Introduction
p. 9-13
Texte intégral
Regarde les choses en face, Duncan. Si tu ne peux pas gagner ta vie en faisant ce que tu veux, il faut prendre ce qui s’en rapproche le plus.
Je veux écrire une Divine Comédie moderne avec des illustrations dans le style de William Blake1.
J’ai perdu le contrôle, j’ai perdu le contrôle2.
1Alasdair Gray est né le 28 décembre 1934 à Riddrie, une banlieue modeste de Glasgow. Après son évacuation forcée dans le Perthshire pendant la Seconde Guerre Mondiale, il intègre la Glasgow School of Art où, entre 1952 et 1957, il fait déjà preuve d’un talent souvent déconcertant, d’une indépendance d’esprit marquée et d’un perfectionnisme qui touche parfois au pathologique. À l’issue de ses études, il enseigne les arts plastiques à mi-temps jusqu’à ce qu’en 1964 un documentaire de la BBC rende hommage à sa peinture et sa poésie et lui permette enfin de se consacrer exclusivement à son art. Déjà auteur de plus d’une quinzaine de pièces remarquées, Gray accepte une résidence d’artiste à l’Université de Glasgow entre 1977 et 1979. Là, il fonde l’École de Glasgow avec ses amis Tom Leonard et James Kelman, comme lui socialistes convaincus et plus tard fermement opposés au libéralisme des années Thatcher. C’est au cours de cette période qu’il met les dernières touches à son premier roman Lanark dont le premier chapitre avait été rejeté par les éditeurs plus de vingt années plus tôt et qui est finalement publié en 1981. Le roman est rapidement salué par la critique avant de devenir un des grands ouvrages fondateurs du renouveau culturel écossais de ces dernières décennies. Depuis 1981, la bibliographie de cet artiste prolifique et polymathe s’est rapidement enrichie de recueils de nouvelles (Unlikely Stories, Mostly en 1983, Lean Tales, avec Agnes Owens et James Kelman en 1985, Ten Tales Tall and True en 1993, The Ends of Our Tethers en 2003), de romans (1982, Janine en 1984, The Fall of Kelvin Walker en 1985, Something Leather et McGrotty and Ludmilla en 1990, Poor Things en 1992, A History Maker en 1994, Mavis Belfrage en 1996, Old Men in Love en 2007), de pièces pour le théâtre (McGrotty and Ludmilla en 1986, Working Legs en 1997, Fleck en 2008, A Gray Play Book en 2009), de pamphlets (Why Scots Should Rule Scotland en 1992, How We Should Rule Ourselves en 2005), de recueils de poèmes (Old Negatives en 1989 et Sixteen Occasional Poems en 2000), d’une anthologie de préfaces critique The Book of Prefaces (2000) et d’une riche autopictographie intitulée A Life in Pictures et parue en 2010.
2Le rythme effréné de ses publications invite à considérer la production littéraire d’Alasdair Gray comme une œuvre en marche, prise dans un mouvement et une énergie qu’elle emprunte à l’environnement culturel et politique particulier dans lequel elle se conçoit. L’approche proposée dans le présent ouvrage sera à la fois critique et curieuse du dialogue établi dès Lanark entre le littéraire et le contextuel, c’est-à-dire entre un texte et un contexte qui entrent conjointement en crise, en partie du moins pour les mêmes raisons. Il est impossible d’arracher l’œuvre d’Alasdair Gray au processus dévolutionnaire entamé dans les années 1970. Nombreux sont ses romans, nouvelles, poèmes et pamplets (Why Scots Should Rule Scotland et How We should Rule Ourselves) qui sont ouvertement engagés, que ce soit en faveur d’une démocratie parlementaire en Écosse (1982, Janine) ou, comme c’est le cas dans Old Men in Love, contre la participation britannique à la guerre en Irak aux côtés des États-Unis. La conversion du politique en art et de l’art en politique est à ce point prégnante chez Alasdair Gray qu’il pourra s’avérer judicieux de se demander si, dans cette « petite nation », la littérature ne crée pas l’événement plus qu’elle ne l’accompagne.
