Les recettes du diable : le pouvoir et l’argent dans Richard sans Peur
p. 323-330
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Texte intégral
Tel cuide gaingnier qui pert1.
1Si l’argent occupe, à la fin du Moyen Âge, une importance croissante dans la réalité sociale, politique et militaire, notamment dans l’administration des États princiers2, il investit aussi la littérature de fiction en tant que motif parodique, propice à la dévaluation des valeurs chevaleresques et courtoises. Ainsi, dans le registre des épreuves qualifiantes, qui sollicitent le courage et la vaillance des héros, la primauté du profit matériel contribue à saper les mécanismes du merveilleux, récupérés et recyclés à des fins utilitaires, au détriment de toute transcendance.
2La légende de Richard sans Peur témoigne de cet esprit nouveau. Ce troisième duc de Normandie, de son vrai nom Richard Ier (942-996), semble avoir exercé une grande fascination sur l’imagination populaire, qui lui attribue nombre d’aventures diaboliques3. Dès le xiie siècle, Wace, dans le Roman de Rou, et Benoît de Sainte-Maure, dans la Chronique des ducs de Normandie, expliquent son surnom moins par sa vaillance aux combats que par l’intrépidité dont il fait preuve face aux rencontres nocturnes, « fantosmes » et autres « deiablies ». Au xve siècle, un auteur anonyme reprend aux chroniqueurs trois de ces anecdotes et leur en ajoute d’autres, qui forment désormais toute la trame narrative d’une vie légendaire, rédigée en vers et intitulée Le Romant de Richart, filz de Robert le diable qui fut duc de Normendie4. Mais si le héros de cette version se consacre désormais aux seules « merveilles » qu’un démon nommé Brundemor lui soumet pour l’inciter à la peur, il n’en reste pas moins un seigneur attentif à la gestion de son domaine. Par-delà la cohésion d’un récit qui relève d’une logique apparemment surnaturelle, on observe une constante « perméabilité […] entre l’univers réel et l’univers diabolique », une « interactivité » entre deux mondes semblablement soumis aux valeurs féodales5.
3Après avoir dressé l’inventaire des aventures fantastiques et mesuré, pour chacune d’elles, la dérive que leur fait subir le héros afin de les adapter à ses valeurs, nous nous attacherons aux enjeux que revêt le motif de l’argent dans ce roman tout entier orienté vers l’investiture politique d’une dynastie ducale.
4Alors que Wace et Benoît de Sainte-Maure n’accordent qu’une part restreinte aux « deiablies », simples parenthèses, anecdotes ou exempla permettant à l’imaginaire de s’introduire dans le champ de l’histoire pour y remplir une fonction récréative ou démonstrative, l’auteur du Romant de Richart enchérit sur ses modèles par une écriture inflationniste. Son récit s’offre en effet comme un catalogue, un répertoire de toutes les tentations dont les démons peuvent menacer les héros littéraires. Rythmés par la succession des nuits au cours desquelles le héros solitaire chevauche inlassablement dans sa forêt « pour querir adventure » et rencontrer « homme qui […] luy desplairait » (v. 23-24), les épisodes semblent relever d’une « esthétique de la discontinuité », de la sérialité, au sein d’une structure paratactique fondée sur le « stockage mémoriel6 », le romancier réutilisant tous les stéréotypes du merveilleux fantastique7. Or ce principe énumératif et répétitif a partie liée avec le comique et la parodie8. En cette fin du Moyen Âge où s’essoufflent l’inspiration arthurienne et les aventures qui s’y rattachent, l’impassibilité de Richard, que n’altère pas le déploiement quantitatif des merveilles attendues, semble bien traduire l’usure des poncifs, désormais privés de leur impact affectif. Les épreuves n’illustrent plus tant le courage du héros qui parvient à les surmonter mais son pragmatisme, sa capacité à « blanchir9 » les entreprises du démon au profit de ses intérêts seigneuriaux.
5La première nuit le met en présence d’une troupe de « chats-huants ». Ces oiseaux maléfiques, sortes de hiboux assimilés aux présages de la mort, ne résistent pas à la contre-offensive de Richard qui, imitant leurs cris, les fait fuir. Leur assaut se déporte alors sur son chien, aussitôt dépecé. La scène, évidée de la dimension métaphysique que suggérait la présence d’un bestiaire satanique, se réduit à un accident de chasse. Sauvé par la tactique du « leurre sonore10 », qui, certes, tend ici non pas à s’approprier le gibier mais à s’en préserver, Richard n’en perd pas moins son fidèle compagnon : le « chienet » (v. 43), installé sur l’encolure du cheval, ne pourra donc assurer le rôle conventionnel de l’animal psychopompe. Au voyage dans l’au-delà se substitue la revue des possessions féodales et des responsabilités inhérentes.
