Chapitre IV. La représentation de l’espace-temps
p. 151-203
Texte intégral
1Après un constat équivoque qui met en évidence l’intérêt pour l’espace des auteurs d’œuvres littéraires et théoriques à l’époque postmoderne, et leur propension à le considérer comme problématique, on pourrait être tenté de rejoindre les structuralistes les plus orthodoxes, et reconnaître la validité de la thèse antimimétique. Antoine Compagnon, dans Le Démon de la théorie, détaille ainsi l’opposition entre la tradition occidentale la plus ancienne qui affirme que l’œuvre d’art parle du monde, et la critique moderne : s’opposant au réalisme pour des raisons idéologiques, la théorie littéraire structuraliste et post-structuraliste a considéré que « la référence est une illusion, et la littérature ne parle pas d’autre chose que de la littérature1 ». Cependant il faut mesurer les implications d’une telle prise de position, et pour bien comprendre les termes du débat, il semble nécessaire de rappeler ce que sont les arts mimétiques, comment les premiers théoriciens de la littérature les ont considérés et en quoi les œuvres de notre corpus peuvent s’inscrire dans ce contexte intellectuel mouvementé, deux mille cinq cents ans après que Platon fit prononcer par Socrate la mise au ban des poètes.
Représentation et mimèsis
2Dans la seconde moitié du XXe siècle, les récits de fiction, multipliant les jeux de miroir et les mises en abyme, mettent en valeur leur dimension mimétique, pour la dénoncer comme illusion ou pour célébrer avec éclat la puissance et la liberté de l’artiste.
3Le Récit spéculaire (1977) de Lucien Dällenbach est une étude fondatrice sur le sujet, car elle analyse la mise en abyme depuis sa conception par André Gide, en 1893, dans son Journal, jusqu’à son usage par les auteurs du « nouveau Nouveau Roman ». Dans ses différentes variétés, et dès sa définition – « est mise en abyme toute enclave entretenant une relation de similitude avec l’œuvre qui la contient2 » – ce procédé met l’artiste en rapport avec son œuvre, et cela, directement sous les yeux du spectateur ou du lecteur. Mais ce qui dans le récit spéculaire intéresse Lucien Dällenbach (les différents types d’analogie qu’il recouvre et son intérêt dans l’étude du roman français des années 1950 aux années 1970) outrepasse la perspective ici envisagée qui est celle de l’étude de la représentation dans le récit de fiction.
4La mise en abyme et son usage dans la littérature du XXe siècle montrent néanmoins la nature des questions que posent les auteurs à eux-mêmes, aux lecteurs et à la critique. Ils rejoignent en cela une démarche antérieure qui a influencé André Gide dans certains de ses choix : celle de Mallarmé, qui à la fin du siècle précédent remet en cause la référentialité du texte littéraire. Le sonnet « Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx3 », aussi appelé sonnet en X pour ses rimes rares et l’énigme qu’il constitue, est un épisode fameux de cette revendication. Dans la brève étude qu’il y consacre en annexe à son essai, Lucien Dällenbach écrit :
en le proférant le poème ne nous propose pas seulement sa propre allégorie ; il nous offre celle du poète dont il célèbre l’absence – la « disparition élocutoire » – pour autant que cette « impersonnification » est seule à permettre de « céder l’initiative aux mots » et de conduire ceux-ci à « s’allumer de reflets réciproques4 ».
5Les mots du poème ne renvoient donc qu’à eux-mêmes, la référence est uniquement interne.
6Étudiant un autre de ses sonnets (« Une dentelle s’abolit »), le critique belge Paul de Man admet que « dans un poème tel que celui-ci, nous sommes face à la représentation dramatique d’un processus purement mental5 » et parvient néanmoins à reconstituer la scène décrite par ces vers. Il propose d’interpréter ainsi la poésie de Mallarmé : « L’action du poète (le poète : celui qui se revêt de la dorure des rêves) est l’annihilation de toute conscience, mais elle pourrait laisser une trace, le souvenir de l’œuvre suspendu dans un lieu idéal et révélant qu’une action s’est produite6. » Ce lieu idéal, poursuit-il, est celui qu’évoque Mallarmé dans Un coup de dés : « RIEN […] N’AURA EU LIEU […] QUE LE LIEU7. »
7Le lieu, dans les recherches entreprises par le poète symboliste et poursuivies, d’une certaine façon, dans le nouveau roman et ses suites, qui ont fécondé la pensée théorique et critique, est donc doté d’une importance particulière. C’est le lieu où se déroule la fiction, portion d’espace décrite, mais c’est aussi le lieu du discours narratif, parfois difficile à situer, en particulier quand ce discours se dédouble dans les réflexions produites par la mise en abyme, ou par les mentions et descriptions d’œuvres d’art qui ont bien souvent recours à d’autres médias. Ce procédé est fréquemment employé dans les œuvres d’Italo Calvino, Jean Echenoz, Thomas Pynchon et Christoph Ransmayr. Parler d’autres arts évoqués dans le texte de fiction me permettra d’aborder dans ses différents aspects la notion de représentation.
Les problèmes de la mimèsis
8La relation entre le texte littéraire et le monde est un vaste domaine de réflexion où la critique littéraire rencontre la philosophie. Étudier les procédures mentales mises en jeu n’est pas notre objet, car ce qui nous occupe est plutôt la façon dont le texte littéraire les suscite.
9Qu’il s’agisse d’un dialogue entre Marco Polo et le Grand Khan, ou de la description d’un paysage urbain dans Les Grandes Blondes, le lecteur se représente mentalement ce que dit le texte. L’entité mentale ainsi formée est certes subjective, mais elle est le plus souvent partagée, au moins par convention. Sans cette représentation, aucun énoncé ne fait sens pour la personne qui le perçoit. Tel est le sens qu’on donne à la représentation en philosophie et en sémantique. Dans un sens institutionnel, la représentation est la relation entre deux personnes, communautés, ou institutions qui permet à l’une de valoir pour l’autre. Et Bernard Vouilloux formule ainsi le sens esthétique du mot :
sont appelés « représentatifs » les arts ou les genres qui sont à propos de quelque chose (relation d’aboutness), comme les genres dramatiques et narratifs dans l’art verbal (par rapport aux genres dissertatifs) ou comme la peinture et la sculpture figuratives (par rapport à la peinture et à la sculpture abstraites, à l’architecture, à la musique, à la danse8).
10Il faut ajouter que la langue française utilise le terme de « représentation » pour désigner aussi bien le procédé mental et technique que son résultat. Mais en allemand, comme le rappelle Christian Godin, il existe deux mots différents pour distinguer la représentation « subjective, désignant ce qui vient à la conscience d’un sujet (Vorstellung) » de la représentation « objective, renvoyant au lien entre l’image et l’objet (Darstellung)9 ». En anglais comme en italien, les sens des termes utilisés, « representation » et « rappresentazione » recouvrent assez précisément ceux du substantif correspondant en français, à cela près qu’en italien la représentation politique et juridique est aussi désignée par un autre terme proche : « rappresentanza ».
11Mais de la rhétorique antique aux sciences du langage, les théoriciens de la représentation littéraire, aussi appelée mimèsis ou « imitation », se sont opposés sur le sens à donner à cette notion. S’agit-il d’imitation ou de représentation ? Quels sont les rapports entre l’œuvre et le réel ? Quelle est la part de la subjectivité de l’artiste ? Ce sont les questions de théorie littéraire les plus anciennes.
12Ce problème opposa pour commencer Platon et son disciple Aristote. Leur divergence au sujet de la mimèsis est en effet le débat qui inaugure la théorie littéraire occidentale.
13Tout commence avec la façon dont le narrateur représente les discours des personnages, en les racontant ou en les imitant. Dans un célèbre passage du livre iii de la République10, Platon fait dire à Socrate, selon qui l’art ne peut entrer dans la cité idéale à moins d’être moral, que ce qu’on appelle le discours direct, reproduction supposée identique à leur prononciation des paroles du personnage, est nuisible à la bonne éducation des « gardiens ». Pour que son interlocuteur Adimante comprenne bien en quoi il est possible de concevoir différentes façons de rendre les paroles des personnages dans une œuvre littéraire, Socrate prend l’exemple du débat entre Agamemnon et Chrysès, le prêtre d’Apollon dont il a ravi la fille Briséis. Dans ce passage du premier chant de l’Iliade, le poète « parle comme s’il était lui-même Chrysès, et il s’efforce le plus possible de nous donner l’illusion que ce n’est pas Homère qui s’exprime, mais le prêtre, c’est-à-dire un vieillard11 ». Socrate développe ensuite par une image l’idée que le narrateur disparaît derrière ses personnages : « si le poète ne se camouflait jamais, toute sa composition poétique et tout le récit seraient chez lui exempts d’imitation12 ». C’est précisément ce que recommande Socrate à qui voudrait réaliser la cité idéale. Mais Platon lui-même a recours à l’imitation directe des paroles prononcées : il n’intervient jamais comme narrateur dans ce texte et reproduit dans le dialogue les propos de Socrate racontant à des interlocuteurs absents du texte la soirée qu’il a passée au Pirée avec des amis dont il rapporte tous les propos, définissant la justice et la cité juste.
14Une position si contradictoire en apparence permet à Aristote, le plus fameux disciple de Platon, de proposer environ cinquante ans plus tard une opinion radicalement opposée sur la question de la valeur des œuvres littéraires en consacrant son traité sur la littérature, la Poétique, presque entièrement à la tragédie. Il reprend cependant la distinction établie par Socrate dans la République :
Il est possible en effet d’imiter par les mêmes moyens les mêmes objets soit en racontant (que l’on se fasse autre comme le fait Homère ou que l’on demeure le même sans changement), soit en faisant de tous les personnages des êtres en action, c’est-à-dire des acteurs de l’imitation13.
15Les paroles des personnages peuvent donc être reproduites telles quelles dans le texte littéraire. Si elles sont fondues dans le récit, celui-ci peut donc faire alterner, comme dans les épopées d’Homère, les parties racontées par le narrateur et les paroles prononcées par les personnages ou exclure ces dernières pour ne les faire figurer que comme éléments du récit.
16Les œuvres de mon corpus utilisent ces différentes possibilités de représentation littéraire du discours des personnages. La variété des moyens employés permet aux quatre auteurs de varier la forme de la relation qui se crée au cours de la lecture entre le lecteur et le narrateur.
17Italo Calvino est celui chez qui cette variété est la plus évidente, du fait sans doute de la brièveté des Villes invisibles, mais aussi de la forme du recueil. Les deux types d’unités qui le composent sont en effet présentés selon deux modes typographiques distincts : les micro-cadres en italiques et les descriptions de villes en caractères romains. Or les passages en italiques sont le plus souvent ceux où se développe un dialogue entre Marco Polo et l’empereur Kublai. Ce dialogue n’est cependant pas absent des descriptions des villes, dans lesquelles apparaissent des marques de l’énonciation très claires : « Personne ne sait mieux que toi, sage Kublai, qu’il ne faut jamais confondre la ville avec le discours qui la décrit14 ».
18Mais si l’on perçoit ici la posture humble de l’ambassadeur du Grand Khan, la voix de l’empereur n’apparaît pas à l’intérieur des descriptions de ses villes. Cependant, s’il écoute attentivement le Vénitien, il est au fait des pièges de la mimèsis ! En effet, la confusion entre le modèle et l’œuvre qui la représente, mentionnée ici, est l’un des points de repère dans la longue série de débats qui ont pour objet la mimèsis.
19Mais chez les autres auteurs du corpus, ce type de confusion est impossible. Chez Jean Echenoz, le détachement du narrateur envers l’histoire – on peut aussi l’appeler distanciation en référence à la dramaturgie brechtienne – est tel que, selon Jean-Claude Lebrun, vis-à-vis du lecteur,
le romancier peut en user d’une manière souveraine et afficher avec ostentation sa liberté, par exemple dans le choix de noms incongrus, ou dans l’extravagante typologie de ses personnages, ou dans les coq-à-l’âne de ses intrigues. Et Jean Echenoz ne se prive pas de lui faire remarquer [au lecteur] qui ici décide. Rappelons-nous la scène au cimetière du Père-Lachaise et son époustouflante « sortie » : « Il n’y a rien d’autre à voir ; sortons. » On ne saurait mieux tuer l’illusion réaliste15.
20En effet, par ce genre de procédé, l’auteur met à nu les procédés qu’il utilise et montre au lecteur qu’il feint de lui raconter une histoire vraie16.
21Thomas Pynchon obtient le même résultat en faisant intervenir dans Gravity’s Rainbow plusieurs narrateurs différents dont les tics de langage sont parfois très visibles, ce qui empêche la mise en retrait du narrateur qui, seule, permet l’illusion réaliste. Dans un passage de la troisième partie, Alfonso Tracy montre à Lyle Bland, un oncle du héros Slothrop, un étrange lot de flippers défecteux :
« Et ils sont tous foutus » dit Tracy, mélancolique. « Regardez-moi ça. » C’est un Folies-Bergère : des mignonnes en quadrichromie dansent le cancan dans tous les coins, les zéros se trouvant coïncider avec leurs yeux, leurs mamelons et leurs chattes, un de tes jeux du genre excitant, quoi, un petit peu agressif envers ces dames, mais juste pour le plaisir de s’amuser ! « T’as une pièce de cinq cents17 ? »
22La nonchalance orthographique du « sez » (au lieu de « says »), la ponctuation familière « here », les termes vulgaires (« fucked up », « cunts »), le tutoiement et une variation d’intonation dénotée par l’emploi d’italiques laissent entendre très distinctement la voix du narrateur dans ce passage.
23La situation est cependant moins tranchée dans Morbus Kitahara de Christoph Ransmayr. Quelques passages signalent une intervention du narrateur ou de l’auteur par des amorces de vers (ou du moins des variations dans la mise en pages du texte) qui dénotent une expressivité accrue. Au chapitre XXVII, dans lequel Bering consulte un ophtalmologiste à Brand, on apprend aussi que Moor sera évacué et toute la région transformée en camp d’entraînement militaire, en « secteur de manœuvres18 ». Le personnage y réfléchit en se rappelant l’un des commandements de la doctrine Stellamour :
L’avenir de Moor et de tous les patelins de la région du lac ne ressemblait ainsi qu’à la nuit du bombardement que lui, le valet dans une Maison des Chiens, avait pour date de naissance sur son laisser passer. L’avenir de Moor, c’était le passé.
N’oublier jamais.
Oublier tout.
Dormait-il ?
Ne faisait-il que rêver son épuisement, sa colère19 ?
24Dans cette avancée en direction du vers libre, auquel Christoph Ransmayr a exclusivement recours dans son dernier roman, Der fliegende Berg20, le texte semble imiter le désordre des pensées qui s’entrechoquent dans la conscience du personnage, selon un mode mimétique et réaliste, mais le discours du narrateur s’y trouve mêlé, et la tonalité du passage tend vers plus de pathétique. Dans ce type d’expérimentation sur le genre romanesque, Ransmayr fait apparaître la voix narrative ou auctoriale au premier plan, métalepse qui vient perturber l’illusion narrative.
25Ces remarques sur la voix narrative et l’illusion réaliste ont permis d’introduire la question du rapport de l’œuvre littéraire de fiction au référent, en particulier quant aux notions de mimèsis et de représentation. À ce stade, il faut revenir sur les textes fondamentaux qu’ont laissés Platon et Aristote, comme le souligne Alexandre Gefen :
dans une large mesure, tous les débats ultérieurs sont déjà enclos dans le dialogue entamé par Platon et Aristote, oppositions violentes mais complexes dont les moindres inflexions prédéterminent toutes les discussions ultérieures sur la représentation littéraire21.
26Les deux philosophes ont en effet conçu, de façons différentes, la création littéraire par rapport à l’art du mime et à la notion plus générale d’imitation. Par là, ils ont mis explicitement en relation, dans des discours théoriques profonds et audacieux, la réalité et la littérature.
27Platon est l’un des premiers à étudier la question de la représentation littéraire lorsque, dans la République (vers 387-370 avant J.-C.), Socrate proscrit la littérature de la cité idéale qu’il décrit à ses auditeurs. Le terme de mimèsis, que l’on peut traduire par « imitation », est alors utilisé pour parler d’œuvres littéraires.
28Au début du dixième et dernier livre de la République, Socrate et son interlocuteur Glaucon viennent de s’accorder sur le fait que la cité idéale imaginée par le premier est la seule où la justice soit vraiment pratiquée. Socrate revient alors sur la question de la poésie, déjà examinée dans les livres II et III. Son propos ne se centre pas, cette fois, sur les différents types de discours, et leur utilité en vue de l’éducation morale des gardiens de la cité mais sur le fait que la littérature en général est un art mimétique (une μιμητική [sc. τέχνη]). L’imitation est ici imitation d’une apparence, comme le montre Socrate à Glaucon, à l’aide de l’exemple du lit : le dieu est le seul véritable créateur (φυτουργός) du lit, le menuisier, qui fabrique tel ou tel lit particulier, en est l’ouvrier (δημιουργός), alors que le peintre, qui ne reproduit que l’apparence de ce dernier, est un imitateur (μιμητής). Or le peintre et le poète sont exactement sur le même plan : « ces imitateurs ne créent en effet que des fantasmagories, et non des êtres réels22 ».
29Ainsi, le recours à la notion d’imitation sert surtout à distinguer différents degrés d’éloignement par rapport à l’Idée qui est la véritable origine de quelque être ou objet que l’on considère. Socrate parle donc des arts mimétiques avec dédain, parce qu’ils ont pour seul objet l’apparence, non la vérité. La mimèsis est pour lui subordonnée à la partie sensible du réel qu’elle représente : elle n’est selon lui qu’un pâle reflet de l’être véritable de notre monde.
30Mais quand Aristote, dans son fameux traité sur la littérature, reprend le vocabulaire qu’utilisait son maître dans la République, c’est avec une visée différente.
31Dans ces notes de cours, probablement rédigées entre 335 et 323 avant J.-C.23, Aristote s’intéresse, entre les différentes formes d’imitation (peinture, danse, musique, littérature – pour utiliser des catégories plus modernes), à l’« art qui n’utilise que les discours en prose ou bien en vers » et qui imite « des personnages agissant24 ». Il s’agit donc de la poésie épique, dramatique, ou dithyrambique – et Aristote justifie l’emploi du terme de « poésie » pour les désigner comme un ensemble. Les poètes se distinguent en effet des autres imitateurs (peintres, danseurs, musiciens) par leur moyen d’expression : une langue versifiée (différents mètres définissent les différents genres). Mais ce qui les rassemble, c’est qu’ils font des vers, et de ce verbe faire, ποιεῖν, on tire le nom qu’on leur donne (poètes épiques, élégiaques, etc.). Des noms qui définissent ces artistes, Aristote déduit le nom de leur art : la poétique, d’où le traité prend son titre : Περὶ ποιητικῆς.
32Aristote reprend le terme de mimèsis, non pas dans le sens de reproduction des paroles prononcées (au discours direct ou indirect) ; il en fait un caractère propre à tous les arts qui représentent des faits ou des actions25, par divers moyens (peinture, sculpture, composition en paroles versifiées ou non). Mais Aristote désigne principalement par ce terme « l’imitation ou la représentation de l’action propre à la tragédie, à la comédie et à l’épopée », comme le rappelle Paul Ricœur au début du premier tome de Temps et récit26.