3Au début du XXe siècle les modernistes écossais s’étaient attachés à doter l’Écosse de nouvelles armes de représentation nationale, tout en l’inscrivant dans une pathologie désormais surannée. La fin du siècle est marquée par une approche plus théorique et surtout non synthétique de l’identité culturelle, approche qui défamiliarise l’expérience nationale et tente de redéfinir la « scotticité » de l’Écosse. Le processus dévolutionnaire et son inscription dans l’œuvre d’Alasdair Gray rendent nécessaire de recourir aux théories du nationalisme de la fin du XXe siècle. La nation est alors envisagée comme une entité non substantielle et non immémoriale, un phénomène construit socialement forgeant de manière collective un sentiment d’appartenance à un territoire clairement délimité et organisé autour de centres « sacrés » et d’histoires archivées ou non. Pour reprendre le mot de Benedict Anderson, la nation est imaginée et imaginaire3, elle est une construction spatiale et temporelle organisée, selon Geoffrey Cubbit, dans des structures narratives qui en démontrent la continuité4. Le romancier en devient même un héros rédempteur pour Pericles Lewis, « celui par la bouche duquel la nation nous parle5 ». Ces théories font clairement écho à la célèbre diatribe de Duncan Thaw dans Lanark, désormais devenue un des leitmotivs de la littérature écossaise :
Personne n’imagine vivre ici. […] Quand une ville n’a jamais été utilisée par un artiste, même ses habitants n’y vivent pas dans leur imaginaire. Qu’est-ce que Glasgow pour la plupart d’entre nous ? Une maison, l’endroit où nous travaillons, un terrain de foot ou de golf, quelques pubs et des croisements de rues. C’est tout. Non, c’est faux, il y a aussi le cinéma et la bibliothèque. Et quand notre imagination a besoin d’exercice, nous utilisons ces derniers pour aller visiter Londres, Paris, Rome au temps de César, l’Ouest américain au début du siècle, n’importe où pourvu que ce ne soit pas ici et maintenant. Du point de vue de l’imaginaire, Glasgow existe dans une chanson de music-hall et quelques mauvais romans. C’est tout ce que nous avons donné au monde extérieur. C’est tout ce que nous nous sommes donné à nous-mêmes6.
4Le projet d’écriture apparaît ici en négatif : il s’agira, par le biais fictionnel, de renoncer à la topique folkloriste pour rendre la ville aux glaswégiens et, à plus grande échelle, l’Écosse aux Écossais. Gray, à l’instar de Jock McLeish dans 1982, Janine, en est convaincu : imaginer, c’est rendre possible7. La visibilité de l’auteur dans la vie politique de l’Écosse laisse néanmoins très tôt présumer la poursuite d’un idéal qui ne soit pas que fictionnel et un projet d’écriture qui dépasse la seule reconfiguration imaginative de la nation. Le livre, s’il proclame à grands cris son artificialité, s’attache aussi à l’établissement d’un dialogue productif avec le réel, dialogue qu’il sera ici question de déchiffrer. L’œuvre d’Alasdair Gray s’ancre dans un nationalisme civique non ethnique tendant à l’avènement d’une démocratie parlementaire et participative, celle qu’il appelle la « meilleure nation » d’Écosse. Celle-ci doit préalablement être dotée d’une lexicologie symbolique qui rompe enfin avec les esthétiques monolithiques et fétichisantes du passé. Ce discours original, en sécession et performatif8 inaugure ce qui est parfois identifié comme la seconde renaissance littéraire écossaise, puisant son inspiration dans le dilemme entre atavisme et changement, entre le désir impérieux d’une mutation esthétique et formelle radicale et la tentation, bien réelle, de la répétition.
