien de l’avenir, mais l’Écosse du XXIIIe siècle est surtout une parabole de celle qui se prépare, en 1994, à la dévolution. Cette Écosse a un besoin urgent de héros – « l’Écosse va redevenir une nation et qui d’autre que Wat Dryhope pourrait mener ce combat8 ? » – mais choisit précisément celui dont l’espoir est tari (dry hope) et qui ne rêve que de retraite au milieu des moutons. Satire du discours atavique du SNP, le roman offre à l’Écosse un héros décevant dépourvu de la valeur et de la conviction des grands hommes des révoltes passées, dépourvu aussi de la noblesse d’esprit et de l’abnégation du héros épique.

4La propension de Gray à se livrer à la parodie (signalons l’intérêt de Tunnock pour l’œuvre d’Aristophane dans Old Men in Love) le porte à placer sur le devant de la scène des anti-héros très perfectibles, lâches, souvent abîmés et parfois obscènes, alcooliques, érotomanes ou suicidaires voire, comme c’est le cas de Jock McLeish, conservateurs. Ils échouent presque invariablement à remplir quelque mission que ce soit, écrasés trop vite par la pression qu’exerce sur eux la société. Lanark se révèle un bien piètre émissaire d’Unthank, perdant même connaissance au moment précis où il aurait pu se sublimer et devenir proprement « héroïque ». Les anti-héros de Gray sont ainsi souvent démissionnaires : ils subissent plus qu’ils n’agissent et ne sauvent personne, impuissants qu’ils sont à se sauver eux-mêmes.

5Une telle inadéquation entre la tâche à accomplir et ses prétendants pourrait valider la thèse fataliste selon laquelle le fardeau de l’histoire est tel qu’héroïsme et scotticité sont des termes nécessairement antinomiques. Il ne s’agit pourtant là que d’une reprise parodique des figures imposées héritées du passé littéraire écossais et, plus particulièrement, du héros simplet et docile popularisé par le Kailyard. Lanark est bien une épopée, mais elle porte la trace de l’histoire qu’elle cherche à réviser. À ce sujet, Beat Witschi écrit :

La parodie souligne la question de l’écriture épique ; mais elle pose aussi le problème de l’écriture épique écossaise, avec un héros écossais qui échoue, logiquement, dans un décor écossais : si Lanark veut être le héros d’une épopée écossaise il doit échouer car il appartiendra à une épopée inspirée des meilleurs exemples du genre. En même temps, la “scotticité” du personnage et du décor ne devront faire aucun doute, afin d’en faire une épopée réellement écossaise9.

6Toute la difficulté réside alors dans l’invention d’un anti-héros qui, pour faillible qu’il soit, puisse incarner une Écosse fidèle à elle-même, mais capable aussi d’engager les changements nécessaires. Cette tâche est susceptible de revenir non plus uniquement aux protagonistes mais à celui qui les imagine ; non plus seulement aux marionnettes, mais au marionnettiste, lequel pourrait bien être le héros, l’artiste ou l’artisan de l’Écosse à venir. En suivant les étapes et problématiques de la confection de la nouvelle créature nationale, il faut donc s’intéresser à la figure de l’apprenti sorcier mythographe et à ce qu’elle dissimule à peine, peut-être la seule vraie créature en gestation dans le corpus, l’auteur lui-même.

Du corps biologique au corps symbolique

7Le temps gelé de la nation n’autorise pas l’apparition providentielle du héros épique canonique. En lieu et place d’un être adamique et solaire dont le combat élèverait le groupe aux vertus universelles, il faudra se contenter de protagonistes bien ordinaires incarnant non pas l’idéal à atteindre mais l’état dont il est devenu nécessaire de s’arracher. Sélectionnés, semble-t-il, sur l’absence de critères héroïques, les protagonistes de Gray ne sont des élus qu’en ce qui concerne les signes qu’ils portent dans leur chair et qui vont autoriser le glissement du corps individuel au corps allégorique de la nation.

8L’étroit clivage qui existe dans le corpus grayien entre ce que Pierre Bourdieu nomme « le corps biologique » et « le corps symbolique10 » démontre l’exemplarité de personnages dont le corps pathogène est emblématique de l’Écosse de la fin du XXe siècle. À la déréalisation du territoire répond un corps atopique ; à une histoire culpabilisante, une chair souillée, réifiée et désensualisée. L’Écosse prend corps, son objectivation et son incarnation étant la première étape du processus mélioratif engagé par l’auteur.

L’anatomie selon Gray

9En profitant de son homonymie avec le célèbre anatomiste, Alasdair Gray intègre en 1992 à Poor Things des illustrations tirées de l’Anatomie du corps humain de Henry Gray (1858), contemporain à l’intrigue et aux personnages du roman. Les planches disposées en tête et en clôture des chapitres du récit d’Archibald McCandless présentent un parangon de corps atopique : le corps atomisé et incomplet qui est donné à voir est un corps sans corps, fait d’organes et d’os déliés apparaissant par intermittence en marge du texte et du dispositif narratif. Ce corps sans nom et sans unité pourrait à première vue n’être que décoratif : seule la topographie des organes semble intéresser Alasdair comme elle intéressait Henry Gray, et l’auteur évite soigneusement de commenter les planches, laissant ces fragments de corps démembré tenter de faire sens par eux-mêmes.

10Les sections anatomiques participent pourtant activement au processus de caractérisation. Chaque personnage principal est associé à un organe, lequel va lui attribuer un trait de caractère particulier par le biais de la synecdoque particularisante. L’exposition du génie de Godwin Baxter à un narrateur médusé est suivie de la gravure d’un cerveau, confirmant si besoin en était la supériorité intellectuelle du chirurgien. Son disciple Archibald McCandless est lui associé au cervelet et au cœur, ce qui marque, en plus de sa relation à Baxter, une tendance au sentimentalisme vérifiée tout au long du récit. Des coupes de l’appareil génital masculin puis féminin précèdent les lettres de Wedderburn et de Bella, conditionnant sans qu’aucune ambiguïté ne puisse subsister la lecture d’une relation qui n’est pourtant que relayée par les incises épistolaires des chapitres xii à xviii. À deux niveaux discursifs distincts, l’anatomie diffracte ou condense le sens, intervient même à l’occasion pour redistribuer l’autorité narrative. L’effet de redondance est calculé, comme lorsque Gray ajoute deux planches de langue au moment précis où Baxter entame la lecture des missives. Le signe pictural répète les énoncés qui établissent déjà un premier lien entre les deux discours – « il lut à voix haute ce qui suit » et « la lettre ci-dessous est reproduite […] d’après la lecture qu’en fit Baxter11 » – et rendent par conséquent les deux illustrations accessoires. Le signe, même incongru, n’intervient alors que pour signaler la révision du processus narratif par un supra-narrateur, l’éditeur, qui systématise l’anatomie au point d’en appliquer les protocoles à la dissection du discours.

11McCandless se prend lui aussi au jeu de l’anatomie. Son récit est sur-documenté et caractérisé par la profusion iconotextuelle qui traduit sa recherche anxieuse du sens à donner à sa vie. Le soin avec lequel il cherche à élucider les rapports entre messages textuels et signes non-textuels rappelle encore la motivation de l’anatomiste : en véritable topographie du discours, les chroniques de McCandless s’appliquent à en décrire et illustrer la structure, multipliant les média au risque de la réitération. L’inscription du texte dans l’image et de l’image dans le texte (nous reviendrons plus en détails sur ce point) établit un conflit implicite entre identité et différence et entre unité et hétérogénéité, conflit qui est au cœur du roman, que ce soit au niveau des intrigues principale et secondaire ou sur le plan narratologique. Il faut ainsi attendre les deux tiers du roman pour obtenir une glose complète de l’illustration de couverture. L’image a néanmoins devancé le texte, et ce dernier – « Mon plus court chapitre », précise McCandless dans l’appareil titulaire – a bien des peines à couvrir les deux pages qui lui ont été allouées. La relation entre le texte et l’image qui le précède génère un autre organe de discours ou greffon discursif, sous la forme du calligramme qui re-présente la somnolence des personnages :

Soulagé mais jaloux, je regardai [Bella et Baxter] quelques instants.
Finalement je m’assis près de Bella, mis mes bras autour de sa taille et posai ma tête
sur son épaule. Elle n’était pas complètement assoupie, car elle
changea de position pour ajuster son corps au mien.
Nous restâmes tous les trois un long moment
comme cela12.

12De manière surprenante, le déictique final ne renvoie pas tant à l’illustration de couverture qu’à un troisième discours ajouté par l’éditeur fictionnel, en l’occurrence une planche anatomique de trois vertèbres imbriquées, empruntée à Henry Gray. La totalité du sens dépend de trois actes énonciatifs mis bout à bout, dont le dernier métaphorise le tout et qui relève très paradoxalement de l’anatomie, c’est-à-dire de la pratique de la fragmentation. La planche anatomique amplifie le sentiment d’unité dans la trialité éprouvé par les personnages, le narrateur et le lecteur, un sentiment lui-même exprimé trois fois par des média visuel, linguistique et métaphorique. L’éditeur procède à une expansion du sens par accumulation et combine trois composés sémantiques, espérant qu’ils précipitent en unité de sens.

13Dans cette réécriture à l’Écossaise du Frankenstein de Shelley, c’est donc la production du sens qui est anatomisée. Le corps dans Poor Things est un métadiscours qui témoigne du traitement particulier du corps humain dans la fiction de Gray : ce corps mis en pièces est en fait un principe totalisant lié de manière intrinsèque à l’élaboration d’un message et d’un contrat de lecture fondé sur la métaphorisation et la reconstitution par le lecteur d’un organisme emblématique de la nation et des efforts déployés par l’auteur pour lui redonner vie. La destitution du corps par morcellement telle qu’elle est exposée dans Poor Things par le biais du motif anatomique est précisément le mode par lequel ce même corps devient porteur d’une symbolique encore nettement post-coloniale. L’Écosse de la fin du XXe siècle est disloquée et malmenée, mais n’en porte pas moins la promesse d’une régénération qu’il s’agira de débusquer dans les représentations du corps anatomique, physiologique, ethnologique, religieux, esthétique et social13 déployées dans la fiction de Gray.

Déviances et stigmates

14Le réalisme physiologique des planches anatomiques de Poor Things démontre une motivation clairement auscultatrice. Le corps est régulièrement soumis à l’investigation d’un regard-scalpel qui le dénude et l’écorche pour mieux l’étudier. Il est ainsi autopsié vivant par un auteur qui lui fait porter les stigmates d’une historicité placée, pour reprendre le mot de Paul-Laurent Assoun, « en incubation14 ». La représentation abjecte du corps va de pair avec la scénographie d’un corps supplicié et en guerre contre lui-même, un corps désacralisé qui se livre même à l’auto-dissection. Dans la nouvelle « Job’s skin game », le corps se met ainsi à vif alors que le narrateur s’écorche lui-même, retirant ses croûtes d’eczéma dans un passe-temps jubilatoire :

Le plaisir de cette récolte est double : il est sensuel parce que la peau sous la croûte est soulagée un court instant, peut-être parce qu’elle peut respirer plus facilement ; il est émotionnel car j’aime séparer la chair morte de la chair vive et retirer les parties de mon corps qui ne vivent plus de celles qui sont vivantes15.

15Le tri sélectif qu’opère le narrateur entre l’ancien et le nouveau et l’impur et le pur dépend de l’intertexte biblique tout en rappelant la démarche de l’historiographe évoquée précédemment. Endurant son supplice avec philosophie sinon résignation, le corps dans la fiction de Gray est à la fois macabre et résilient, maudit et béni. Ce corps est figé dans une posture de supplicié qui rappelle celle de l’arbre de Lanark et les architectures déficientes d’un Francis Bacon. Les chairs en putréfaction (pensons à la description du corps de Mme Thaw au chapitre 19 de Lanark) et les évocations froides de cadavres sont récurrentes dans l’œuvre de Gray, comme également le processus de réification d’un corps comparé, par exemple dans la nouvelle « A Unique Case », à un édifice urbain. L’atomisation du corps l’a déréalisé et rendu monstrueux au point de brouiller les frontières entre l’humain et l’animal – Lanark, en Elephant Man moderne, balbutie « Je… ne suis… pas… un animal16 » devant ses juges – ainsi qu’entre l’animé et l’inanimé. Le corps devient ville et la ville devient corps, faisant des pérégrinations de Lanark une profanation dérangeante de l’intégrité physique de Glasgow :

Un bout d’immeuble, le plâtre jaunâtre troué d’ovales à travers lesquels apparaissait la maçonnerie lui firent l’impression surnaturelle qu’il contemplait de la chair. Les murs et les trottoirs, surtout quand ils étaient légèrement décrépis, lui donnaient l’impression qu’il marchait sur ou à côté d’un corps. Cela ne le fit pas marcher plus légèrement, mais quelque chose en lui se crispait de douleur à chaque pas qu’il faisait17.

16Si le corps est un puissant référent culturel, son observation autorise un diagnostic social peu encourageant et une symptomatologie de la dépression largement répandue dans le corpus. L’image que nous offre Gray de l’Écosse est celle d’une société en détresse psychique, comme en témoigne la synecdoque proposée par Nastler à Lanark : « L’histoire de Thaw montre un homme qui meurt de ne pas savoir aimer. Elle est encadrée par votre histoire, laquelle montre la fin de la civilisation pour les mêmes raisons18. » Le héros ou anti-héros grayien partage le sort d’une communauté malade de ses interdits ; les nombreux maux dont il souffre – amnésie, asthme, eczéma, aphasie, épisodes suicidaires, automutilation, éclatement du langage – pourront par conséquent être lus comme la symptomatisation de la désagrégation des liens sociaux (c’est le cas de l’épidémie fantastique de Dragonhide19) dans une Écosse qui fait naufrage, fatiguée de n’être que soi. Gray applique au corps tous les dysfonctionnements socio-politiques de la nation : le démembrement des protagonistes reflète la désagrégation de la société, leur difformité les effets pervers du colonialisme et leur anxiété psychosomatique l’angoisse d’une Écosse privée de sa liberté.

17L’esthétisation de cette douleur et parfois même son érotisation (le « plaisir double » de Job) verse dans des pratiques masochistes et claustrophiliques également récurrentes dans l’œuvre d’Alasdair Gray. Là encore, la lecture est guidée et Gray encourage son lecteur à se livrer à une analyse transversale et contextualisante du thème de la déviance sexuelle. L’image d’une communauté de personnages aux prises avec une sexualité sadienne et torturée est à mettre en lien avec le complexe de culpabilité hérité de la Réforme et la relation ambiguë qu’entretient l’Écosse avec son histoire. La nation qui prend corps est à la fois victime et bourreau, et ce jusque dans sa sexualité. Cela n’est jamais aussi manifeste que dans le roman « sadomasochiste » de Gray, 1982, Janine. Les rapprochements effectués par Jock entre les domaines politiques et sexuels par le biais de métaphores scabreuses (« En 1914 et 1939 les grandes nations industrielles, après avoir baisé le reste de la planète […] se mirent à se branler les unes sur les autres20 ») sont suffisamment explicites pour que l’on puisse avec Douglas Gifford qualifier la sexualité de Jock de « politique21 ». Jock met tout aussi clairement en cause une société inhibitrice et castratrice qui pousse chacun au fantasme violent d’asservissement et d’infantilisation de l’autre. Les jeux pervers dont rêve Jock dérivent du sexuel vers le politique avec une aisance inquiétante, au point que lui-même paraît s’en étonner.

18De telles conduites sexuelles déviantes relèvent d’une sexualisation de la culpabilité et de la morale : les pratiques sadomasochistes des protagonistes pourront donc être lues comme une tentative de mettre en scène, et donc à distance, une frustration qui est d’un tout autre ordre. Au chapitre 16 de Lanark, Thaw imagine des mondes souterrains où il serait enfin souverain, tandis que Dad dans Something Leather avoue volontiers être sujet à des fantasmes de domination sans grande originalité : « Je ne pouvais pas éjaculer sans imaginer que ma bite appartenait à quelqu’un de plus puissant et de plus cruel que moi : un tyran dans un harem de jeunes captives, un shérif dans une prison pleine de prostituées délicieusement salopes22. » Forme radicale de l’amour, la question d’une jouissance narcissique dans l’expiation a des échos politiques qui n’échappent ni au tyran en question, ni à sa « victime ». On en vient à se demander quelle déviance (sexuelle ou politique) a engendré l’autre, et ce qui est le plus intolérable : le sadisme fantasmé ou le réel devenu impensable ?

19Il se dégage de ces fantasmes régressifs et puérils une volonté maladroite de corriger un état de faits mal vécu : en se faisant despote, le fantasmant inverse les rôles et passe de la posture du dominé à celle du dominant. La cruauté dont il fera preuve à l’encontre de ses vassaux sera proportionnelle au complexe d’infériorité éprouvé au quotidien. Le protagoniste projette ainsi une image à la fois persécutée et persécutante de lui-ou elle-même ; le fantasme devient un instrument de défense psychique où, plus sadiques seront les sévices infligés, plus grand le soulagement. Malade d’une histoire qui a bloqué son épanouissement, l’Écosse est à l’image de ces personnages qui trouvent dans la scène sadomasochiste une fiction cathartique qui peine encore à dédommager le réel. Le motif sadomasochiste est donc double : d’un côté, des pratiques fantasmées qui ont valeur de soupape de sécurité, de l’autre un sadisme réel où l’on ne fait plus semblant et où les dangereux enthousiasmes des protagonistes les transforment en véritables tortionnaires. Le sexe devient mortifère et n’est plus finalement que « viol mutuel23 », comme c’est le cas dans Mavis Belfrage.

20C’est pourtant d’abord le corps féminin qui devient territoire et définit la carte d’une identité violée. Ce corps qui fait dès lors office de palimpseste porte les traces des blessures laissées par le contact avec la puissance impérialiste et concrétise un parasitisme colonial qu’il est bien difficile semble-t-il de dire autrement. Le corps féminin dans le corpus est plus que tout autre anomique, claustrophile et autodestructeur, réduit à un objet partie malléable (un assemblage de « globes » dans 1982, Janine24) qui se laisse maltraiter sans opposer de résistance ni signaler de désir de s’émanciper. Aliéné, il est encore dépossédé par le référent allégorique qui le fétichise en abolissant le clivage entre corps anatomique et corps symbolique. Contre le point de vue patriarcal qui exalte la figure féminine conquérante, la femme est dans un premier temps chez Gray métaphorisée comme une terre conquise, sorte d’Alba prostituée ou violée par la puissance mâle à laquelle elle s’est soumise. Les images de pénétration entrent dans ce même procédé métonymique de féminisation du territoire écossais. C’est encore dans 1982, Janine que le parallèle est le plus explicite, alors que Jock reconnaît dans ses fantasmes de viol le reflet non seulement de la situation politique de l’Écosse (« L’Écosse s’est fait baiser », se souvient-on) mais surtout de sa propre condition :

J’avais commencé à me raconter des histoires sur une femme […] qui découvre qu’elle n’est pas libre du tout mais totalement à la disposition des autres. La femme est corrompue au point d’apprécier sa soumission et se met à capturer d’autres personnes pour les soumettre. Je ne réalisais pas que c’était mon histoire. J’évitais d’y penser en insistant sur le fait que mon personnage était féminin. Les épisodes qui m’excitaient le plus n’étaient pas les humiliations physiques mais l’instant où le piège commence à se refermer, quand la victime éprouve la torture de l’hésitation : quand elle veut croire, à tout prix, que ce qui lui arrive ne peut pas lui arriver, ne peut qu’arriver à quelqu’un d’autre. Et j’avais raison d’être excité car c’est à ce moment là que, avec du courage, nous pouvons changer les choses25.