33Aristote s’intéresse même plutôt à la disposition des parties de la tragédie, aux figures narratives qui organisent l’action dramatique et constituent le texte tragique, qu’au degré de distance qui sépare la fiction de la réalité, comme Platon.
34En insistant sur la conduite de l’intrigue, Aristote ne définit jamais précisément ce qu’il entend par mimèsis, qui est du reste diversement traduit (« imitation » chez Pierre Magnien comme chez Barbara Gernez, « représentation » chez Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, ou simplement « mimesis » chez Stephen Halliwell27). Aristote ne la définit que par ce qu’elle sert à définir : la tragédie, et en particulier l’intrigue tragique, et par son objet : l’action. Il se contente de régler la question de l’imitation au début du chapitre IV de ce traité : « Dès l’enfance, les hommes sont naturellement enclins à imiter28. » Contempler des représentations produites par les arts mimétiques leur donne du plaisir et leur procure un enseignement. Aristote fait même de cette disposition un critère de définition de l’homme et Italo Calvino semble lui donner raison, dans les micro-cadres où Marco Polo doit « improvis [er] des pantomimes29 » et « recourir aux gestes, aux grimaces, aux clins d’yeux30 » pour se faire comprendre de Kublai dont il ne parle pas encore la langue. Mais pour qui veut étudier les rapports entre le texte littéraire et son référent dans le réel, Aristote n’offre guère de réponses, alors qu’à la différence de Platon, il s’intéresse à la mimèsis, puisqu’il en distingue différents types à l’œuvre dans la tragédie.
35C’est le caractère lacunaire et incomplet de la Poétique qui a permis à la théorie littéraire de s’assurer de la caution d’Aristote tout en laissant inexplorée la question du référent, comme le démontre Antoine Compagnon, pour qui ce traité « ne met jamais l’accent sur l’objet imité ou représenté, mais sur l’objet imitant ou représentant, c’est-à-dire sur la technique de la représentation, sur la structuration du muthos31 ». C’est un texte beaucoup plus normatif que descriptif. Ainsi, son auteur procède à un grand nombre de classements (les parties de la tragédie, les types de tragédies, les types de retournement) mais il cherche avant tout dans ce traité à identifier les ingrédients d’une bonne tragédie, ce qui l’autorise à traiter avec cette désinvolture apparente le problème qui interdisait, aux yeux de Socrate, à la poésie d’être admise dans sa cité idéale.
36Les œuvres littéraires qui, selon Platon et Aristote, imitent le réel, se trouvent donc entretenir avec ce dernier une relation analogique évidente : la mimèsis leur semblait aller de soi. Or une tragédie ne représente pas les actions qui constituent l’histoire, ni les paroles des personnages du mythe. Une tragédie représente l’adaptation de ces paroles et actions en vue d’un spectacle bien particulier et qui s’est beaucoup transformé depuis l’Athènes du IVe siècle avant J.-C.
37La mimèsis est ainsi un type de représentation, celle-ci étant conçue comme analogique ou ressemblante. Mais ce n’est qu’un cas particulier de représentation, car, comme le rappelle Nelson Goodman dans Langages de l’art :
La ressemblance n’est d’ailleurs nullement nécessaire pour la référence ; presque tout peut valoir pour presque n’importe quoi d’autre. Une image qui représente un objet – ou une page qui le décrit – y fait référence et, plus particulièrement, le dénote. La dénotation est le cœur de la représentation et elle est indépendante de la ressemblance32.
38La question de la ressemblance à son modèle ne se pose donc pas nécessairement dans le cas de la représentation du réel par une fiction littéraire. L’imitation n’est ainsi que l’une des questions que soulèvent les différentes théories de la représentation.
39Pour montrer comment les romans de Ransmayr, Pynchon et Echenoz, et la fiction poétique de Calvino proposent un point de vue nouveau et intéressant sur la très ancienne question de la mimèsis, un ouvrage critique semble essentiel, il s’agit de Mimésis33 d’Erich Auerbach. Dans cet essai paru d’abord en 1946, l’auteur trace un immense parcours à travers la littérature occidentale, de la Bible et l’Odyssée à Proust et Virginia Woolf, pour étudier, selon le sous-titre original, la réalité représentée dans la littérature occidentale : « Dargestellte Wirklichkeit in der abendländischen Literatur ». Sa méthode consiste en l’étude de quelques « thèmes fondamentaux de l’histoire du réalisme littéraire34 » parmi lesquels on peut retenir la représentation des rapports humains, les niveaux stylistiques, la conduite du récit, ou la caractérisation des personnages. Pour chacun des grands auteurs dont il étudie quelques extraits, Erich Auerbach identifie un certain type de mimèsis, qu’il lie à un genre, un mouvement, ou une période de l’histoire littéraire. Ainsi ce critique, à nos yeux, a le grand mérite de nous permettre de parler de mimèseis au pluriel. Mais il faut préciser qu’il n’emploie ce terme que dans le titre et dans la postface, préférant parler de réalisme, de « représentation littéraire35 » ou même de « représentation de la vie36 » dans son essai.
40Auerbach montre comment la littérature occidentale, au fil de son histoire, s’ouvre petit à petit à un monde plus vaste et plus divers. Dans le dernier chapitre de son essai, où il étudie une page de To the Lighthouse de Virginia Woolf, mais aussi un passage de Du côté de chez Swann, l’auteur identifie certaines spécificités du roman moderniste : « représentation pluri-personnelle de la conscience, stratification des temps, désintégration de la continuité des événements extérieurs, changement du point de vue du narrateur37 ». Le monde est devenu plus grand et divers, mais ce qui préoccupe Woolf, Joyce ou Proust ne concerne que quelques individus dont on partage les pensées et que le lecteur connaît aussi par l’intermédiaire des pensées des autres personnages. La position du narrateur est devenue variable, son savoir moins certain, et l’espace-temps de référence a perdu sa continuité et sa linéarité. Cette fragmentation généralisée des moyens du récit marque un renouvellement essentiel de la représentation du réel dans la littérature du XXe siècle. Il s’accompagne aussi d’une tentative, souvent réussie, de rapporter les situations fictives particulières à l’universel, dans une optique moderniste conforme aux idéaux des Lumières :
Le type de représentation dont nous parlons, qui met en valeur et approfondit l’instant quelconque, fait ressortir combien, en deçà des conflits qui déchirent l’humanité, les différences entre les formes de vie et les manières de penser des hommes se sont estompées. Les catégories sociales et leurs différents modes de vie se sont inextricablement mêlés, il n’y a plus désormais de peuples exotiques38.
41L’optimisme de ces remarques – écrites lors de l’exil de l’auteur à Istanbul pendant la Seconde Guerre mondiale – ne saurait concerner les œuvres d’auteurs modernistes moins confiants dans les valeurs universelles comme les auteurs du théâtre de l’absurde ou les romanciers comme Nathalie Sarraute, Alain Robbe-Grillet et Robert Pinget qui renouvellent le roman en France dès les années 1950. Néanmoins, le travail d’Erich Auerbach sur la représentation littéraire du réel fait partie des grandes étapes théoriques qui permettent de s’autoriser de Platon et d’Aristote pour aborder les questions posées par la mimèsis dans un contexte postmoderne.
42En effet, comme la mimèsis n’est plus seulement conçue en fonction d’un genre et de sa fonction éthique (ce qui était une perspective fondamentale pour Aristote, avec la catharsis tragique), elle peut être étudiée à travers le genre problématique par excellence qu’est le roman, qui multiplie les voix, les points de vue et les jeux intertextuels et se plaît à enfreindre les règles qu’on veut lui donner.
43Ainsi, pour donner à son histoire un sens symbolique, Christoph Ransmayr la situe dans deux lieux qui sont des doubles l’un de l’autre. Au Brésil, où se déroulent le premier et les trois derniers chapitres de Morbus Kitahara, Ambras, le « Roi des Chiens », est chargé d’exploiter une carrière de granit vert en y installant les machines de la carrière de Moor, dont il a été le gérant jusqu’à l’évacuation de cette région. Mais la situation dans l’espace de référence du roman de ce nouveau lieu de l’intrigue, Pantano, est ambiguë. Elle est en effet invraisemblable. Tout s’abord son nom, comme Moor, est un toponyme d’invention mais aussi un substantif très courant. Il suffit d’ouvrir un dictionnaire :
« Pantano », lut Lily un après-midi, alors que le train était arrêté depuis des heures devant le pont métallique d’une frontière entre deux secteurs. Elle tendit le livre à Ambras. « Pantano. C’est marqué là ; cela signifie : marécage, terrain marécageux, zone humide. »
Ambras lui retira des mains le livre ouvert […] il dit : « Moor39. »
44Comme le signale le traducteur dans une note, « Moor » et « pantano » sont des synonymes. Ainsi, les deux emplacements de la carrière d’Ambras portent deux noms équivalents, mais en outre, ces deux lieux sont enclavés, à l’écart du monde : Moor est « coupé du monde40 » à la fin de la guerre par les armées d’occupation, et Pantano se trouve sur des pentes escarpées, où « les routes de terre et les chemins creux se muaient alors en torrents sauvages41 ».
45C’est pourquoi Jutta Landa souligne, citant l’expression de l’auteur : « le “patelin” de Pantano (p. 401) n’est pas vraiment un antidote à Moor, mais un monde parallèle42 ». La particularité géologique qui dote ainsi les deux « patelins43 » d’un gisement de granit vert, leurs noms équivalents et leur isolement sont l’indice d’un refus du réalisme. La volonté de l’auteur de créer des lieux similaires dans lesquels ses personnages sont voués à répéter leur échec apparaît donc très clairement dans ces choix. En effet, Ambras continue d’y revivre le souvenir de son expérience concentrationnaire, et Bering commet un nouvel homicide, sans comprendre comment sortir du cycle de la violence dans lequel il est engagé depuis sa naissance lors du bombardement de Moor : il est resté « un enfant de la guerre44 ».
46Le rapport ambigu de Christoph Ransmayr au réel se révèle pleinement dans la conception des lieux de l’intrigue de Morbus Kitahara. Moor et Pantano, quoiqu’insérés dans un espace-temps cohérent, sont des lieux symboliques et inassignables à une configuration mimétique du réel de référence.
47La même coexistence d’un réalisme vérace et du refus d’une mimèsis qui permettrait d’identifier un référent réel du texte de fiction est aussi présente dans Les Grandes Blondes. Jean Echenoz multiplie les effets de réel, citant des lieux connus ou des noms de marques. Cela fait partie des conventions du roman policier. Ainsi se termine le chapitre VI, où Gloire Abgrall congédie soudainement son voisin Alain, le surlendemain du meurtre de Kastner, le détective qui l’avait retrouvée par hasard :
Alain n’a pas pris garde à la Volvo 360 gris-bleu métallisée garée devant chez elle. Carrosserie perlée de rosée, vitres étouffées par la buée, il semble qu’il n’y ait personne dedans. Or, équipé d’un carton de Vittel, d’une cartouche de Pall Mall et d’un radiotéléphone, il y a quelqu’un dedans45.
48On peut lire dans ces phrases brèves et nerveuses (parataxe, brusque passage au présent, répétition de toute une proposition) un hommage au style de Jean-Patrick Manchette, auteur de romans noirs qui cite les modèles d’armes et de voiture, les titres des morceaux de jazz et les marques des alcools qu’apprécient ses personnages46. Pour autant, un personnage important des Grandes Blondes ne s’accorde pas du tout avec l’univers de référence du roman noir, plutôt factuel et réaliste : Béliard est un être à forme humaine, mais immatériel, et muni d’une garde-robe et « des quelques accessoires à sa taille dont l’homoncule disposait : un peigne, un miroir, un mouchoir, une paire de lunettes fumées47 ». Cet être surnaturel accompagne Gloire Abgrall, la surveille et la conseille. « Au mieux il est une hallucination forgée par l’esprit déréglé de la jeune femme. Au pire il est une espèce d’ange gardien. Du moins peut-il s’apparenter à cette congrégation. Envisageons le pire48. » Parfois, Béliard semble évaluer la qualité et la durée d’une expiation que Gloire aurait accomplie en disparaissant après sa période de prison, mais il est aussi celui qui l’aide, déployant une rage féroce, à se débarrasser définitivement d’un gêneur, à Sidney : « Gloire finirait par lâcher l’homme si Béliard, contre son oreille, ne lui hurlait d’anéantir ce con, de le réduire en miettes49. » À la fin du roman cependant, il l’empêche de commettre un meurtre supplémentaire. C’est donc un personnage surnaturel et ambigu, comme le souligne son nom qui est selon Christine Jérusalem, « l’un des noms attribués au diable par des textes des débuts de l’ère chrétienne50 ». On retrouve Béliard dans Au Piano (2003), où sa fonction d’ange ou d’intermédiaire est plus clairement décrite puisqu’il est chargé d’orienter le héros, Max Delmarc, peu après sa mort. Ici, Béliard est aussi pourvu d’un prénom51, mais il a dans Au piano une taille normale, et dévoile au lecteur la continuité de son identité d’un roman à l’autre dans une allusion blasée à une mission précédente, au détour d’une conversation portant sur Doris Day : « je n’aime pas trop ce genre de filles […] les grandes blondes et tout ça. Je connais trop52 ».
49Ainsi, avec Béliard, Jean Echenoz a créé un personnage qui entre en totale discordance avec ce qu’il y a de plus reconnaissable dans son écriture : la prégnance du réel référentiel. Dans un entretien, l’auteur reconnaît en effet l’importance dans son œuvre du « poids des objets » et il admet que le catalogue de Manufrance a été pour lui un « ouvrage de référence53 ». Ce rapport contrasté au réel, entre réalisme et fantaisie, est d’abord nourri d’un travail de documentation que Jean Echenoz appelle dans un autre entretien le « repérage », comme au cinéma, et dont il souligne qu’une infime fraction se retrouve mot à mot dans ses romans :
il n’y a jamais plus d’1 % de la réalité qui soit pertinent en terme de romanesque, mais ces détails-là sont toujours plus romanesques que ceux que l’on pourrait inventer […] Parfois même la réalité en fait trop, il faut la calmer un peu54.
50Pour cela, Jean Echenoz nuance la part réaliste de sa création par des décalages burlesques ou fantastiques. Le personnage de Béliard, dans Les Grandes Blondes comme dans Au piano, est une intrusion du genre fantastique dans ce roman. Les alexandrins blancs qui parsèment son œuvre ressortissent au même procédé de décalage. Ainsi, la référence au réel est contrebalancée par un véritable travail de « dérèglement », selon Dominique Viart, qui permet de créer « un réel désaccordé, comme “dérangé”55 ».
51Ainsi, une œuvre qui imite le réel ne doit pas nécessairement présenter une version ressemblante du réel, et le réalisme ne semble pas être une option qui exclue le symbolisme et la fantaisie auxquels ont recours Christoph Ransmayr et Jean Echenoz. Thomas Pynchon, lui aussi, offre beaucoup d’occasions dans Gravity’s Rainbow au déchaînement d’une fantaisie débridée quand une chanson burlesque vient interrompre le récit ou lorsque, au cours d’une dispute entre trafiquants d’armes et de drogue à Monte-Carlo, un « jeune casse-cou, héritier du magnat des feux d’artifice de Limoges, Georges (“Poudre”) de la Perlimpinpin56 », on tire un obus de char à travers le salon de sa villa. Ici, choisir Limoges permet de juxtaposer l’image des porcelaines fines (entrevue en arrière-plan) à celle des poudres explosives et, dans ce type de détails surprenants de son récit, l’auteur tourne résolument le dos à toute visée réaliste. Et cette touche de burlesque n’est pas non plus absente des Città invisibili.
52La mimèsis selon Platon et Aristote, en donnant naissance à la théorie littéraire posait en même temps le problème de la ressemblance de la représentation littéraire à son modèle. Mais celui-ci une fois identifié, il ne faut pas relâcher l’attention.
La crise de la représentation
53Le terme de représentation en français semble issu de « présentation ». S’il s’agit d’un redoublement d’une présence, on voit mal comment distinguer l’art et la vie : les expressions « représentation artistique » et « représentation mentale » pourraient sembler absurdes.
54Si le préfixe latin « re- » désigne bien une duplication, c’est, dans la philosophie classique, issue d’Aristote, par l’intervention de l’intellect, qui transforme l’objet en information. Dans un article de fond sur ces notions beaucoup étudiées au Moyen Âge, le philosophe et sémioticien Jean-Guy Meunier rappelle que
la tradition aristotélicienne médiévale soutenait que lorsque l’« anima » entrait en contact cognitif avec un objet extérieur, elle n’absorbait pas les objets du monde comme dans un contact purement physique (par exemple : la digestion). Autrement dit, elle transforme un objet physique externe en un objet interne appelé « forma ». De ce fait, dans l’« anima », l’objet est alors présent à nouveau (« représenté ») mais sous une autre forme. L’anima est alors dite « in actu », « informata ». Elle re-présente l’objet, c’est-à-dire crée une « re-presentatio », mais sous une autre forme57.
55Ainsi la représentation, production d’une information à partir de données externes matérielle, ne saurait mettre en jeu des questions de ressemblance ou d’imitation. L’équivalence entre la mimèsis conçue comme imitation d’un modèle et la représentation tient donc du malentendu.
56Néanmoins, même sans s’écarter d’un pas du texte de la Poétique, la mimèsis conçue comme procédé de production de l’œuvre littéraire est relativement indépendante du réel. Pour Paul Ricœur, qui a étudié le récit en profondeur et dans toute l’ampleur de ce sujet, la fiction littéraire ne semble pas fermement ancrée dans la réalité de référence.
57En relevant l’intérêt du passage où Aristote compare l’activité de l’historien à celle du poète, Paul Ricœur établit tout à fait clairement que la mimèsis est un travail sur le matériau de référence, et non pas seulement un tri entre les faits qu’il est possible de raconter dans une œuvre littéraire, ni une façon de s’inspirer du réel référentiel pour créer son œuvre. Aristote oppose ainsi le poète, qui dit οἷα ἄν γένοιτο « ce qui pourrait se passer », à l’historien, qui dit τὰ γενόμενα « ce qui s’est passé », pour insister sur la différence entre le réel et le vraisemblable, concluant : « la poésie exprime plutôt le général, l’histoire le particulier58 ». Mais Paul Ricœur remarque que « le possible, le général ne sont pas à chercher ailleurs que dans l’agencement des faits, puisque c’est cet enchaînement qui doit être nécessaire ou vraisemblable59 ». L’agencement des faits, c’est le muthos, l’intrigue, autrement dit la mimèsis des faits. Ricœur conclut donc :
la sorte d’universalité que comporte l’intrigue dérive de son ordonnance, laquelle fait sa complétude et sa totalité. Les universaux que l’intrigue engendre ne sont pas des idées platoniciennes. Ce sont des universaux parents de la sagesse pratique, donc de l’éthique et de la politique. L’intrigue engendre de tels universaux lorsque la structure de l’action repose sur le lien interne à l’action et non sur des accidents externes. La connexion interne en tant que telle est l’amorce de l’universalisation. […] Composer l’intrigue, c’est déjà faire surgir l’intelligible de l’accidentel, l’universel du singulier, le nécessaire ou le vraisemblable de l’épisodique60.