6De fait, l’aventure suivante offre au héros l’occasion de prendre femme et ainsi de répondre à l’attente de ses barons, qui s’inquiètent de la transmission héréditaire du fief. Lors d’une chevauchée nocturne, Richard entend les pleurs d’une petite fille, perchée au sommet d’un arbre. Si le lecteur n’a pas de peine à déceler une nouvelle métamorphose du démon, dont la tentation s’exerce ici par l’inversion du motif biblique de l’arbre de Jessé, le héros, loin de soupçonner la présence de son persécuteur, récupère l’enfant dans les branches, où se dessine déjà l’espoir d’une lignée normande, et en confie l’éducation à ses forestiers, jusqu’au jour où elle aura atteint l’âge d’être épousée.
7Lors de la troisième étape, Richard rencontre la « mesnie Hellequin » et, tout en maîtrisant la colère que lui inspire l’intrusion de ces braconniers sur ses terres, accepte un entretien avec le chef de la troupe : loin d’éprouver peur ou pitié en l’écoutant exposer les souffrances qu’endurent les revenants, chasseurs maudits condamnés à errer sans fin, Richard, pour lors plus soucieux de la prise que de la chasse, s’enquiert des moyens par lesquels ils se procurent leurs biens. À l’issue de l’entrevue, il reçoit, conformément au rituel courtois, un cadeau de la part de son hôte : un « riche drap de soye » (v. 159). Si ce tapis volant rappelle le caractère aérien de la célèbre « mesnie » (dont témoigne peut-être la graphie « Hanequin », v. 103, qui viendrait de « han », le coq, et du normand « quin », le chien, d’où le sens d’« oiseau-chien11 »), Richard dissipe vite le soupçon que lui inspire cet objet d’importation infernale et, bien décidé à en disputer la propriété contre toute réclamation (v. 164-175), finit par en orner l’autel de sa chapelle, qui peut ainsi être « reparé » (v. 200) à moindres frais, grâce à la « transmutation12 » du présent diabolique.
8La quatrième tentation prend la forme d’un magnifique pommier chargé de fruits. Richard en recueille trois pommes mais l’arbre, dès le lendemain, disparaît de manière inexpliquée. Peu attentif à ce rappel de l’Éden et du péché originel, le héros rentabilise aussitôt sa découverte : il ne mange pas les fruits (comme Adam et Ève) mais les fait ouvrir pour en extraire les pépins et les semer dans ses vergers. De là vient la variété connue sous le nom de « pommiers de Richard » (v. 227), dont la productivité suscite chez le duc « grant joye et grant deduit » (v. 228). L’épisode démoniaque finit donc par un succès économique, doublé d’un récit étiologique sur l’origine des pommeraies de Normandie.
9Lors de la cinquième épreuve, Richard doit maîtriser les turbulences d’un excommunié dont le cadavre est habité par le diable. Le corps gît dans une chapelle abandonnée, cadre bien connu d’un Perceval ou d’un Gauvain. Richard s’y rend d’abord pour prier puis y retourne pour récupérer ses gants, oubliés sur l’autel. Ce défi, pour être tacite, ne manque pas d’être entendu : le héros est agressé par le mort-vivant mais réussit à l’abattre définitivement d’un coup d’épée. L’épisode se clôt sur un édit seigneurial : le duc fait proclamer dans toute la Normandie l’obligation de veiller les défunts. Le démon n’aura joué que le rôle d’un fauteur de troubles, dont vient à bout l’autorité ducale.