21L’irruption de la première personne du pluriel est rituelle chez Gray et signale presque toujours un retour vers le réel et le hors-texte. L’instrumentalisation du corps féminin et sa capture métonymique sont donc très loin d’être gratuites : image du piège dans lequel la puissance impériale a enfermé l’Écosse, ce corps est aussi le moyen par lequel la nation va « changer les choses », si toutefois elle le veut. Les rares modèles d’émancipation féminine dans le corpus ne nous en apparaîtront que plus remarquables encore.

Le corps politique et l’obscène

22Quand il ne se laisse pas réifier, le corps de la femme écossaise réactualise le topos de la dangerosité au féminin. L’éthique culpabilisante dans laquelle baigne ce corps donne lieu chez Gray à une inflation de termes avilissants qui témoigne du besoin compulsif de dégrader une figure féminine qui fait peur. « Une salope26 », la femme est aussi « une pute27 », « une conne » ou « une chatte28 », soulignant la réduction de la femme par synecdoque à une sexualité mécanique, corruptrice et menaçante. L’idée culmine dans 1982, Janine et Lanark avec l’image du vagin denté29 et l’angoisse de la dévoration : Duncan se sentait déjà persécuté par des « reines cannibales menaçant » – et là encore le terme est choisi – « son indépendance30 ». La bouche s’accompagne d’une puissante symbolique et de l’« horrible découverte » qu’identifiait Lacan31, celle de l’origine informe et de la naissance, image dérangeante de soi que l’on retrouve sans peine dans les bouches de Lanark et la comparaison établie par Duncan entre les Highlands et une rangée de dents cassées. Ce corps brisé, malmené et anxiogène figure alors l’inconcevable rencontre avec soi ; source d’effroi, il se montre avec une impudeur coupable qui a valu, à tort, à Alasdair Gray une réputation sulfureuse de pornographe.

23Le corps dans la fiction d’Alasdair Gray se trouve donc à l’exact point de contact entre les domaines politique et littéraire ; la dialectique de l’érotique et du thanatique participe de la politisation du corps, tandis que le vocabulaire volontiers licencieux de Gray signe la sexualisation et donc la corporéité du malaise politique.

24Le lecteur pourra à l’occasion s’émouvoir de l’érotisation de la souffrance physique et de la disparition du plaisir au profit d’un supplice qui a valeur d’addiction pour certains des protagonistes du corpus. Ceux-là se laissent parfois trop aisément entraîner dans un processus sadien de perversité affective dans lequel Gray lui-même semble verser, ajoutant à la longue liste d’abominations et d’automutilations une forme de brutalité langagière (également relayée par les jeux de saturation et désaturation typographiques dont il est coutumier) effectivement déconcertante pour le lecteur non averti.

25Le recours à un vocabulaire explicite est pourtant loin d’être un phénomène récent en littérature écossaise. Dans les années trente déjà, Hugh MacDiarmid y recourait pour se démarquer de l’anglais standard. L’évocation de la servitude de l’Écosse à l’Angleterre a ensuite souvent emprunté le registre de l’abject et de l’obscène au sens latin du terme : relatif aux parties viriles du corps et à ses excréments. Les auteurs de la seconde renaissance littéraire écossaise (citons Tom Leonard, Irvine Welsh, James Kelman et A. L. Kennedy) ont été nombreux à revendiquer une indigence linguistique qui aurait valeur de sociolecte dans une Écosse désabusée, déculturée et en pleine crise économique. Le discours ordurier apparaîtrait presque comme le seul mode de communication « authentique » parce qu’affranchi des règles de grammaire et de niveau de langue imposées par le Sud, en une forme de libération par la force et par le bas. Le caractère provocateur de ce registre est parfaitement assumé par Gray, qui en fait même en 1984 un (contre) argument de vente en simulant son suicide littéraire face à la critique conservatrice. La quatrième de couverture de 1982, Janine attire l’attention des lecteurs sur « l’immoralité » d’un ouvrage que Gray voue lui-même aux enfers de la littérature écossaise, ajoutant donc au masochisme politico-sexuel de son narrateur le sien propre. Gray joue avec le feu, mais les risques sont calculés : en anticipant les objections quant au caractère pornographique de son roman, il les désamorce et force la critique à brûler ses cartouches.

26Il faut en effet se garder de ne voir le registre obscène que comme un ressort parmi d’autres du style grayien. Si l’on en croit l’auteur, ce registre est dicté, imposé même par le contexte écossais et la nécessité de regarder la réalité en face, de la dire haut et fort, sans euphémismes ni stratégies de contournement. Pour Gray, toute l’histoire du XXe siècle est « pornographique32 » ; traiter de cette histoire revient alors à recourir à un régime discursif spécifique qui justifie à lui seul l’usage de termes marqués, de pratiques sémiotiques contraintes et de scènes fortement stéréotypées reposant par exemple sur la domination masculine et l’hyper-sexualisation du corps féminin. Ce n’est donc pas le texte qui est obscène mais tout ce qui constitue son environnement, l’impérialisme, le capitalisme, la mondialisation et les modèles économiques qui régissent les sociétés occidentales. Baudrillard disait justement que la pornographie est intrinsèquement économique et « construite selon le modèle marchand de la transaction et de l’utilisation33 ». En cela figure du dispositif totalitaire, elle est aussi le seul discours structural à même de représenter toutes les captivités : celle de la nation colonisée bien sûr, celle de la femme dans une société encore marquée par l’héritage calviniste, mais aussi celle de l’individu pris au piège d’une morale castratrice diffusée, nous l’avons relevé, par l’École ou l’Église.

27Le jeu qui se joue alors autour du corps allégorique devenu – « par nécessité » nous dit Gray – pornographique est néanmoins à double tranchant. La translation ainsi opérée ne peut être inversée et le corps pornographique, loin de dénoncer sa captivité, ne signale que sa propre négation. L’impasse dans laquelle se trouve la représentation du corps est suggérée par Gray dans Something Leather, quand la « nouvelle » June, après avoir subi un viol lesbien au cours duquel elle a été menottée, battue, tatouée et rasée, s’étonne de se sentir plus « heureuse et libre34 » que jamais et va jusqu’à en remercier ses bourreaux. L’association entre la jeune femme et la nation écossaise ayant été établie très tôt dans le roman, ce dernier, s’il s’arrêtait là, servirait à illustrer le syndrome de Stockholm dont souffre l’Écosse vis-à-vis de l’Angleterre, tout en consacrant l’idée selon laquelle la pornographie serait une forme de renouveau et de libération. Mais dans l’épilogue que Gray ajoute à l’attention des critiques universitaires, il déconstruit soigneusement cette interprétation :

Il était désormais évident que June était une nouvelle femme, et indiquer la manière dont elle utilisa cette renaissance serait en limiter la portée. Le texte suggérait clairement qu’après avoir été libérés suite à l’intervention de Senga et Donalda, June et Harry allaient s’arracher au prolétariat pour profiter ensemble de jours meilleurs. Vous n’êtes pas forcés de valider la fin du roman, mais c’est comme ça que, généralement, en Grande-Bretagne, nous enjolivons la réalité. À n’en pas douter c’est ainsi que les choses ont été enjolivées à Glasgow en 1990, quand la ville était la capitale officielle de l’Europe – la capitale culturelle35.

28La précision est bien sûr très ironique. Elle rend dès lors impossible la lecture de Something Leather comme un roman post-colonial, une interprétation qui était de toute manière mise en doute par son caractère censément pornographique. Avec l’allégorisation de l’Écosse, ce sont les rêves sans doute un peu faciles d’une réparation festive qui volent en éclat : qu’il s’agisse de littérature ou de politique, il n’est pas de miracle. L’aumône qui lui a été faite en 1990 n’a pas libéré l’Écosse, pas plus que la pornographie n’affranchira l’imaginaire national ; au mieux, elle ne constituera qu’un « enjolivement » commode bien que paradoxal de la réalité. Cet imaginaire reste asservi aux mêmes poncifs trivialisants et l’écriture pornographique qui prétend rompre avec ces poncifs finit presque toujours par les consacrer. Gray joue au pornographe avec la conscience aiguë que cette écriture, si elle permet effectivement de dénoncer en filigrane l’asservissement de l’Écosse, ne peut mener qu’à sa propre disqualification et à la prorogation des dispositifs de captivité. Loin d’être synonyme d’insubordination, la pornographie et son langage enferment l’écriture dans des figures imposées et des assemblages de signes somme toute très limités36.

29Le recours à des figures littéraires « interdites » et la mise en spectacle d’une activité sexuelle déviante et nettement politisée sont volontairement contre-productifs : si les fantasmes de Jock dans 1982, Janine ont une portée certes carnavalesque, le discours pornographique est ici essentiellement paratopique. Intégré à un projet idéologique sinon politique, ce discours repose en fait sur la subversion du matériau qu’il prétend exploiter dans le but de consacrer une ruine du sens résultant encore du contexte, une forme d’hyperréalité de la sexualité décrite en peu de mots par Baudrillard comme « un voyeurisme de la représentation et de sa perte, un vertige de perte de la scène et d’irruption de l’obscène37 ». L’excès de monstration, qu’il soit langagier ou imagé, bannit les représentations équivoques et pousse la dimension métaphorique jusqu’à l’abroger : après le désenchantement du corps comme signe c’est celui de l’écriture que Gray nous donne à voir quand il conduit la littérature dans l’impasse de l’explicite absolu. Cette écriture prétendument scandaleuse ne fait donc finalement que consacrer son asservissement, ce que l’on pourrait qualifier de métacaptivité. La pornographie et l’obscénité nous offrent ici un exemple patent de la démarche de captation-subversion du matériau littéraire caractéristique du projet d’écriture de Gray.

Contagions gothiques

30Avant même qu’il ne devienne artificiel, le corps est le locus de bien des expérimentations génériques. S’il permet à Gray dans 1982, Janine et Something Leather de jouer avec le registre pornographique, il articule dans d’autres textes deux tonalités littéraires à la jonction desquelles l’écriture se montre particulièrement ironique : le gothique et le grotesque. L’inquiétante étrangeté de la figure du chien blanc mi-spectre mi-vampire38 (empruntée, avoue volontiers Gray, à Ovide et Chaucer) dans Unlikely Stories, Mostly est ainsi désamorcée à la fois par le titre de la nouvelle qui requalifie le mythe en « comédie » et les remarques des personnages sur l’apparence de l’animal ; il est souvent « pris pour un cochon » et « l’on pourrait aisément lui imaginer une deuxième tête à la place de la queue39 ». Jugé « héraldique » par les protagonistes, le monstre est emblématique du traitement ambigu, ici presque vaudevillien, de l’illicite et du déviant dans les écrits de Gray.

31La collusion du gothique et du grotesque semble encore grevée à l’acte de réécriture et la scotticisation de l’hypotexte dans Poor Things et sa très revendiquée révision du Frankenstein de Shelley. Godwin Baxter y apparaît comme une caricature de savant fou, Gray mettant volontairement l’accent sur une difformité et un potentiel de ridicule encore très contextuels. Comparé tantôt à un nain tantôt à un ogre, un enfant ou un ours, Baxter est déjà à l’image de l’Écosse, un assemblage improbable de monstruosité et de normalité, empêché par sa nature prodigieuse d’appartenir à l’ici et au maintenant. « Il serait plus naturel de l’imaginer portant les pantalons bouffants et le turban d’un Turc dans un spectacle de marionnettes40 », précise MacCandless. Le savant formidable qui s’affaire auprès de cerveaux baignant dans des cuves « comme des choux-fleurs41 » est métonymisé par la main informe qu’il tend à son assistant :

La main que j’allais serrer était plus cubique que carrée et presque aussi épaisse que large. Les premières phalanges étaient incroyablement larges et se prolongeaient en doigts si fins, si semblables à ceux d’un nourrisson avec leurs petits ongles roses qu’ils semblaient coniques. Un frisson de terreur me parcourut – j’étais incapable de toucher une telle main42.

32De manière encore très caractéristique, l’horreur qui saisit le narrateur est plus loin étendue à son expérience de l’Écosse tout entière, aussi « improbable et absurde43 » que le trio de personnages autour duquel s’articule le récit. L’idée éclaire l’usage récurrent que Gray fait de la trope gothique de la dés-évolution et de la ré-animalisation progressive de l’humain. Les images de desquamation ont ainsi deux caractéristiques majeures. La première est qu’elles sont endémiques, puisqu’elles s’infiltrent dans quantité de textes fantastiques ou non. La transmutation de Duncan et Lanark en gargouilles44, dragons ou salamandres est reprise par un phénomène d’écho par le biais de métaphores et comparaisons appartenant au registre gothique dans 1982, Janine, où Denny est dotée de « griffes45 », tandis que les auteurs de « Portrait of a Playwright » se protègent sous une cuirasse de rhinocéros ou les piquants d’un porc-épic46. La seconde caractéristique du motif est qu’il est « politique », comme en témoigne le diagnostic des pathologies dermatologiques nationales établi par le Pr Ozenfant dans Lanark. Le commentaire est chuchoté à l’oreille du protagoniste, consigne de lecture adressée obliquement par Gray à son lecteur :

La chaleur produite par le corps devrait pouvoir y circuler librement, inonder les pores, le pénis, l’anus, les yeux, les lèvres, les membres et les doigts par de simples actes de générosité et d’instinct de survie. Mais beaucoup redoutent le froid et tentent de garder pour eux plus de chaleur qu’ils ne donnent, ils retiennent la chaleur d’un organe ou d’un membre et la chaleur ainsi bloquée transforme la surface du corps en cuirasse rigide et isolante. […] Comme des nations qui perdent des guerres injustes, ils convertissent une part de plus en plus importante de leur corps en armure, alors qu’ils devraient plutôt se rendre ou battre en retraite47.

33Nous ne nous étonnerons pas du fait que les paysages d’entre-deux de Gray sont peuplés de ces corps gauches, malades ou composites rendus plus grotesques qu’effrayants par leur gémellité avec l’absurde nation écossaise et un recours, in extenso ou plus ponctuel, à des figures souvent presque trop gothiques pour être réellement convaincantes. La trope de la métamorphose largement (ou sur- ?) exploitée dans Lanark offre un exemple patent de la manipulation et diffraction des modèles gothiques. La monstruosité y est à la fois organique, politique et textuelle, invitant à des approches diverses – morale-allégorique, socio-psychologique, psychanalytique, psychiatrique et existentielle-philosophique48 – et simultanées de la figure de la Bête.

34La vision blakéenne de Glasgow consacre une nature déréglée et mortifère : les mouettes gisent à terre, les fleuves s’assèchent et les quelques arbres qui subsistent tendent désespérément leurs branches nues vers un ciel qui ne les voit pas. La nature, nous dit Gray, est malsaine et corrompue : des adventices colonisent les jardins et « luttent sur le sol stérile, tentant aveuglément de s’étouffer et de s’étrangler mutuellement », tandis que des armées de vers grouillent entre leurs racines, « perçant des trous et pondant des œufs et instillant leurs poisons dans les plantes et dans les autres créatures49 ». Quelque chose d’aussi infectieux que l’eczéma de Duncan est là, en permanence, qui menace l’humain et prend discrètement le pouvoir, contaminant à la fois le récit réaliste des Livres Un et Deux et son pendant fantastique des Livres Trois et Quatre. Tout au long du roman, le lecteur est averti de la prédation de cette nature sur l’humain. Le délitement des frontières entre l’homme et l’animal est un ressort thématique, structurel mais également générique de l’œuvre : le gothique menace, à des niveaux variés, la cohérence même du roman. Il est surtout métaphorique dans les Livres Un et Deux, où l’asthme de Duncan l’oppresse « comme une bête50 » et le pousse hors du lit pour hurler à la lune, dans une scène pour le moins archétypale. L’introduction à deux reprises de la figure lycanthrope pourrait signaler le tournant gothique, si le motif ne disparaissait pas subitement, remplacé plus loin par celui du corbeau. Le gothique paraît alors purement instrumental, permettant à Gray de recréer les conditions de la « plaisante terreur » attribuée au genre. C’est essentiellement dans les Livres Trois et Quatre que le gothique prospère, au sein d’une ville tellurique où la monstruosité est normative et la métamorphose une fatalité. La transformation de Lanark en salamandre en serait presque une bénédiction, dans le sens où elle procure au protagoniste l’identité qu’il avait perdue. Le monstre croît sur l’homme et le parasite devient plus fort, plus sain même que son hôte ; et entre les murs de l’Institut, la monstruosité change de camp :

Certains avaient la peau luisante, d’autres portaient une carapace de tortue et d’autres des écailles de poisson et de crocodile. La plupart avaient des piquants, des épines ou des pointes et certains portaient des cornes et des ramures immenses, mais ce qui les rendait tous monstrueux, c’était un détail, un pied, une oreille ou un sein humain qui dépassait de leur armure de dinosaure51.

35Le grotesque disqualifie la créature hybride qui est d’abord comparée à « un lézard préhistorique » puis à « un chevalier dans son armure gothique », enfin ridiculisée par la mention de ses « parodies de globes oculaires » et de son « bec de coucou géant52 ». Le bestiaire grayien peine encore à créer un véritable effroi par les points de sutures volontairement sommaires qui sont faits entre les parties du monstre comme entre les textes qui en inspirent le bric-à-brac organique. Ainsi Gray avoue-t-il avoir plagié son « dragonhide » de la métamorphose du héros de The Water Babies et du concept protoscientifique de cuirasse caractérielle développé par Wilhem Reich53. La phase terminale du dragonhide suggère une propagation du fléau au texte lui-même, fabriqué comme le monstre à partir de figures disparates tirées des métamorphoses d’Ovide, des contes, des images bibliques de crucifixion et de l’Homme de Vitruve de Léonard de Vinci.