58Dans ce passage, le philosophe tient bien compte du rôle éthique qu’Aristote assigne à la tragédie, qui touche les citoyens et les rend meilleurs par la fameuse katharsis, mais surtout il pose les fondements de son étude de la mise en fiction du réel qu’il appelle mimèsis II ou mimèsis-création, par opposition à l’« amont » et à l’« aval » de la composition poétique, qu’il nomme respectivement mimèsis I et mimèsis III61. Car dans son deuxième stade, où « s’ouvre le royaume du comme si62 », la mimèsis est une activité qui donne à la fiction littéraire un ancrage dans le réel qui a pour principal intérêt de donner un sens au monde. Cette configuration sémantique est alors proposée à l’interprétation du lecteur ou du spectateur, ce en quoi consiste pour Ricœur la dimension herméneutique qui définit la mimèsis III.
59Composer l’intrigue, pour Paul Ricœur, revient donc à donner un sens aux faits qui la constituent, à les orienter en fonction de la finalité, notamment éthique, de l’œuvre. C’est aussi en cela qu’on peut opposer Aristote à son maître Platon. Celui-ci faisait refuser le droit de cité aux poètes au nom de la vertu défendue par Socrate, Aristote au contraire, reconnaît l’utilité de la fiction littéraire dans la cité. Pour Paul Ricœur, l’intrigue à laquelle le lecteur ou l’auditeur d’une œuvre littéraire accorde son attention est nécessairement le produit d’une mise en intrigue qui est le propre de la création littéraire. C’est dans cet « acte configurant » que se trouve formulé le sens de l’histoire racontée : il « consiste à “prendre-ensemble” les actions de détails ou ce que nous avons appelé les incidents de l’histoire ; de ce divers d’événements, il tire l’unité d’une totalité temporelle63 ». La mimèsis II, telle que la conçoit Ricœur à partir de sa lecture de la Poétique, crée une intrigue à partir du référent extérieur qu’est le monde, en le configurant de façon à ce qu’il ait un sens dans le récit proposé au lecteur. Ricœur affirme donc avec force qu’il y a dans la représentation littéraire telle que la conçoivent les Anciens une part de création : la mimèsis n’est pas la production d’une copie du réel, elle est la production d’un objet original qui dispose ensemble certains éléments du monde sensible, en une configuration qui fait sens pour le spectateur. Ainsi, représenter ne signifie pas présenter une seconde fois ce que le monde présentait déjà à nos sens.
60Une telle introduction de l’originalité du travail de l’artiste dans la notion de représentation contredit donc la doctrine classique de la représentation qui fait de l’imitation l’essentiel du travail de l’artiste. Mais les textes de mon corpus remettent aussi en cause cette notion classique que suffisait à résumer le vers d’Horace « ut pictura poesis ».
61La crise de la représentation se manifeste avec évidence dans le traitement de l’espace qu’offrent les textes de fiction. Les villes de Tartarie décrites à Kublai par son ambassadeur Marco Polo, dans Le città invisibili, d’Italo Calvino, par leur aspect bien souvent invraisemblable et même impossible, sont un indice de la liberté de l’auteur. Sa description des cités de l’empire mongol (qu’on appelait « tartare » au XIIIe siècle) est en effet pleine de la fantaisie et d’inventions qui relèvent des procédés de brouillage référentiels détaillés plus haut. Ottavia (Octavie) est ainsi suspendue à un filet tendu au milieu d’un précipice. Quant à Procopia (Procope), c’est le siège d’un étrange phénomène qui se présente au voyageur à chacune de ses visites : l’espace y est peuplé de petits personnages de plus en plus nombreux : « une foule toujours plus dense64 » fait disparaître le paysage, recouvrant tout. De plus, il ne suffit pas de dire que l’empire des Tartares comprend des lieux difficiles à concevoir en dehors d’un contexte merveilleux ou fantastique, la façon dont le voyageur vénitien les représente à son hôte accentue l’écart du texte d’Italo Calvino par rapport à toute visée réaliste. Confronté à la grande diversité des villes de l’empire et à sa méconnaissance de la langue du Grand Khan, Marco Polo a recours à des systèmes symboliques toujours changeants pour décrire les villes de l’empire :
Nouvellement arrivé et parfaitement ignorant des langues de l’Orient, Marco Polo ne pouvait s’exprimer autrement que par gestes, en sautant, en poussant des cris d’émerveillement et d’horreur, avec des hurlements de bête et des hululements, ou à l’aide d’objets qu’il sortait de ses sacs : plumes d’autruche, sarbacanes, morceaux de quartz, et disposait devant lui comme les pièces d’un échiquier65.
62Ces pantomimes frappent l’esprit de l’empereur, mais leur sens est plutôt incertain :
tout ce que Marco montrait avait le pouvoir des emblèmes, qui une fois vus ne se peuvent oublier ni confondre. Dans l’esprit du Khan, l’empire se reflétait sur un désert de données mouvantes et interchangeables comme des grains de sables, dont émergeaient pour chaque ville et province les figures évoquées par les logogriphes du Vénitien66.
63Outre la difficulté de la communication sans langue commune, ces passages soulignent que les métaphores de Marco Polo restent énigmatiques pour le Grand Khan, dans l’esprit duquel les descriptions du Vénitien ne permettent de distinguer aucune des villes de son empire. L’image du désert qui s’impose à lui est très frappante, car c’est précisément l’inverse de la ville : lieu inhabité, lieu d’indifférenciation où il est si facile de s’égarer.
64Mais ce n’est pas tout : à mesure qu’on avance dans Le città invisibili, les rapports entre l’empereur et le marchand vénitien évoluent, et se tendent parfois. Kublai, jugeant ses voyages inutiles, préfère jouer aux échecs avec Marco Polo, d’autant qu’« on pouvait attribuer chaque fois à chaque pièce une signification appropriée : un cheval était susceptible de représenter aussi bien un vrai cheval qu’un cortège de carrosses, une armée en marche, un monument équestre67 ». Cependant l’astucieux marchand vénitien, comprenant la lassitude de l’empereur, réagit à sa mauvaise humeur en lui proposant non plus une description de ses villes, mais de son échiquier.
– Ton échiquier, sire, est une incrustation de deux bois : ébène, érable. Le morceau de bois sur qui se fixe ton brillant regard fut taillé dans un anneau de tronc qui s’était développé une année de sécheresse : vois-tu comment sont disposées les fibres ? Ici on distingue un nœud, à peine marqué : un jour de printemps précoce un bourgeon tenta de sortir, mais la gelée de la nuit le contraignit à renoncer. […]
La quantité d’information qu’on pouvait lire dans un petit morceau de bois lisse et vide submergeait Kublai : Polo en était déjà arrivé à parler des forêts plantées d’ébène, des trains de bois qui descendent les fleuves, des accostages, des femmes à leurs fenêtres68…
65Ici, les personnages de Calvino semblent avoir retrouvé foi en la parole descriptive. La réduction de l’empire au jeu d’échecs, sur le plan métaphorique, était plaisante et efficace, mais elle inspire à Kublai un sentiment de désespoir et de vanité. Or lorsque son ambassadeur, en feignant d’ignorer l’usage métaphorique de l’échiquier, reprend son commentaire descriptif en l’appliquant au plateau du jeu d’échecs, il parvient à rendre à l’empereur son goût pour la vie et pour le pouvoir. Son discours commence pourtant comme une description à la précision microscopique, pastiche probable de certains passages de romans d’Alain Robbe-Grillet. Mais il débouche sur des récits donnant à voir le monde vaste et divers : le macrocosme, et c’est donc une preuve de la confiance de l’auteur en l’efficacité du langage.
66Italo Calvino a précisément théorisé dans un article de critique littéraire la tension représentée dans la littérature depuis la fin des années 1930 entre « la descente dans l’océan de l’objectivité indifférenciée69 » et la « littérature de la conscience70 ». Il oppose là les recherches de Musil, Butor ou Robbe-Grillet aux textes bouillonnants de Pier Paolo Pasolini ou Carlo Emilio Gadda, « où la conscience rationalisatrice et discriminante se sent absorbée comme une mouche par les pétales d’une plante carnivore71 ». Cette même tension est sensible dans l’œuvre littéraire de l’auteur où un imaginaire riche se plie à des règles d’organisation formelle méthodiques, comme dans les Cosmicomiche (1965), où chaque récit illustre une hypothèse sur la formation du monde ou la physique de l’univers. De même, dans Il castello dei destini incrociati (1973), les cartes d’un jeu de tarot servent de base aux différents récits que se racontent les personnages. Dans les Città invisibili, la recherche de l’objectivité et le portrait d’une conscience envahie par le divers forment les deux extrémités du discours de Marco Polo : ce sont ici la description millimétrique de l’échiquier, et les nombreux récits dont son imagination et sa mémoire sont prodigues.
67Calvino conçoit donc la crise de la représentation comme la lutte entre deux tendances qui s’observent aussi dans son œuvre. Cette conception riche et ouverte aux nuances, qui rend compte de l’histoire de la littérature des XIXe et XXe siècles, n’a cependant pas toujours convaincu. Récemment encore, elle semble avoir été mise de côté au profit d’une conception plus tranchée des rapports entre le réel et sa représentation littéraire.
68Christine Montalbetti dans son essai Le Voyage, le monde et la bibliothèque (1997), qui porte sur des récits de voyages écrits par de grands auteurs français du XIXe siècle, affirme à de nombreuses reprises l’« hétérogénéité fondamentale de l’écriture et du monde72 ». Cette expression frappante recouvre plusieurs couples radicalement hétérogènes, étudiés dans le premier chapitre de l’ouvrage : le langage et le monde, la langue et le monde, le texte et le monde. Ainsi, la parole est dite « autarcique73 », le réel, « indicible74 », la référence au monde extérieur ou l’impression ressentie par Chateaubriand qui craint de répéter les descriptions d’autres voyageurs relèvent de l’« aporie75 ». Mais si Christine Montalbetti commence ainsi par démontrer que le monde et le langage sont étanches l’un à l’autre, c’est pour mettre au jour les moyens par lesquels une saisie du monde est néanmoins possible.
69L’étude de Christine Montalbetti se fonde sur des relevés de traces de l’énonciation dans le texte littéraire. Ces termes, appelés « embrayeurs » depuis les premiers travaux des linguistes structuralistes dont elle s’inspire76, semblent tout d’abord plaider contre l’« intransitivité globale des textes de fiction77 » que proclame Christine Montalbetti. Car s’il y a dans le texte des éléments qui renvoient à un « ici et maintenant », un « alors » ou un « ailleurs », ils font référence à un monde au-delà du texte.
70Christine Montalbetti estime donc que l’hétérogénéité du réel et du texte empêche toute représentation référentielle en littérature, ce qui lui semble absolument manifeste dans les textes de fiction, qui tombent selon elle dans un certain nombre d’« erreur [s]78 » ou de « faute [s]79 » qu’elle analyse comme résultant de trois « complexes ». Pour les identifier, elle leur donne les noms de personnes réelles et imaginaires, responsables de confusions importantes et bien connues entre le réel et la fiction : « le complexe de Victor Bérard », « le complexe de Don Quichotte » et « le complexe du projectionniste Buster80 ». L’helléniste Victor Bérard raconte son voyage sur les traces d’Ulysse, et retrouve dans les lieux qu’il traverse les lieux décrits dans la fiction81 ; Don Quichotte décrit la réalité en utilisant des termes employés dans les romans de chevalerie ; et Buster Keaton, dans Sherlock Junior (1924), dont il est aussi le réalisateur, joue un projectionniste qui entre en rêve dans le film qu’il est en train de projeter. Ce type de confusion a souvent été utilisé, en littérature comme au cinéma, ainsi que le précise Christine Montalbetti. Mais ces différents « complexes » qui fondent de nombreux dispositifs de fictions narratives sont une bonne façon de montrer à quel point la fiction est à même de poser la question du rapport entre réel et fiction.
71Jean Echenoz accorde une place importante dans ses romans à l’espace géographique, même s’il est souvent présent comme simple référence pour le cadre de l’intrigue. Dans le deuxième chapitre des Grandes Blondes, Jean-Claude Kastner, que son patron Jouve a chargé de retrouver la trace de Gloire Abgrall, se rend d’abord à Saint-Brieuc :
Son véhicule garé dans le centre-ville près du marché couvert, Kastner dîna d’un couscous impérial chez un des Maghrébins qui se concurrencent du côté de l’ancienne gare, puis il trouva une chambre dans un hôtel peu étoilé face à la nouvelle82.
72Ce passage semble parfaitement anodin, mais il inspire à Christine Montalbetti les quelques lignes par lesquelles elle introduit son idée du « complexe de Don Quichotte » :
Quel que soit le réalisme d’un texte, et la systématicité d’une onomastique ne comprenant que des homonymes rigoureux d’espaces réels, quelle que soit la coïncidence temporelle entre la rédaction d’une fiction et le moment où je peux me rendre dans le lieu homonyme qui en modélise le décor, le récit se déploie dans des espaces parallèles. Et le Jean-Claude Kastner du dernier roman d’Echenoz ne se gare pas dans Saint-Brieuc, dont il est bien incapable d’arpenter les trottoirs, mais quelque part entre le langage et l’activité fantasmatique de l’auteur et de ses lecteurs83.
73Elle précise une localisation possible de ce lieu intermédiaire en note de bas de page : « C’est-à-dire aussi, exactement, s’il faut lui fixer un lieu, page 13 de la première édition des Grandes Blondes84. » Cette affirmation est certes étayée par des remarques fort justes sur l’utilisation d’une toponymie référentiellement exacte et d’un ancrage contemporain de la fiction, mais ces remarques ne sont que des concessions que la critique fait à l’auteur. Or il est absurde de prendre le texte littéraire au pied de la lettre au point de prétendre que le personnage de fiction gare sa voiture entre les pages du roman. Cette provocation correspond à un usage divertissant de la note de bas de page, mais elle dissimule le fait que ce « quelque part entre le langage et l’activité fantasmatique de l’auteur et de ses lecteurs » est l’intervalle dans lequel la fiction se déploie et se rend accessible. C’est précisément le cas ici, dans la mesure où le narrateur brise la temporalité rétrospective de son récit en mettant au présent – ce qui implique le lecteur – la mention des autres restaurants où Kastner aurait pu aller déguster un couscous. C’est sans doute le caractère trop voyant de cet effet de réel introduit par la rupture avec le temps du récit et l’embrayage sur un commentaire métaleptique destiné au lecteur qui a motivé la remarque acerbe de Montalbetti. Néanmoins, en refusant d’accorder sa confiance au narrateur, elle prouve que le référent géographique d’un récit ne s’y trouve que si l’on s’en laisse conter.
74La notion de mimèsis a donc créé davantage de problèmes qu’elle n’en a résolus. Destinée d’abord à rendre compte des façons de reproduire les paroles prononcées par les personnages d’un texte narratif, elle est devenue un fondement théorique du théâtre classique, puis des arts en général. Mais la représentation du réel a évolué au cours de l’histoire de la littérature, ainsi que l’a montré Auerbach, et la fidélité au modèle n’est pas nécessairement impliquée par le dogme mimétique ; les textes du corpus en témoignent, faisant intervenir des êtres surnaturels, d’étranges coïncidences et des épisodes burlesques qui s’écartent résolument de tout réalisme. La représentation littéraire est donc en crise, et cela se résume chez les héritiers du formalisme russe à la conception d’une barrière étanche entre le réel et la fiction, et plus finement, selon Italo Calvino, en deux tendances opposées de la littérature de la seconde moitié du XXe siècle : une littérature de la conscience et une littérature tendant vers l’objectivité.
Le territoire et la fiction
75Le territoire est un espace entendu comme propriété d’une personne, d’une société, d’une culture ou d’une nation. Ses limites sont fixées par des règles qui se réfèrent à l’histoire de cette portion de l’espace, et sa gestion est l’une des tâches majeures de l’État. Les fictions étudiées ici donnent parfois un rôle important aux États qui conquièrent ou administrent divers territoires géographiques, comme la « Zone » dans Gravity’s Rainbow ou l’Orient des Tartares dans Le città invisibili. Mais à ce titre, on peut considérer que l’espace-temps représenté par la fiction est le territoire qu’ont en charge le narrateur et l’auteur. Or ils semblent refuser cette obligation, comme en témoigne leur travail sur le rythme du récit, et la mise en abyme de la création artistique : la crise du territoire s’étend à divers degrés dans les œuvres du corpus.
L’espace et le rythme du récit
76Il est difficile d’isoler l’espace décrit du traitement du temps, dans un récit de fiction. Tous deux forment en effet le cadre dans lequel se développe l’intrigue, et contribuent bien souvent à déterminer la tonalité de l’œuvre considérée, son genre ou même son ampleur. En effet, le temps constitue un ensemble de durées mises en perspectives les unes par rapport aux autres dans le récit assumé par le narrateur. Dans une œuvre théâtrale ou cinématographique, le temps est d’abord le temps que dure la projection ou la représentation. De même, l’espace parcouru, évoqué ou imaginé dans un récit de fiction propose au lecteur une configuration signifiante qui sert de référence pour l’histoire qui s’y déroule. L’espace-temps fictionnel forme ainsi ce que Mikhaïl Bakhtine a nommé le chronotope dont on a vu plus haut l’intérêt.
77Dans le chronotope du récit de fiction, on peut constater une relation d’interdépendance entre la vitesse atteinte et la durée mesurée. Dans un récit, le rythme ralentit quand une description détaillée ou une ample discussion est rapportée par le narrateur à la faveur d’une pause dans le récit : en un grand nombre de pages s’écoule peu de temps. À l’inverse, un sommaire, ou résumé rapide de l’action écoulée, peut faire passer plusieurs années en quelques lignes. Le temps passe plus vite quand la vitesse du récit augmente.
78C’est une donnée classique de la narration romanesque, et Jean Echenoz y souscrit habilement. Le rythme du récit varie ainsi dans Les Grandes Blondes85, dont chacun des vingt-huit chapitres, centrés alternativement sur Gloire Abgrall et sur les hommes qui la recherchent, conte quelques moments d’une journée86, parfois une journée entière87, mais le plus souvent moins de deux jours de la vie des personnages. Des indications horaires précises permettent de le remarquer précisément. Les neuf chapitres les plus longs88 scandent régulièrement le roman. Il se passe à peine une journée dans le chapitre XXVI (presque onze pages) comme dans le suivant (cinq pages et demie) mais celui-là raconte comment, à Honfleur, Personnettaz et Donatienne, l’assistante du producteur qui a fait rechercher Gloire Abgrall pendant presque deux mois, parviennent à discuter avec l’ancienne célébrité, et la convainquent de participer aux « Grandes Blondes », l’émission de télévision dont le roman raconte aussi la conception laborieuse. Après cela, une nuit passe, et le chapitre se termine sur le retour en voiture à Paris des trois personnages dans la matinée du lendemain. Le chapitre XXVII commence dans la matinée du même jour, à Paris, avec Salvador, le producteur, toujours préoccupé par la série qu’il est en train de mettre au point. La rencontre avec Gloire Abgrall, tellement attendue, est expédiée pourtant en moins de deux pages, et le chapitre se finit dans le vague, le même soir, Salvador errant dans la ville, et Personnettaz perdu dans ses pensées, troublé par un amour naissant. Ce qui distingue donc les chapitres XXVI et XXVII, qui couvrent chacun moins de 24 heures, n’est pas la minutie du narrateur, mais le nombre d’événements racontés, ils sont plus nombreux dans le chapitre XXVI que dans le suivant où lecteur entre dans l’intimité des deux protagonistes masculins.