10Richard n’a pas à quitter son lit pour affronter la sixième épreuve nocturne. Un ange et un démon viennent à son chevet et lui demandent d’arbitrer leur querelle. Celle-ci a pour enjeu l’âme d’un moine luxurieux, qui s’est noyé en quittant de nuit son monastère et en traversant un petit pont pour rejoindre son amie. Le motif, très répandu dans la littérature mariale et les contes pieux13, a subi, dès la version de Wace, un traitement séculier : ce n’est plus la Vierge, mais Richard qui exerce le rôle du juge. Tandis que le diable réclame des droits sur tout homme qui, au moment de sa mort, se trouve à son service par l’entremise du péché, Richard ordonne, comme Notre-Dame, d’accorder une seconde chance au défunt pour voir s’il choisira le chemin du salut ou celui de la perdition. Il s’agit de « repasser le film » pour permettre au pécheur de s’amender. L’âme du moine réintègre donc le corps, lui-même replacé sur la planche d’où il avait glissé. Celle-ci devient alors sa « planche de salut14 », car la vue du diable dicte au moine une peur salutaire et lui fait rebrousser chemin vers le monastère. Si Richard s’arroge ici l’exercice de la justice ecclésiastique, c’est pour disputer à l’enfer l’âme d’un moine de Normandie. L’aventure, même si elle ne fait pas intervenir le motif de la balance et de la pesée des âmes, se solde bien en termes de profit et de perte dans la comptabilité de l’au-delà. L’absence de la Vierge, cependant, à laquelle se substitue le héros justicier, semble suggérer que c’est à l’homme de construire son salut.
11Quant à la septième épreuve, elle invite le héros à faire le bilan d’un mariage diabolique. Richard en effet a épousé la fillette recueillie dans l’arbre. Si l’union a pu être célébrée si rapidement, c’est grâce au concours de deux logiques : celle des vassaux normands, qui poussent leur duc à sortir du célibat afin d’assurer sa descendance, et celle du monde infernal, qui permet, par l’« engrais diabolique15 », à l’enfant de grandir en sept ans plus vite qu’une mortelle n’aurait pu le faire en quatorze. Mais à cette croissance accélérée succède bien vite le scénario de la mort prématurée, feinte par Brundemor, toujours décidé à effrayer Richard. La dame joue donc la fausse morte et le duc veille sur son corps, jusqu’à l’heure de minuit où, dans un fracas épouvantable, le cadavre se réveille pour réclamer à boire. Tandis que Richard part chercher de l’eau, la démone en profite pour tuer l’un de ses chevaliers et disparaître. À son retour, Richard pleure la perte de son vassal et jure de ne plus jamais prendre femme. Ici encore, la dimension métaphysique du piège dont il a été victime lui importe moins que la honte d’avoir été berné dans sa dignité féodale. Alors que l’archevêque tente d’apaiser sa susceptibilité en rappelant que la chrétienté tout entière est la cible des tentations diaboliques, le duc de Normandie laisse plutôt entendre le dépit d’un mari trompé, victime d’une infidèle qu’il regrette d’avoir accueillie pendant sept années « en [son] lit nu a nu » (v. 505). Si l’épisode s’achève sur un « moniage », dans une retraite à l’abbaye de Fécamp, fondée par le duc lui-même, Richard n’en retient pas moins auprès de lui « son gueulx, son chamberlan et son despensier » (v. 512).
12Il doit bientôt reparaître sur la scène du monde pour combattre le roi d’Angleterre, venu envahir la Normandie. Là, un mercenaire (encore Brundemor, dissimulé sous un nouveau déguisement) lui offre ses services, en échange d’une promesse en blanc. Une fois l’occupant repoussé grâce à l’aide du démon, dont l’offensive diabolique est récupérée au profit de la défense nationale, Richard s’apprête à renouer avec les plaisirs de la chasse et à partir en forêt en quête d’un sanglier « faé ». Mais son adversaire démoniaque vient le rappeler à son engagement et le conduit en enfer, pour lutter en duel contre le maître des lieux, qui lui a usurpé sa propre « seneschaussée ». Cet épisode souligne la ressemblance entre l’organisation féodale et celle qui régit le monde infernal. Le pacte avec le diable devient un échange de services vassaliques et le héros, soucieux de remercier son démon d’avoir défendu sa terre contre les Anglais, accepte d’être son champion dans cette nouvelle affaire de spoliation. La justice féodale, le duel judiciaire, s’exportent de la « contrée de France » à celle de l’enfer. De cette ultime victoire, que lui valent cette fois les reliques contenues dans le pommeau de son épée, et après la capitulation des démons, qui avouent leur échec à vaincre sa vaillance et sa témérité, le duc de Normandie sort enrichi non d’un avoir, mais d’un savoir nouveau : éclairé sur l’origine de toutes ses aventures, il s’affranchit définitivement de son persécuteur (« or ne me tempte plus », v. 797) et rentre dans le siècle. Il s’illustre alors par des fondations pieuses, prend part à la croisade aux côtés de Charlemagne et finit ses jours en menant « saincte vie » (v. 808).