36L’inflation du gothique s’étend rapidement à l’organisation politique et sociale de la communauté : les patients de l’Institut et les habitants d’Unthank sont classés en fonction de leurs pathologies en vertébrés dont seront issus les hommes et femmes politiques, en crustacés destinés à rejoindre l’opposition ou en éponges qui constitueront la masse silencieuse. L’esthétique de la difformité se saisit des structures de l’Institut et de la société écossaise qu’il miniaturise. L’Institut est l’avatar d’un système capitaliste obsédé par des modes de production et de consommation qui le font muter en une créature mécanique tout entière vouée au cannibalisme qui va nourrir son « estomac », le marché. La monstruosité se fait économique et Gray conduit son lecteur d’une bête à l’autre dans une macrostructure de l’excès au sein de laquelle il se livre à une véritable généalogie du gothique. Dans le Livre Un, le gothique romantique54 s’épanouissait dans une relation devenue malsaine avec la nature ; dans le Livre Deux, le gothique devenait victorien en fictionnalisant maladies mentales et déclin éthique ; dans le Livre Trois, il matérialise une angoisse socio-politique et « l’abysse entre pouvoir et absence de pouvoir » qui définit selon David Punter le gothique moderne55. L’épilogue qui interrompt le Livre Quatre suggère enfin un gothique « plagié » résolument post-moderne qui invite à la relecture à rebours des nombreux topoi spatiaux (nécropoles, ruines, greniers et cryptes) et temporels (zone intercalendricale et « région de minuit ») comme des créatures (ogres, vampires, démons, loups-garous) qui ont contribué à inscrire le roman dans la tradition gothique.

37Le catalogue de gothicismes de Gray a toujours volontiers versé dans la parodie : Drummond s’affuble d’une panoplie de Dracula56, Lanark s’imagine voir des araignées géantes dans la brume de la zone, et Noakes clôt son portrait de la « créature » d’un « mon intention n’est pas de vous effrayer57 » qui agit comme une déflation de la « plaisante terreur » que nous aurions été en droit d’attendre. Privé de son effet secondaire, le gothique est destitué : il est, lui aussi, une panoplie dont s’habille le texte pour jouer à être un autre. La « créature » s’effondre à mesure que Gray pointe du doigt les parties empruntées au Faust de Thomas Mann, au Léviathan de Hobbes ou au Frankenstein de Shelley58. Le doute persiste toutefois quant aux intentions du plagiaire : n’est-il que parodiste ou cherche-t-il à se faire une place au sein du canon littéraire ? Il y a encore quelque chose de gothique dans la superposition des intertextes et l’excès d’ornementation de l’épilogue, lequel est désigné par Gray comme « un étalage grotesque d’érudition mal placée59 ». Le roman-crypte hanté par les textes du passé vient alors illustrer la mémoire dysfonctionnelle d’une Écosse qui se prend elle-même au piège de la répétition, des maux qui furent selon Gray responsables de la réponse apathique au référendum de 1979. La monstruosité culturelle et politique de l’Écosse donne ainsi naissance à un texte qui se hérisse de notes de bas de pages et se couvre, comme ses protagonistes, d’un exosquelette qui en bloque l’énergie créatrice. Le fléau du dragonhide se propage jusqu’au texte, bestialisant du même coup l’auteur fictionnel. Nastler (« nasty Alasdair ») avoue à Lanark avoir tendu sa toile gothique pour y piéger le lecteur dans le but de le vampiriser et sucer « l’énergie imaginative qui [lui] donne vie60 ». L’auteur se nourrit de la crédulité du lecteur jusqu’à ce que, rattrapé par sa créature, il s’auto-dévore enfin en une affreuse nemesis prométhéenne : « je plonge continuellement mon bec dans mon foie malade, je l’avale et l’excrète. Mais il repousse toujours. La création suppure en moi61 ». L’écriture, une monstruosité de plus.

38Mais une bête échappe à l’implacable logique d’auto-destruction ou d’auto-déflation qui préside au roman : aux dernières pages, un bataillon de « Cocquigrues » s’abat sur Unthank pour réduire la ville à néant. Les créatures, si elles sont encore grotesques, réalisent l’hybridation de tous les monstres du roman. À la fois fictionnelles et métafictionnelles, elles sont allégoriques de l’absurde du monde discursif et annoncent la seconde génération des mutants intertextuels grayiens. Doublement plagiées du roman The Water Babies de Kingsley qui les avait lui-même empruntées au Gargantua de Rabelais, elles ont appris à s’adapter en effectuant une ultime mutation orthographique (les « Cocquigrues » de Gray ne sont ni les « Cocqcigrues » de Kingsley ni les « Coquecigrues » de Rabelais) propre à garantir leur survie. Issues d’un improbable bricolage qui a tout du principe de la pensée mythologique, ces dernières créatures sont emblématiques du projet de Gray : une écriture chirurgicale sous forme de greffes textuelles et d’expériences en hybridation littéraire courant le risque, comme ici avec le gothique, d’engendrer des rejets. Le gothique grotesque de Lanark est le premier exemple de transformation du roman en laboratoire. L’objectif du romancier-savant est désormais déclaré : créer un objet littéraire qui, s’il s’inspire de textes allogènes, sera capable de voler de ses propres ailes et déconstruira de manière positive la toile des problématiques post-coloniales dans laquelle la littérature écossaise s’est trop longtemps laissé piéger.

Créatures

39Figure dynamique et heuristique s’il en est, image moderne qui réalise le métissage de la pensée et de l’action, la créature expérimentale trouve logiquement une place de choix dans le projet d’écriture d’Alasdair Gray. Là, elle sert autant à incarner les peurs du siècle que l’élan porté par l’entrée dans une nouvelle ère, que celle-ci soit mécanique ou, comme dans l’Écosse de la fin du XXe siècle, politique. Le fait que Gray ait choisi de réécrire ces deux textes fondateurs du courant fantastique que sont le Faust de Goethe (dans Fleck) et le Frankenstein ou Prométhée Moderne de Shelley (dans Poor Things) pourrait suffire à illustrer son intérêt pour la figure du savant et le motif de la résurrection artificielle auquel il est fait un recours obsessionnel dans sa fiction.

40Par faux effet de sérendipité, la constitution d’un bestiaire fantastique donne de plus naissance à une nouvelle figure postmoderne, un nouveau monstre peut-être, celle du « faiseur », mi-savant, mi-écrivain et hybride perfectible des énergies convoquées pour fabriquer un nouveau modèle de communauté. Debout derrière sa créature dont il observe les premiers pas, l’inventeur nous apparaît comme un ré-inventeur, le créateur comme un re-créateur et les dispositifs textuels et iconographiques qui déployent les thématiques de la fin et du commencement comme des moyens détournés pour questionner la validité d’une figure littéraire qui soit encore propre à métaphoriser l’humain – ou ce qu’il est devenu.

L’éternel féminin

41Nous relevions plus haut comme les traces déposées sur le corps féminin contribuaient à allégoriser la nation écossaise en une femme tourmentée à la fois dans sa chair et dans son être. Il ne serait que justice, finalement, que ce soit ce même corps qui porte les signes annonciateurs d’un renouveau espéré et d’un avenir potentiellement meilleur. L’iconographie grayienne qui décline le féminin en deux figures ambiguës, celle de l’ensorceleuse et celle de l’amazone, se révèle une fois de plus particulièrement utile pour mesurer le poids qui pèse sur les protagonistes féminins et le rôle que Gray leur assigne dans son grand projet d’écriture.

42La première femme exerce sur Alasdair Gray une fascination qui donne lieu à de multiples représentations de Lilith et d’Eve tantôt empruntées à l’iconographie chrétienne, tantôt rendues originales par l’ajout ou la substitution d’un élément symbolique qui lui est attaché. L’interpicturalité est ainsi saisissante dans le très judéo-chrétien Eden et Après de 1966 qui reprend le célèbre triptyque du Jardin des Délices Terrestres de Jérôme Bosch (1504). Dans cette allégorie fantastique peuplée de créatures hybrides et mythologiques, Eve est une créature lascive qui tend la pomme à Adam sous le regard sévère du Dieu patriarche. Au loin, la Chute est effective et l’humanité brûle dans les flammes ardentes de l’enfer. Le tableau est de toute évidence un exercice de style et la symbolique reste conventionnelle, mais l’on y discerne déjà les préoccupations pour le péché qui s’avéreront par la suite récurrentes dans l’œuvre fictionnelle de Gray.

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Alasdair Gray, Eden and After, 1966

43Plus équivoque est la représentation, dans l’appareil paratextuel de Mavis Belfrage, d’une Eve en Lolita malicieuse, lovée contre un pommier, le regard en coin, dans une attitude typiquement séductrice. Le médaillon qui inaugure le recueil sur la page de dédicace est repris en clôture de l’ouvrage, cette fois accompagné d’une légende inscrite en lettres capitales, « Indépendance ». En marge du texte, l’illustration est polysémique : cette « indépendance » fait-elle référence à l’émancipation féminine ou à celle de l’Écosse ? Au deux, sans aucun doute. Reste que cette Eve nubile parfume d’une inquiétante odeur de soufre la perspective d’un total affranchissement de la femme-nation.

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Alasdair Gray, Mavis Belfrage, 1996

44Le médaillon est assorti de sa légende à la publication de Mavis Belfrage en 1996, c’est-à-dire un an avant le second référendum, mais la mention écrite disparaît à la reprise du motif en 2003, après le rétablissement du parlement écossais, dans le paratexte de The Ends of Our Tethers. Gray nous met face à un dilemme interprétatif : le choix d’Adam est reporté sur le lecteur, lequel devra ou non valider l’équation farfelue établie entre le fruit de l’arbre de la connaissance et le recouvrement d’un parlement « indépendant », alors paradoxalement associé à une chute plus qu’à un progrès. L’illustration nous met-elle en garde contre des décisions politiques périlleuses pouvant conduire à l’expulsion du « paradis » unioniste ou nous dit-elle que l’indépendance réside justement dans le choix de s’en exclure soi-même ? Cette illustration ambiguë de l’autodétermination est toutefois éclairée par la tirade virulente de Jock dans 1982, Janine :

Pas une seule minute je n’ai pensé qu’[un parlement écossais] nous rendrait plus prospère, nous sommes un pauvre petit pays, l’avons toujours été et le serons toujours, mais quel luxe ce serait de ne nous en prendre qu’à nous-mêmes, plutôt qu’à ce satané vieux parlement de Westminster62.

45L’iconotexte qui inaugure le recueil Unlikely Stories, Mostly a le même goût de l’équivoque. L’injonction empruntée à Dennis Lee, « Travaillez comme si vous viviez à l’aube d’une meilleure nation », y épouse les courbes généreuses de la sirène dodue habillée de tartan qui attire de son chant Sir Thomas Urquhart vers l’horizon – « Écosse 1984 » – qu’elle désigne du doigt. Traditionnellement attachée à la captation mortelle, la sirène semble suggérer l’illusion du désir de mélioration et le danger qui consisterait à de succomber à la tentation de la réforme.

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Alasdair Gray, Unlikely Stories, Mostly, 1984

46La figure de la sirène est récurrente dans les odyssées postmodernes d’Alasdair Gray, et les « bouches » qui précipitent Lanark dans les enfers de l’Institut essaieront aussi de charmer Wat Dryhope dans A History Maker. Ces fausses femmes aux voix synthétiques lui chantent les mérites de la révolution, l’incitant à renverser le matriarcat pour, lui disent-elles, « renouveler le monde63 ». La sirène-succube interfère ainsi avec les destins individuels et collectifs, fabriquant des anti-héros censés devenir les agents perturbateurs d’un système sociétal qu’il est devenu, selon elle, impérieux de renverser. La tentatrice est donc intimement liée au propos politique de Gray : elle est force de proposition et initiatrice du changement. Elle est faiseuse d’agitateurs donc d’histoire, faiseuse de guerre aussi, autant que victimaire des pauvres créatures qu’elle manipule à l’envi.

47Nous sommes loin de l’image de la madone vertueuse et éplorée. La femme selon Gray, si elle est parfois surprise à bercer ses enfants en paratexte de A History Maker, est surtout volontaire et émancipée, déesse païenne qui cède volontiers aux plaisirs de la chair et s’abandonne même à une étreinte zoophile en couverture d’Unlikely Stories, Mostly en un rappel évident du mythe de Léda. Le recours répété à la figure mythologique féminine contribue à faire de la femme l’unique détentrice des forces élémentales (« le soleil est une femme assurément64 »), supplantant sans peine le dieu vengeur chrétien. Cet éternel féminin est encore représenté par l’Atlas plantureux qui porte le monde au livre III de Lanark et la Grande Déesse qui, en paratexte de la nouvelle « M. Pollard’s Prometheus », trône superbe dans sa nudité, infiniment plus souveraine qu’un Dieu mâle miniature déjà condamné à péricliter65.

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Alasdair Gray, Unlikely Stories, Mostly, 1984

48Le symbole ambivalent de la déesse pourvoyeuse de vie et de mort, d’ordre et de chaos inspire tout aussi certainement les portraits des créatures féminines girondes, insolentes et dominatrices issues de l’imaginaire (ou de la biographie) de Gray. La jeune femme altière de l’illustration de couverture de Something Leather présente une nette ressemblance avec les portraits de Bella Baxter dans Poor Things, le réseau paratextuel grayien convergeant dès lors vers une figure féminine unique et récursive. Les multiples apparitions de la muse dans le corpus signalent un très fructueux faux paradoxe : d’un côté le désir de Gray de s’inscrire dans une tradition littéraire classique, de l’autre sa volonté affichée de rénover la société fondée par cette même tradition en même temps que les modes qu’emprunte sa métaphorisation.

49La figure de la femme omnipotente ne parvient toutefois à prendre effectivement le pouvoir que dans la société mi-utopique, mi-dystopique et pseudo-féministe de A History Maker. L’organisation matrilinéaire de cette Écosse du XXIIIe siècle s’illustre d’abord sur le plan narratif, le roman étant introduit par le prologue de Kate Dryhope que son rôle de « mère de héros » place de façon immédiate en position de procréatrice en même temps que passeuse d’histoire. Gray y fait de fréquentes références aux peuples amazones et à un modèle matriarcal qui a certes su « survivre, se réformer, s’améliorer66 » (relevons l’usage de termes clés dans la fiction de Gray) mais l’a fait en compromettant la cohésion du noyau familial et donc celle de la communauté tout entière. L’homme est exclu de la sphère domestique et renvoyé à des guerres inutiles, sortes de reproductions grandeur nature des batailles du passé. Si de manière générale l’homme joue à l’histoire, c’est la femme qui la fixe, le progrès n’étant qu’accidentellement précipité par les atermoiements d’un héros en manque d’amour véritable.

De la même à l’autre : l’ange et la mort

50La société matriarcale de A History Maker qui « s’améliore » par la diffusion, sous l’impulsion d’un seul individu, de virus neutralisant les macrostructures économiques – ces mystérieuses « centrales » – dont elle dépendait. Le rêve de mutation domestique glisse alors dans la science-fiction. Ce déplacement attendu du politique vers la fiction d’anticipation souligne les idéaux de discontinuité dans la continuité et d’endogénèse, laquelle combine le principe négatif de repli sur soi et celui, plus positif, d’auto-régénération. Ces principes trouvent des applications concrètes à la fois dans l’iconographie, l’usage intensif de ressorts inter-et intra-textuels et la place ménagée à des considérations scientifiques et mécaniques dans l’œuvre fictionnelle de Gray, particulièrement dans le recueil Unlikely Stories, Mostly et les deux nouvelles « A Unique Case » et « The Spread of Ian Nicols », toutes deux parues dans des journaux étudiants alors que Gray n’a encore que vingt-deux ans. La symbolisation de la capacité de résilience du vivant (humain ou autre) s’opère dans l’arsenal iconographique grayien à travers le motif de l’ange placé en incubation dans un crâne repris dans Lanark, Unlikely Stories, Mostly, Poor Things et The Book of Prefaces.

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Alasdair Gray, The Book of Prefaces, 2000

51L’image, qui est inspirée d’une étude anatomique de Léonard de Vinci et sert à figurer « l’union de notre fin et de notre origine67 » réaffirme en même temps qu’elle dépasse l’opposition entre l’ancien et le nouveau. Elle frappe par le fort contraste entre la figuration de la mort par le crâne du Golgotha et la douce langueur suggérée par le chérubin assoupi, gardien du sacré et symbole des aspirations humaines au sublime, aspirations du reste insatisfaites ou impossibles. Le Livre de la Hiérarchie Céleste de Denys l’Aéropagite faisait des anges les protecteurs des fidèles, des cités et, ce qui ne manque pas d’intérêt, des nations. L’ange repose ici dans un crâne, utilisé comme un réceptacle de vie dans les opérations de transmutation alchimique : la mort physique figure le prélude à une renaissance et à une perfection spirituelle. Les deux symboles assemblés annoncent certes le triomphe de la vie sur la mort, mais ils tracent aussi une nouvelle voie de progrès dans la vertu chrétienne de l’attente patiente du jour où le chérubin, autre allégorie de la nation écossaise, pourra enfin percer le crâne ovoïde qui l’abrite.

52Le réveil de l’ange mis en dormance est préfiguré dès 1992 en annexe de l’introduction à Poor Things où Bella Baxter apparaît nue, penchée à son monstrueux balcon céphaliforme, lequel nous fixe de ses orbites vides comme Bella plante son regard dans le nôtre, semblant nous défier de douter encore que le nouvel ange allégorique ait pu être autre que féminin. Mais Bella, en 1992, semble peu pressée de quitter son sanctuaire.

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Alasdair Gray, Poor Things, 1992

53Personnification du phœnix qui orne les pages capitulaires de A History Maker68, incarnation de l’idéal de résurgence cyclique et sexualisation de l’ange, la plantureuse créature amorce l’éclosion de l’œuf-nation qui n’a pourtant lieu, de manière caractéristique, qu’après le référendum de 1997. La page de dédicace de The Book of Prefaces nous présente ce même ange s’extrayant victorieux et sans peine de son carcan morbide sous l’éclat glorieux d’un nouveau soleil.

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Alasdair Gray, The Book of Prefaces, 2000

54L’avènement programmé de l’ange fait écho à l’illustration signée de Gray qui fait la couverture du trentième volume de Studies in Scottish Literature69 où Gray exhorte l’Écosse à la résilience (« Scotia Rediviva »), à s’arracher à son sommeil tranquille et à réintégrer le cours de son histoire. Il y a dans l’œuvre picturale de Gray pléthore de représentations symboliques du renouveau politique et culturel de l’Écosse de la fin du XXe siècle. Nous citions plus haut le motif de l’araignée refaisant patiemment sa toile après qu’elle a été déchirée, motif emprunté à la fois aux Écritures et à la légende de Bruce.

Ante-Bella : des créatures à l’œuvre

55Les premières créatures artificielles ou mutantes grayiennes font des apparitions remarquées dans les pages de Lanark ; leur est assigné un rôle essentiellement figuratif d’incarnation de la société moderne déshumanisée et déshumanisante tant décriée par l’auteur. Grands reptiles et mécaniques ailées injectent dans le récit l’effet d’horreur et d’étrange qui accompagne le bien sombre diagnostic social établi par Gray dans son premier roman. D’un côté, l’individualisme animalise Lanark et le transforme en machine de guerre saurienne, de l’autre le système vitaliste détourne l’énergie du vivant pour alimenter ses machines, dont cet aigle mi-animal, mi-électronique qui emporte le protagoniste vers Provan au chapitre 40. Le roman atteste déjà du recul des frontières de l’humain, un humain désormais désuet en lequel certains gardent encore une foi irrationnelle et qui entrevoit sans peine son destin dans le regard sans vie de l’androïde. Si l’on s’en tient à la chronologie des publications, le premier être artificiel à faire son apparition dans la fiction de Gray est une femme-objet à plus d’un titre. Conçue pour répondre aux fantasmes d’une société profondément machiste, Miss Maheen « délivre des cartes de crédit, fait le café, tape à la machine, est d’apparence agréable et pratique les arts martiaux70 ». L’avatar n’est pas indemne des injustices qui la cantonnent à des emplois subalternes et la maintiennent sous un plafond de verre assez naturellement reconduit dans la société futuriste de Lanark. Par le truchement de la créature, Gray ajoute de manière oblique à son amère critique sociale la mise en cause de l’inégalité des chances dans l’accès des femmes aux postes de décision, une inégalité que Bella se chargera dans Poor Things de corriger.