5Mais proposer une étude critique des écrits d’Alasdair Gray depuis 1981 comporte certains risques. L’un de ceux-là consisterait à prétendre tout dire d’un corpus si dense, si vertigineux même, qui plus est en perpétuelle expansion, qu’il semble justement vouloir proscrire l’exhaustivité. Un autre écueil serait, à l’inverse, de consacrer l’impénétrabilité d’un dédale textuel où se croisent pourtant certaines des grandes préoccupations fondatrices de l’écriture grayienne : la déroute de nos sociétés à l’âge post-industriel, l’inquiétante montée des individualismes, le poids du passé culpabilisant de l’Écosse et les dangers inhérents à l’amnésie culturelle de cette dernière. Le goût prononcé de Gray pour les jeux postmodernes, la mise en question de l’autorité narrative, le mélange des genres ou la fertilisation du texte par l’image sont quelques-uns des stratagèmes dont use l’auteur pour tester l’élasticité plastique et sensible de la frontière arbitrairement dressée entre réalité et faux-semblant, entre le « meilleur » possible et l’irréalisable. Enfin, la complexité formelle et l’audace structurelle déployée dans le vaste édifice autocritique que Gray dresse lui-même autour de son œuvre ne devront pas occulter le plaisir du texte et l’iné puisable énergie qu’il dégage. Cette énergie formidable, presque effrayante, réclame du lecteur une vigilance critique voire une méfiance encore performative à l’égard d’une œuvre piège à laquelle il faudra bien toutefois accepter de se faire prendre.
Notes de bas de page
1 « Mr Thaw said, “So what are you going to do?” “I don’t know.” “What do you want to do?” “That’s irrelevant, isn’t it?” “Face facts, Duncan. If you can’t live by doing what you want, you must take the nearest thing to it you can get.” “I want to write a modern Divine Comedy with illustrations in the style of William Blake.” » Lanark, a Life in Four Books, p. 204.
2 « I lost control, I lost control. » 1982, Janine, p. 56.
3 « In an anthropological spirit, I propose the following definition of the nation: it is an imagined political community – and imagined as both inherently limited and sovereign. It is imagined because the members of even the smallest nation will never know most of their fellow-members, meet them, or even hear of them, yet in the minds of each lives the image of their communion […]. The nation is imagined as limited because even the largest of them, encompassing perhaps a billion living human beings, has finite, if elastic, boundaries, beyond which lie other nations […]. Finally, it is imagined as a community, because, regardless of the actual inequality and exploitation that may prevail in each, the nation is always conceived as a deep, horizontal comradeship. » Benedict Anderson, Imagined Communities. Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, London, Verso, [1983] 1999, p. 5-7. Notre réflexion s’inspirera également des théories modernistes du nationalisme de Ernest Gellner, Nations and Nationalism, Oxford, Blackwell, 1983 et Homi K. Bhabha (dir.), Nation and Narration. London, Routledge, 1990. L’idée d’un nationalisme fondé sur l’invention de la tradition est empruntée à Eric Hobsbawm and Terence Ranger (dir.), The Invention of Tradition, Cambridge University Press, [1983] 2002.
4 « The imaginative construction of a nation involves more than the assembly of a repertoire of symbolic references; it involves the deployment of these references within imaginative frameworks of a narrative or descriptive kind, which confer upon the nation a settled existence in time and space. » Geoffrey Cubitt (dir.), Imagining Nations, Manchester University Press, 1998, p. 8.
5 Pericles Lewis, Modernism, Nationalism, and the Novel, Cambridge University Press, 2000, p. 47-48.
6 « “[…] nobody imagines living here,” said Thaw […]. “What is Glasgow to most of us? A house, the place we work, a football park or golf course, some pubs and connecting streets. That’s all. No, I’m wrong, there’s also the cinema and library. And when our imagination needs exercise we use these to visit London, Paris, Rome under the Caesars, the American West at the turn of the century, anywhere but here and now. Imaginatively Glasgow exists as a music-hall song and a few bad novels. That’s all we’ve given to the world outside. It’s all we’ve given to ourselves”. » Lanark, p. 243.
7 « The English director cried, “Jock, these solid mirage projectors and solid shadow projectors, are they possible or were you just imagining them?” I said icily, “Since I imagine them of course they are possible.” » 1982, Janine, p. 262.
8 Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Fayard, [1982] 2001, p. 285.
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Alasdair Gray
Ce livre est cité par
- Louvel, Liliane. (2014) Alasdair Gray. DOI: 10.1057/9781137401786_12
- Pittin-Hédon, Marie-Odile. (2014) Alasdair Gray. DOI: 10.1057/9781137401786_2
- Pittin-Hedon, Marie-Odile. (2016) Caledonia Dreaming : commitment, literature and independence. Observatoire de la société britannique. DOI: 10.4000/osb.1831
Alasdair Gray
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