13Au terme de ce parcours, formé de sept épreuves dont la huitième se démarque comme un « dépassement », un « passage à l’octave16 », Richard sans Peur apprend moins à éprouver le sentiment qui lui fait défaut qu’à se départir d’un orgueil démesuré, dont son âme est emplie au point de n’être plus disponible pour le service de Dieu. Car sa détermination à supprimer les effets du mal sans en chercher les causes premières, c’est-à-dire diaboliques, vient de ce qu’il s’inquiète moins du salut de son âme que du maintien de ses prérogatives féodales. À la bonne crainte, d’ordre spirituel, qui compte au nombre des sept dons du Saint-Esprit, il substitue la mauvaise, toute mondaine, dictée par le souci des biens terrestres17.
14Si, comme le dit la mère de Perceval dans le Conte du Graal, « par le non conoist l’an l’ome18 », alors notre héros porte bien le sien : ce riche seigneur, attentif à tirer butin de toute aventure, s’affirme comme un « richard » au sens moderne du terme19. Par un renversement anagrammatique, la quête de la peur dévie vers une quête du « preu », du profit, tandis que l’« orde deablie » se transmue, dans l’alchimie de l’écriture parodique, en « or de deablie »… Le héros se présente comme l’homme des temps modernes, de cette époque où les évolutions comme les jeux linguistiques accusent le bouleversement des mentalités. Dans ses errances chevaleresques, le duc de Normandie, de « marchant » (coureur d’aventures) ne se fait-il pas marchand (client qui marchande)20, habile à soutirer du diable tout ce qui a prix à ses yeux de Normand ?
15Le motif des tentations diaboliques subit un renversement par rapport à la norme littéraire, telle qu’on la trouve notamment dans le Merlin en prose. Dans le roman de Robert de Boron, en effet, un diable réduit une famille de riches paysans à la colère et au désespoir en détruisant tous leurs biens21. Or le démon de notre récit ne s’en prend pas aux richesses matérielles pour éprouver sa victime, mais à son courage : si Richard se montre tenté par l’argent, veillant aux intérêts que lui rapportent certaines aventures, ce n’est pas ce que recherchait son persécuteur. Bien au contraire, les forces du mal, autorisées par Dieu à intervenir dans la vie des hommes, semblent plutôt, malgré elles, contribuer à amender le comportement du héros, non seulement en l’incitant à la peur du diable, mais aussi en l’éclairant sur sa condition de pécheur : à la fin du récit, le maître de l’enfer lui explique qu’il restera le jouet des démons tant qu’il ne sera pas « au prebstre nettoyé » (v. 729), c’est-à-dire tant qu’il ne confessera pas ses fautes. Au lieu de se plaindre, comme dans le Merlin, de voir l’humanité leur échapper par le repentir et la rédemption22, les créatures infernales prêchent ici la conversion du pécheur.
16Aussi l’effet de liste que suggère l’enchaînement des aventures de Richard doit-il être dépassé au profit d’une attention portée à la cohérence du récit et à sa dimension initiatique.
17Une première lecture permet de déceler, par-delà l’apparente diversité, deux principes d’organisation selon lesquels s’ordonnent les merveilles : la convergence et le dédoublement23. D’une part, en effet, toutes les épreuves tendent à montrer l’exemplarité du héros éponyme, qui parvient à les surmonter. D’autre part, un réseau de symétries se dessine, qui les relie deux à deux :
- Mise en présence d’une foule de démons (épisodes n° 1 et 8 : « dix mille huas » dans la forêt, v. 38 / « douze [cent] » diables en enfer, v. 629), auxquels échappe le duc avec l’aide de Dieu (« car Dieu ne voulloit pas qu’ilz luy feïssent mal », v. 53 / « car Dieu ne voulloyt pas qu’i luy feïst efforce », v. 762) ;
- Mariage diabolique (épisodes n° 2 et 7) ;
- Rencontre d’âmes errantes, en attente de leur jugement (épisodes n° 3 et 6 : les chasseurs de la « mesnie Hellequin » / le moine luxurieux) ;
- Récits étiologiques (épisodes n° 4 et 5 : Richard est à l’origine d’une nouvelle variété de pommes / de la coutume qui consiste à veiller les morts).