56Tandis que Miss Maheen est le prototype des créatures féminines grayiennes dont Bella sera l’ambassadrice, le vaisseau ailé « fragile et grotesque71 » dans lequel embarque Lanark signale quant à lui l’accomplissement des recherches conduites dans un texte publié dix ans avant Lanark, « The Crank that Made the Revolution ». La société futuriste de Lanark ne s’embarrasse plus de questions éthiques sur la place à ménager au vivant ; l’Écosse du XVIIIe siècle de « The Crank » se place, elle, d’emblée sur le terrain du questionnement philosophique sur l’essence mécanique ou non des fonctions vitales du vivant. Le lecteur est immédiatement invité à convoquer les grands dualismes nature/culture, esprit/matière, vie/mort sur lesquels reposent toute la pensée occidentale et que confrontent les machines hybrides du petit artisan prodige de Cessnock. McMenamy est le témoin d’un temps où la science est souvent taxée de déraison sinon de blasphème72. Il n’y a pas de volonté théâtralisante ni de rêve icarien dans ses expériences en automation, mais une visée immédiate de production en série, de spécialisation du geste et de profit commercial. Il s’agit ni plus ni moins de perfectionner le vivant, un vivant envisagé dans la plus pure tradition mécaniste :

D’un point de vue mécanique, le canard a une efficacité limitée ; comme il est conçu pour effectuer trois types de tâches différentes et même parfaitement contradictoires, il n’en effectue aucune de manière totalement satisfaisante73.

57L’animal oisif – donc « inutile » selon le technicien – sera transformé en volatile spécialisé, l’expérience étant reproduite dans la nouvelle par des croquis qui pastichent allègrement la pseudo rigueur scientifique de l’époque. L’ensemble nous invite à reconsidérer l’« amélioration » visée par l’inventeur et donc l’imperfection ou « décadence » (le terme apparaît à la page 42 d’Unlikely Stories, Mostly) qui prétendait la justifier. À l’instar de l’oiseau-machine qui emporte Lanark vers Provan, le « canard-tandem amélioré » n’est en effet propulsé que grâce aux efforts déployés par l’animal pour échapper à sa coque de bois ou de métal ; ses cris de protestation « hystériques » apportent la preuve, si tant est qu’elle fût nécessaire, de l’échec de l’assimilation du vivant à une machine dénuée de volonté, uniquement mue par les lois de la physique. Cet échec rappelle évidemment l’imposture de Vaucanson, les machines bringuebalantes de McMenamy réalisant l’hybridation de la barque automotrice et du canard digérateur de son modèle français. Mais Gray va plus loin. Dans un trait grotesque très caractéristique, c’est finalement la propre grand-mère de McMenamy qui fait les frais de son pragmatisme et il s’en faut de peu pour que l’inventeur réserve à son ancêtre le même sort funeste qu’à sa basse-cour. Cartésien jusque dans l’esprit de famille, McMenamy place sa grand-mère au centre d’une mécanique baroque, arachnéenne et redoutable74 visant à compenser le désastre économique engendré par ses prototypes. Les machines-prothèses destinées à augmenter la productivité de l’humble Mrs McMenamy au tricot auront ainsi des conséquences désastreuses à petite comme à grande échelle, dont l’invention de l’artisan-automate esclave de son outil de production75, l’avènement du productivisme et le passage brutal entre technique artisanale (domestic system) et technique industrielle (sweating system) qui allait déclencher les premières révoltes ouvrières de l’âge pré-industriel. Le positivisme aveugle de McMenamy amorce alors un (autre) engrenage pernicieux où l’homme perd très littéralement pied devant la machine et n’est plus qu’un ressort de l’engin monstrueux qui le spécialise jusqu’à l’aliénation :

Vague passa les dix années qui suivirent, quatorze heures par jour et six jours sur sept, en équilibre sur une poutre face à la femme qui l’avait élevé et avait inspiré ses inventions. […] À l’âge de trente ans, pris de vertige, Vague McMenamy fit une chute mortelle du haut du mécanisme. Étonnamment, sa grand-mère lui survécut et, pendant vingt-deux années supplémentaires, se tua à la tâche sur la machine qui portait son nom76.

58À l’instar des victimes du dragonhide, les ouvriers automatisés de « The Crank » sont ensevelis sous un appareillage déréalisant, une armure qui vient dramatiser, puis neutraliser les frontières entre l’humain, l’animal et la machine. Il faut relever que l’erreur de McMenamy est aussi celle que commet Godwin Baxter dans sa première expérience en hybridation, laquelle fait habilement glisser l’illusion d’omnipotence du scientifique vers celle, peut-être plus inquiétante encore, du romancier. Moins souvent commentée, cette expérience est pourtant particulièrement révélatrice du processus créatif selon Gray, en grande partie parce qu’elle est soi-disant ratée. L’on sait avec Fleck que, en science comme dans l’art, « les erreurs sont aussi créatives77 » et que c’est par sérendipité que l’on en apprend le plus.

59La première caractéristique de cette expérience est qu’elle relève de l’anté-discursif. Au dos de la jaquette amovible de Poor Things, Gray a représenté deux lapins qui se font face, installés bien confortablement près des trois personnages principaux. Tandis que les humains sont profondément assoupis, les deux animaux bicolores sont, eux, bien éveillés. Les oreilles dressées, ils savent à l’évidence ce que nous ne savons pas encore. Le narrateur rapporte quelques pages plus loin que les deux lapins sont nommés Mopsy et Flopsy et que leur transformation en yin-et-yang animal est tout sauf naturelle, puisqu’elle résulte d’une intervention chirurgicale pratiquée quelques jours plus tôt par Godwin Baxter. D’abord considérée par le narrateur comme monstrueuse, la greffe est rapidement requalifiée en « œuvre d’art » symbolisant la complémentarité des contraires et suggérant une osmose possible, mais possible seulement, entre démarche scientifique et aspiration philosophique voire artistique. Cette osmose qui confirme et infirme simultanément l’adage répété dans Lanark selon lequel « la solution est la séparation » échoue par la persistance d’une trace, d’une mince cicatrice78 qui rappellera toujours ce qui a été et ce qui n’est plus. Mais l’expérience qui altère radicalement les comportements animaux doit finalement être inversée et Mopsy et Flopsy seront même, pour reprendre les termes du vivisecteur, « remis exactement dans l’état où ils étaient auparavant79 ». La réversibilité, nous le verrons, est un principe clé de la conception grayienne du monde, de l’histoire et, par effet boomerang, de l’écriture.

60L’expérience des lapins hybrides nous en apprend beaucoup sur le rôle assigné par Gray à la figure polyvalente du créateur. L’essai clinique, bien que malheureux, signale l’ambition inavouée de Baxter de s’élever au rang de Dieu omnipotent, ambition soulignée par le narrateur et confrère du chirurgien, Archibald MacCandless : « si vous mains peuvent faire cela, que ne peuvent-elles faire80 ? » Sur le plan narratif, l’expérience annonce le protocole de fabrication de Bella et en permet la relecture. En effet, la complexité du personnage de Bella Baxter et son potentiel allégorique résulteront précisément de la non-osmose entre les contraires dont elle est faite (anglais-écossais, mère-enfant…) et de la dissonance cicatricielle entre les deux parties du tout, dissonance reprise dans son surnom « Ding Dong Bell81 » et les fréquentes références faites par la créature aux deux lapins dont elle est l’avatar. Mais la greffe est aussi intertextuelle. Les lapins de Poor Things en cachent bien sûr un autre et suggèrent en préambule au texte que celui-ci renfermera un sens tout aussi élusif que le lapin-signifié pourchassé par Alice dans le roman de Lewis Carroll. Les noms Mopsy et Flopsy sont qui plus est empruntés au Conte de Pierre Lapin (1902) de Beatrix Potter, texte pourtant postérieur aux prétendues recherches de Baxter. L’idée d’un dérangement fondateur au roman se précise : dérangement dans la chronologie des hypotextes, dérangement aussi dans les genres mêmes de ces derniers. La confection de Poor Things repose donc sur un autre type d’expérience, une forme d’allogreffe littéraire au cours de laquelle Gray aurait prélevé des tissus d’un livre de jeunesse et les aurait plongés dans le bain du gothique néo-Victorien avant de les greffer. Le résultat sera à coup sûr une œuvre d’art au moins étymologiquement monstrueuse, une extravagance transgénérique (une « folie » au sens architectural) et un trait d’union entre des êtres, des siècles et des textes qui n’étaient pas, a priori, fait pour se rencontrer.

Bella

61Le procédé métonymique de féminisation du territoire donne naissance dans Poor Things à une créature oxymoronique complexe et syncrétique. Bella est un objet baroque (« une fabrication chirurgicale82 »), ayant été ramenée à la vie après son suicide par noyade et s’étant vu greffer le cerveau de l’enfant qu’elle portait à sa mort. Elle est tout à la fois l’ancien et le nouveau, la fin et le (re)commencement, l’un et le multiple. Ce mouvement du multiple vers le réunifié et de l’obsolète vers le fonctionnel est encore très emblématique de ce que Gray souhaite pour l’Écosse à venir, le projet de reconstituer un organisme viable à partir de fragments dépareillés ayant de toute évidence une forte portée métaphorique : « je prévoyais depuis des années de récupérer un corps et un cerveau mis au rebut issus des classes modestes de notre société et de les réunir dans une nouvelle vie83 », avoue ainsi Godwin Baxter à un narrateur intradiégétique médusé. Rapidement rebaptisée « Bella Caledonia », la créature totalisante réalise le fantasme de résurrection relevé dans l’usage récurrent par Gray du motif pictural du phœnix. En bon être de transgression, Bella incarne tout ensemble le dilemme freudien entre Eros et Thanatos et les dichotomies traditionnelles entre la mère et l’enfant, la sainte et l’amante, l’innocence et la perversité, le spirituel et le charnel. Sa sexualité débridée fait du prodige une menace contre le système classificatoire de la société et contre le cadre moral qui la structure. Bella fait en effet très vite preuve de penchants érotomanes, lesquels s’ajoutent au soupçon incestueux qui caractérisent sa relation au père. Femme libérée avant l’heure tout en restant captive des conditions de sa conception, Bella thématise les contradictions de l’Écosse et les dangers inhérents à leur résolution. De manière tout à fait classique chez Gray, ces désordres qui découlent de l’effort de totalisation trouvent écho dans les phénomènes intertextuels et interpicturaux qui escortent systématiquement la caractérisation de Bella.

62Le mode d’apparition de la jeune femme dans le paratexte et le portrait intitulé « Bella Caledonia » est éclairant : la fonction allégorique de la créature est nettement assumée dans le titre du portrait. Le surnom de Bella est en effet emprunté au second volet du Scots Quair de Lewis Grassic Gibbon84, un des romans fondateurs de la première renaissance littéraire écossaise. Bella est donc aussitôt rattrapée par les figures archétypales et icônes féminines qui ont présidé à sa création, dont Chris Guthrie, Mona Lisa et même – devons-nous interpréter ses initiales ? – Brigitte Bardot ! Le portrait est un modèle de tableau paradigmatique : Bella nous apparaît déjà comme une passeuse d’œuvres, l’hommage à la Renaissance florentine reprenant de plus au second plan le paysage des Central Lowlands tel qu’il était exposé par Gray au frontispice du Livre Quatre de Lanark. Le fardeau porté par Bella est donc double : il lui faudra incarner la nation tout en reprenant à son compte la lourde charge inter- et intratextuelle qui lui est imposée. Bella l’Œuvre est le fruit d’une expérience qui dépasse largement le domaine médical pour atteindre le politique et le culturel. Elle est une création artistique qui réalise ce que Hubert Desmarets reconnaissait dans L’Eve Future de Villiers de l’Isle-Adam, « le mystère de l’incarnation littéraire, cette transsubstantiation qui voit la créature artificielle advenir par l’œuvre et l’œuvre qui la figure s’incarner en elle85 ».

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Alasdair Gray, Poor Things, 1992

63L’illusion d’une histoire qui repartirait à zéro est vite dissipée : Bella, qui semblait pouvoir profiter de sa bienheureuse amnésie pour prendre seule les rênes de son destin – « elle n’a jamais eu d’enfance et ne connaît ainsi pas la peur86 » – est tout sauf libre. Son histoire est prédéterminée par le fait qu’elle résulte de l’assemblage d’autres histoires déjà écrites, et le roman est tout aussi contraint, puisqu’il est à l’identique une créature reconstituée à partir de fragments qui ne coïncident pas, tirés de A Scots Quair, The Picture of Dorian Gray, The Anatomist, Lanark et, bien sûr, Frankenstein. Poor Things prend certes des libertés par rapport au roman de Shelley, notamment dans l’inversion de la dichotomie beauté/laideur entre créateur et créature et l’émancipation cette fois encouragée du monstre par son concepteur, mais sont maintenus la triade créateur-créature-témoin garant des normes morales établies et le nécessaire épisode de l’abomination de soi : « Mauvaise. Je suis mauvaise » nous dit Bella, en un nouvel écho à la plainte de la créature de Frankenstein87.

64Le paradoxe entre oubli nécessaire et mémoire ineffaçable, nous l’avons vu, est au cœur du propos socio-historique grayien ; il se reflète à l’infini dans les pratiques narratives et également linguistiques de l’auteur et de son personnage. Aussi Bella est-elle oublieuse des choses essentielles (son nom, les limites de son corps) mais reste malgré elle profondément influencée par une généalogie bien lourde à assumer. La créature ne tarde pas à plagier inconsciemment ceux qui ont inspiré la société qui l’accueille. La lettre des chapitres XIV à XVIII du roman est un modèle de littérature tout aussi hybride que l’est son auteur : le style est shakespearien (« l’économie de ses phrases, ses jeux de mots, et même ses schémas rythmiques sont ceux de Shakespeare88 ») et ponctué d’homérismes, d’idiolectes et de renvois directs à la poésie de Burns. La longue incise épistolaire illustre le métissage discursif qui est aussi l’œuvre de Godwin : l’évolution linguistique de Bella de l’inarticulation au pentamètre jusqu’à l’écriture automatique des fac-similés des pages 145 à 150 atteste du caractère expérimental de cette approche totalisante. La créature-creuset, comme possédée tour à tour par les esprits des grands bardes britanniques, brouille son univocité référentielle. Elle renvoie alors, par effet boomerang, vers un nouvel intertexte : Bella devient un avatar de l’andréide de L’Eve Future. Comme elle, Bella « est une inspiratrice. Elle parle et chante comme un génie – mieux, même, car elle résume, en sa magique parole, les pensées de plusieurs génies89 ».

65Si Bella est effectivement née d’une aspiration au syncrétisme culturel, son parcours tranche nettement avec celles des autres créatures. Gray altère en effet la trame shelleyienne en faisant en sorte que le processus d’individuation de Bella passe par un socialisme militant quoique utopiste et un engagement marxiste aux côtés des classes ouvrières glaswégiennes. Cet engagement informe ainsi à la fois son existence et le destin de la nation qu’elle incarne :

L’Internationale Socialiste est aussi forte en Allemagne qu’en Grande Bretagne. Les dirigeants travaillistes et les leaders syndicaux des deux nations se sont accordés pour déclarer une grève générale dès la déclaration de guerre. J’en espère presque que ceux qui commandent l’armée et le Grand Capital déclarent effectivement la guerre ! Si les classes ouvrières y mettent aussitôt un terme de manière pacifique, le contrôle moral et concret des grandes nations industrielles sera passé des mains des riches à celles des travailleurs, et le monde dans lequel vous vivez, cher enfant de l’avenir, sera un monde plus sain et plus heureux90.

66Gray nous signifie alors les limites de son art : fabriquer une créature physiologiquement et culturellement syncrétique ne suffira pas à accélérer l’avènement d’un nouveau modèle sociétal. Une fois de plus, la nouvelle Écosse ne sera véritablement indépendante que lorsqu’elle aura fait le choix de l’être, et cela passera nécessairement par la transmutation de la technè en politique et du positivisme en activisme. De toutes les créatures de Gray, Bella est la seule à parvenir à opérer ce glissement.

67La très étrange naissance de Bella en 1992 n’est donc pas aussi providentielle qu’elle pourrait sembler. Elle témoigne, en plus d’une quête de la créature héraldique qui parviendrait à re-présenter une nation vivante et progressiste, de la grande préoccupation de Gray pour les interactions cruciales entre science, art et progrès social. Ces interférences libèrent leurs créatures dans le corpus en faisant déborder les problématiques symboliques sur les modalités de fabrication d’un texte lui-même hybride et qui fait mine d’imiter des protocoles scientifiques rigoureux. Ainsi toute créature, mais Bella tout particulièrement, finit par interroger le projet du super-inventeur qui se dissimule – mais, faut-il relever, avec un soin tout relatif – derrière ses masques.

L’auteur et ses avatars

68Nous pencher sur les multiples avatars du créateur dans la fiction de Gray nous conduit invariablement dans une œuvre à la dimension si nettement métafictionnelle à relever de nombreuses correspondances avec le portrait que Gray esquisse de la figure auctoriale et donc, sans qu’il s’en cache jamais, de lui-même. Gray, pour reprendre le verbe récurrent dans l’appareil capitulaire de Poor Things, « se fait » un propre personnage et une propre réalité fondés sur l’empiècement de destinées plus ou moins fictives, empruntées aux nombreux pionniers auxquels il ménage une place de choix dans la future généalogie de sa meilleure Écosse.

69Comme pour alerter encore sur une dimension auto (mytho) biographique qui était évidente dès ses premières publications, Gray difracte la figure – remarquons-le, essentiellement masculine – du « faiseur » (« maker ») en catégories qui, une fois superposées, établissent le portrait en trois dimensions d’un auteur herméneute, héros de son propre Künstlerroman, lui-même un gigantesque work in progress où il importe plus d’expérimenter que de réussir, de chercher que de trouver. Puisqu’il est à son tour la créature d’un contexte dont nous avons remar qué les turbulences, le créateur ne pourra a priori être autre chose que malhabile, grotesque et balbutiant, travaillant toujours à rétablir un ordre qui ne peut plus exister, rapiéçant une psyché collective qui, paradoxalement, n’existe que parce qu’elle est en lambeaux. D’échecs en sérendipités, les créateurs de Gray – bricoleurs, aventuriers, affabulateurs ou dérangeurs de génie – contribuent tous à leur manière à relancer un processus créatif arrêté par l’histoire et dont le mécanisme est déposé (par nombrilisme ou sacrifice ?) entre les mains prétendument maladroites de Gray et de ses alter-egos.