79Dans d’autres passages, au contraire, ce n’est pas la variété et la quantité des actions relatées, mais le détail des descriptions qui ralentit la cadence du récit : le chapitre VI s’étend sur presque dix pages et commence dans la nuit du sixième jour du récit pour se finir le lendemain matin. Différents personnages du roman sont décrits dans leur sommeil : Salvador, Jouve et Donatienne à Paris, Gloire Abgrall à Launay, tout comme Kastner, qui dort « définitivement89 ». Puis une analepse rapporte la façon dont Gloire, le jour précédent, s’est débarrassée de la voiture du détective tué l’avant-veille. Le narrateur, omniscient, raconte alors le rêve de la jeune femme, son réveil et sa matinée jusqu’à « dix heures et demie, onze heures moins le quart90 » et l’arrivée de son voisin. L’héroïne du roman discute un peu avec lui avant de le chasser. Le chapitre se termine sur une transition vers le suivant : la mention par le narrateur de la présence d’un nouvel observateur devant la maison de la jeune femme. Récits d’actions ou descriptions, ce sont là divers types d’informations confiées au lecteur : leur détail est ce qui ralentit le rythme du récit. La plupart des événements et en tout cas les événements les plus longuement racontés se passent dans le même lieu, chez Gloire Abgrall.
80La narration, dans Les Grandes Blondes, suit donc l’ordre chronologique des faits racontés. Mais comme ce roman est l’histoire d’une poursuite, le narrateur présente parfois dans deux chapitres successifs des faits qui ont eu lieu simultanément dans des lieux différents : avec l’héroïne, Gloire Abgrall, et du côté des personnes qui la recherchent comme Salvador et Personnettaz. Cette alternance est manifeste entre les chapitres III et IV qui opposent Paris et, « le matin de ce même jour91 », Launay-Mal Nommé, le hameau breton où l’héroïne s’est fait oublier sous le nom de Christine Fabrègue. La narration alternée est aussi évidente plus tard, lorsque le narrateur, entre les chapitres XIII et XIV, a recours au même type de transition pour passer de Sidney où séjourne l’héroïne, à Paris, « le même jour, à l’autre bout du monde92 ». Le narrateur met donc en évidence par ces tournures sa maîtrise du récit, sa position omnisciente, son ubiquité, puisqu’il sait ce qui se passe simultanément en deux endroits distants, et la domination qu’il exerce sur le lecteur.
81Par rapport aux Grandes Blondes, qui correspond à un modèle largement répandu, les autres ouvrages du corpus adoptent des types de narration qui inscrivent le récit dans un autre rapport à l’espace-temps.
82Il n’y a pas de récit continu dans Le città invisibili de Calvino. L’époque de la narration semble parfois postérieure, parfois contemporaine des événements racontés, mais ceux-ci semblent moins importer au narrateur que les lieux décrits. Or les noms des villes décrites sont des noms de femmes et leurs caractéristiques sont plutôt celles de villes imaginaires. Certes, il n’est pas impossible de considérer qu’il y a, qu’il y a eu ou qu’il y aura dans le monde réel des villes dont on garde un souvenir différent selon qu’on y arrive par la mer ou par voie de terre : « Toute ville reçoit sa forme du désert auquel elle s’oppose ; et c’est ainsi que le chamelier et le marin voient Despina, la ville des confins entre deux déserts93. » L’emploi du présent et de l’article indéfini font de cette affirmation une généralité qui vaut pour toute ville. Néanmoins, que cela seul suffise à identifier Despina dans le catalogue des « villes invisibles » fait d’elle un modèle abstrait et imaginaire. On peut comprendre de la même façon le fait que ces villes soient désignées par des prénoms : ce peuvent être des masques qui dissimulent des villes réelles. Ainsi, « À Sméraldine, ville aquatique, un réseau de canaux et un réseau de rues se superposent et se recoupent94 », à Fillide (Phyllide), toutes sortes de ponts « enjambent les canaux : ponts en dos d’âne, ponts couverts, sur pilotis, ponts de bateaux, ponts suspendus, avec des parapets ajourés95 ». On pourrait reconnaître ici, par surimpression, Venise dont Marco Polo est originaire. Du reste, Venise est nommée à l’ouverture de la section VI du recueil, où le voyageur admet projeter sa ville d’origine sur chacune des villes qu’il décrit à Kublai96. D’autres villes bien réelles ont une présence explicite dans le recueil, comme la ville impériale de Kemenfu (devenue plus tard Shangdu97) où se déroulent certains entretiens entre Marco Polo et Kublai, et toutes celles que contient l’atlas du Grand Khan, cité dans le volet ouvrant du micro-cadre de la dernière section du recueil (Constantinople, Troie, Jérusalem, New York, Amsterdam…). Dans le volet fermant, c’est-à-dire dans les dernières pages du recueil sont en revanche nommées de célèbres villes imaginaires, de l’Utopia de Thomas More à Brave New World, allusion au Londres cauchemardesque imaginé par Aldous Huxley dans son roman du même titre. Ainsi, Le città invisibili, au cours d’un récit découpé en de nombreux épisodes et sans chronologie précise, se déroule dans un cadre oriental où sont évoquées des villes réelles aussi bien qu’imaginaires. Le chronotope du conte oriental serait adéquat pour la plupart des textes qu’il rassemble, mais le recueil abonde en passages ou allusions qui ne peuvent pas y trouver place.
83Cela met aussi Le città invisibili à distance de son hypotexte évident, le très fameux ouvrage du début du XIIIe siècle qui raconte les voyages en Orient de Marco Polo : le Milione, dans sa version toscane, postérieure au Devisement du monde, aussi appelé Le Livre des merveilles. Mais Italo Calvino ne se fait pas historien ni biographe, et la temporalité représentée dans ce recueil de courts textes est celle de la fable ou de la parabole, car le contexte spatio-temporel de l’énonciation n’est jamais précisément fixé, et de plus, des embrayeurs peuvent désigner un cadre oriental et ancien aussi bien qu’occidental et contemporain. Il n’y a pas de chronologie dans le livre de Calvino, car ce n’est pas un commentaire du récit des voyages de Marco Polo, mais, par moment, une réécriture de ce fameux texte. Le récit de voyage est certes un genre auquel il est souvent fait référence, mais ce n’est pas celui auquel on peut assigner ce recueil.
84Ainsi, Les Grandes Blondes et Le città invisibili se caractérisent par un rapport inverse au traitement traditionnel de l’espace-temps dans le roman. Jean Echenoz applique la procédure classique de récit chronologique, avec le dispositif de montage alterné de deux intrigues qui se développent en parallèle dans les chapitres à chiffre pair et impair. La poursuite de Gloire Abgrall par les détectives se déroule sur le rythme allègre d’un roman d’aventures. Italo Calvino, quant à lui, place délibérément ses « villes invisibles » en dehors du cadre chronologique d’un récit linéaire. Catalogue de descriptions de lieux imaginaires, son livre n’échappe cependant pas à l’inscription dans le temps de l’histoire grâce au Milione, dont il s’inspire. Cependant, les évocations merveilleuses qui parsèment le texte et sa tonalité « fiabesca98 » désignent un autre hypotexte probable : Les Mille et Une Nuits. Entre le récit de voyages historiques et le conte oriental, Le città invisibili est donc caractérisé par un chronotope insaisissable.
85Les deux autres textes de notre corpus se signalent par des chronotopes qui mettent en crise la configuration spatio-temporelle traditionnelle dans le roman.
La disgrâce de l’ekphrasis
86On a vu comment chacune des fictions étudiées ici a recours à la construction d’un continuum spatio-temporel particulier pour fixer son cadre. Mais selon une conception canonique de la littérature, dans ce qu’on nomme le style sublime, et qui caractérise l’épopée, le cadre peut s’étendre à l’œuvre tout entière, non plus comme forme mais comme objet de la création poétique. Le texte littéraire le plus beau et le plus réussi encadre et met en valeur des ornements raffinés. La description littéraire d’une œuvre d’art est appelée ekphrasis, et cette figure permettra d’étudier un mode de la représentation littéraire qui passe les frontières entre les arts. Elle est en effet reprise par Calvino, Echenoz, Pynchon et Ransmayr, et les quatre œuvres de mon corpus mettent ainsi en relation le texte de fiction et les arts de la scène et de l’image, mais alors que l’ekphrasis a pour fonction de mettre en valeur la qualité virtuose de la description littéraire, ici, elle souligne plutôt ses limites.
87Italo Calvino, dans Le città invisibili, a nourri son imagination de nombreuses références à l’opéra et au théâtre, comme en témoigne l’onomastique des prénoms féminins dont il fait les noms de ses villes. Mais l’auteur imagine aussi une ville dont les habitants sont des types traditionnels de personnages de théâtre : Melania, première de la série des « villes et les morts », qui figure à la fin du chapitre central du recueil (le cinquième). Le texte commence ainsi : « À Mélanie, chaque fois qu’on arrive sur la place, on se trouve au milieu d’un dialogue99. » De cette ville n’est décrite que la place, comme dans la comédie, d’Aristophane à Goldoni, car c’est le lieu où se croisent et s’entretiennent tous les personnages évoqués : « le soldat fanfaron, la fille amoureuse, le valet imbécile […] l’hypocrite, la confidente, l’astrologue100 », parmi bien d’autres. Mais Italo Calvino, par certains choix lexicaux (« azione », « parti » : en français, « action », « rôles ») et en particulier le recours au néologisme « dialogante » (traduit par « acteur ») met en valeur le motif du dialogue théâtral. Celui-ci semble constituer l’essentiel de la vie des habitants de cette ville, et la fin du texte, plutôt énigmatique, semble indiquer que les habitants de Melania ne vivent que le temps d’un dialogue, mourant et renaissant sans cesse, d’un rôle à l’autre. Cette ville peut donc être considérée comme celle qui, dans le recueil, rassemble le plus nettement l’intertexte théâtral, sans néanmoins faire allusion à des auteurs précis, les rôles de « servante spirituelle », « vieillard en colère », « tyran, bienfaiteur, messager101 » traversant toute l’histoire du théâtre.
88Cependant, si Melania offre un exemple patent d’ekphrasis théâtrale, les « villes invisibles » d’Italo Calvino sont très rarement décrites. Marco Polo ne dit presque rien de leur situation géographique, de leur taille ou de leur relief. Il décrit parfois quelques éléments de leur architecture qui permettent à peine d’en tirer une idée de leur forme générale. Il évoque ainsi Diomira comme « une ville avec soixante coupoles d’argent, des statues en bronze de tous les dieux, des rues pavées d’étain, un théâtre en cristal, un coq en or qui chante chaque matin sur une tour102 », mais on aurait beau citer les exemples de villes perchées sur des pilotis comme Zénobie et Baucis, de villes doubles ou triples qui comportent un reflet ou une image opposée d’elles-mêmes, telles Valdrade, Eusapie et Bersabée, leurs descriptions ne sont qu’esquissées. Cela s’explique par la méfiance que manifeste le personnage de Marco Polo vis-à-vis du discours descriptif. Ainsi, on trouve : « Je ne saurais pas te dire grand chose d’Aglaurée103. » Mais cette entrée en matière n’est pas une prétérition, car le texte se poursuit dans une analyse de la disparité entre les discours tenus sur cette ville et ce qu’elle est en réalité selon le voyageur : autrefois, on a attribué à Aglaurée « son durable assortiment de qualités104 ». Mais avec le temps,
ce qui était exceptionnel est devenu une habitude, ce qui passait pour normal, étrange, et les vertus et défauts ont perdu leur excellence ou leur discrédit dans un concert de défauts et vertus autrement distribués. En ce sens, rien n’est vrai de tout ce qui se dit d’Aglaurée105.
89En effet, les vertus et les défauts de cette ville sont dits « proverbiaux » (« proverbiali ») au début de ce passage, mais dans la mesure où les proverbes ne varient pas, de tels propos entrent nécessairement en discordance avec la réalité. Et quand par miracle se révèle une réalité différente dans cette ville devenue terne et privée de caractère : « quelque chose d’unique, de rare, et peut-être de magnifique ; tu voudrais dire ce que c’est, mais tout ce qui s’est dit précédemment d’Aglaurée retient les mots sur tes lèvres et t’oblige à redire au lieu de dire106 ». Aglaurée, première de la série « les villes et le nom » offre donc un exemple de la façon dont la voix de la tradition impose un préjugé incontestable empêchant toute révélation imprévue. C’est aussi pourquoi cette cité n’est pas décrite. Son nom suffit à la définir mais aussi à la dissimuler. La présence de la deuxième personne du singulier dans le texte rend explicite l’idée qu’Aglaurée doit être vécue personnellement pour que s’y révèlent peut-être ses trésors masqués par les préjugés habituels.
90Ainsi, dans le recueil de Calvino, l’ekphrasis n’a qu’une place très limitée, et la description elle-même est bien souvent réduite à des notations de formes architecturales et de sensations qui contribuent à l’expressivité poétique des Città invisibili mais sont aussi le signe d’une certaine défiance de l’auteur devant la description.
91Dans le roman de Thomas Pynchon, la mention d’œuvres d’art est très fréquente. La comédie et le cinéma sont des références constantes pour les personnages et les narrateurs de Gravity’s Rainbow. Thomas Pynchon fait même figurer le mot « theater » dans les premières lignes du roman : « L’Évacuation se poursuit, mais c’est du théâtre107. » Le terme est ambigu, car il peut aussi désigner une salle de cinéma, ou des propos emphatiques ou exagérés : l’auteur l’emploie à dessein. Et Gravity’s Rainbow fourmille de référence au cinéma contemporain des événements racontés. Ainsi le critique Charles Clerc écrit au sujet du personnage principal, Tyrone Slothrop, que derrière ses nombreux déguisements et changements d’identité, « la nature caméléonesque du personnage slothropien a été surtout établie par le cinéma. Il est un conglomérat pensant, ambulant et dormant de nombreux êtres filmiques108 ». En effet, Slothrop imite les grands acteurs du cinéma américain contemporain de l’intrigue et compare bien souvent la réalité à sa version cinématographique : « Oui, c’est bien la plus grosse foutue pieuvre que Slothrop ait jamais vu ailleurs qu’au cinéma109 », commente le narrateur lorsque a lieu à Monte Carlo l’attaque de Katje Borgesius par une pieuvre sortie des flots. Mais le lecteur sait que cet incident a été préparé par le docteur Pointsman, qui a conditionné la pieuvre, Grigori, pour qu’elle attaque la jeune femme et favorise sa rencontre avec Slothrop. Une centaine de pages plus haut est racontée la préparation de Grigori. Le quatorzième épisode de la première partie s’ouvre en effet sur la première apparition dans le roman de Katje Borgesius :
En silence, à son insu, la caméra la suit comme elle traverse les pièces du haut de ses longues jambes, délibérément sans but, une largeur adolescente et un haussement aux épaules, sa chevelure pas du tout grossièrement coiffée à la hollandaise, mais élégamment relevée sur la tête et fixée par une ancienne couronne d’argent terni110.
92Il s’agit bien d’un film, et l’épisode se clôt sur un passage presque identique, qui donne la clef de la présence énigmatique d’une scène filmée dans ce passage :
Chaque jour, vers midi […] Webley Silvernail vient remporter le projecteur le long des couloirs glacés, au parquet rayé, jusqu’à l’aile de l’ARF111, dans la salle où la pieuvre Grigori flotte tristement dans son aquarium. […] On enfile la bobine, on éteint les lumières, on dirige l’attention de Grigori vers l’écran où une image est déjà en mouvement. La caméra la suit comme elle traverse les pièces du haut de ses longues jambes, délibérément sans but112.
93Par ces projections répétées d’images de Katje Borgesius, les scientifiques de PISCES conditionnent Grigori, et lorsque celui-ci, à Monte-Carlo, se jette sur la jeune femme, comme prévu, c’est en véritable héros de films d’aventures que Tyrone Slothrop vient à son secours. Mais comme la description de ce film est à chaque fois au présent, ce passage dont les deux occurrences encadrent le quatorzième épisode de la première partie du roman peut introduire une certaine confusion dans l’esprit du lecteur.
94En outre, le portrait filmé de Katje est décrit très précisément au cours de cet épisode. Ce passage fait voir avec quel succès le langage pynchonien a recours à la description d’images. L’ekphrasis est ici analysée par Anne Battesti, qui cite le passage dans sa propre traduction :
Voici Katje, agent double prêtant son image pour un film à des fins de conditionnement. Tout est faux-semblant et en même temps épanchement, dans toute la phrase, d’une métamorphose inattendue :
« Le cameraman apprécie l’effet inattendu d’un tel flot de crêpe, surtout quand Katje passe devant une fenêtre et que la lumière de pluie qui la traverse en fait brièvement un verre trouble, charbonneux et saturé, antique sous la patine du temps qu’il fait, robe, visage, mains, minces mollets rendus vitreux et vernissés, figés pour cet instant de celluloïd – gardienne translucide d’une pluie secouée tout le jour par les fusées explosant ici et là-bas, piquant au sol, sombre et délabré le fond qui derrière elle, au passage de la prise, la découpe113 »
La « lumière de pluie » (rainlight, forgé en anglais) transforme les choses sur son passage, que ce soit la fenêtre ou « tant de crêpe fluide », l’étoffe et le corps devenant eux-même vitreux. La syntaxe semble aussi affectée par ces métamorphoses fugaces, les appositions permettant plusieurs liaisons possibles […] La phrase enfin se boucle en se déséquilibrant, par l’ellipse d’un verbe principal (« sombre et délabré le fond… ») et plus encore par une fausse continuité, démentie par le sens, mais qu’encourage l’allitération sur « sol » et « sombre ». Cette dérobade du centre, et cette incertitude de la rupture comme de la soudure, opèrent aussi dans le mot « rainlight », et même un « rainfall » banal (que « pluie » traduit imparfaitement) mais rendu ici à l’étrangeté, entre violence et douceur, de tout assemblage. S’il est difficile de faire la part entre la fabrication et la grâce, entre le vif et le spectral, c’est que les formes et les substances fuient les unes dans les autres. Exsangue ou fabuleux, le corps de Katje est soustrait autant qu’offert au regard, en fragments désincarnés que la lumière transfigure en ajoutant du voile. L’opacité et la transparence semblent venir ensemble114.
95Dans l’œuvre de Thomas Pynchon, dans ce passage comme dans bien d’autres115 qui introduisent, à la faveur d’une pause dans le récit, le cinéma dans le texte, l’image contribue à définir un rapport du texte au monde qui peut être compris comme la modalité de sa fonction représentative. Le texte littéraire représente le monde lui-même, mais aussi la façon dont les corps et la chair des personnages de fiction se découpent sur l’espace qui les environne, lui transmettant, par glissement métonymique (s’il s’agissait d’arts graphiques, on parlerait sans doute de glacis ou de transparence) une part de leur être de chair.
96Le cinéma est donc présent à tous les niveaux de l’intrigue : il influence les personnages dans leur représentation d’eux-mêmes et peut servir, de façon assez peu commune et plutôt invraisemblable, à orienter leurs destinées, et l’image se trouve souvent recouverte par la description textuelle, en un palimpseste qui précise à quel point le monde physique décrit par l’auteur est aussi fait de la chair de ses personnages.