18Un jeu de subordinations renforce cette logique dramatique et dispense le romancier d’intervenir à la fin de chaque séquence pour assurer des transitions. Ainsi, la figure du chasseur, sous laquelle apparaît dès le début Richard accompagné de son chien, annonce la troupe menée par Hellequin, dans laquelle figure un de ses anciens écuyers. D’autre part, en veillant sur le corps de sa défunte épouse, Richard met en application l’édit qu’il a lui-même proclamé sur le service dû aux morts. Enfin, s’il se montre si empressé à sauver l’âme du moine pécheur de la damnation que lui promet un démon, c’est peut-être parce qu’il éprouve une certaine affinité avec lui : dans la dispute que se livrent l’ange et le diable, le duc semble assister, sans s’en douter, à son propre jugement24. Lui dont on apprend, lors de sa descente en enfer, qu’il se met à la merci des démons en refusant de confesser ses fautes, ne bénéficiet-il pas aussi d’une résurrection, à son retour sur terre, afin de faire pénitence par la fondation de saintes abbayes ? Le romancier a bien pu chercher à construire la cohérence de son récit par un système d’anticipations et de mises en abyme.
19Mais à cette approche narratologique s’ajoute une seconde lecture, d’ordre idéologique. Les huit épreuves proposées par le démon peuvent être regroupées selon les trois fonctions indo-européennes. Cette structure tripartite apparaît déjà chez Benoît de Sainte-Maure, auquel notre romancier a repris les épisodes du pommier merveilleux (n° 4), du diable dans la chapelle (n° 5) et du moine débauché (n° 6)25. Il semble permis d’appliquer le modèle trifonctionnel à la liste étendue des aventures26. La première fonction est liée au sacré et au pouvoir souverain qui s’accorde aux desseins divins. Le duc de Normandie l’exerce dans son commerce avec les forces de l’au-delà (épisodes n° 6 et 8), en tant que médiateur chargé d’assurer le salut des hommes : par son arbitrage, il préserve de la menace de l’enfer la communauté dont il a le gouvernement tandis que son ingérence dans le surnaturel l’apparente aux rois thaumaturges. La deuxième fonction concerne tous les usages de la force physique, guerrière ou non. Elle s’exprime à travers le coup d’épée dont Richard abat le corps de l’excommunié (épisode n° 5) : ce geste héroïque ne contribue pas seulement à libérer une chapelle hantée par le diable mais à assurer l’ordre dans tout le duché, puisque le duc prolonge l’effet de son action par l’obligation de veiller les morts afin d’en écarter la présence des démons. Quant à la troisième fonction, elle rassemble toutes les valeurs ayant trait à la nourriture et à la fécondité. Richard y répond par le souci de garantir sa subsistance et celle de son peuple, soit dans la pratique de la chasse (épisodes n° 1 et 3), soit dans l’exploitation agricole (épisode n° 4), et par le désir de procréer dans le mariage (épisodes n° 2 et 7). À la fin de ses épreuves, le héros se trouve investi de toutes les valeurs sur lesquelles reposent les trois ordres de la société féodale, oratores, bellatores et laboratores. Par l’aide spirituelle, guerrière et nourricière qu’il dispense à ses sujets, il répond aux dimensions essentielles de la souveraineté. Quant au romancier, en faisant incarner à son héros les plus hautes exigences du pouvoir, ne prolonge-t-il pas, dans un esprit de surenchère ludique, l’entreprise apologétique menée par Benoît de Sainte-Maure pour servir le duché de Normandie et le royaume d’Angleterre, aspirant aux prérogatives de droit divin que les rois de France recevaient par l’onction du sacre27 ? Dès lors, l’écriture fantastique concourt moins à l’édification morale du lecteur qu’à une propagande politique. Il s’agit d’un merveilleux politisé, destiné à glorifier un lignage, comme l’ont aussi utilisé les seigneurs de Bouillon, descendants du Chevalier au Cygne, ou ceux de Lusignan, rattachés à la fée Mélusine28.