Le ravaudeur et le savant fou

70La fonction axiologique du héros grayien est fondamentalement paradoxale : le héros populaire est systématiquement arrêté dans son élan avant qu’il ait pu altérer le cours de l’histoire. Le destin le rattrape au moment précis où son action prend tout son sens, tuant le mythe dans l’œuf et condamnant à l’avance toute possibilité d’émergence d’une nouvelle figure héroïque nationale conventionnelle. La mythographie avortée d’Alan Fletcher dans 1982, Janine, un roman inspiré par la déception du référendum de 1979, nous présente un être téméraire (« Il ne craignait personne et ne craignait pas l’avenir91 »), anticonformiste et désintéressé qui aurait pu tout changer s’il n’avait été victime d’une chute mortelle. Du tragique destin d’un artiste prometteur et ami, Gray fait un être providentiel qu’il va jusqu’à qualifier de « superstition » ou de fantasme. Ce qu’Alan Fletcher aurait pu faire pour son pays nous donne de précieux renseignements sur ce héros écossais qui manque si cruellement à l’Écosse :

Si Alan avait vécu je suis convaincu que l’Écosse aurait déjà un parlement indépendant. […] Alan n’aurait pas changé l’Écosse en s’adressant à la foule, il aurait initié un changement incoercible en faisant très précisément ce qu’il voulait en restant dans l’ombre. Je l’imagine en train de fabriquer un engin chancelant à partir de miroirs, de baguettes à souder et de cordes de guitare qui, une fois installé dans le conduit d’une cheminée, aurait accumulé assez d’énergie pour éclairer et chauffer un appartement et en plus alimenter un frigo, un radiocassette ou un four. Bien sûr je fantasme, mais s’il en avait eu le temps Alan aurait agi sur l’Écosse comme la levure sur le malt, il aurait fermenté ces lèche-culs, leurs larbins, tous ces loosers stoïques et hystériques pour en faire un peuple cohérent et éclairé qui n’aurait pas agi comme un seul homme (les sains d’esprit en sont incapables) mais qui aurait été assez uni pour que chacun s’aide en aidant les autres92.

71Tel est selon Gray l’homme qui aurait pu sauver l’Écosse de son conformisme paralysant : un bricoleur excentrique précipitant la cohésion nationale presque par alchimie, assembleur d’objets disparates et inventeur de génie. La nostalgie d’un temps où l’Écosse était le berceau de grandes innovations technologiques est nettement perceptible dans la récurrence du personnage du savant éclairé, fou ou simplement irresponsable. La fascination de Gray pour la figure du savant remonte à ses tout premiers écrits. Dans Lanark, ce savant prend les traits du Pr. Ozenfant, apprenti sorcier qui sauve le protagoniste des horribles mutations qui le mettent au supplice grâce à un étrange protocole thérapeutique consistant à faire jouer par des médecins mélomanes des grands airs classiques, de boogie-woogie, jazz ou rock’n’roll au chevet des patients en stade terminal. Encore présent dans Unlikely Stories, Mostly, 1982, Janine, Poor Things et Fleck, le savant fou grayien et ses mutations nous apparaîtront comme bien plus qu’une figure imposée ou un élément du décor fantastique parmi d’autres.

72Vague McMenamy, qui occupe avec Ozenfant le faîte de l’arbre généalogique des ingénieurs grayiens, est un modèle de créativité loufoque. L’ombre autobiographique est déjà perceptible dans les caractéristiques du personnage, notamment la précocité de son génie, sa solitude et son originalité. Mais l’inspiration est aussi allégorique, puisque Gray fait de son héros le fils immaculé de l’Acte d’Union, né en 1707 de parents non seulement inconnus mais dont on pourrait même douter de l’existence. « The crank » se veut la notice biographique d’un inventeur écossais parfaitement fictif censé avoir été le précurseur des grandes découvertes techniques ayant conduit à la révolution industrielle. L’historien narrateur en fait un loser au sens moderne, stigmatisé par ses semblables dès le jardin d’enfants et qui se venge indirectement en concevant des engins parfaitement farfelus (la chaise à bascule à tricoter, le canard-tandem, entre autres), ne laissant finalement dans l’histoire que la trace vite effacée d’un original gaffeur précipitant malgré lui les changements de civilisation. Savant par son respect scrupuleux de la séquence observation-démonstration-vérification expérimentale qui caractérise la démarche scientifique, Vague McMenamy est aussi fou car, comme Vaucanson qui a inspiré son personnage93, il refuse de se soumettre à la distinction essentielle entre l’homme et la machine, menaçant ainsi l’ordre social établi. Sa mort accidentelle et précoce a des allures de némésis et signale, comme dans le cas d’Alan Fletcher dans 1982, Janine, un défaut de synchronisation avec l’histoire encore très allégorique. Dans un univers fictionnel où les pendules sont arrêtées, où les mondes et les époques s’entrechoquent sans que rien ni personne ne puisse les remettre en ordre, Vague est de ces êtres déplacés qui personnifient la crise de la représentation qui frappe l’Écosse de la fin du siècle. Le rôle qu’il joue dans cet engrenage grippé est enfin souligné par la polysémie du terme « crank » qui signifie au choix un excentrique ou une pièce de mécanique et réaffirme par un jeu de mots facétieux l’amalgame courant entre le savant fou et son invention.

73La figure du savant fou et sa variante du génie incompris ouvrent deux perspectives essentielles au projet d’écriture d’Alasdair Gray. D’un côté, la reconduction du modèle du mythe transgressif qui pourrait ébranler, dans un effet fin de siècle, un système établi jugé rigide et oppressant. De l’autre, l’analogie troublante entre le créateur et son œuvre. Le portrait en Mona Lisa de Bella Baxter dans Poor Things en est un exemple flagrant : le roman réécrit ouvertement un texte qui autorise la confusion du Docteur et du monstre, et l’illustration reprend un portrait que les critiques d’art suspectent régulièrement d’être un autoportrait déguisé de l’artiste. Le Baron Frankenstein, Leonard de Vinci et, par ricochet, Alasdair Gray ne deviennent plus qu’un seul et même créateur, un archétype.

74À des niveaux à la fois discursifs et métadiscursifs, la figure de Frankenstein se retrouve filée presque en continu dans la fiction grayienne, illustrant les excès inhérents à l’expérimentation comme l’inévitable complexe de culpabilité du savant, un complexe qui plus est exacerbé dans le contexte écossais. La figure du Baron est ainsi récurrente dans les fantasmes de Jock dans 1982, Janine et de « Papa » dans Something Leather. Dans ces deux textes intentionnellement transgressifs, elle permet d’étendre la métaphore de la femme-objet en la poussant jusqu’à une artificialité radicale, jusqu’à ce que le fantasme se transforme en cauchemar. Dans Something Leather le visage aimable de Donalda se confond avec le faciès inquiétant de Boris Karloff et la créature se réveille dans le réel :

Ma main était posée sur la manette qui devait lancer le courant vital, mais je ne l’avais pas actionné, car je réalisai alors que la vie du monstre serait tragique et que j’en serais responsable. Mais finalement je poussai la manette et le monstre ouvrit les yeux et me fixa. Je me réveillai et réveillai Donalda. Quand je lui racontai mon rêve elle éclata de rire : « C’était moi », dit-elle gaiement, « c’était moi ! Tu ne pourras jamais te débarrasser de moi maintenant94 ».

75De même dans 1982, Janine Jock se retrouve confronté à son fantasme de créature pré-sexuelle et pré-animale, une apparition encore culpabilisante et nettement inspirée de l’expérience du Baron : « Mes paroles avaient transformé une femme en chose et je ne pouvais pas faire face à la chose dont j’étais l’auteur, car la chose pouvait lire sur mon visage le dégoût qu’elle m’inspirait95. » Jock cède à un accès de démence due à la frustration de n’avoir pu « électrocuter » la nation avant le référendum de 1979. Au milieu de la cacophonie typographique des pages 184 et 185 et alors que Jock s’efforce de vomir les narcotiques avalés en nombre au chapitre précédent, c’est Dieu lui-même qui vient souffler à l’oreille du suicidaire le « reviens à la vie96 » d’un Dr Frankenstein à sa créature. En une amusante inversion des rôles, c’est cette fois Dieu qui se prend pour un savant fou.

76Point de galvanisme dans Poor Things, mais une expérience chirurgicale qui se démarque de son modèle shelleyien par à la fois le sexe de la créature et le fait, essentiel dans le roman de Gray, qu’elle se double d’un versant pédagogique. Godwin Baxter entre certes dans la catégorie des savants fous, mais il ne se contente pas de donner naissance à Bella : il l’éduque, comme en témoignent les jeux sur la polysémie du verbe « faire », signalant tantôt la conception de Bella tantôt son acquisition du langage, d’une personnalité et d’une conscience. Le grand projet de Godwin, ce double de Gray, est d’apprendre à la créature, l’enfant-mère, la morte-vivante, l’Anglo-Écossaise surtout, à vivre avec ses contradictions et à en tirer parti. L’allégorisation du corps de la créature est ainsi particulièrement réussie au moment même où le fantastique pourrait nous faire croire le contraire. L’Écosse avant Bella était à l’image de Mopsy et Flopsy : rendue arbitrairement hétérogène, elle ne pouvait pas fonctionner. Après la conception de la créature, la situation est tout autre : cette « Caledonia »-là survivra non pas seule mais au sein du tissu social, tissu qu’elle contribuera même à renforcer. Ce qui retient ici notre attention est une information déposée subrepticement dans le autographe de Bella qui conclut l’ouvrage. Là, elle nous informe qu’elle a conçu trois fils. L’un fut aquarelliste de génie, le second médecin, le troisième ingénieur. Ce dernier, on le devine, précipita l’arrêt des extractions minières et le développement des énergies renouvelables. D’autres savants, que leur époque jugera sans aucun doute fous, prennent ainsi le relais, et déclenchent une réaction en chaîne : l’auteur engendre un savant fou qui engendre une créature qui engendre des savants fous qui engendrent une société. « Scotia rediviva », pourrait ajouter l’auteur.

77Aussi derrière chaque savant fou grayien s’en cache-t-il un autre. La figure récurrente de l’éditeur présente en effet de nombreux points communs avec celles du savant-greffeur fou incarné par Baxter. Gray l’éditeur intègre à l’objet final des gravures et des notes censées fonctionner comme « preuves matérielles » témoignant de la vocation scientifique de l’ensemble. En plus de ne pas remplir tout à fait leur fonction, ces éléments viennent perturber les délimitations traditionnelles entre la fiction et l’histoire, l’art et la science, le texte et le hors-texte. La collusion entre les genres des intertextes se double d’une hybridation volontairement ratée entre discours créatif et discours critique. Comme dans le cas des malheureux lapins Mopsy et Flopsy, la greffe ne prend pas et les voix qui composent l’ensemble restent obstinément distinctes. Le même procédé est encore reproduit dans le dialogue de sourds qui se serait tenu entre l’éditeur de Poor Things et Michael Donnelly, historien spécialiste de l’Écosse victorienne, quant au genre littéraire et aux hypotextes du roman97. La joute réthorique autorise surtout Gray à intégrer un nouvel index des plagiats à sa guerre des genres, plaçant Poor Things à l’exacte suture entre la fiction et l’histoire. Le roman, toutefois, ne sera jamais les deux en même temps, puisqu’il apparaît encadré par deux interprétations qui s’affrontent sans jamais arriver au consensus. À ce moment précis, on peut difficilement considérer que le roman est transgénérique ou même simplement dialogique. Le texte est un amalgame de pièces détachées, nous dit Gray. Qui plus est, chacune de ces pièces a déjà été critiquée, donc découpée, examinée au microscope et assignée à un genre littéraire bien précis. Au lecteur donc de continuer à discriminer les différentes parties du tout, les multiples genres à la croisée desquels se place le roman, et les rendre à leur condition d’origine pré-expérimentale. Le texte pluriel est donc aussi un texte-valise, aussi monstrueux et artistique que l’étaient, dans le volet chirurgical de l’expérience, Mopsy, Flopsy… et Bella.

78Sur un plan intertextuel enfin, Poor Things se présente d’emblée comme un assortiment de textes dédiés à la figure du savant fou parmi lesquels, mais la liste n’est pas exhaustive, le Frankenstein (1818) de Mary Shelley, la nouvelle « The Body Snatcher » (1884) de Stevenson et la pièce de théâtre de James Bridie (pseudonyme du chirurgien glaswégien Osborne Henry Mavor), inspirée du même fait divers et intitulée The Anatomist (1930). Il s’opère donc dans Poor Things ce que Gérard Genette nomme la « réincarnation98 » de textes antérieurs multiples en un seul ; mais l’ensemble portera une fois de plus la cicatrice de l’opération, Gray faisant en sorte d’inverser la procédure juste avant qu’elle puisse aboutir à une parfaite hybridation. Le roman devient ainsi par sa complexité structurelle une créature à nouveau assez semblable à celle du docteur de Shelley. Gray se transforme en voleur de textes et book-snatcher pour qui la fin justifie les moyens, tandis que l’œuvre renouvelle l’hommage sur un plan cette fois métatextuel, en passant par dessus les personnages. Pendant que Gray nous distrait par des jeux postmodernes (pastiche du roman victorien, recyclage du picaresque et de l’épistolaire…), la figure du savant fou mute à son tour et se saisit du mode narratif même qui va déterminer sa survie dans le XXIe siècle : il devient écrivain. Après avoir déréglé le monde, il dérègle jusqu’à la fabrication du récit de ce monde et ses modes de représentation.

79Gray s’empare avec un plaisir certain du rôle qu’il avait confié à ses personnages. En choisissant de se définir comme « un faiseur d’objets imaginaires99 » dans l’autoportrait dressé pour la Saltire Society en 1988, Gray rejoint Alan Fletcher et McMenamy dans sa galerie d’inventeurs de l’ombre. Dans cette optique, l’auteur est lui aussi l’artisan incompris d’objets insolites, monstrueux voire, et ce même s’il ne sont qu’imaginaires, dangereux. Le savant fou, figure mythique de la littérature fantastique, assume également le rôle de passeur de savoir, ses créations, pour incongrues qu’elles puissent paraître, se révélant à l’avenir de première utilité, allant jusqu’à prophétiser une révolution future. Malgré la vocation subversive de ses actes, en créant de faux hybrides dysfonctionnels, le savant-éditeur-auteur fou grayien participe de l’élaboration presque accidentelle – on parlera de sérendipité simulée – d’un nouvel ordre finalement meilleur que le précédent. En déréglant ce qui était déréglé, Gray, en plus de gagner le titre d’auteur post-postmoderne, remet les choses exactement dans l’état où elles étaient avant le dérèglement initial. Ainsi, et c’est Baxter qui le dit, les expériences contre-nature auxquelles il se livre comme aussi les expériences contre-littérature auxquelles se livre Gray conduisent invariablement à des découvertes « plus intéressantes que Mopsy et Flopsy réunis100 ».

80Faut-il pour autant considérer Gray comme un savant providentiel ? À voir ses autoportraits qui le dépeignent tantôt à sa table comme un laborantin à sa paillasse, tantôt auréolé d’une couronne de chardons, à son auto-qualification en « Baron Frankenstein littéraire101 » surtout, la réponse semblerait à première vue affirmative. Mais la folie des grandeurs dont il prétend être affecté pourrait bien n’être que folie douce. Une folie, qui plus est, qui le fait non pas perdre le sens des responsabilités mais au contraire les assumer pleinement. Loin d’exprimer une angoisse comme le faisait la figure du savant fou au xixe siècle, son avatar bien vivant de la fin du XXe siècle exprime, lui, un espoir. Même lorsqu’il s’accuse de plagiat et de bien d’autres crimes littéraires encore, il faudra bien, et il le sait, que nous lui pardonnions tous ses écarts. L’auteur ré-animateur, repopulateur de l’imaginaire et pédagogue serait donc non seulement parfaitement légitime, mais indispensable. Le « Livre des Livres » qu’aspire être The Book of Prefaces nous donne déjà de précieux renseignements sur l’objet que devra fabriquer l’auteur dans sa démence imaginaire. Cet objet qui établirait à lui seul les conditions d’une nouvelle société sera le fruit d’un fantasme mégalomaniaque ; il sera qui plus est nécessairement totalisant et s’appuiera sur une forte symbolique chrétienne. La Nouvelle Eve qu’est Bella remplit certes à merveille ces exigences, mais sa naissance ne peut éclipser tout à fait les nombreuses expériences prétendument ratées, également non chirurgicales, qui ont chacune à leur façon pu conduire à la découverte accidentelle de pans encore conflictuels de la « Vérité102 » selon Gray. L’érection compulsive de Tours de Babel comme l’archéologie linguistique d’un certain Thomas Urquhart participent elles aussi de la définition du rôle et attributions du créateur grayien.

L’utopiste logopandeute

81La composition du récit fondateur de l’Écosse future convoque, nous l’avons vu, des figures canoniques telles que celle du savant fou et de sa créature ou, plus généralement, du héros oublié par l’histoire tel que le narrateur prosélyte de « The Crank » souhaitait replacer à l’origine du monde moderne. En s’attelant, volontairement maladroitement, à édifier un nouvel arsenal de légendes écossaises Gray révèle les mécanismes de fabrication d’un héritage culturel parfaitement apocryphe reposant sur des formes immédiatement reconnaissables par le lecteur. L’écriture grayienne se penche alors très tôt sur les mécanismes de production des mythes et archétypes en recourant à une forme de recyclage littéraire qui fait le lien entre l’ancien et le nouveau, le texte pré-existant et le texte à venir. Il est intéressant de remarquer les parallèles établis par le théoricien Jean-Jacques Wunenburger entre ces mêmes processus de réécriture du mythe et l’expérimentation scientifique qui nous occupait précédemment :

D’une part [l’écriture] arrête la parole indéfinie d’un Mythos, elle lui fait prendre forme humaine, définie, elle l’incorpore dans des signes et un texte, à la différence d’une Parole indéfiniment répétée, rituellement identique à elle-même ; mais d’autre part, l’écriture, en donnant forme à cet excédent de sens, à cet excès informe, assure une déformation, une défiguration de ce qui cherche à se dévoiler ici et maintenant. La création est métamorphose, l’œuvre se fait à mesure que le mythe se défait, se vide de ses formes manifestes pour faire place à l’appropriation personnelle de sa forme latente. Le mythe féconde d’autant plus l’œuvre que la dissolution de ses enveloppes extérieures libère son énergie nucléaire ou son noyau symbolique. Toute création est écart, distorsion de formes antérieures ; toute écriture est ré-écriture, qui déploie le mythe sans fin103.