97De plus, la scène finale du roman, dans une salle de cinéma, renforce aussi la prégnance du médium cinématographique dans Gravity’s Rainbow : des spectateurs aveuglés et surpris par la disparition de l’image à l’écran, voient une catastrophe se précipiter sur eux. Comme le résume Anne Battesti : « c’est bien un film qu’on regarde à la dernière page et dont la blancheur ultime va nous aveugler116 ». Le roman postmoderne de Thomas Pynchon est donc subversif et grotesque notamment grâce aux références au cinéma qui lui permettent aussi de disloquer une représentation fictionnelle du monde qui dans le roman moderne était plus vraisemblable et ressemblait davantage à son référent dans le monde réel.
98Cependant, Thomas Pynchon n’est pas le seul à intégrer l’ekphrasis et la mise en abyme à son art du récit. Elles sont largement utilisées par Jean Echenoz, en particulier dans ses premiers romans. La description de l’immense tapis représentant le déluge et l’arche de Noé, qui orne le hall des bureaux de M. Haas, à l’avantdernier chapitre du Méridien de Greenwich (1979), constitue l’un de ses passages mémorables. Ce roman d’Echenoz contient d’autres descriptions d’œuvres d’art, parfois très connues et précisément nommées117, c’est aussi le cas dans certains de ses romans ultérieurs118.
99Mais dans Les Grandes Blondes, cette façon de mettre en avant la capacité du texte littéraire à redoubler le référent réel, est plus discrète, car il s’agit surtout de mentions – et non de descriptions – d’œuvres d’art servant de référence soit au narrateur, soit à l’un des personnages du roman. Salvador, le producteur de télévision peu inspiré, rassemble des idées pour sa série d’émissions : « grandes blondes en petite Austin, grandes blondes et politique de la terre brûlée –, sans quitter du coin de l’œil, sait-on jamais, la reproduction d’une œuvre de Jim Dine intitulée The Blonde Girls (huile, fusain, corde, 1960)119 ». Jean Echenoz, refusant ici de décrire la toile, ce qui ferait de cette possible description une véritable ekphrasis, préfère citer la légende, ce qui crée un décalage humoristique entre le registre neutre de ce passage narratif et le ton docte de la parenthèse.
100Ce décalage s’explique probablement par une attitude délibérée de l’auteur dans son traitement des rapports entre son œuvre et l’art. Ainsi quand Jean Echenoz laisse une place à l’ekphrasis dans Les Grandes Blondes, ce n’est pas pour décrire des œuvres d’art, mais des chants de batraciens, ou des photos de presse qu’examine le patron d’une agence de détectives :
Deux sortes de photographies. Sur les unes en quadrichromie, découpées dans du papier glacé d’hebdomadaire, on la voyait sortir de scène, jaillir d’une Jaguar ou d’un jacuzzi. Sur les autres un peu plus récentes, en noir et blanc médiocrement tramé, extraites des pages Sociétés de la presse quotidienne, on la reconnaissait passant une porte de commissariat central, quittant le bureau d’un avocat puis descendant les marches d’un palais de justice. Autant les unes, soigneusement éclairées, foisonnaient en sourires éclatants et regards conquérants, autant les autres n’étaient qu’yeux détournés sous lunettes noires et lèvres closes, aplatis par les flashes et hâtivement cadrés120.
101Ce passage, détaillant les clichés parus dans la presse représentant « la même jeune femme, toujours en train de sortir de quelque part et légendée sous le nom de Gloria Stella121 » illustre très bien ce schème du jaillissement, fréquemment évoqué au sujet de ce personnage dont le nom de scène dénote aussi l’ambition d’un destin brillant. Mais les assonances et les allitérations accentuent la prégnance du mouvement vers la sortie. Cela permet de mettre en évidence le motif structurel de la fuite, qui témoigne de ce que le personnage principal du roman aura manqué son destin de star pour connaître celui d’une étoile filante122. Dans ces quelques lignes se remarque aussi l’emploi d’un vocabulaire technique qui permet d’identifier les procédés de prise de vue et d’impression : mais jamais le narrateur ne décrit la jeune femme. Ce n’est donc pas ce que la photo représente qui intéresse l’auteur, mais ce qu’elle signifie ; l’absence de remarques esthétiques s’en trouve justifiée.
102À d’autres reprises, le refus de l’ekphrasis se signale par une insistance à citer la toponymie au détriment d’une description de l’espace géographique. Dans ce passage, le narrateur relate une visite de Gloire Abgrall à son avocat. Après avoir décidé de quitter le village breton où elle s’était cachée du public pendant quatre ans, méconnaissable et sous une identité d’emprunt, elle quitte aussi son « apparence misérable123 », retrouve sa coiffure et son allure antérieure, et se rend dans un quartier de Paris dont le seul nom évoque des images connues du lecteur. Ici, Jean Echenoz se contente de citer dans son récit quelques toponymes qui, à l’aide de très brèves descriptions, lui permettent de le situer très précisément dans le temps et dans l’espace. Certains noms de rues semblent suffire, en particulier dans les évocations de Paris, qu’il serait difficile d’appeler descriptions tant elles sont fragmentaires ou réduites à l’essentiel. Ainsi :
Une heure et demie plus tard, le soleil va se coucher quand Gloire traverse la Seine par le pont de la Concorde avant de remonter les Champs-Élysées à pied. La lumière est soyeuse et blonde, et Gloire aussi. […] Rue de Tilsitt, entre l’ambassade de Belgique et l’ambassade du Zimbabwe, le cabinet Bardo, avocats associés, occupait tout un deuxième étage. Moquette brune, art abstrait dans l’entrée124.
103Le simple fait de citer ces points de repère de la topographie urbaine renvoie le lecteur au quartier des ambassades, au huitième arrondissement de Paris et à des lieux dont l’image est abondamment diffusée parce que les Champs-Élysées sont une avenue célèbre, très touristique, et maintes fois montrée à la télévision (pour l’arrivée du Tour de France) ou au cinéma (ne serait-ce que par Godard en 1959 dans À bout de souffle). Plus qu’à la topographie, cette évocation renvoie donc à des images populaires, voire à des œuvres du cinéma d’auteur. Mais cette référence est bien trop discrète pour que l’on puisse parler d’ekphrasis. Quant à la description rapide du cabinet de Maître Lagrange, qui gère les biens de Gloire et son devenir, elle est caractéristique du regard de Jean Echenoz sur le monde. En une phrase nominale, il évoque à la fois le décor de la scène et le milieu dans lequel elle se déroule. Le narrateur emploie le terme d’« art » pour parler d’œuvres d’art, parce que ce partitif à la tonalité désinvolte lui permet de conduire la scène plus vivement : cette métonymie empêche ici toute ekphrasis, car l’œuvre d’art n’a de sens au cabinet Bardo que par sa présence comme élément décoratif, et en tant que telle, elle n’intéresse pas le narrateur qui ne s’interrompt pas pour la décrire. Finalement, Gloire Abgrall est décrite ici à la faveur d’une discrète hyperbate qui réifie le personnage, faisant de son physique l’équivalent d’une lueur.
104Dans ce passage, Jean Echenoz manifeste donc très clairement un usage minimal de la description, et a fortiori, de l’ekphrasis. Cela peut sans doute s’expliquer par le fait que, comme Les Grandes Blondes est écrit en référence au genre policier, ce roman n’emploie pas les procédés de styles propres à des genres romanesques plus nobles (le roman historique et le roman psychologique font de certaines descriptions, et en particulier d’ekphraseis de véritables morceaux de bravoure).
105Ainsi, bien que Les Grandes Blondes aborde les thèmes de la télévision, du vedettariat et que son héroïne soit une femme que son apparence physique semble suffire à identifier, son auteur n’accorde pas à l’image le traitement qui lui serait réservé dans une œuvre plus classique. Le recours à l’ekphrasis et à la mise en abyme est peu fréquent, ou ostensiblement rejeté, ce qui peut s’interpréter en termes de méfiance ou de détachement ironique envers l’image.
106La position de Christoph Ransmayr, dans Morbus Kitahara, peut être considérée comme assez similaire. Les rares passages qui peuvent être qualifiés d’ekphrasis prennent en effet le lecteur au dépourvu.
107L’univers de Moor, dévasté par la guerre et ruiné par les vainqueurs semble dépourvu d’œuvres d’art. Les seuls objets qui peuvent susciter un plaisir esthétique sont un sofa tendu d’une tapisserie, « complètement mangé aux mites125 » et un meuble orné de marqueterie, reliques de l’avant-guerre que conserve Ambras, le Roi des Chiens, dans son « antre126 » : sa chambre dans laquelle son garde du corps, Bering, pénètre en cachette au chapitre XVIII du roman. La haute commode semble émouvoir Bering :
Au-dessus du bouton de chaque tiroir était perché, volait ou chantait un oiseau constitué d’un assemblage de bois précieux finement découpé. Même aux endroits où le bois s’était fendillé ou gonflé sous l’effet des variations de température et de l’humidité ambiante, Bering reconnut ses oiseaux au premier coup d’œil, roitelet, merle, martinet pâle, busard cendré, épervier… les oiseaux de la région du lac127.
108Le personnage est marqué par sa fascination pour les oiseaux, et sa passion pour les automobiles le confirme. Bering se fait en effet apprécier d’Ambras au point de devenir son garde du corps après avoir mis ses talents de forgeron à son service. La « Grande Réparation128 » fait l’objet d’un chapitre entier, qui relate comment Bering vient en aide à l’administrateur de la carrière en réparant sa limousine accidentée avant d’en modifier complètement l’apparence extérieure et la mécanique. Ouvrier merveilleux, Bering modèle la tôle comme s’il s’agissait de glaise, et son habileté suscite une référence évidente au dieu Héphaïstos, comme le fait remarquer Jutta Landa, dans une critique du roman parue peu après sa sortie : « Bering, autre dieu contrefait, ressemble à Héphaïstos, le forgeron : il excelle dans son art, au marteau et à l’enclume, et s’entoure dans un jardin de ferraille de pièces de métal qu’il forge en de nouvelles créations129. » Mais l’enthousiasme manifesté dans la description du moteur ou du « capot allongé, devenu pointu à l’avant, [qui] finit par ressembler très exactement à un bec de corneille130 » évoque celui des auteurs de fictions qualifiées de « steampunk ». Celles-ci dérivent du genre cyberpunk, représenté notamment par William Gibson131, mais au lieu de situer dans un futur proche des intrigues dans lesquelles les réseaux de communication et les systèmes de surveillance jouent un rôle important, elles les situent dans un univers alternatif où, comme dans l’Angleterre victorienne, qui sert de référence, toute l’énergie est produite par des machines à vapeur. Certaines fictions dérivées du cyberpunk ont pu servir à définir un autre genre appelé « dieselpunk132 » : elles font du moteur à explosion le principe de toute énergie mécanique et le placent au centre de leur imaginaire. L’ekphrasis de la Corneille (« die Krähe ») – c’est le nom que reçoit la voiture d’Ambras après sa modification – pourrait donc indiquer une tendance de Morbus Kitahara à se définir par rapport au dieselpunk, que Christoph Ransmayr s’en distancie ou qu’il le reprenne à son compte.
109Mais pour bien mesurer l’intérêt que Christoph Ransmayr accorde à l’image dans Morbus Kitahara, il faut souligner le fait que son héros, Bering, le forgeron mutique dont Ambras fait son garde du corps, perd partiellement la vue : il est atteint par une maladie de la rétine appelée Chorioretinitis centralis serosa et dite « syndrome de Kitahara ». Elle obscurcit momentanément certaines zones de son champ de vision. Le médecin qui examine Bering, à Brand, dans les Basses Terres, faisant allusion à la victoire finale obtenue peu après la destruction d’une ville japonaise par une bombe atomique, décrit ainsi les symptômes qui affectent son patient : « Le champignon de Nagoya. Méduse ou champignon de fumée. Comme tu préfères. Les œdèmes dans ta rétine, les taches dans tes yeux ressemblent autant à l’une qu’à l’autre133. » Le « Smokestack phenomenon134 » est en effet identifié depuis la première description de cette maladie par un médecin japonais, Kitahara, en 1936135 et c’est selon Christoph Ransmayr lui-même une conséquence de la vision télescopique qu’il adopte pour écrire son œuvre. Car c’est pour lui « le regard à travers l’optique d’un télescope dans lequel les objets qui dans la réalité sont prêts les uns des autres se rapprochent encore plus136 ». Or d’après Jutta Landa, « Une telle vision télescopique, simultanément nette et brouillée, aléatoire et sélective, fragmente la cohésion et la continuité. Elle laisse des zones floues, des trous dans la perception137. » Ces taches et ces trous sont ce qui empêche Bering de voir le monde dans son intégralité. Mais elles expliquent sans doute comment peuvent se trouver côte à côte des scènes triviales ou indiquant l’influence d’un genre populaire, non légitimé par le canon littéraire, et des descriptions de somptueux paysages de montagnes. Christoph Ransmayr a choisi une esthétique de la mixité et du heurt de styles divers. Sa démarche est proche de celle de Thomas Pynchon qui juxtapose lui aussi d’amples descriptions lyriques et des scènes très crues.
110Cette analyse de la façon dont les œuvres étudiées ici portent des traces des différents regards portés sur le monde par leurs auteurs a permis de mettre en valeur les descriptions d’œuvres d’art, ou ekphraseis. Comme les hypotyposes, amples descriptions qui frappent le lecteur, les ekphraseis accentuent la présence du regard du narrateur ou du personnage dans le texte de fiction. Elles sont donc des indices des choix esthétiques de l’auteur : il peut chercher à redoubler la création artistique dans son œuvre, ou au contraire à la mettre à distance. Faisant alterner l’un et l’autre, Italo Calvino, Jean Echenoz, Thomas Pynchon et Christoph Ransmayr adoptent une attitude concordant avec l’une des définitions du postmodernisme, telle qu’elle est reprise par Italo Calvino dans l’une de ses Leçons américaines (« Visibilité ») : « On peut considérer le post-modernisme comme une tendance à utiliser ironiquement l’imaginaire mass-médiatique138. » L’ironie, qui consiste à affecter l’ignorance, permet en effet de bousculer les hiérarchies et de proposer un pêle-mêle iconoclaste qui méconnaît les frontières entre les styles.
111Mais plus qu’un jeu sur les formes traditionnelles du récit, la façon dont nos auteurs emploient l’ekphrasis pour en saper les fondements théoriques leur permet de montrer que le récit de fiction tel qu’ils l’entendent a mieux à faire que de représenter le monde. Chez Jean Echenoz, le refus de l’ekphrasis peut justifier à nos yeux que Lionel Ruffel l’inclue parmi les « écrivains minimalistes139 » : le réel référentiel ne fait pas grand sens. Christine Jérusalem, dans sa plus récente monographie consacrée à l’œuvre de Jean Echenoz, formule ainsi cette idée : « L’écriture émiettée en énumérations minimales dit la dislocation du monde contemporain. L’altérité est à la fois partout et nulle part : il n’y a rien à voir, ne cessent de dire les personnages140. » Mais la dislocation du référent est aussi sensible dans Gravity’s Rainbow où des citations de films et des passages plus cinématographiques que romanesques introduisent un désordre dans le récit. Un tel brouillage référentiel est aussi sensible dans Morbus Kitahara où Christoph Ransmayr thématise le regard de ses personnages sur un univers fictionnel qui renvoie le lecteur à une autre histoire possible de l’Europe. Le titre du roman est donc le nom de la maladie oculaire qui frappe le personnage principal, et ce qui pour lui est une belle œuvre d’art fait plutôt partie des arts populaires (le rock’n’roll, la restauration automobile) que du canon esthétique au moment où paraît le roman. L’ekphrasis permet donc une critique implicite des goûts dominants et de la notion même de canon, et une remise en question de la représentation littéraire. Italo Calvino interroge lui aussi, mais plus explicitement, la capacité du texte littéraire à décrire le monde. Son recours à l’ekphrasis est rare, et la description tient souvent une place minime dans les évocations urbaines qui constituent Le città invisibili.
La crise du territoire
112La crise de la représentation dont sont contemporaines les œuvres étudiées ici et la préférence que leurs auteurs accordent à des espaces-temps problématiques contribuent à l’émergence de territoires disloqués. La dislocation est une séparation brutale, un déplacement forcé des parties d’une articulation, ou d’un ensemble, qui dès lors se trouvent déboîtées, démises, faussées ou même brisées ; étymologiquement, il s’agit d’un déplacement qui va contre l’ordre naturel des choses. Un territoire disloqué est donc au premier abord un territoire (une partie de l’espace définie par une série de caractéristiques essentielles) qui se trouve subitement séparé ou écarté du lieu auquel il appartient. Mais cette mise à l’écart doit aussi s’entendre par métaphore.
113Les fictions de Christoph Ransmayr et de Thomas Pynchon mettent bien souvent en valeur des territoires isolés du reste du monde.
114C’est le cas de Moor. La petite ville qui borde le lac apparaît très tôt dans Morbus Kitahara comme une ville conquise, envahie par les vainqueurs et vouée au repentir des crimes qu’ont commis ses habitants dans la carrière voisine. Au nom de l’expiation, on y applique la doctrine Stellamour, qui consiste d’abord à écarter Moor des voies de communication, pour mieux l’enclaver entre le lac et les montagnes qui surplombent la région : « Suppression de la voie ferrée ! Moor rejeté le long d’une route boueuse ! Moor coupé du monde141 ». Les villageois assistent incrédules au démantèlement de la voie ferrée qui reliait Moor au reste du pays et acheminait des convois de prisonniers à la carrière, pendant la guerre. Il s’agit même d’une forme d’autodestruction du chemin de fer : « un convoi ferroviaire spécial plongeait lentement vers les basses terres, transportant ses propres rails142 ». La situation de Moor est même si confuse au lendemain de la défaite qu’elle constitue « durant cette première année une zone d’occupation où se superposaient et se croisaient six armées différentes143 ». Mais la région est aussi isolée dans le temps et ramenée vers le passé : la désindustrialisation de Moor est en effet annoncée par le major Elliot dans un discours menaçant qui se clôt sur cette formule : « En arrière ! En arrière, vous tous ! Retour à l’âge de pierre144 ! » Cette promesse sera tenue, et les habitants de la région sont rares à pouvoir se procurer les laissez-passer délivrés par les autorités d’occupation, qui permettent de s’éloigner des rives du lac et de se procurer dans les basses terres des « briquets et des bas nylon […], des lunettes de soleil […], des fruits méditerranéens, des outils ou des grains de café verts145 ». Lorsque Bering quitte un jour Moor sous la conduite de Lily, qui connaît des passages à travers la Mer de Roche, son arrivée à Brand, dans les basses terres, lui révèle un autre monde :
dans la vitrine d’un grand magasin, vaste comme une scène de théâtre, entre des pyramides de fruits inconnus, des mannequins en pyjamas brillants, des chaussures de toutes les couleurs, des boîtes de pralines et de la robinetterie argentée, se dressait un mur de lumière au-dessus du chaos des marchandises, un rempart scintillant uniquement formé d’écrans de télévisions146 !