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20Le roman en vers de Richard sans Peur illustre la subordination du merveilleux diabolique aux valeurs économiques, sociales et politiques. À l’exception de l’épisode final, les aventures surgissent dans un décor familier, le domaine seigneurial d’un héros soucieux d’y consolider son autorité. Domestiqué, le cadre de la forêt ne remplit plus sa fonction « cruciale » d’ouverture vers un « ailleurs » qui serait horizontal (au-delà féerique) ou vertical (Ciel ou enfer). L’impassibilité du héros, son indifférence à l’égard de toute transcendance, empêchent la « verticalisation de la référence » et réduit la « mise en espace » des forces maléfiques29 à l’axe horizontal d’une quête alimentaire ou divertissante, menée par un infatigable chasseur noctambule.
21Dès lors, contrairement aux errances sylvestres des chevaliers arthuriens, Richard dans ses chevauchées nocturnes ne s’isole pas de son monde et n’affiche aucune dissidence à l’égard de ses vassaux, dont il travaille au contraire à augmenter la sécurité et la prospérité. Il n’en reste pas moins que son attachement excessif aux intérêts de son fief lui fait négliger certaines obligations religieuses : il ne confesse pas ses péchés et ne met guère sa largesse et sa prouesse au service de la chrétienté. Ne trahit-il pas, par là, sa filiation avec Robert le Diable, qui consacra les premières années de sa vie à de folles équipées, dans l’oubli de Dieu et du prochain, avant de s’engager dans la guerre sainte pour la défense de Rome et de la papauté30 ? Comme son père, Richard découvre progressivement ses fautes et ses devoirs. Mais alors que la grâce divine avait instantanément touché Robert, il faut à Richard de longues nuits passées en compagnie d’un démon pour prendre conscience de la vanité de son existence et comprendre l’avertissement qui, du fond de l’enfer, lui indique la voie de sa conversion spirituelle.
Notes de bas de page
1 J. Morawski, Proverbes français antérieurs au xve siècle, Paris, Champion, 1925, n° 2347.
2 J. Kerhervé, Histoire de la France : la naissance de l’État moderne (1180-1492), Paris, Hachette, 1998, p. 201-203.
3 Sur la figure légendaire de Richard sans Peur, voir : N. Cazauran, « Richard sans Peur : un personnage en quête d’auteur », Travaux de littérature, IV, 1991, p. 21-43 ; E. Gaucher et G. Labory, « Fictionalisation de l’histoire et historicisation de la fiction : le cas de Richard sans Peur », Bien Dire et Bien Aprandre, 22 (Histoire et roman), 2004, p. 39-52 ; F. Laurent, « Les anecdotes de la « Vie » de Richard Ier dans l’Histoire des ducs de Normandie de Benoît de Sainte-Maure », « Furent les merveilles pruvees et les aventures truvees ». Hommage à Francis Dubost, Paris, Champion, 2005, p. 369-392 ; L. Mathey-Maille, Écritures du passé. Histoires des ducs de Normandie, Paris, Champion, 2007, p. 208-214.
4 Nos citations sont tirées de Richard sans Peur, éd. D. J. Conlon, Chapel Hill, 1977. Nous préparons une nouvelle édition de ce texte.
5 C. Blons-Pierre, « Le monde diabolique dans la version en vers de Richard sans Peur (xve siècle) », Littérales, 22 (L’épopée tardive), 1998, p. 15 et 16.
6 Sur les enjeux de l’écriture accumulative, voir M. Jeay, Le commerce des mots. L’usage des listes dans la littérature médiévale (xiie-xve siècles), Genève, Droz, 2006 (citations p. 35 et 38).
7 Nous ne revenons pas ici sur les sources des aventures, que nous avons étudiées ailleurs : voir E. Gaucher, « Les nuits diaboliques de Richard sans Peur (1496) », Revue des Langues Romanes, CVI, 20022 (L’Imaginaire de la nuit au Moyen Âge, études réunies par Jean Dufournet et Francis Dubost), p. 437-450 ; « Richard sans Peur, du roman en vers au dérimage : merveilles et courtoisie au xvie siècle », Emmanuel Bury et Francine Mora (dir.), Du roman courtois au roman baroque, actes du colloque de l’université de Versailles/Saint-Quentin-en-Yvelines, 2-5 juillet 2002, Paris, Les Belles Lettres, 2004, p. 123-134.