82L’œuvre de Gray se déploie précisément dans l’espace que creusent ces deux mouvements de ritualisation et de défiguration, notamment à travers les reprises de grands mythes fondateurs dans Lanark (inspiré du mythe d’Orphée), Poor Things (le mythe hellène prométhéen) ou encore Fleck (le mythe de Faust). Il apparaîtra de manière particulièrement évidente dans les nouvelles d’Unlikely Stories, Mostly que le mythe fait l’objet de deux mutations majeures qui président aux grands romans de Gray : la traduction postmoderne des récits fondateurs du monde chrétien, et la scotticisation de ces derniers. Ces deux glissements sont illustrés dans les reprises imbriquées du mythe babélien et de l’utopie prélapsarienne que constituent les trois nouvelles « The Start of the Axletree », « The End of the Axletree » et « Sir Thomas’s Logopandocy » publiées entre 1979 et 1981. L’association dans le même recueil de deux élans d’apparence antithétiques – la construction infinie de l’Axletree babélien et le ré-apprentissage de la langue adamique par le très logophile Sir Thomas Urquhart of Cromartie – met l’accent sur les tensions qui existent dans chacune des fictions grayiennes entre le désir de réalisation d’une œuvre progressiste et la disqualification de la notion même de progrès comme donnée irrationnelle réfutée par l’histoire. La notion d’une histoire mythique performative, comme par conséquent la mission confiée à l’auteur engagé se trouvent dès lors gelées dans l’aporie que constitue la difficile rencontre entre la croyance en la représentation fictionnelle et la dissociation désormais consommée entre la fiction et le réel.

83Les nouvelles consacrées à l’érection de l’Axletree annoncent à la fois la vision de la ville développée dans Lanark et la figure du maquettiste récurrente dans l’ensemble de l’œuvre de Gray. Elles permettent à Gray de réaliser une de ses premières expériences sur les mécaniques du texte. La parution de la nouvelle en une suite interrompue de deux volets suggère un discours sur l’histoire comme montage à la fois continu et discontinu fait de commencements et de fins, d’empilements et d’effondrements. L’insertion de trois nouvelles entre les deux épisodes perturbe la linéarité du texte que rétablissent aussitôt les appareils titulaires, suggérant déjà le goût de Gray pour les effets de répétition, suspension et reprise contrastée.

84Narration, histoire, mythe et architecture se trouvent pris dans ces mêmes effets, les expérimentations politiques des hommes étant, comme souvent chez Gray, métaphorisées dans les agencements narratifs et l’architecture urbaine. Le plan de l’Axletree est conçu à l’origine pour recueillir la dépouille de son visionnaire et centraliser les énergies de son empire ; de rigoureusement concentrique et vertical, le modèle utopique qui transmet les figures symboliques de beauté, unité et centralité mute rapidement sous la plume de Gray en un amas précaire de tours penchées comme autant d’abcès sur un organisme malade. La construction infinie de la tour nommée successivement « l’essieu du monde », « l’ouvrage » et – relevons le parallèle avec Lanark – « la créature104 » offre à Gray l’opportunité de mettre bout à bout, sur fond de Babel transhistorique, toutes les utopies prospectives qui ont façonné l’histoire des hommes et leur organisation en sociétés, d’Alexandrie à la conquête de l’espace, en passant par le communisme marxiste. La tour métaphorise la démesure utopique et la perversion de l’idéal face au pouvoir : placée au centre d’un empire circulaire et concave, elle récolte toutes les énergies, positives comme négatives, du monde qu’elle domine. D’abord un Ziggourat sacrilège, mausolée « inévitable et nécessaire105 » à l’orgueil humain, l’Axletree se retrouve rapidement pris au piège de son propre cloisonnement et des jeux de pouvoir qui s’y développent. Sans réel ennemi autre qu’elle-même, la société de l’Axletree se détruit de l’intérieur. La répression des dissidences consécutives fait évoluer le modèle de république en dictature militaire, de tyrannie en coopérative et de monarchie en ploutocratie, pour consacrer finalement le pouvoir absolu de la science sur les hommes. L’impulsion utopiste déclenche alors une réaction incoercible qui autorise Gray à redécrire par la fiction la réalité qui se cache derrière tous les modèles politiques expérimentés par l’homme depuis les premières républiques au libéralisme effréné. La mutation épistémologique de l’idéal entraîne l’accumulation des effets de référence qui brouillent l’utopie esthétique et politique des débuts de l’Axletree et perdent le lecteur dans un débordement d’éléments dystopiques, tandis que le système conçu pour protéger les hommes se retourne contre eux pour les exposer au cataclysme.

85Les deux nouvelles fantastiques de l’Axletree nous montrent une civilisation enfermée dans ses apories, l’humanité s’acheminant inexorablement, de révolution en révolution et d’idéal en idéal, vers son terme. Gray fait reposer toute sa démonstration sur une vérité dont il fera plus tard dire par Filippo Lippi qu’elle n’est décelable que « dans les Saintes Écritures, les traditions catholiques et l’Histoire106 », laquelle se confond souvent avec le mythe ; cette vérité, c’est le caractère tout autant fâcheux qu’inévitable du schisme et de l’incommunicabilité qui en résulte. La soif insatiable de conquête qui pervertit les hommes et leurs idéaux est alors aussi responsable des monstruosités architecturales de l’Axletree comme, en rappel à l’hypotexte, de « la dissolution de la langue en un baragouin de dialectes barbares107 » évoquée par Gray dans le volet final de son panoptique. La Chute attend néanmoins qu’interviennent les nouveaux et derniers souverains de ce monde décadent, les savants. Le contexte de la guerre froide et des débuts de la conscience écologique dans lequel écrit alors Gray informe nettement sa vision de l’apocalypse. Celle-ci est précipitée par l’intervention de ceux qu’il dénonce comme des « expérimentateurs fous sans aucun respect pour la vie humaine108 ». Si l’intérêt de Gray pour les questions écologiques ne sera pleinement articulé que bien plus tard (Fleck se clôt sur la même image d’Armageddon), sans doute pouvons-nous déjà le déceler dans les déclarations ironiques du scientifique pour lequel « l’homme ne peut pas plus détruire le ciel qu’il ne peut détruire les océans109 » et dans les conséquences désastreuses de ses initiatives. L’excipit attendu entérine le glissement caractéristique de l’écriture grayienne de l’hypotexte biblique en mythe eschatologique postmoderne vouant l’humanité à sa perte par sa course folle au développement technologique, mythe repris dans Lanark, « The Cause of Some Recent Changes » et Fleck.

86Reconnaître l’impossibilité de restaurer l’historicité d’une société à ce point engagée dans sa course à la catastrophe n’empêche toutefois pas Alasdair Gray de confier à ses héros-faiseurs excentriques la mission insensée de restituer à l’Écosse sinon au monde ce que Jean Baudrillard nommait « notre référentiel perdu110 », c’est-à-dire une histoire performative comme parole et comme forme. Dans cette reconversion du mythe en itinéraires personnels, Gray passe de l’universel au local en prenant bien soin de replacer à la fois le territoire national et la figure auctoriale au centre de l’aventure. Une autre nouvelle du recueil Unlikely Stories, Mostly démontre ainsi un intérêt précoce pour la ritualisation du parcours discursif en mythe rémanent, en adaptant cette fois le mythe classique de l’Odyssée au contexte bien particulier de l’Écosse pré-dévolutionnaire. La nouvelle se prétend le journal « secret et apocryphe » de Sir Thomas Urquhart of Cromartie, l’utopiste logophile écossais (1611-1660) qui avait, dans ses deux ouvrages le Pantochronachanon (1652) et le Logopandecteision (1653), tenté de rétablir une grammaire prélapsarienne censée rétablir la langue, et donc la concorde, universelles.

87Le projet de Gray de donner forme à une parole ouverte qui puisse circuler, être contestée et révisée par la communauté nous fera comparer sa démarche à la « logopandocie » de Sir Thomas Urquhart et son voyage initiatique vers la protolangue adamique, cette langue utopique unique parlée par l’humanité et perdue lors de l’épisode biblique de l’édification de la Tour de Babel également repris dans le même recueil. De nombreux ponts sont en effet jetés entre les trois nouvelles, Urquhart faisant de fréquentes références à Nemrod dont il dit admirer l’audace tout en cherchant ingénument à renverser le châtiment divin qu’il aurait déclenché. Ses dessins de la cité universelle utopique, s’il reprennent l’idéal babélien, annoncent aussi déjà les plans de Glonda dans Mavis Belfrage, cette ville utopique qui devait demeurer à l’état de maquette ou, comme ici, de plan :

Lorsque je dressai les plans de nouveaux bâtiments d’après mes souvenirs de voyages lointains, et que je les présentai aux collègues et voisins de mon hôte, ils rirent tous de bon cœur et me couvrirent de présents. Ainsi, je pensai qu’en une semaine ou deux une architecture plus noble supplanterait l’existante et que la cité, inspirée des plus belles lignes d’Aberdeen, Oxford, Paris, Florence, Venise et la Rome impériale, prendrait un nouvel aspect. Je découvris plus tard, néanmoins, qu’ils n’avaient aucune idée de ce que mes croquis signifiaient car ils les avaient colorés d’eau teintée de si belle manière qu’ils en avaient produit des panneaux décoratifs qu’ils avaient ensuite suspendus à la verticale, souvent la tête en bas111.

88Par ses échecs répétés à convaincre la communauté du sérieux de ses propositions, Urquhart prend sa place dans la galerie de portraits des génies incompris grayiens, lesquels finiront bien plus souvent en héros martyrs (à l’exception de Bella) capables au moins de « bien mourir112 » qu’en réels réformateurs. Urquhart est encore exemplaire dans sa folle ambition de réunifier les nations et réécrire l’histoire de l’humanité. Le héros de Gray, et en ce sens son double, arpente le langage comme il explore le monde qui l’entoure : lancé à la recherche d’une harmonie qui contraste avec les dissensions de l’Axletree, le chevalier visionnaire et linguiste fou se donne pour mission de restituer à l’homme le don des langues « en appliquant les logarithmes de Neper à la grammaire d’un peuple d’Asie supposé être la tribu perdue d’Israël et dont le langage daterait d’avant la Tour de Babel113 ».

89Alliant l’aventure onirique et l’écriture de la mémoire collective, la quête obsessionnelle d’Urquhart est menée en parallèle avec une expédition physique mise en scène dans le texte par les motifs du vaisseau (retrouvés en couverture de A History Maker) qui encadrent l’ensemble du recueil et celui du doigt pointé vers l’avant du texte, destination clairement identifiée dans le paratexte comme étant Glasgow. Au sein du projet de rétablissement de l’unité prébabélienne s’inscrit alors celui, plus local, d’inversion des dommages infligés à l’Écosse par la Réforme accusée d’avoir prêché de fausses vérités, disloqué la nation et brisé la créativité des grands penseurs du siècle, créativité qui reprend graphiquement ses droits sous la plume de son champion :

La nation écossaise a donné naissance à de nombreux excellents esprits dont les accomplissements, sous les persécutions presbytériennes, ont été tenus secrets ; tandis que nombre d’excellents ouvrages ne voient pas le jour faute d’imprimeurs habiles et compétents, leur auteur décède ; à la suite de quoi épouse et enfants, pour économiser quelques sous, utilisent les travaux du grand homme sans prêter attention aux trésors qu’ils recèlent pour envelopper leur beurre ou leur fromage. Quel malheur que le bel esprit soit ainsi contraint à la misère par le presbytérianisme et que ses écrits tombent entre les mains des ignorants114.

90Les phénomènes typographiques de contraction et dilatation se sont par la suite avéré être un des jeux postmodernes favoris de Gray, notamment dans 1982, Janine. Quiconque a eu la chance d’assister à une intervention publique de l’auteur le reconnaîtra peut-être dans ce personnage farfelu absorbé dans un dialogue ininterrompu avec lui-même, incapable de contrôler son propre discours – ou feignant de l’être. La nouvelle consacre enfin une forme d’emballement discursif caractéristique de l’œuvre de Gray, Urquhart se laissant déborder, dans une grammaire baroque rabelaisienne que Gray mime avec un plaisir certain, par un système oppositionnel de pensée qui lui permet, tout en pesant le pour et le contre de son moi-nation, de se construire une légende qu’il met lui-même en débat (« pro me, contra me ») et dont il souhaite qu’elle soit le reflet du destin tout aussi discutable de son pays (« pro scotia, contra scotiam »). Par l’écriture, le holy fool mégalomane s’érige alors en héros national, faisant de son histoire personnelle, ce grand état des lieux qui prêche très ironiquement une probité intellectuelle dont le fou est privé, l’œuvre re-fondatrice, le mythe, qui restituerait à l’Écosse sa gloire perdue. La logorrhée d’Urquahrt s’interrompt néanmoins sur une découverte étonnante : « la première langue vierge de toute influence que parlaient mes ancêtres avant Babel n’était pas vocalisée, mais consistait justement en quelques sourires et quelques caresses115 ». Le double sens de l’expression anglaise « strokes of the hand » – référence oblique au langage sensuel du corps et au dessin – contribue enfin à esquisser le réseau de corrélations métatextuelles sophistiqué auquel contribuent à leur manière toutes les œuvres, sans distinction de forme, de Gray. À la fois dans le texte et au-delà du texte, Gray, à l’instar d’Urquhart, se lance à la poursuite du mode d’expression total et universel qui remédierait à la malédiction babélienne ; plus localement, et pour reprendre la profession de foi de l’Edinburgh Review illustrée par Gray, il s’agira de « réunir en un seul faisceau toutes les énergies créatives de la nation116 ».

91Les nouvelles d’Unlikely Stories, Mostly – pensons également aux « Five Letters » où il est intimé au poète de « rapiécer la nation désunie117 » – donnent de précieuses informations sur le projet d’écriture grayien tout en témoignant de sa précocité. Les deux versions imbriquées du mythe babélien posent ainsi d’emblée une structure canonique herméneutique à l’entreprise fictionnelle, structure qui pourra être aisément appliquée à la plupart des œuvres majeures de Gray : d’un côté, le constat, nettement marqué du sceau de la postmodernité, d’une histoire universelle marquée par l’errance idéologique et l’irrésistible progrès de la société des hommes vers la discorde et le cataclysme. De l’autre, le postulat d’un possible remède qui, en refusant l’inscription dans cette même postmodernité, projette son quêteur en marge et ajoute une dimension mythique, presque à contre-courant, à la recherche que conduisent les bâtisseurs, vagabonds extravagants, savants fous et autres philologues grayiens. Très tôt identifié, ce remède prendra les allures d’une langue au sens large, un système de signes communs qui servirait de ciment entre les hommes et les branches, elles-mêmes disjointes, de leur culture. L’écriture grayienne se présente dès lors comme une aventure extraordinaire où chaque héros s’attache à enrichir, adapter, assimiler la langue en élargissant les champs de signification. Les néologismes de Bella en sont un bon exemple. Gray transforme de ce fait l’œuvre en une autre Babel savante qui intègrerait des textes classiques, scientifiques, philosophiques et des œuvres graphiques originales ou revisitées de la main même de l’auteur polymathe et – commodément – hétérodoxe qui supervise le tout.

Le forgeur de mots118 : figuration et défiguration de soi

92L’étude des représentations du « faiseur » dans la fiction de Gray a permis d’éclairer quelques aspects essentiels du personnage canonique grayien. Le roman Poor Things et son triptyque science-folie-littérature a consacré le glissement de la figure du savant fou vers celle du scripteur fou et de la tératogénie vers l’autoportrait. Les nouvelles de l’Axletree et celle qui fictionnalise la recherche en linguistique généalogique de Sir Thomas Urquhart ont quant à elles établi que le quêteur autobiographe, pour marginal qu’il soit, est toujours à la poursuite d’un idéal noble et ne correspond donc pas à la définition conventionnelle de l’antihéros. Pour autant, il apparaîtra clairement que dans sa fiction, Gray démultiplie et travestit la figure auctoriale à l’envi au point de dynamiter son autorité sitôt qu’elle est établie. Ainsi, du moi écrit du texte au moi pictural des autoportraits, l’auteur se verrouille dans une autobiographie labyrinthique, éclatée et schizoïde où le désir de se dire aux autres se confronte en permanence à l’horreur de l’image de soi.

93À Duncan Thaw qui regrettait de n’être pas autofécondant119 Gray oppose une impressionnante capacité d’auto-multiplication. Il dissémine dans le texte les avatars et multi-identités d’un Gray encore fictionnel par l’hémorragie narcissique dont il semble souffrir et qui le pousse, par le biais de stratégies onomastiques ou de renvois à peine déguisés à sa biographie, à voler à ses personnages une partie non négligeable de leurs personnalités fictives. Cet épanchement de soi est poussé à son paroxysme dans Lanark, roman dans lequel Gray s’inocule ou se clone dans chacun de ses protagonistes, du jeune Duncan Thaw, étudiant asthmatique aux Beaux-Arts de Glasgow, à Nastler, contraction taquine de son prénom ou à l’Oracle dont l’étymologie – celui qui parle, l’affabulateur – renvoie évidemment à la fonction première de l’auteur de fiction. Gray-personnage, Gray-narrateur, Gray-auteur, Gray-éditeur, Gray-critique : tous finissent par converser dans l’Epilogue, cette chambre centrale du labyrinthe, ce chapitre psychomorphe où le lecteur est convié au spectacle de la fissuration du moi auctorial, comme il est convié à déceler dans la fantastique prolifération des egos de l’auteur l’impossibilité fondamentale de se dire aux autres.

94L’écriture de soi est souvent comprise comme un effort auto-analytique vers la signification de soi et un voyage au terme duquel l’écrivant serait enfin capable de se re-présenter à lui-même. Mais l’écriture thérapeutique chez Gray verse bien trop aisément dans l’autofiction narcissique et l’auto-érotisme pour ne viser qu’une réinsertion sociale ou la guérison psychologique. Jean-Philippe Miraux souligne l’ambiguïté intrinsèque du « désir de recomposition de soi120 » en le comparant à la quête orphique : l’auteur auto (mytho) biographe121 poursuit une ombre qui lui échappera toujours. Si Gray n’œuvre en effet qu’à sa propre invention, savant fou concepteur de lui-même, il semble prendre un malin plaisir à osciller entre mégalomanie et humilité, de texte en texte et d’image en image.

95L’auteur se dépeint d’abord sous les traits du cosmogone, dictateur machiavélique divisant pour mieux régner sur ses personas, ses « prisonniers122 ». À l’instar de Nastler dans Lanark qui s’auto-proclamait dieu de l’univers qu’il s’était lui-même inventé – « Je suis votre auteur123 » assène-t-il à son protagoniste – Gray, cette fois sous les traits de l’éclairagiste tout puissant, édite ses propres lois124 dans 1982, Janine. Profitant de sa situation en altitude, il se fantasme en « grand et cruel garde-chasse125 » se délectant, sadique, de son pouvoir de vie et de mort sur les créatures qu’il tient à sa merci. Gray domine encore de sa superbe la jaquette de son Book of Prefaces où il apparaît en César victorieux couronné de laurier, symbole d’un pouvoir absolu non seulement sur le texte mais également sur sa réception. Le livre alors nous est donné comme un monument au Narcisse auctorial, un monde ou un empire tout entier recomposé autour de Gray et à son image.