115L’abondance, la nouveauté et la diversité des produits exposés ainsi que la débauche d’électricité utilisée pour leur présentation commerciale ébahissent le personnage. Cela traduit le retard technologique et la pénurie régnant à Moor, qu’il n’avait jamais quittée jusque là. L’isolement de Moor se traduit donc par une inadaptation de ce personnage au monde qui l’entoure. Par là Bering ressemble tout à fait à son père, l’ancien combattant des batailles d’El Alamein et des Omars qui depuis son retour de captivité n’a jamais vraiment quitté les sables du désert libyen. Tous deux sont inadaptés à leur époque, si bien qu’à Brand, les questions de Bering sur la victoire finale, sur la bombe atomique qui a détruit Nagoya, le font passer pour un arriéré : « Na-go-ya ? Le vendeur de billets de loterie n’accordait pas trop de son temps à un Tsigane, un garçon d’écurie, ou un valet de ferme – d’ailleurs peu lui importait – dont il ne semblait même pas comprendre les questions147. » Que Bering soit comparé à un Tsigane montre bien, selon un préjugé très courant, à quel point les habitants de Moor, hors du monde, hors du temps, sont devenus des parias. Moor est donc un territoire en crise, un territoire disloqué car coupé du monde. Le terme de dislocation est particulièrement adapté à la situation de Moor, car ici, le lieu qu’occupe cette petite contrée a été brutalement coupé (c’est le sens du préfixe dis-) des réseaux de communication et ses habitants vivent dans la réclusion imposée par les armées d’occupation.
116De façon assez similaire, dans Gravity’s Rainbow, la guerre force de nombreux personnages à vivre dans des enclaves, réelles ou imaginaires, qui constituent des territoires de crise. Là, l’espace géographique réel de référence s’est brutalement modifié, et il met en crise le territoire auquel il appartenait. Ce type de crise du territoire touche par exemple l’idylle entre le statisticien Roger Mexico et Jessica Swanlake, qu’il a rencontrée lors des séances de spiritisme auxquelles ils assistent avec d’autres chercheurs de l’hôpital « The White Visitation ». Les deux amants vivent leur amour dans une maison évacuée, « dans une zone interdite, sous le barrage de ballons, au sud de Londres148 ». Les moments de bonheur et d’intimité de ce jeune couple ne peuvent prendre place que dans une zone vidée de ses habitants pour des raisons stratégiques (la défense anti-aérienne mise en place au moment du Blitz).
117Mais ce territoire marqué par la Seconde Guerre mondiale, dont Mexico se dit le fils, par défi, façonne aussi l’imaginaire d’autres personnages du roman de Thomas Pynchon. Le portrait du général de brigade Pudding, improbable vétéran hors d’âge qui commande « The White Visitation », le présente pris entre ses fonctions militaires, dans le maquis des différents bureaux alliés, et ses souvenirs de la guerre précédente :
Son plus grand triomphe sur le champ de bataille avait eu lieu en 1917, au milieu des gaz et de la boue armageddonienne du saillant d’Ypres, où il conquit un bout de no man’s land qui tout au plus faisait 40 yards de profondeur, avec seulement 70 % de pertes de son effectif149.
118L’évocation de la troisième bataille d’Ypres dite aussi bataille de Passchendaele (juillet-novembre 1917) renvoie au caractère absurde de cette offensive britannique, canadienne et française. Les lignes allemandes reculèrent d’une dizaine de kilomètres, dans un océan de boue, au prix de 700 000 morts et blessés de part et d’autre, mais la contre-attaque du printemps 1918 rendit ces sacrifices absolument vains. Pudding n’est donc présenté que comme un officier qui a mené son unité au sommet d’une butte, dans une atmosphère apocalyptique, comme le précise l’allusion au champ de Meguiddo150, et qui a connu là un succès militaire remarqué mais inutile. Le territoire n’est conquis que temporairement, et c’est un lieu nu et dévasté. Et début 1945, comme Londres est bombardée de fusées V-2, le général Pudding se trouve toujours en charge d’un territoire mal défini, à l’hôpital « The White Visitation » :
pris au piège dans une guerre du renseignement, bureaucratique et paperassière, piégé par la technologie et des « cliques de spiritualistes, d’amuseur de vaudeville, de techniciens du sans-fil, couéistes, ouspenskiens, skinnériens et fanatiques de la lobotomie et zélotes de Dale Carnegie »151.
119Car ce n’est plus comme vingt-sept ans plus tôt dans des tranchées pleines de boue, de rats et de cadavres, sur un talus ravagé par la guerre, que se trouve Pudding, mais dans la confusion des différentes agences de renseignement et de propagande avec lesquelles il travaille.
On est censé opérer de concert – trop souvent dans une dissonance ahurissante – avec d’autres régions désignées de la Guerre, colonies de cette Métropole projetées partout où l’entreprise a pour but la mort systématique : le P.W.E. empiète sur le ministère de l’Information, le service européen de la BBC, le Special Operations Executive, le ministère de la Guerre économique et le département d’Espionnage politique du FO à Fitzmaurice House. Entre autres. Avec quoi, à l’arrivée des Américains, il a aussi fallu coordonner leur OSS, leur OWI et l’Army Psychological Warfare Department. C’est là qu’est né le département commun, SHAEF Psychological Warfare Division (PWD), qui rend compte directement à Eisenhower, et pour maintenir l’ensemble, un London Propaganda Coordinating Council, qui n’a en fait aucune réelle autorité.
Qui peut retrouver son chemin dans ce luxuriant labyrinthe d’initiales, flèches continues et en pointillés, rectangles grands et petits, noms imprimés et mémorisés ? Pas Ernest Pudding152.
120Ce que décrit le passage cité est donc à la fois la situation peu confortable du personnage, dont la mission est concurrencée par celles des autres acteurs de ces différents bureaux et organismes alliés, mais aussi le schéma qui représente leur système d’organisation, réseau fort compliqué à l’évidence. La métaphore filée dans tout ce passage est une métaphore spatiale, car les points de repères, dans ce labyrinthe, et sur cette carte de l’empire, ne sont pas des toponymes, mais des sigles et des acronymes. Le général Pudding a de toute façon perdu son chemin et ne pense qu’à la boue du saillant d’Ypres. Mais pour faire sentir la désorientation du personnage, Thomas Pynchon donne des indications référentielles qui permettent de se représenter les clés du système de référence spatiale dont le personnage est privé. La bataille de Passchendaele, les recherches menées à la « White Visitation » et l’organisation confuse et redondante des services secrets alliés sont évoquées par des métaphores qui en font des figures topographiques : labyrinthes, déserts de boue, et empire colonial destiné à détruire le monde. Ici, c’est donc dans la stratification et la complexité du territoire de ce personnage, pris entre ses souvenirs, ses fantasmes et une réalité confuse, que s’étend un territoire disloqué. La crise du territoire apparaît donc sous la forme d’un trouble et d’un déséquilibre causés par une surabondance de limites, de frontières et de relations entre des groupes qui doivent cohabiter sur le même territoire.
121Mais si le contrôle d’un territoire trop restreint (par des armées opposées, ou par des chercheurs fantasques) pose problème dans le cas du général Pudding, dans Le città invisibili la difficulté à contrôler un territoire trop vaste est ce qui provoque la crise. Italo Calvino représente ainsi la mélancolie de l’empereur, qui dit à Marco Polo dans le volet qui ouvre la quatrième section du recueil : « Je sais bien que mon empire pourrit comme un cadavre dans un marais, dont l’infection empeste aussi bien les corbeaux qui le mangent que les bambous qui poussent en s’engraissant de sa liqueur153. » Dans un autre passage, Kublai dit sa crainte de voir son empire s’effondrer sous son propre poids. Il souhaite voir des villes qui ne soient pas aussi riches et imposantes que celles que lui décrit son ambassadeur :
et dans ses rêves maintenant apparaissent des villes légères comme des cerfs-volants, des villes ajourées comme des dentelles, des villes transparentes comme des moustiquaires, des villes nervures de feuilles, des villes lignes de la main, des villes filigranes à voir au travers d’une épaisseur opaque et leurrante154.
122Ces villes sont des réalisations impossibles car elles sont comparées à des matières, des figures ou des objets ténus, de substance trop fine pour servir de matériau de construction155. Cependant, les aspirations de Kublai semblent précisément correspondre aux villes décrites par Marco Polo dans la série des « villes effilées », (« città sottili », dans le texte original : fines, déliées). Trois villes sur les cinq de la série ont en commun une occupation de l’espace dans sa verticalité. D’Armille ne sont visibles que les « conduites d’eau qui montent verticalement là où devraient être les maisons […] une forêt de tubes qui se terminent en robinets, en douches, en siphons, en trop-pleins156 » ; Zenobia, « bien que située sur un terrain sec, […] repose sur de très hauts pilotis157 » ; Ottavia, « ville-toile d’araignée158 », est suspendue au-dessus d’un gouffre « sur un filet qui sert de lieu de passage et de support. Tout le reste, au lieu de s’élever par-dessus, est suspendu en dessous : échelles de corde, hamacs, maisons en forme de sacs159 ». Ces structures légères se retrouvent aussi à Sofronia, la ville foraine déjà commentée plus haut, dont seule une moitié est bâtie en dur. Ces formes effilées et ces matières souples et légères constituent l’image d’une ville idéale, mobile et provisoire et elles correspondent à la définition qu’Italo Calvino donne de son travail au début de la première de ses Leçons américaines : « Légèreté » : « je me suis efforcé d’ôter du poids tantôt aux figures humaines, tantôt aux corps célestes, tantôt aux cités ; je me suis efforcé, surtout, d’ôter du poids à la structure du récit et au langage160 ». On peut reconnaître ici des allusions à sa trilogie Nos ancêtres, aux Cosmicomiche (1965) et Ti con zero (1967), aux Città invisibili (1972) et à Se una notte d’inverno un viaggiatore (1979). La légèreté qui guide l’auteur dans son œuvre, et qu’il place sous l’égide du poète Guido Cavalcanti tel que le présente Boccace dans une nouvelle du Décaméron161, est donc un idéal que partagent les personnages des Città invisibili. En effet, de nombreuses villes de l’empire de Kublai sont lourdes, au sens de « pesanti » en italien : elles sont grossières, pénible, brutales, telles Moriana, dont la « face cachée [est] une étendue de tôle rouillée, de toile de sac, d’essieux hérissés de clous, de tuyaux noircis par la suie162 ». Ces villes ternes, sombres, violentes, entourées d’ordures comme Leonia, menacées par des complots comme Berenice, ou encore vivant en relation étroite avec leurs morts, comme celles de la série « les villes et les morts », se font plus nombreuses dans la seconde moitié du recueil. Elles rendent manifeste une opposition fondamentale entre les villes heureuses et poétiques que Marco Polo aime présenter au Grand Khan, et celles qui témoignent du déclin de son empire.
123Certaines villes inspirent le bonheur et l’espoir, d’autres semblent vouées au désastre, au malheur et à la ruine. Cette opposition de valeurs traverse des notations sur leur forme, leur couleur dominante, leurs croyances et surtout sur les récits qui s’y racontent, qui les fondent ou qui annoncent leur devenir. Le portrait de Teodora rapporte les récits des historiens et les espoirs de ses habitants. « La ville, grand cimetière du règne animal163 » n’a cessé de combattre les différents animaux parasites qui ont tenté d’y supplanter les humains. Mais après les exterminations successives, « par les sous-sols de la bibliothèque » reviennent « les sphinx, les griffons, les chimères, les dragons164 » et tous les autres monstres mythologiques. Et l’oracle que délivra une Sibylle au sujet de Marozia est ambigu : « je vois deux villes : l’une du rat, l’autre de l’hirondelle165 ». Mais alors que ses habitants y voient la promesse d’une vie plus heureuse, loin des « galeries de plomb166 » et du « plafond de pierre, de toiles d’araignées, de moisissures167 » qui pèsent sur toutes les têtes, pour Marco Polo, cette transition vers une ville « cristalline, transparente au regard comme une libellule168 » est toujours en cours et contrariée sans cesse : « l’une et l’autre changent selon les temps ; mais leur rapport reste le même : la seconde est celle qui va sortir de la première169 ». Cette évidence démontre clairement que l’aspiration à une vie meilleure n’est jamais déçue à Marozia, même si aucun succès n’y est définitif. La métaphore zoologique rappelle avec légèreté que les Sibylles transmettent selon la tradition classique la parole d’Apollon l’Oblique (selon l’une de ses épithètes consacrées : « Loxias »). Marozia et Teodora sont donc des villes ambiguës qui oscillent sans cesse entre liberté et asservissement, entre lumière et obscurité, faisant douter l’empereur de sa maîtrise sur son territoire.
124La crise du territoire prend donc une autre forme dans Le città invisibili. L’espace n’est pas trop étroit, ni trop partagé, il est trop vaste. De plus les lieux décrits sont marqués par une forte opposition, parfois au sein d’une même ville. Le territoire de l’empire est donc en crise parce qu’il ne semble pas pouvoir obéir à une même loi. Les villes de Kublai sont trop fragiles et changeantes pour qu’il puisse un jour espérer les avoir en son pouvoir. Cela explique sans doute qu’il leur tourne ostensiblement le dos, reclus en son palais de Kemenfu. Elles lui sont invisibles parce qu’il ne veut pas les voir.
125Dans Les Grandes Blondes, Jean Echenoz fait voyager ses personnages dans un monde lui aussi trop vaste. Mais ce n’est pas sa diversité qui met en crise la notion de territoire : c’est son indistinction. On a vu plus haut que l’exotisme dans ce roman n’est pas où on l’attend. Mais le dépaysement n’est pas non plus ce que recherche Gloire Abgrall. Dans son séjour à Sidney comme en Inde, elle passe le plus clair de son temps à l’hôtel. Cela s’explique d’abord par le climat : « le soleil australien n’est pas un soleil comme les autres. Il vous brûle avant de vous réchauffer170 ». Puis à Bombay, la violence des rapports entre touristes et miséreux la rebute. Et dans la ville du Sud, plus paisible, où elle passe une dizaine de jours, à nouveau en compagnie de Béliard, ses excursions touristiques finissent par la lasser. Tous deux « trouve [nt] le temps long171 », et surtout, des insomnies obligent la jeune femme à garder la chambre : « Elle passait ses journées près de lui endormi, allongée dans sa chambre aux rideaux tirés. Les yeux grand ouverts au plafond, ne pensant plus à rien, comptant indéfiniment les tours du ventilateur172. »
126L’héroïne du roman semble donc se cloîtrer, d’un hôtel à l’autre, tout autour du monde173. Mais le narrateur partage son désintérêt pour la diversité du monde et rechigne à raconter les voyages des poursuivants de Gloire Abgrall : « nous connaissons déjà ce trajet, réglons donc tout cela très vite et résumons. À l’hôtel de Darling Harbour ils ne trouvèrent personne, le temps était épouvantable, ils n’eurent le temps de rien voir, ils rentrèrent aussitôt174 ». Le recours à la parataxe dans cette ellipse provoque une accélération du récit tout à fait remarquable, car elle permet aussi de passer sous silence la variété des espaces parcourus par les personnages. L’indistinction du monde parcouru est ainsi l’une des représentations que ce roman d’aventures autour du monde vise à susciter dans l’esprit du lecteur.
127Il est bien question dans Les Grandes Blondes de passages à la douane (y compris de marchandises suspectes), de passeports et de décalage horaire, mais les personnages impliqués dans la poursuite sont séparés moins par des frontières et des territoires éloignés que par l’avance qu’a prise Gloire Abgrall sur les détectives. Mais comme le remarque Christine Jérusalem,
les romans géographiques de Jean Echenoz sont des romans de la divagation, dans tous les sens du terme. Les voyages réels (la tournée de Ravel en Amérique) possèdent leur part de non-sens, « du glacial au tropical, des allers-retours absurdes, escales incertaines et dérivations incongrues au fil de vingt-cinq villes traversées175 ». Les courses-poursuites fictionnelles se réduisent à des allers-retours qui imposent clairement l’idée d’un surplace176.
128Elle met aussi en évidence « l’impression de piétinement qui est particulièrement présente dans Les Grandes Blondes177 », très sensible dans l’ennui qu’éprouvent les personnages du roman. L’héroïne, de retour d’Australie et d’Inde, a certes retrouvé sa blondeur, son charme, et renoué avec le succès grâce à l’émission de télévision de Salvador qui devient son amant, mais pour cela il aura fallu se compromettre avec l’homme d’affaire véreux Moopanar et son associé en France qui n’est autre que l’avocat maître Lagrange. Dès le retour de Gloire en France, celui-ci la confine à la campagne, en Normandie, où elle connaît l’ennui, comme durant ses séjours « sous les tropiques au loin178 ».
Elle trouvait ces journées bien longues, elle aussi regardait souvent l’heure, jamais le cours du temps n’avait paru si lent. D’une lenteur décourageante, multipliée par elle-même, pesant au seuil de l’immobile. Lenteur de l’herbe qui pousse, lenteur d’aï ou de glu. S’il est des mots dont le sens détermine la carrière, la lenteur est sans doute au premier rang de ceux-ci : si lente qu’elle ne s’est pas encore trouvé le moindre synonyme alors que la vitesse, qui ne perd pas une minute, en a déjà plein179.
129Ce paragraphe étonnant développe un commentaire lexicologique sur le mot « lenteur », lenteur au carré d’abord caractérisée par des notations psychologiques subjectives et des qualificatifs qui permettent d’approcher le sens du terme par comparaison à d’autres référentiels de mesure : la masse (« pesant ») et la vitesse du mouvement (l’immobilité étant désignée par l’adjectif substantivé). Mais le commentaire se développe par des comparaisons elliptiques (à l’aide d’un complément du nom) avec le domaine biologique : « l’herbe qui pousse » et « l’aï », mammifère arboricole aussi nommé « paresseux ». L’image de la glu, arme des oiseleurs, est motivée par la viscosité de cette substance. Ces trois comparaisons entraînent donc le lecteur bien loin de Gloire Abgrall, mais le cratylisme de la fin de cette digression (« lenteur » serait donc un mot très lent à se trouver des synonymes) fait entrer le lecteur au cœur d’une plaisanterie érudite. Elle signe le travail de l’auteur et laisse en arrière-plan, avec humour, l’ennui dont souffre son personnage, ce qui est très divertissant pour le lecteur.
130Cet ennui affecte aussi Boccara, l’assistant de Personnettaz, obligé de rentrer de Bretagne à vitesse réduite après que Gloire Abgrall a fracassé le pare-brise de sa voiture à coups de hache : « décontractant ses lombaires, assouplissant ses avantbras sur le volant, il s’exhortait au calme bien qu’irrité par cette lenteur, par l’hypocrisie de cette lenteur qui feint, majordome de la mort, d’ignorer la brièveté de l’existence180 ». Le développement de l’hyperbate introduite par l’anaphore de la préposition « par » tient de la sentence morale, mais elle est frappante, du fait de la personnification de la lenteur en un être inquiétant et fantastique, ce qui contraste avec l’allusion probable au traité de philosophie de Sénèque, Sur la brièveté de la vie. L’ennui de Boccara est encore évoqué une autre fois, ce qui en fait une condition très commune dans ce roman, y compris sous la forme de la dépression.