8 Sur cet aspect, nous renvoyons à nos articles : E. Gaucher, « La parodie du fantastique dans Richard sans Peur », « Furent les merveilles pruvees et les aventures truvees ». Hommage à Francis Dubost, op. cit., p. 247-261 ; « Tentations et mariage sataniques dans Richard sans Peur : le détournement des modèles allégoriques et féeriques », Élisabeth Gaucher (dir.), La tentation du parodique dans la littérature médiévale, Cahiers de recherches médiévales, 15, à paraître en 2008 ; « Richard sans Peur : le jeu avec le diable », Élisabeth Gaucher et Jean-Pierre Dupouy (dir.), Diables et diableries, CAMAREN (Cahiers Moyen Âge – Renaissance), 3, à paraître en 2009.
9 C. Blons-Pierre, art. cit., p. 18.
10 Cf. J.-M. Fritz, Paysages sonores du Moyen Âge, Paris, Champion, 2000, p. 177.
11 P. Walter, « Hellequin, Hannequin et le mannequin », P. Walter (dir.), Le mythe de la Chasse sauvage dans l’Europe médiévale, Paris, Champion, 1997, p. 33-72.
12 C. Blons-Pierre, art. cit., p. 17.
13 Cf. P. Bretel, « L’âme pour enjeu : le motif de la dispute des anges et des démons et ses transformations dans les miracles de Notre-Dame et dans un épisode de Perlesvaus », Cahiers de l’université de Perpignan, 29 (Dialogues. Hommage à Maurice Roelens), 1999, p. 125-145.
14 L. Mathey-Maille, op. cit., p. 209.
15 C. Blons-Pierre, art. cit., p. 20.
16 J. Ribard, Le Moyen Âge. Littérature et symbolisme, Paris, Champion, 1984, p. 25.
17 Sur la hiérarchie des différents types de crainte, voir le traité du dominicain Humbert de Romans († 1277), De dono timoris (Le Don de crainte ou l’Abondance des exemples, traduit et présenté par C. Boyer, postface de J. Berlioz, Presses universitaires de Lyon, 2003, chap. I, § 28, p. 41).
18 Chrétien de Troyes, Perceval ou le Conte du Graal, éd. bilingue par J. Dufournet, Paris, G.-F., 1997, v. 562.
19 Sens attesté dès 1466 (Dictionnaire historique de la langue française, dir. A. Rey, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1992).
20 Ce jeu sur l’homonymie apparaît au xve siècle chez Villon et dans la Farce de Maître Pathelin. Voir J. Dufournet, « La recherche de l’ambiguïté », Sur la farce de Maître Pierre Pathelin, Paris, Champion, 1986, p. 49 et « Les formes de l’ambiguïté dans le Testament de Villon », Revue des langues romanes, LXXXVI, 1982, p. 191-219.
21 Robert de Boron, Merlin, roman du xiiie siècle, éd. A. Micha, Genève, Droz, 2000, § 2.
22 Ibid., § 1.
23 A.-A. Cueff, La parodie du merveilleux dans Richard sans Peur, mémoire de master 1, dir. E. Gaucher, université de Bretagne occidentale, Brest, 2005, p. 24 sq.
24 Cette interprétation nous est suggérée par l’étude de P. Bretel consacrée à Arthur dans l’épisode du Perlesvaus (art. cit., p. 144).
25 Benoît de Sainte-Maure (Chronique des ducs de Normandie, éd. C. Fahlin, Uppsala, Bibliotheca Ekmaniana, 1951-1979 : v. 27197-28120) avait lui-même repris à Wace (Le Roman de Rou, éd. A. J. Holden, Paris, SATF, 1970-1973 : III, v. 289-510) deux de ces aventures (le diable dans la chapelle et le moine débauché).
26 La méthode a été appliquée au texte de Benoît de Sainte-Maure par Françoise Laurent (art. cit.), dont nous reprenons et développons les conclusions.
27 Ibid., p. 391.
28 L. Harf-Lancner, Le Monde des fées dans l’Occident médiéval, Paris, Hachette, 2003, p. 223-237.
29 F. Dubost, Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale (xiie-xiiie siècles). L’Autre, l’Ailleurs, l’Autrefois, Paris/Genève, Champion/Slatkine, 1991, p. 349.
30 Robert le Diable, éd. bilingue par E. Gaucher, Paris, Champion, 2006 ; sur l’étude littéraire et historique du personnage, sans doute inspiré du duc de Normandie Robert Ier le Magnifique, voir notre essai : Robert le Diable. Histoire d’une légende, Paris, Champion, 2003.
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L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008