96La rogue de l’auteur tout puissant résiste pourtant mal à la propension également suspecte de l’auteur à l’auto-dénigrement. Dévoué à une pratique artistique que Gray compare volontiers à l’onanisme126, l’auteur se qualifie même, dans son autoportrait au vitriol de la nouvelle « Aiblins », de « vieux salaud égoïste qui ne s’intéresse qu’à ses propres écrits127 ». La liste des tares dont il s’afflige est longue : rejoignant ses doubles fictionnels dans un apitoiement pathétique, il va jusqu’à se déclarer dépassé, dépressif, dépravé, cataleptique, gâteux, petit, gros, chauve128 et accessoire129. À l’image de Nastler dans Lanark, l’auteur se découvre, presque déçu, en héros grotesque annonçant déjà le portrait peu flatteur d’un certain Godwin Baxter :

Lanark contourna le tableau et se retrouva face à un homme corpulent allongé sur un lit bas, adossé à une pile d’oreillers. Ses cheveux en épis formaient des ailes et des cornes autour d’un visage qui était sculptural et noble, hormis son expression craintive et assez lâche. Il portait un pull en laine par-dessus une veste de pyjama qui n’étaient propres ni l’un ni l’autre, le couvre-lit posé sur ses genoux était jonché de livres et de feuilles de papier et il tenait un stylo130.

97Aucun des avatars de l’auteur n’échappe au masochisme de l’auto-dénigrement. Plus qu’un dolorisme cultivé, ceci signale surtout l’intention de Gray de démonter à mesure qu’il le crée le mythe de l’auteur vénérable, incorruptible et génial. Les imprécisions sémantiques de titres tels que Something Leather, Unlikely Stories, Mostly et, bien sûr, Sorry Stories viennent ainsi ménager, en pré-texte, une marge d’erreur sur laquelle nous aurons le loisir de revenir et qu’il serait aisé de lire comme une préparation à l’échec. Ailleurs, dans le très riche paratexte de Poor Things, Gray s’accuse d’opportunisme en rédigeant en quatrième de couverture des messages promotionnels outrageants censés attirer tantôt un lectorat populaire friand de sexe et de clichés frivoles, tantôt des lecteurs de classe moyenne faussement érudits, bigots et conservateurs. Entre présence et effacement, mythomanie pathologique et fausse humilité, la question de l’hubris auctorial qui est un thème récurrent dans la fiction de Gray est à mettre en perspective avec une esthétique postmoderne qui met constamment en doute l’omnipotence du sujet écrivant pour remettre en question la validité des représentations proposées, et ce faisant relancer le pacte de lecture.

98Il faut encore voir dans ces fréquentes volte-face une des nombreuses applications du projet perlocutoire grayien. L’auteur ne saurait être qu’un passeur de témoin. Il doit donc faire la preuve qu’il est incapable de relever seul le défi qu’il lance à l’Écosse dévolutionnaire, celui d’être une « meilleure » nation que par le passé. Une telle stratégie concourt à l’élaboration par Gray d’un paradoxe ontologique nécessaire : pris au piège de sa propre fiction comme d’une toile d’araignée (pensons à l’excipit de Lanark : « Je ne peux pas bouger. Il est temps de partir131 ») et ligoté par les lois du marché du livre, il doit renoncer à faire se réconcilier ses multiples identités. Incarcéré dans un corpus qu’il a voulu monstrueux et perdu dans un dédale de psychés, il délègue finalement sa libération à celui qui le lit, non sans une dernière facétie, cet « Au-revoir » rituel qui claque la porte du texte au nez du lecteur et le renvoie brutalement à la réalité, condamnant de ce fait au délitement la présence résiduelle de l’écrivain. Celui-ci redevient alors, comme il lui plaît à dire, un simple piéton anonyme usager, comme tout un chacun, d’une nation en devenir. L’auteur s’efface, au sens premier du terme, s’excusant presque d’avoir, le temps de l’écriture, abusé de ses pouvoirs. Le poème « Awaiting132 » qui parodie par son usage du blanc typographique la notice biographique de l’auteur et, variante iconographique, l’autoportrait interrompu de Lean Tales mettent ainsi en scène l’érosion de la figure auctoriale et l’impossibilité intrinsèque de se représenter à l’autre. De l’écriture de soi censée signaler un désir assumé de reconnaissance on passe alors à l’effacement de soi, tandis que Gray l’illusionniste se fait disparaître d’un coup de baguette magique, que Gray l’homme-texte s’efface d’un coup de gomme.

99Si le texte valide à ce point les problématiques liées aux modalités de l’autoreprésentation et s’il paraît concevable que Gray refuse de trop aisément se laisser épingler, il serait légitime d’attendre tout autre chose des autoportraits disséminés dans cet objet relationnel qu’est le paratexte, cette zone de contact entre auteur et lecteur généralement indemne des stratégies de dissimulation déployées dans le texte. Le pacte référentiel autobiographique (ou autofictionnel) y serait le plus susceptible de faire tomber les masques, et l’on pourrait espérer y trouver enfin un portrait de référence de l’artiste. Dissimulé derrière l’arsenal de portraits auto-parodiques ou confiés au crayon d’un tout jeune enfant, Gray joue avec les obligations promotionnelles attachées à sa fonction. Ce portrait de référence nous apparaît avec peut-être le plus d’acuité sur la double page inaugurale de son anthologie de préfaces. Dans cette dernière gravure, l’auteur se dépeint sous les traits convenus de l’érudit romantique écrasé sous le poids du texte ; l’illustration, intitulée « Author in medias res » et qui date de 1967, matérialise l’angoisse qui préside à l’écriture et le mal-être du « forgeur de mots » à l’ouvrage, la main crispée sur la plume et les traits tendus, sous le regard inquisiteur de son lecteur et celui, prédateur, de la faucheuse ceinte d’un bandeau marqué du mot « travail ».

100L’écriture y est plus que jamais une forme d’accouchement dans la douleur, une autogénèse par introspection où la naissance de soi ne peut s’effectuer que sous la faux déjà brandie de la Mort, laquelle attend son heure penchée sur l’épaule du romancier. Engagé dans une quête de signification qui déborde largement l’expérience autobiographique, l’auteur est encore prométhéen, encore piégé dans une zone ; l’ici et le maintenant de l’écriture est alors caractérisé par l’absolue nécessité, malgré le danger inhérent à l’exploration de soi, de répondre aux énigmes existentielles qui sont inscrites sur les pages du livre en cours : « Qui suis-je ? Comment en suis-je arrivé là ? Où vais-je ? Que dois-je faire ?133 » Reprenons sur ce point l’analyse de Marie-Odile Pittin-Hédon :

Ces interrogations existentielles inscrites sur les pages d’un livre dessiné à la périphérie de l’ouvrage sont d’autant plus universelles dans leur portée qu’elles précèdent une série de préfaces consacrées à la littérature britannique dans son ensemble. Par conséquent, elles placent leur rédacteur à l’origine de cette production littéraire, et non dans un de ses obscurs recoins. Le littéraire, s’il ne rejoint pas le politique dans cet exemple, montre qu’il peut à l’occasion le supplanter, ou à tout le moins lui montrer le chemin134.

101Dans l’entre-deux du texte et du paratexte, du fictionnel et du métafictionnel, Gray adresse à ses semblables une invitation à participer d’une herméneutique (l’épopée nationale postmoderne ?) dont il refuse de se proclamer trop vite le héros. Gray fait alors bien plus que nous inviter à le percer à jour. Le succès de son entreprise dépend de sa capacité à se dérober, encore et toujours, et d’un texte à l’autre. Tant qu’il restera introuvable, le lecteur devra lui aussi se poser les questions existentielles dont dépend l’avenir de sa communauté. La véritable écriture de soi doit être initiée sur un plan collectif et devra conduire, à très court terme, à une forme d’autofiction nationale, celle-là même que Benedict Anderson appellerait « une communauté imaginée » et à la réalisation, à plusieurs mains, d’un nouveau type de portrait qui réaliserait, plus qu’une allégorie, une incarnation de l’Écosse dans le texte. Il s’agit dès lors de démonter les relations savantes qui sont à l’œuvre dans ce texte-créature, pris entre le reflet de l’artiste et l’image mouvante, peut-être déjà autonome, de son artefact.

Notes de bas de page

1 Henri Arvon, L’Esthétique Marxiste, Paris, Presses Universitaires de France, 1970, p. 14.

2 « I stared a long time at an advert in a chemist’s shop. It showed tall white identical castles receding to a horizon. Before them a knight in white armour held a shield labelled Gibbs Toothpaste and waved a triumphant sword over a batwinged reptile called Dragon Decay. A slogan somewhere said Gibbs in the morning, Gibbs in the night, keeps every castle shining and bright. (Your teeth are every castle.) » 1982, Janine, p. 197-198.

3 Why Scots Should Rule Scotland, p. 17.

4 À propos de Ane Pleasant Satyre of the Thrie Estaits de Sir David Lindsay (1540), Gray écrit : « This verse play makes brilliant comedy of how a corrupt king, clergy and burgher class exploit John the Common Weal – the peasant farmer whose work supports them all, and has nobody to support him but Divine Correction, an angel of God. » Ibid., p. 25.

5 « When this century began we had the best organized labour force in the United States of Britain. And we had John MacLean, the only Scottish schoolteacher to tell his students what was being done to them. He organized the housewives’rent strike, here, on Clydeside, which made the government stop the landlords getting extra money for the duration of Wold War One. That’s more than most prime ministers have managed to do. » Lanark, p. 244.

6 « I dislike books with heroes who do not work for their living. » 1982, Janine, p. 166.

7 « The whole incident tells a lot about the British class system but hints at something greater. Sooner or later most of us find life a desperate effort to postpone meeting the foe who will one day catch and shut us up forever. I prefer the reckless and witty hero of this short story to more famous confidence men who are sometimes praised, sometimes blamed but always celebrated in longer newspaper articles, and official biographies, and history books. I hope he thoroughly enjoyed his last taste of champagne. » « Inches in a column », Unlikely Stories, Mostly, p. 273.

8 « Scotland will be a nation again and who but Wat Dryhope is fit to lead it ? » A History Maker, p. 155.

9 « With the comic problematisation of such traditional “epic” concepts as “failure”, “character”, and “intoxicating literature” the parody underlines the general argument of how to write an epic ; yet simultaneously it problematises the writing of Scottish epic, with a Scottish hero failing, by necessity, in Scottish surroundings : if Lanark wants to be the hero of a Scottish epic he has to be a failure because he will be part of an epic modelled on the best examples of the genre. At the same time the “Scottishness” of both character and surroundings would have to be recognisable, too, in order to make it a really Scottish epic. » Beat Witschi, Glasgow Urban Writing and Postmodernism. A Study of Alasdair Gray’s Fiction, Frankfurt am Main, Peter Lang, 1991, p. 92.

10 Pierre Bourdieu, « La croyance et le corps », Le Sens Pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1980, chap. 4.

11 « He read aloud what follows » et « the following letter is given […] as Baxter recited it. » Poor Things, p. 74 et 102.

12 « Feeling relieved but jealous I watched them a while./Eventually I sat by Bella, embraced her waist and rested my/head on her shoulder. She was not completely asleep, for/she moved her body to let mine fit it more easily./The three of us lay a long time/like that. » Ibid., p. 193.

13 Roland Barthes, « Encore le corps » (1978), Œuvres Complètes tome V, Paris, Le Seuil, 2002, p. 561-562.

14 Paul-Laurent Assoun, « Le sujet inconscient de l’écriture. Freud et l’écriture de l’histoire », Jean-François Chiantaretto (dir.), Écriture de Soi, Écriture de l’Histoire, Paris, In Press Éditions, 1997, p. 154. Assoun parle encore de « corps historique du trauma », p. 153.

15 « The pleasure of this harvesting is twofold : sensual because the raw skin beneath feels briefly relieved, perhaps because it can perspire and breathe more freely ; emotional becasue I like separating the dead from the quick, removing what is not the living me from what is. » « Job’s skin game », The Ends of Our Tethers, p. 83.

16 « I… am not… an animal », Lanark, p. 435.

17 « A section of tenement, the surface of a dirty yellow plaster with oval holes through which brickwork showed, gave the eerie conviction he was beholding a kind of flesh. Walls and pavements, especially if they were slightly decayed, made him feel he was walking beside or over a body. His feet did not hit the ground less firmly, but something in him winced as they did so. » Ibid., p. 228.

18 « The Thaw narrative shows a man dying because he is bad at loving. It is enclosed by your narrative which shows civilization collapsing for the same reason. » Ibid., p. 484.

19 Roderick Lyall interprète le Dragonhide comme le signe fantastique de qu’il nomme « a withdrawal from human interaction ». Roderick J. Lyall, « Postmodernist otherworld, postcalvinist purgatory. An approach to Lanark and The Bridge », Études Écossaises 2. Littérature Écossaise : Voix Nouvelles, Grenoble, Université Stendhal, 1993, p. 46.

20 « In 1914 and 1939 the big industrial nations, having fucked the rest of the planet […] started wanking all over each other », 1982, Janine, p. 151.

21 Douglas Gifford, « Private Confession and Public Satire : The Fiction of Alasdair Gray », Chapman no 52, 1987, p. 101-116, p. 115.

22 « I could not ejaculate without imagining my prick belonging to someone more powerful and cruel than I am : a tyrant with a harem of captured brides, a cowboy sheriff with a jail full of deliciously sluttish prostitutes. My book is full of these fancies. » Something Leather, p. 196.

23 « Their fucking became mutual rape », Mavis Belfrage, p. 47.

24 « The palm of my hand still remembers the exact shape of foot, a small soft globe blending into a larger squarer globe (there cannot be a square globe, yes there was) a soft globe blending into a larger squarer globe with five little crisp globes along an edge. Her body was all smooth tight soft globes (how can tight be soft ? It was) soft smooth tight globes like silken dumplings blending into each other at the wrist ankle knee elbow breast thigh waist blending in lovely curving creases which a fingertip exactly fitted ». 1982, Janine, p. 209.

25 « I had started telling myself stories about a very free attractive greedy woman who […] finds she is not free at all but completely at the disposal of others. As I aged that story grew very elaborate. The woman is corrupted into enjoying her bondage and trapping others into it. I did not notice that this was the story of my own life. I avoided doing so by insisting on the femaleness of the main character. The parts of the story which came to excite me most were not the physical humiliations but the moment when the trap starts closing and the victim feels the torture of being in two minds : wanting to believe, struggling to believe, that what is happening cannot be happening, can only happen to someone else. And I was right to be excited by that moment because it is the moment when, with courage, we change things. » Ibid., p. 193.

26 « The bitch ! The bitch ! The bitch ! » The Fall of Kelvin Walker, p. 48 ; également, « Did you say I was a selfish, frigid little bitch ? » 1982, Janine, p. 30.

27 « What shall I call you ? Slut is too mild a word but I refuse to soil my lips with anything more accurate », « No Bluebeard », The Ends of Our Tethers, p. 29.

28 Ibid., p. 108.

29 « Our lovemaking that night was the worst I have known. [Denny] scratched my back bloody while I mentally whipped and raped her between Jane Russell and Helen and Diana and Bette Davis in a dungeon in a castle in a hollow tooth because why were these fucking whores making my life practically impossible ? I could feel her cunt gripping me like a beak, trying not to let me go from that place where I had once loved to lie feeling her softly cosily cuddling my prick, but that would never happen again, never again, no no no no never again. » 1982, Janine, p. 243. Gray recourrait déjà à cette image dans Lanark, au travers de la figure de la bouche des Enfers s’ouvrant sous les pieds du protagoniste dans la nécropole glaswégienne.

30 « From under loose sweaters and tight blouses their breasts threaten my independence like the nosecaps of atomic missiles. Cannibal queens carnivorous nightingales why should I feel my value depends on being valued by women, what makes them the bestowers of value ? » Lanark, p. 236.

31 Jacques Lacan, Séminaire II. Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1978, p. 186.

32 « A recipe for pornography », 1982, Janine, p. 29. Également : « Britain is of necessity organised like a bad adolescent fantasy », ibid., p. 139.

33 Jean Baudrillard, L’Échange Symbolique et la Mort, Paris, Gallimard, 1976, p. 48.

34 « She leaps up, pirouettes wildly round room, wonders why she feels free, happy. » Something Leather, p. 225.

35 « It was now clear that June was a new woman, and to describe how she used her newness would limit it. There was a clear hint that having been liberated by the work of Senga and Donalda, June and Harry would cut themselves off from the poorer folk and have fun together. You need not believe that ending, but it is how we normally arrange things in Great Britain. It is certainly how things were arranged in Glasgow in 1990, when that city was the official capital of Europe – culturally speaking. » Ibid., p. 251.

36 Dominique Maingueneau, La Littérature pornographique, Paris, Armand Colin, 2007.

37 Jean Baudrillard, De la Séduction, Paris, Galilée, 1979, p. 47.

38 « It glimmered like a sheet in the dusk, its white needle-teeth glittered in the silently laughing jaws, it was about the size of a lion. » « The Comedy of the White Dog », Unlikely Stories, Mostly, p. 25-27.

39 « When we were on holidays up at Ardnamurchan the local inhabitants mistook him for a pig. » Ibid., p. 18. « It’s easy to imagine him with another head where his tail is. » Ibid., p. 21.

40 « […] I felt he would look more natural in the baggy pants and turban of a pantomime Turk. » Poor Things, p. 12.

41 « Sometimes he ran out to raid the tank of disinfectant where brains were heaped like cauliflowers », ibid., p. 12.

42 « The hand I intend to grasp was not so much square as cubical, nearly as thick as broad, with huge thick first knuckles from which the fingers tapered so steeply to babyish tips with rosy wee nails that they seemed conical. A cold grue went through me – I was unable to touch such a hand. » Ibid., p. 25.

43 « […] I suddenly felt that Baxter, this household, Miss Bell, yes and me, and Glasgow, and rural Galloway, and all Scotland were equally unlikely and absurd. I started laughing. » Ibid., p. 31.

44 « People behind the glass looked distinct and peculiar. [Duncan] wondered what they saw in gargoyles, masks and antique door knockers that they couldn’t see in each other. Everyone carried on their necks a grotesque art object, originally inherited, which they never tired of altering and adding to. » Lanark, p. 228.

45 1982, Janine, p. 239 et 244.

46 « Most writers grow a surface to protect their nerves, rhinoceros hide or porcupine bristles or slippery suavity or facetious jollity. » « Portrait of a Playwright », Lean Tales, p. 253. Egalement, dans « Le jeu de peau de Job », « my whole skin had stiffened into a hard rigid sheath ». « Job’s Skin Game », The Ends of Our Tethers, p. 90.

47 « The heat made by a body should move easily through it, overflowing the pores, penis, anus, eyes, lips, limbs and fingertips in acts of generosity and self-preservation. But many people are afraid of the cold and try to keep more heat than they give, they stop the heat from leaving through an organ or limb, and the stopped heat forges the surface into hard insulating armour. […] Like nations losing unjust wars they convert more and more of themselves into armour when they should surrender or retreat. » Lanark, p. 68.