131Ainsi, les fréquents voyages des principaux personnages du roman, qui les ramènent toujours à Paris, sont à juste titre qualifiés par Christine Jérusalem de dérive, de divagation, de surplace et de piétinement. Mouvements vains et fatigants, ils sont dus à ce qui se trouve être le principe même de cette poursuite. L’asynchronie des déplacements de l’héroïne et de ses poursuivants place ceuxci dans un temps mort toujours prolongé : ne rattrapant jamais leur retard, ils arrivent toujours après elle. Les détectives Personnettaz et Boccara se sont épuisés alors qu’il suffira d’aller à Honfleur pour retrouver la jeune femme. Leurs voyages, « série de ressassements inutiles181 », ne leur font pas oublier longtemps leur ennui, et les pays traversés restent pour eux très indistincts. Quant à Gloire Abgrall, elle n’est partie que pour être loin de son passé, mais elle doit à nouveau affronter la notoriété dès son retour en France. Pour elle aussi, les voyages auront eu lieu dans un intervalle de temps vide, offrant de la place pour l’ennui. S’il y a des territoires bien identifiés, ils restent donc des zones de passage et des non-lieux qui mettent en crise la notion de territoire par l’indistinction. Lieux cités, parfois décrits, ils ne sont jamais pittoresques.
132Ainsi, les œuvres d’Italo Calvino, Jean Echenoz, Thomas Pynchon et Christoph Ransmayr étudiées ici proposent différents types de crise du territoire. En représentant des territoires, réels ou fictionnels, par les fictions développées, ces auteurs leur assignent des caractéristiques qui menacent leur équilibre, leur cohérence et même leur permanence. La surabondance d’espace comme sa trop grande étroitesse, sa diversité excessive ou l’indistinction de régions pourtant diverses perturbent le territoire et le placent dans une situation problématique : on peine à reconnaître dans sa représentation le réel référentiel.
133Après un rappel sur les débats anciens entourant le concept de représentation, ce chapitre a voulu interroger la façon dont la notion de territoire fait sens dans ce travail sur les quatre œuvres de mon corpus. Le territoire prend la forme, dans le récit de fiction, d’un espace qui existe relativement au temps vécu par les personnages, et consiste surtout en un rythme, et en des lieux décrits. L’étude de quelques ekphraseis a ensuite permis de montrer à quel point ces textes font jouer les frontières entre les arts et refusent de se plier à la règle classique de l’imitation, au sens restreint, selon laquelle une œuvre réussie doit représenter de belles œuvres d’art. Cela rendait enfin possible un examen détaillé de la crise du territoire qui découle de la méfiance de ces auteurs devant la mimèsis. Dans ce dernier moment du chapitre, le territoire n’a été envisagé que comme portion de l’espace géographique référentiel, mais les fictions étudiées ici défendent des positions claires et diverses qui affirment le malaise de l’homme dans l’espace qu’il occupe. C’est l’une des dimensions de la crise du territoire, et la plus évidente. Le sens que l’on donnait à la terre et à l’histoire a perdu de sa valeur, et cette crise du territoire a été fortement ressentie dans la période postmoderne.
Notes de bas de page
1 Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, Littérature et sens commun, Paris, Le Seuil, « Points Essais », 1998, p. 132.
2 Lucien Dällenbach, Le Récit spéculaire, Essai sur la mise en abyme, Paris, Le Seuil, « Poétique », 1977, p. 18.
3 Mallarmé y invente le « ptyx, / Aboli bibelot d’inanité sonore », objet infime et mystérieux, emblème et symbole de la démarche anti-référentielle. Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes (1945), éd. Henri Mondor et G. Jean-Aubry, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, p. 68.
4 Lucien Dällenbach, Le Récit spéculaire, op. cit., p. 225-226. Les expressions citées par le critique sont empruntées à « Crise de vers » (1897), un essai où Mallarmé, à la fin de sa vie, présentait son art poétique. Le lieu du poète est clairement hors du monde physique, c’est un lieu idéal, au sens platonicien (entre la contemplation et l’oubli des Idées), et l’objet que le poème entreprend de dire n’existe que dans cette parole.
5 « In a poem like this one, we are concerned with the dramatic representation of a purely mental process. » Paul de Man, « Poetic Nothingness: On a Hermetic Sonnet by Mallarmé » (1955), Critical Writings, 1953-1978, éd. par Lindsay Waters, Minneapolis, University of Minnesota Press, « Theory and History of Literature », vol. 66, 1989, p. 20.
6 « The poet’s action (the poet= one who gilds himself with dreams) is the annihilating action of all consciousness, but it might leave a trace, the work’s memory suspended in an ideal place and revealing that an action has occurred. » Ibid., p. 26.
7 Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, op. cit., p. 474-475.
8 Bernard Vouilloux, L’Œuvre en souffrance, Entre poétique et esthétique, Paris, Belin, « L’Extrême contemporain », 2004, p. 102.
9 Christian Godin, Dictionnaire de philosophie, Paris, Fayard/Éditions du temps, 2004, p. 1141.
10 Platon, La République, trad. Georges Leroux, Paris, Flammarion, « GF-Flammarion », 2004, p. 174-183 (§ 392c-398b). Socrate distingue plusieurs types de λέξεις, ou « manières de dire » (p. 174) qui correspondent aux discours direct, indirect et au discours mentionné dans le récit.
11 Ibid., p. 175.
12 Ibid., p. 176.
13 Aristote, Poétique (1997), éd. et trad. Barbara Gernez, Paris, Les Belles Lettres, « Classiques en poche », 2002, p. 9.
14 Italo Calvino, Les Villes invisibles, trad. Jean Thibaudeau, Paris, Le Seuil, « Points », 1996, p. 75. « Nessuno sa meglio di te, saggio Kublai, che non si deve mai confondere la città col discorso che la descrive. » Le città invisibili (1972), Milan, Mondadori, « Oscar », 1993, p. 61.
15 Jean-Claude Lebrun, Jean Echenoz, Monaco, Le Rocher, « Domaine français », 1992, p. 121. La scène du cimetière est commentée avec plus de détail ibid., p. 73-77. Elle se trouve dans le dernier chapitre de Cherokee, Paris, Éditions de Minuit, 1983, p. 243.
16 Sur la feintise, voir Jean-Marie Schaeffer, « Fiction », Oswald Ducrot et Jean-Marie Schaeffer (dir.), Nouveau Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Le Seuil, « Points », 1995, p. 377-380.
17 « “And every one is fucked up,” sez melancholy Tracy. “Look at this.” It’s a Folies-Bergères: fourcolor lovelies doing the cancan all over it, zeros happening to coincide with eyes, nipples, and cunts, one of your racy-type games here, a little hostile toward the ladies but all in fun! “You got a nickel?” » Thomas Pynchon, Gravity’s Rainbow (1973), New York, Penguin Books, « Great Books of the Twentieth Century », 2000, p. 593.
18 Christoph Ransmayr, Le Syndrome de Kitahara, trad. Bernard Kreiss, Paris, Albin Michel, « Les Grandes Traductions », 1997, p. 293 : « Truppenübungsgelände », Morbus Kitahara (1995), Francfort-sur-le-Main, Siegfried Fischer, « Fischer Taschenbuch », 1997, p. 283.
19 « Die Zukunft Moors und aller Kaffs am See glich doch nur jener Bombennacht, die er, der Knecht in einem Hundehaus, als sein Geburtsdatum auf dem Passierschein trug. Die Zukunft Moors war die Vergangenheit. / Niemals vergessen. / Alles vergessen. / Schlief er ? / Träumte er seine Erschöpfung bloß ? Seine Wut ? » Morbus Kitahara, op. cit., p. 335-336.
20 Christoph Ransmayr, La Montagne volante, trad. Bernard Kreiss, Paris, Albin Michel, 2008, Der Fliegende Berg, Francfort-sur-le-Main, S. Fischer, 2006.
21 Alexandre Gefen, La Mimèsis (2002), Paris, Flammarion, « GF Corpus », 2003, p. 40.
22 Platon, La République, op. cit., p. 487 : φαντάσματα γάρ, αλλ’οὐκ ὄντα ποιοῦσιν, La République, Livres VIII-X (1934), op. cit., p. 89 (§ 599a).
23 Michel Magnien rappelle dans son introduction que la Poétique n’est pas un ouvrage destiné à la diffusion, mais un traité dit ésotérique ou acroamatique, qui servait d’aide-mémoire. Ce texte est lacunaire et imparfait. Voir Aristote, Poétique, éd. et trad. Michel Magnien, Paris, LGF, « Le Livre de poche classique », 1990, p. 17-21.
24 Aristote, Poétique (1997), éd. et trad. Barbara Gernez, Paris, Les Belles Lettres, « Classiques en poche », 2002, p. 5-7 (§ 1447a, l. 28 sq.). Cette édition a ma préférence.
25 C’est le double sens du grec τὰ πράγματα.
26 Paul Ricœur, Temps et récit, t. I (1983), Paris, Le Seuil, « Points », 1991, p. 70.
27 Cf. les éditions citées plus haut et La Poétique, éd. et trad. Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Le Seuil, « Poétique », 1980 ; et Poetics, éd. et trad. Stephen Halliwell, in Aristotle, XXIII, Cambridge (Mass.), « Loeb Classical Library », 1995, p. 1-141.
28 Aristote, Poétique (2002), p. 10-11. Τό τε γὰρ μιμεῖσθαι σύμφυτον τοῖς ἀνθρώποις ἐκ παίδων ἐστί, ibid. (§ 1448b, l. 56).
29 Italo Calvino, Les Villes invisibles, op. cit., p. 30 : « improvvisa [re] pantomime », Le città invisibili, op. cit., p. 21.
30 Ibid., p. 50 : « ricorrere a gesti, a smorfie, a occhiate », Le città invisibili, op. cit., p. 40.
31 Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, op. cit., p. 119.
32 Nelson Goodman, Langages de l’art, Une approche de la théorie des symboles, Nîmes, Jacqueline Chambon, « Rayon art », 1990, p. 35.
33 La traduction française orthographie curieusement le terme grec, dont la transcription usuelle est aujourd’hui mimèsis.
34 Erich Auerbach, Mimésis, La Représentation de la réalité dans la littérature occidentale (1946), trad. Cornélius Heim, Paris, Gallimard, « Tel », 1977, p. 543.
35 Ibid., p. 163.
36 Ibid., p. 464.
37 Ibid., p. 541.
38 Ibid., p. 548.
39 Christoph Ransmayr, Le Syndrome de Kitahara, op. cit., p. 418. « “Pantano”, las Lily an einem Nachmittag, an dem der Zug Stunde um Stunde vor der Stahlbrücke einer Zonengrenze hielt, und reichte Ambras das Buch. “Pantano. Hier stehts doch ; bedeutet : Sumpf, sumpfige Wildnis, Feuchtgebiet.” / Ambras nahm das aufgeschlagene Buch aus ihren Händen […], und sagte : “Moor”. » Morbus Kitahara, op. cit., p. 402.
40 Ibid., p. 37 : « abgeschnitten von der Welt », Morbus Kitahara, op. cit., p. 35.
41 Ibid., p. 435. « Erdstraßen und Hohlwege verwandelten sich dann in grundlose, wütende Sturzbäche. » Morbus Kitahara, op. cit., p. 417.
42 « The Kaff (401) Pantano is not really an antidote to Moor, but a parallel world. » Jutta Landa, « Fractured Vision in Christoph Ransmayr’s Morbus Kitahara », German Quarterly, 71, no 2, 1998, p. 139.
43 La localisation du roman à l’écart des grandes villes est constamment soulignée par l’emploi de ce terme péjoratif (« das Kaff » dans le texte original).
44 Christoph Ransmayr, Le Syndrome de Kitahara, op. cit., p. 11 : « ein Kind des Krieges », Morbus Kitahara, op. cit., p. 9.
45 Jean Echenoz, Les Grandes Blondes, Paris, Éditions de Minuit, 1995, p. 38.
46 Jean Echenoz signe la postface à Fatale (1977) pour son entrée dans la collection grand format surnommée « La Noire » en 1996, peu après la mort de son auteur. Voir Jean Echenoz, « Neuf notes sur Fatale », Jean-Patrick Manchette, Fatale (1977), Paris, Gallimard, « NRF », 1996, p. 147-154. L’hyperréalisme de son style est beaucoup imité dans le roman noir français depuis les années 1970. Il procède souvent d’une critique (situationniste, dans le cas de Manchette) de la société de consommation.
47 Jean Echenoz, Les Grandes Blondes, op. cit., p. 209.
48 Ibid., p. 36.
49 Ibid., p. 116.
50 Christine Jérusalem, Jean Echenoz : Géographies du vide, Saint-Étienne, Publication de l’université de Saint-Étienne, 2005, p. 35.
51 De même, les personnages d’Un an (1997) qui réapparaissent dans Je m’en vais (1999) n’avaient que des prénoms dans le premier et sont désignés aussi par leurs patronymes dans le second.
52 Jean Echenoz, Au Piano, Paris, Éditions de Minuit, 2003, p. 98.
53 Jean Echenoz, « L’image du roman comme moteur de la fiction », entretien avec Jean-Claude Lebrun, L’Humanité, 11/10/1996, « Jean Echenoz », Remue. net, [en ligne] <http://remue.net/cont/echenozjcl.html>.
54 Jean Echenoz, « La réalité en fait trop, il faut la calmer », entretien avec Jean-Baptiste Harang, Libération, 16/9/1999, « Jean Echenoz », Remue. net, [en ligne] <http://remue.net/cont/echenozjbh2.html>.
55 Dominique Viart, « Le divertissement romanesque : Jean Echenoz et l’esthétique du dégagement », Christine Jérusalem et Jean-Bernard Vray (dir.), Jean Echenoz : « une tentative modeste de description du monde », Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2006, p. 250.
56 « Young madcap heir of the Limoges fireworks magnate Georges (“Poudre”) de la Perlimpinpin. » Thomas Pynchon, Gravity’s Rainbow, op. cit., p. 247.
57 Jean-Guy Meunier, « Représentation, information et culture », Simon Bouquet et François Rastier (dir.), Une introduction aux sciences de la culture, Paris, Puf, « Formes sémiotiques », 2002, p. 142.
58 Aristote, Poétique (2002), op. cit., p. 34-35 (§ 1451b, l. 6-7) : ἡ μὲν γὰρ ποίησις μᾶλλον τὰ καθόλου, ἡ δ’ἱστορία τὰ καθ’ἕκαστον λέγει, ibid.
59 Paul Ricœur, Temps et récit, t. I, op. cit., p. 84.
60 Ibid., p. 85.
61 Ibid., p. 94.
62 Ibid., p. 125.
63 Ibid., p. 129.
64 Ibid., p. 169 : « una folla sempre più fitta », Le città invisibili, op. cit., p. 147.
65 Ibid., p. 29-30. « Nuovo arrivato e affatto ignaro delle lingue del Levante, Marco Polo non poteva esprimersi altrimenti che con gesti, salti, grida di meraviglia e d’orrore, latrati o chiurli d’animali, o con oggetti che andava estraendo dalle sue bisacce : piume di struzzo, cerbottane, quarzi, e disponendo davanti a sé come pezzi degli scacchi. » Le città invisibili, op. cit., p. 21.
66 « Tutto quel che Marco mostrava aveva il potere degli emblemi, che una volta visti non si possono dimenticare né confondere. Nella mente del Kan l’impero si rifletteva in un deserto di dati labili e intercambiabili come grani di sabbia da cui emergevano per ogni città e provincia le figure evocate dai logogrifi del veneziano. » Le città invisibili, op. cit., p. 22.
67 Ibid., p. 142. « Un cavallo poteva rappresentare tanto un vero cavallo quanto un corteo di carrozze, un esercito in marcia, un monumento equestre. » Le città invisibili, op. cit., p. 121.
68 Ibid., p. 152-153. « – La tua scacchiera, sire, è un intarsio di due legni : ebano e acero. Il tassello sul quale si fissa tuo sguardo illuminato fu tagliato in uno strato del tronco che crebbe in un anno di siccità : vedi come si dispongono le fibre ? Qui si scorge un nodo appena accennato : una gemma tentò di spuntare in un giorno di primavera precoce, ma la brina della notte l’obbligò a desistere –. […] / La quantità di cose che si potevano leggere in un pezzetto di legno liscio e vuoto sommergeva Kublai ; già Polo era venuto a parlare dei boschi d’ebano, delle zattere di tronchi che discendono i fiumi, delle donne alle finestre… » Le città invisibili, op. cit., p. 133-134.
69 Italo Calvino, « L’océan de l’objectivité » (1960), in Défis aux labyrinthes, Paris, Le Seuil, « Bibliothèque Calvino », 2003, t. I, p. 57 : « la calata nel mare dell’oggettività indifferenziata », « Il mare dell’oggettività » (1960), in Saggi, 1945-1985, éd. Mario Barenghi, Milan Mondadori, « I Meridiani », t. I, p. 53.
70 Italo Calvino, « L’océan de l’objectivité », art. cit., p. 62 : « la letteratura della coscienza », « Il mare dell’oggettività », art. cit., p. 59.
71 Ibid., p. 61. Italo Calvino commente ainsi L’Affreux Pastis de la rue des Merles (Quer pasticciaccio brutto de via Merulana, 1957) de Gadda, « dove la coscienza razionalizzatrice e discriminante si sente assorbire come una mosca sui petali di una pianta carnivora », « Il mare dell’oggettività », art. cit., p. 59.
72 Christine Montalbetti, Le Voyage, le monde et la bibliothèque, Paris, Puf, « Écriture », 1997, p. 99.
73 Ibid., p. 15.
74 Ibid., p. 53.
75 Ibid., p. 58.
76 Voir Roman Jakobson, « Les embrayeurs, les catégories verbales et le verbe russe » (1957), Les Fondations du langage, Essais de linguistique générale I, trad. Nicolas Ruwet, Paris, Éditions de Minuit, « Arguments », 1963, p. 176-196.
77 Christine Montalbetti, Le Voyage, le monde et la bibliothèque, op. cit., p. 3.
78 Ibid., p. 73.
79 Ibid., p. 77.
80 Ibid., p. 65-97.
81 Victor Bérard, Les Navigations d’Ulysse (1927-1929), quatre tomes, complétés par Dans le sillage d’Ulysse, Album odysséen (1933), photographies de Frédéric Boissonnas, Paris, Armand Colin, 1973.
82 Jean Echenoz, Les Grandes Blondes, op. cit., p. 13.
83 Christine Montalbetti, Le Voyage, le monde et la bibliothèque, op. cit., p. 72.
84 Ibid.
85 De la première à la dernière ligne, il court sur 244 pages, dans lesquelles peuvent loger jusqu’à 28 lignes de texte, mais si la mise en page réserve le tiers supérieur de la page au numéro de chapitre précédé d’un blanc en début de chapitre, l’espace laissé libre par les fins de chapitres est très variable.
86 Il s’agit des chapitres I, III, V, VII, VIII, XII, XIX, XXIII, XXVI et XXVII.
87 Dans les chapitres IV, IX, XVII, XX et XXV.
88 La longueur moyenne d’un chapitre est de presque huit pages, mais les plus longs chapitres comptent entre neuf et treize pages, ce sont les chapitres II, IV, VI, X, XIII, XVI, XX, XXI et XXVI.