48 Voir Astrid Schmid, The Fear of the Other. Approaches to English Stories of the Double, Berne, Peter Lang, 1996.

49 « With more fibrous limbs than the millipede has legs various plants struggled in the poor soil, fighting with blind deliberation to suffocate or strangle each other. Between the roots moved insects, maggots and tiny crustaceans […] all gnawing holes and laying eggs and squirting poisons in the plants and each other. » Lanark., p. 181.

50 « The asthma returned with increasing weight, by day lying on his chest like a stone, at night pouncing like a beast. One night he woke with the beast’s paw so hard on his throat that he moved in a moment from fear to utter panic and leaped from bed with a cawing scream, stumbled to the window and clutched back the curtain. » Ibid., p. 160.

51 « Some had glossy hides, some were plated like tortoises, some were scaled like fish and crocodiles. Most had quills, spines or spikes and some were hugely horned and antlered, but all were made monstrous by a detail, a human foot or ear or breast sticking through the dinosaur armour. » Ibid., p. 66.

52 « The neon lights in the ceiling went out and a blurred image shone inside the screen, seemingly a knight in gothic armour lying on the slab of a tomb. The image grew distinct and more like a prehistoric lizard on a steel table. […] The head was neckless, chinless, and grew up from the collarbone into a gaping beak like the beak of a vast cuckoo. The face had no other real features, though a couple of blank domes stuck out like parodies of eyeballs. » Ibid., p. 65.

53 À propos du roman de Charles Kingsley, Gray écrit : « At one point the hero, having stolen sweets, grows suspicious, sulky and prickly all over like a seaurchin ! The connection with dragonhide is obvious. » Ibid., p. 492. Plus loin : « The dragonhide which infects the first six chapters is a Difplag of the muscular constricion Reich calls “armouring”. » Ibid., p. 496.

54 La définition du gothique romantique est empruntée à Christoph Grunenberg, « Unsolved Mysteries », Gothic. Transmutations of Horror in Late Twentieth Century Art, Boston, MIT Press, 1997, p. 193-194.

55 « Abjection arises from the sense of the gap, the abyss between power and powerlessness, and will, in the case of the national provenance of the literature discussed, be necessarily intensified as the difference between the apparent power of individuals in democratic states to influence their lives and the actual perpetuation of systems of power which render this potential impotent continues to crystallise. » David Punter, « The Modern Gothic », The Literature of Terror, vol. 2, New York, Longman, 1996, p. 211.

56 « Drummond put on the top hat, a tail coats and spats. He cut himself a gleaming shirtfront, collar and cuffs from a sheet of glossy cardboard and fixed these in place with pins and drops of glue, then took a long pair of rubber fangs from a drawer and inserted them carefully between his teeth and upper lip. He rubbed green greasepaint into his cheeks and, glaring balefully, asked with difficulty, “Dracula ?” » Lanark, p. 256.

57 « In all the corridors there are sounds of increased urgency and potency, and behind it all a sound like the breathing of a hungry beast. I assure you, the institute is preparing to swallow a world. I am not trying to frighten you. » Ibid., p. 81.

58 Voir l’« index des plagiats », ibid., p. 493 et 489.

59 « […] a parade of irrelevant erudition through grotesquely inflated footnotes. » Ibid., p. 490.

60 « Your survival as a character and mine as an author depend on us seducing a living soul into our printed world and trapping it here long enough for us to steal the imaginative energy which gives us life. » Ibid., p. 485.

61 « I continually plunge my beak into my rotten liver and swallow and excrete it. But it grows again. Creation festers in me. » Ibid., p. 481.

62 « […] when England allowed us a referendum on the subject I voted for Scottish self-government. Not for one minute did I think it would make us more prosperous, we are a poor little country, always have been, always will be, but it would be a luxury to blame ourselves for the mess we are in instead of the bloody old Westminster parliament. » 1982, Janine, p. 66.

63 « Renew the world with me ! » A History Maker, p. 104.

64 « The Greeks were wrong about the sun ; she is definitely a woman. » « The Problem », Unlikely Stories, Mostly, p. 8.

65 « The great mother, with a touch of passion, tells God that though he is supreme he is also very new, and his state will perish one day, like all states, and only Prometheus knows how. » « M. Pollard’s Prometheus », Unlikely Stories, Mostly, p. 219.

66 « A History Maker tells of seven crucial days in the life of a man with all the weaknesses that nearly brought the matriarchy of early modern time to a bad end yet all the strengths that helped it survive, reform, improve. » A History Maker, XI.

67 « The skull is open at the side showing the head of a fœtus. Leonardo’s drawing of a sectioned womband skull had suggested that the fœtus in the first would fit neatly into the cavity of the second, uniting our end and origin in an image I have often used. » A Life in Pictures, p. 63.

68 L’image de l’oiseau sacré, symbole de volonté de survie, est reprise sous une forme stylisée dans Phil Moores (dir.), Alasdair Gray : Critical Appreciations and a Bibliography, London, The British Library, 2002, en paratexte de l’hommage d’Elspeth King à Gray, « Art for the Early Days of a Better Nation », p. 93-119.

69 G. Ross Roy (dir.), Studies in Scottish Literature vol. 30, Columbia, University of South Carolina, 1998.

70 « “She’s a reliable piece,” said Gilchrist, patting Miss Maheen’s bottom as she returned to her table. “She issues credit cards, makes coffee, types, looks pretty and her hobby is oriental martial arts. She’s a Quantum-Cortexin product.” » Lanark, p. 440.

71 « […] at once the grotesque flimsy aircraft and being a delegate and a provost seemed stupid evasions of the realest thing in the world », ibid., p. 467.

72 Gaby Wood, Living Dolls : A Magical History of the Quest for Mechanical Life, London, Faber & Faber, 2002.

73 « Now, considered mechanically, a duck is not an efficient machine, for it has been designed to perform three wholly different and contradictory tasks, and consequently it does none of them outstandingly well. » « The Crank that Made the Revolution », Unlikely Stories, Mostly, p. 38.

74 « And so McMenamy built the world’s first knitting frame, later nicknamed “McMenamy’s Knitting Granny”. Two needles, each a yard long, were slung from the kitchen ceiling so that the tips crossed at the correct angle. The motion was conveyed through crankshafts jinged to the rockers of a cast-iron rocking-chair mounted on rails below. McMenamy’s Granny, furiously rocking it, had nothing to do with her hands but steer the woolen coils through the intricacies of purl and plain. » Ibid., p. 41.

75 Voir Hans Dieter Bach, « Le rossignol et le robot, ou quelques réflexions sur la vie fantomatique des automates », Les Rhétoriques de la Technologie, Traverses no 26, 1982, p. 127-133.

76 « For the next ten years Vague spent fourteen hours a day, six days a week, swinging up and down on the opposite end of the beam from the woman who had nourished and inspired him. […] At the age of thirty Vague McMenamy, overcome by vertigo, fell off the see-saw never to rise again. Strangely enough his Granny survived him by twenty-two years, toiling to the last at the machine that had been named after her. » « The Crank that Made the Revolution », Unlikely Stories, Mostly, p. 43.

77 « Mistakes can be creative too, as every artist knows. » Fleck, p. 103.

78 « Beneath the fur where it changed colour I felt on one body a barely perceptible ridge where the whole body shrank minutely but suddenly toward the tail, in the other was an equally minute ridge where it expanded. The little beasts were works of art, not nature. » Poor Things, p. 23.

79 « Tomorrow I will put them back together in exactly the way they were before. » Ibid., p. 23.

80 « What can your hands not do if they can do this ? » Ibid., p. 23.

81 Voir la signature de Bella à sa longue lettre qui couvre les chapitres 14 à 18, p. 189.

82 « […] she is a surgical fabrication », ibid., p. 35.

83 « For years I had been planning to take a discarded body and discarded brain from our social midden heap and unite them in a new life. » Ibid., p. 34.

84 Voir l’exclamation de Robert dans Cloud Howe : « Oh Chris Caledonia, I’ve married a nation ! » Lewis Grassic Gibbon, Cloud Howe, Edinburgh, Canongate Classics, [1933] 1995, p. 139. Gray tire ici l’avantage d’une longue tradition littéraire qui veut que la protagoniste du roman soit aussi l’incarnation des valeurs de la communauté.

85 Hubert Desmarets, Création littéraire et créatures artificielles, L’Eve Future/Frankenstein/Le Marchand de sable ou le je (u) du miroir, Paris, Éditions du Temps, 1999, p. 33.

86 « And I have saved her from one crushing disadvantage I never had myself : she has never been small so has never known fear. » Poor Things, p. 69.

87 L’intertextualité entre les deux œuvres est encore une fois perceptible : « When I run over the frightful catalogue of my sins, I cannot believe that I am the same creature whose thoughts were once filled with sublime and transcendent visions of the beauty and the majesty of goodness. But it is even so ; the fallen angel becomes a malignant devil. Yet even that enemy of God and man had friends and associates in his desolation ; I am alone. » Mary Shelley, Frankenstein, or The Modern Prometheus, London, Penguin, [1818] 1994, p. 213.

88 « The close-packed sense within her sentences, her puns, her very cadences are Shakespeare’s. » Poor Things, p. 101.

89 Auguste de Villiers de l’Isle-Adam, L’Eve Future, 1886, Livre V.

90 « The International Socialist Movement is as strong in Germany as in Britain. The labour and trade-union leaders in both countries have agreed that if their governments declare war they will immediately call a general strike. I almost hope our military and capitalistic leaders DO declare war ! If the working classes immediately halt it by peaceful means then the moral and practical control of the great industrial nations will have passed from the owners to the makers of what we need, and the world you live in, dear child of the future, will be a saner and happier place. » Poor Things, p. 276.

91 « He did not fear any other people and did not fear the future », 1982, Janine, p. 108.

92 « If Alan had lived (he died in a fall which had as little to do with himself as a bottle has to do with an arm which accidentally knocks it to smash on a floor) I believe Scotland would now have an independent government. […] Alan would not have changed Scotland by talking in front of a crowd, he would have set an irresistible example by doing exactly what he wanted in the middle of the back row. I imagine him inventing a cheap arrangement of mirrors, mercury rods and guitar strings which, installed up a chimney, would store enough energy to light and heat the room beneath with some left over to power a refrigerator, cassette-player or slow oven. A fantasy, of course, but given time Alan would have worked upon Scotland like a few ounces of yeast on many tons of malt, he would have fermented these arselickers and instruments, these stoical and hysterical losers into a sensible coherent people who would not act as one (healthy folk cannot do exactly that) but would hold together sufficiently to help themselves by helping each other. » Ibid., p. 108.

93 « Gaby Wood suggests that Vaucanson’s projects expressed mechanist ambitions that went “beyond the bounds of reason.” She diagnoses a kind of “madness” in what she sees as his attempt to “[blur] the line between man and machine, between the animate and the inanimate.” » Jessica Riskin, « The defecating duck, or, The ambiguous origins of artificial life », Critical Inquiry 29, 2003, p. 610.

94 « Then I fell asleep and dreamed I was Baron Frankenstein. The monster, looking just like Boris Karloff, lay on the bed-like operating table they show in the films. My hand was on the switch which would pour in the life-giving current, but I had not pulled it yet, for I realized the monster’s life would be a sad one and I would be to blame for it. But I did pull the switch, the monster opened its eyes and stared at me, I woke up and so did Donalda. When I told her my dream she burst out laughing. “That was me,” she said happily, “that was me ! You’ll never get away from me now”. » Something Leather, p. 193-194.

95 « My words had turned a woman into a thing and I could not face the thing I had made because the thing saw in my face the disgust it caused me. » 1982, Janine, p. 244.

96 « Listen/come alive/for gods sake/work as if you were/in the early days of/a better nation […] » Ibid., p. 185.

97 « I fear Michael Donnelly and I disagree about this book. He thinks it a black humorous fiction into which some real experiences and historical facts have been cunningly woven, a book like Scott’s Old Mortality and Hogg’s Confessions of a Justified Sinner. I think it like Boswell’s Life of Samuel Jackson ; a loving portrait of an astonishingly good, stout, intelligent, eccentric man recorded by a friend with a memory for dialogue. Like Boswell, the self-effacing McCandless makes his narrative a host to letters by others who show his subject from a different angle, and ends by revealing a whole society. I also told Donnelly that I had written enough fiction to know history when I read it. He said he had written enough history to recognize fiction. » Poor Things, XIII.

98 Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Le Seuil, 1982, p. 428.

99 « A maker of imagined objects », Saltire Self-Portrait no 4. Alasdair Gray, Edinburgh, Saltire Society, 1988, p. 4.

100 « [Bella] knows only what she learned in the last ten weeks, but you will find her more interesting than Mopsy and Flopsy put together. » Poor Things, p. 27.

101 Relevons sur les deux volets de la jaquette de l’édition originale du Book of Prefaces la description du projet d’écriture comme « grafting together pieces cut from the corpus of other writers » et sa contradiction, « this book is not a monster created by a literary Baron Frankenstein ».

102 « The truth can be found more exactly in chance occurrences, serendipity, and the eggy scrapings from the breakfast plates of the neglected, than any crude, linear naturalism. » Jaquette amovible de l’édition originale de Old Men in Love, volet de gauche.

103 Jean-Jacques Wunenburger, « Le mythe de l’œuvre ou le discours voilé des origines », Jean-Jacques Wunenburger (dir.), Art, Mythe et Création, Éditions Universitaires de Dijon, 1998, p. 9-16, p. 14-15.

104 « Some historians suggested that great wars were the axletree’s way of shedding obsolete structures and superfluous populations, and described the work as growing creature with its own intelligence. » « The End of the Axletree », Unlikely Stories, Mostly, p. 239.

105 « The axletree was a necessery inevitable work, soberly designed and carefully erected by statesmen, bankers, priests and wise men whose professional names make no sense nowadays. » « The Start of the Axletree », ibid., p. 68.

106 « Only truth is perfect, unchanging, eternal, Heavenly. On earth it is only found in our Holy Scriptures, in Catholic traditions, and in history. » Old Men in Love, p. 72.

107 « Language dissolved into a babble of barbaric new dialects. » « The End of the Axletree », Unlikely Stories, Mostly, p. 233.

108 « […] mad experimenters without respect for human life », ibid., p. 263.

109 « Man can no more destroy the sky than he can destroy the ocean », ibid., p. 252.

110 Jean Baudrillard, Simulacres et simulations, Paris, Galilée, 1981, p. 69.

111 « When I made designs for other buildings, drawing upon the memory of my extensive travels, and presented them to my host’s colleagues and neighbours, they also laughed heartily and gave me gifts ; so that I believed that in a week or two a nobler style of architecture would prevail, and the whole city have an aspect combining the best features of Aberdeen, Oxford, Paris, Florence, Venice and Imperial Rome. I found later, however, they had no conception of what my outline meant, for they filled between them with tincts of coloured water, very skilfully, producing patterns which they attached to standing screens, frequently upside-down. » « Sir Thomas’s Logopodancy », Unlikely Stories, Mostly, p. 191.

112 Remarquons, dans le postcript de l’ouvrage, la définition de la joie selon Gray : « I call Fleck : A Comedy because dying well is the happiest thing anyone can do if they don’t believe in personal immortality. » Fleck, p. 89.

113 L’appareil titulaire présente le journal apocryphe d’Urquhart comme « a scheme to repair the divided Nature of Man by rationally reintegering God’s Gift of Tongues to Adam by a verboradical appliancing of Neper’s logarythms to the grammar of an Asiatick people, thought to

114 « The nation of Scotland hath produced many excellent spirits whose abilities, by the presbyterian’s persecutions, have been quite smothered, and hid as a candle under a bushel ; while many excellent books have perished for want of able and skillful printers, the author happenning to dy ; whereupon the wife and children, to save a little money, make use of his papers, without any regards to the precious things in them, to fold perhaps their butter and cheese into. So unfortunate a thing is it that good spirit should be struck by presbytery into penury and have their writing fall into the hands of the ignorant. » Ibid., p. 147. be the lost tribe of Israel, whose language predates the Babylonic Cataclysm. » « Sir Thomas’s Logopodancy », Unlikely Stories, Mostly, p. 135.

115 « The first pure language my ancestors shared before Babylon was not of voice but of exactly these smiles and strokes of the hand. » Ibid., p. 192.

116 « To gather all the rays of culture into one » est le credo qu’adopte l’Edinburgh Review en 1984. Il est depuis cette date systématiquement accompagné sur la page de garde d’une illustration de Gray figurant la main de l’auteur à l’œuvre.

117 « […] a poet must feel the cracks in the nation splitting his individual heart. How else can he mend them ?” I said, “I refuse to mend this cracked nation. Please tell the emperor that I am useless to him, and that I ask his permission to die”. » « Third Letter From an Eastern Empire », Unlikely Stories, Mostly, p. 118.

118 Gray recourt au terme, intéressant par l’analogie étymologique qu’il rappelle entre poète et artisan, dans une de ses récentes nouvelles : « “What does Aiblins mean ?” “Look it up, wordsmith,” he said, laughing. “Consult a Lallans dictionary, you antique Scottish nebula.” » « Aiblins », The Ends of Our Tethers, p. 139.

119 Lanark, p. 166.

120 Jean-Philippe Miraux, L’Autobiographie. Écriture de soi et sincérité, Paris, Nathan, 1996, p. 8.

121 Le terme d’« automythobiographie » est emprunté à Claude Louis-Combet, L’homme du Texte, Paris, José Corti, 2002, p. 173.

122 1982, Janine, p. 154 et 156.

123 « I am your author », Lanark, p. 481.

124 « I make the rules around here », 1982, Janine, p. 124.

125 « […] oh, a great cruel gamekeeper, me », ibid., p. 29.

126 « […] a game played for nobody’s plesha but yaw own », Something Leather, p. 146.

127 « […] a selfish old bastard who cares for nobody’s writing but his own. » « Aiblins », The Ends of Our Tethers, p. 134.

128 « A poor old fat bald wee man », ibid., p. 135.

129 « It is sad to be unnecessary », « Fourth Letter from an Eastern Empire », Unlikely Stories, Mostly, p. 127.

130 « Lanark went behind the picture and found a stout man leaning against a pile of pillows on a low bed. His face, framed by wings and horns of uncombed hair, looked statuesque and noble apart from an apprehensive, rather cowardly expression. He wore a woolen jersey over a pyjama jacket, neither of them clean, the coverlet over his knees was littered with books and papers, and there was a pen in his hand. » Lanark, p. 480.

131 « I cannot move. It is time to go. » Ibid., p. 560.

132 « Awaiting », Old Negatives, p. 59.

133 « Who am I ? How did I get here ? Where am I going ? What should I do ? » The Book of Prefaces, appareil paratextuel.

134 Marie Odile Pittin-Hédon, Alasdair Gray : Marges et Effets de Miroirs, Grenoble, Ellug, 2004, p. 280.


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