89 Ibid., p. 49-50.
90 Ibid., p. 56.
91 Ibid., p. 33.
92 Ibid., p. 119.
93 Italo Calvino, Les Villes invisibles, op. cit., p. 24. « Ogni città riceve la sua forma dal deserto a cui si oppone ; e cosi il cammelliere e il marinaio vedono Despina, città di confine tra due deserti. » Le città invisibili, op. cit., p. 18.
94 Ibid., p. 106. « A Smeraldina, città acquatica, un reticolo di canali e un reticolo di strade si sovrappongono e s’intersecano. » Le città invisibili, op. cit., p. 89.
95 Ibid., p. 108 : « attraversano i canali : ponti a schiena d’asino, coperti, su pilastri, su barche, sospesi, con i parapetti traforati », Le città invisibili, op. cit., p. 89.
96 Ibid., p. 103-105, Le città invisibili, op. cit., p. 87-88.
97 Dans « Kubla Khan » (1816), un poème de Samuel Taylor Coleridge, la même ville est nommée Xanadu. Le palais de Charles Foster Kane tire son nom de ce poème, dans le film d’Orson Welles, Citizen Kane (1941).
98 Le « fiabesco » est cette « couleur proche de la fable ou du fantastique » qui caractérise les récits d’Italo Calvino, tout au long de sa carrière d’écrivain, selon Mario Fusco, dans son introduction au recueil d’essais de l’auteur (Mario Fusco, « Préface », Italo Calvino, Défis aux labyrinthes, op. cit., t. I, p. 11).
99 Italo Calvino, Les Villes invisibles, op. cit., p. 98. « A Melania, ogni volta che si entra nella piazza, si trova in mezzo a un dialogo. » Le città invisibili, op. cit., p. 80.
100 Ibid. : « Il soldato militantatore, la figlia amorosa, il servo sciocco […] l’ipocrita, la confidente, l’astrologo. » Le città invisibili, op. cit., p. 80.
101 Ibid., p. 99 : « servetta spiritosa », « vecchio irato », « tiranno, benefattore, messaggero », Le città invisibili, op. cit., p. 80-81.
102 Ibid., p. 11 : « città con sessanta cupole d’argento, statue in bronzo di tutti gli dei, vie lastricate in stagno, un teatro di cristallo, un gallo d’oro che canta ogni mattina su una torre », Le città invisibili, op. cit., p. 7.
103 Ibid., p. 82 (traduction modifiée). « Poco saprei dirti d’Aglaura », Le città invisibili, op. cit., p. 67.
104 Ibid. : « il suo durevole assortimento di qualità », Le città invisibili, ibid.
105 Ibid. : « ciò che era eccentrico è diventato usuale, stranezza quello che passava per norma, e le virtù e i difetti hanno perso eccellenza o disdoro in un concerto di virtù e difetti diversamente distribuiti. In questo senso nulla è vero di quanto si dice d’Aglaura », Le città invisibili, ibid.
106 Ibid., p. 83 (traduction modifiée) : « qualcosa d’inconfondibile, di raro, magari di magnifico ; vorresti dire cos’è, ma tutto quello che s’è detto d’Aglaura finora imprigiona le parole e t’obbliga a ridire anziché a dire », Le città invisibili, op. cit., p. 67-68.
107 Thomas Pynchon, L’Arc-en-ciel de la gravité (1988), trad. Michel Doury, Paris, Le Seuil, « Fiction & Cie », 2007, p. 11. « The Evacuation still proceeds, but it’s all theater. » Gravity’s Rainbow, op. cit., p. 3.
108 « The chameleonic nature of the Slothropian persona has been mostly established by cinema. He is a thinking, walking, sleeping conglomeration of many movie beings. » Charles Clerc, « Film in Gravity’s Rainbow », Charles Clerc (dir.), Approaches to Gravity’s Rainbow, Columbus (Ohio), Ohio State University Press, 1983, p. 130.
109 « Yes it is the biggest fucking octopus Slothrop has ever seen outside of the movies. » Thomas Pynchon, Gravity’s Rainbow, op. cit., p. 188.
110 « In silence, hidden from her, the camera follows as she moves deliberately nowhere longlegged about the rooms, an adolescent wideness and hunching to the shoulders, her hair not bluntly Dutch at all, but secured in a modish upsweep with an old, tarnished silver crown. » Ibid., p. 96.
111 Cette abréviation qui est aussi une onomatopée fort opportune (« ouaf », en français) désigne l’Abreaction Research Facility, où le docteur Pointsman conditionne des chiens selon la méthode des comportementalistes russes.
112 « Each day, about noon, […] Webley Silvernail comes to carry the projector back down the chilly scuffed-wood corridors again to the ARF wing, in to the inner room where octopus Grigori oozes sullenly in his tank. […] The reel is threaded, the lights are switched off, Grigori’s attention is directed to the screen, where an image already walks. The camera follows as she moves deliberately nowhere longlegged about the rooms. » Thomas Pynchon, Gravity’s Rainbow, op. cit. p. 115-116.
113 « The cameraman is pleased at the unexpected effect of so much flowing crepe, particularly when Katje passes before a window and the rainlight coming through changes it for a few brief unshutterings to murky glass, charcoal-saturated, antique and weather-worn, frock, face, hair, hands, slender calves all gone to glass and glazing, for the celluloid instant poised—the translucent guardian of a rainfall shaken through all day by rocket blasts near and far, downward, dark and ruinous behind her the ground which, for the frames’passage, defines her. » Ibid., p. 96.
114 Anne Battesti, Thomas Pynchon, L’Approche et l’esquive, Paris, Belin, « Voix américaines », 2004, p. 70-71.
115 Voir mon article, « As Far as Thomas Pynchon “Loves Cameras” », Sascha Pöhlmann (dir.), Against the Grain: Reaging Pynchon’s Counternarratives, Amsterdam – New York, Rodopi, 2010, p. 157-166.
116 Anne Battesti, Thomas Pynchon : L’Approche et l’esquive, op. cit., p. 50.
117 Une gravure d’Odilon Redon, p. 15, un fameux tableau de Van Haecht, p. 38 et p. 140.
118 Voir Ravel (2006) bien entendu, mais aussi les messages secrets par aquarelle dans Lac (1989), les pièces que Ferrer expose dans Je m’en vais (1999), ou encore les œuvres de Chopin et Schumann décrites dans Au piano (2003).
119 Jean Echenoz, Les Grandes Blondes, op. cit., p. 134.
120 Ibid., p. 9.
121 Ibid.
122 Bruno Blanckeman commente ainsi son pseudonyme Gloria Stella : « le degré zéro de toute identité pour une étoile, filante – carrière brève, personnage toujours en fuite », Bruno Blanckeman, Les Récits indécidables : Jean Echenoz, Hervé Guibert, Pascal Quignard, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, « Perspectives », 2000, p. 85-86.
123 Jean Echenoz, Les Grandes Blondes, op. cit., p. 86.
124 Ibid., p. 89.
125 Christoph Ransmayr, Le Syndrome de Kitahara, op. cit., p. 208.
126 Ibid., p. 194 sq.
127 Ibid., p. 209. « Über dem Knauf jeder Lade saß, flog oder sang ein aus Furnierhölzern geschnitteten Vogel. Auch wenn das Holz gesprungen war oder sich unter den Schwankungen der Temperatur und Feuchtigkeit der Luft geworfen hatte, erkannte Bering seine Vögel doch auf den ersten Blick, den Zaunkönig, die Amsel, Rauchschwalbe, Bussard, Sperber… die Vögel der Seeregion. » Morbus Kitahara, op. cit., p. 203.
128 Ibid., p. 88 sq.: « Die große Reparatur », Morbus Kitahara, op. cit., p. 84 sq.
129 « Bering, another warped god, appears as Hephaistos, the smith, excelling in his skills with anvil and hammer, and surrounding himself with an iron garden of metal parts that he forges into new creations. » Jutta Landa, « Fractured Vision in Christoph Ransmayr’s Morbus Kitahara », German Quarterly, 71, no 2, 1998, p. 142.
130 Christoph Ransmayr, Le Syndrome de Kitahara, op. cit., p. 100 : « [ bis …] die lange, nun spitz zulaufende Motorhaube einem Krähenschnabel glich », Morbus Kitahara, op. cit., p. 96.
131 Voir aussi les romans de James Ballard ou Philip K. Dick et au cinéma, Akira (par Otomo Katsuhiro, 1988) ou The Matrix (par Andy et Larry Wachowski, 1998).
132 Le « dieselpunk » est surtout présent au cinéma, avec la série des Mad Max (de George Miller, 1979, 1981 et 1985), Capitaine Sky et le monde de demain (Terry Conran, Sky Captain and the World of Tomorrow, 2004) et des jeux vidéos tels Return to Castle Wolfenstein (Activision, 2001).
133 Christoph Ransmayr, Le Syndrome de Kitahara, op. cit., p. 362. « Den Pilz von Nagoya. Qualle oder Wolkenpilz. Du kannst dir aussuchen, welche Ähnlichkeit dir lieber ist. Die Ödeme in deiner Netzhaut, die Flecken in deinen Augen, sind dem einen so ähnlich wie dem anderen. » Morbus Kitahara, op. cit., p. 349.
134 Ibid.
135 S. Kitahara, « Ueber klinische Beobachtungen bei der in Japan haeufig vorkommenden Chorioretinitis centralis serosa », Klinisches Monatsblatt für Augenheilkunde 97, 1936, p. 345-362.
136 « Der Blick durch die Optik eines Fernglases, in dem Dinge, die in Wirklichkeit nahe beeinander sind, noch näher zusammenrücken. » Herbert Ohrlinger, « Durch das Fernglas hindurch » (entretien), Die Presse, 18/09/1995, p. 15.
137 « Such a telescopic vision, simultaneously focused and distorted, random and selective, fragments cohesion and continuity. It leaves blurs, perceptual holes. » Jutta Landa, « Fractured Vision in Christoph Ransmayr’s Morbus Kitahara », art. cit., p. 138.
138 Italo Calvino, Leçons américaines, Six Propositions pour le prochain millénaire (1989), trad. par Yves Hersant, in Défis aux labyrinthes, t. II, Textes et lectures critiques, éd. par Mario Fusco et Martine Van Geertruyden, Paris, Le Seuil, « Bibliothèque Calvino », p. 83. « Il post-modernism può essere considerato la tendenza a fare un uso ironico dell’immaginario dei mass media … » Lezione americane, Sei proposte per il prossimo millenio (1988), Milan, Mondadori, « Oscar », 2002, p. 107.
139 Dans son essai sur la fin (du siècle, de l’histoire, des idéologies, de la littérature), Lionel Ruffel rappelle que les auteurs qu’a découverts et publiés Jérôme Lindon dans les années 1980, les « impassibles », ont renouvelé l’esthétique du Nouveau Roman : « Pas vraiment de théorie, pas vraiment d’engagement politique, pas vraiment de vision assurée du monde mais ces positions mêmes relevaient d’un choix. […] L’écriture est généralement sobre et caractérisée par une forme d’imprécision. Le contenu narratif (intrigue, décor, personnage) peut lui aussi être caractérisé de minimaliste. » Lionel Ruffel, Le Dénouement, Lagrasse, Verdier, « Chaoïd », 2005, p. 80.
140 Christine Jérusalem, Jean Echenoz, Paris, ADPF – ministère des Affaires étrangères, « Auteurs », 2006, p. 50. Pour illustrer cette idée, Christine Jérusalem cite plusieurs passages d’Au piano (2003) où Jean Echenoz dresse des listes de nationalités de restaurants, de prostituées, et des noms qu’on donne aux différents taxis à locomotion humaine utilisés de par le monde. Voir Jean Echenoz, Au piano, op. cit., p. 33, p. 62 et p. 169-170.
141 Christoph Ransmayr, Le Syndrome de Kitahara, op. cit., p. 37. « Stillegung ! Moor auf eine Schlammstraße zurückgeworfen ! Moor abgeschnittent von der Welt. » Morbus Kitahara, op. cit., p. 35.
142 Ibid. « So kroch ein Lastenzug ins Tiefland, der seine Geleise mit sich nahm. » Morbus Kitahara, ibid.
143 Ibid., p. 18. : « überlagerten und durchkreuzten sich in diesem ersten Jahr die Besatzungszonen sechs verschiedener Armeen », Morbus Kitahara, op. cit., p. 15.
144 Ibid., p. 44. « Zurück ! Zurück mit euch ! Zurück in die Steinzeit ! » Morbus Kitahara, op. cit., p. 41.
145 Ibid., p. 112-113 : « Feuerzeuge […] und Nylonstrümpfe […], Sonnenbrillen […], Südfrüchte, Werkzeuge oder grüne Kaffeebohnen. » Morbus Kitahara, op. cit., p. 108-109.
146 « Im bühnengroßen Schaufenster eines Kaufhauses, zwischen nie gesehenen, zu Pyramiden gehäuften Früchten, Modellpuppen in glänzenden Pyjamas, Schuhen in allen Farben, Pralinenschachteln und versilberten Armaturen, erhob sich eine Mauer aus Licht aus dem Chaos des Angebots, ein flimmernder Wall, der ausschließlich aus Fernsehschirmen bestand ! » Christoph Ransmayr, Morbus Kitahara, op. cit., p. 326.
147 « Na.. go.. ya? Der Losverkäufer nahm sich nicht viel Zeit für einen Zigeuner oder einen Stallburschen oder Reitknecht oder was immer der war, und er schien auch dessen Fragen nicht zu verstehen » Christoph Ransmayr, Morbus Kitahara, op. cit., p. 328.
148 « In a stay-away zone, under the barrage balloons south of London. » Thomas Pynchon, Gravity’s Rainbow, op. cit., p. 42.
149 « His greatest triumph on the battlefield came in 1917, in the gassy, Armageddonite filth of the Ypres salient, where he conquered a bight of no man’s land some 40 yards at its deepest, with a wastage of only 70% of his unit. » Ibid., p. 78.
150 Cette allusion à Apocalypse 16,16 est justifiée par l’usage anglais du toponyme d’Armageddon pour qualifier une bataille sanglante, brutale et massive, comme le fut la bataille de Passchendaele.
151 « Trapped in a paper and bureaucratic war of intelligence, trapped by technology and “cliques of spiritualists, vaudeville entertainers, wireless technicians, Couéists, Ouspenskians, Skinnerites, lobotomy enthusiasts, Dale Carnegie zealots”. » Keith W. Schlegel, « The Rebellion of the Coprophages », Pynchon Notes 46-49 (Spring – Fall 2000 – 2001), 2003, p. 173. La citation de Thomas Pychon, Gravity’s Rainbow, op. cit., p. 79, énumère les divers courants de la psychologie et de l’occultisme de bazar représentés au sein du groupe PISCES.
152 « One is supposed to be operating in concert—yet too often in amazing dissonance—with other named areas of the War, colonies of that Mother City mapped wherever the enterprise is systematic death: P.W.E. laps over onto the Ministry of Information, the BBC European Service, the Special Operations Executive, the Ministry of Economic Warfare, and the FO Political Intelligence Department at Fitzmaurice House. Among others. When the Americans came in, their OSS, OWI, and Army Psychological Warfare Department had also to be coordinated with. Presently there arose the joint, SHAEF Psychological Warfare Division (PWD), reporting direct to Eisenhower, and to hold it all together a London Propaganda Coordinating Council, which has no real power at all. / Who can find his way about this lush maze of initials, arrows solid and dotted, boxes big and small, names printed and memorized? Not Ernest Pudding. » Thomas Pynchon, Gravity’s Rainbow, op. cit., p. 78.
153 Italo Calvino, Les Villes invisibles, op. cit., p. 73. « So bene che il mio impero marcisce come un cadavere nella palude, il cui contagio appesta tanto i corvi che lo beccano quanto i bambù che crescono concimati dal suo liquame. » Le città invisibili, op. cit., p. 59.
154 Ibid., p. 90 : « nei sui sogni ora appaiono città leggere come aquiloni, città traforate come pizzi, città trasparenti come zanzariere, città nervatura di foglia, città linea della mano, città filigrana da vedere attraverso il loro opaco e fittizio spessore », Le città invisibili, op. cit., p. 73.
155 Mais ces images peuvent évoquer les immeubles de verre et d’acier de Chicago, les moucharabiehs de l’Institut du monde arabe à Paris (Jean Nouvel, 1987), ou plus généralement le bio-design qui cherche dans ses créations à imiter des formes observées dans la nature.
156 Italo Calvino, Les Villes invisibles, op. cit., p. 62 : « le tubature dell’acqua, che salgono verticali dove dovrebbero esserci le case […] una foresta di tubi che finiscono in rubinetti, docce, sifoni, troppopieni », Le città invisibili, op. cit., p. 49.
157 Ibid., p. 45 : « benché posta su terreno asciutto […] sorge su altissime palafitte », Le città invisibili, op. cit., p. 34.
158 Ibid., p. 91 : « città-ragnatela », Le città invisibili, op. cit., p. 75.
159 Ibid., « una rete che serve da passaggio e da sostegno. Tutto il resto, invece d’elevarsi sopra, sta appeso sotto : scale di corda, amache, case fatte a sacco », Le città invisibili, ibid.
160 Italo Calvino, Leçon américaines, Six propositions pour le prochain millénaire (2001), trad. par Yves Hersant, Défis aux labyrinthes, Textes et lectures critiques, t. II, op. cit., p. 13. « Ho cercato di togliere peso ora alle figure umane, ora ai corpi celesti, ora alle città ; soprattutto ho cercato di togliere peso alla struttura del racconto e al linguaggio. » Lezioni americane, Sei proposte per il prossimo millennio (1988), Milan, Mondadori, « Oscar », 2002, p. 7.
161 Cavalcanti, ami de Dante, se soustrait à un chahut (« una brigata ») dans lequel ses amis voulaient l’entraîner, en bondissant par dessus la tombe sur laquelle il méditait. Ce beau geste est rapporté dans un passage du Décaméron (vi, 9) qu’Italo Calvino commente dans « Leggerezza », Lezioni americane, op. cit., p. 15-24.
162 Italo Calvino, Les Villes invisibles, op. cit., p. 123 : « la fascia nascosta di Moriana, una distesa di lamiera arrugginita, tela di sacco, assi irte di chiodi, tubi neri di fuliggine », Le città invisibili, op. cit., p. 105.
163 Ibid., p. 184 : « grande cimitero del regno animale », Le città invisibili, op. cit., p. 158.
164 Ibid. : « dalli scantinati della biblioteca », « le sfingi, i grifi, le chimere, i draghi », Le città invisibili, op. cit., p. 159.
165 Ibid., p. 177 : « vedo due città : una del topo, una della rondine », Le città invisibili, op. cit., p. 154.
166 Ibid. : « cunicoli di piombo », Le città invisibili, op. cit., p. 154.
167 Ibid., p. 178 : « il suo soffitto di pietra ragnatele e muffa », Le città invisibili, op. cit., p. 155.
168 Ibid. : « cristallina, trasparente come una libellula », Le città invisibili, op. cit., p. 155.
169 Ibid. « Entrambe cambiano nel tempo ; ma non cambia il loro rapporto ; la seconda è quella che sta per sprigionarsi dalla prima. » Le città invisibili, op. cit., p. 155.
170 Jean Echenoz, Les Grandes Blondes, op. cit., p. 98.
171 Ibid., p. 146.
172 Ibid., p. 141.
173 C’est tout autre chose que de rêver en contemplant des cartes, comme le jeune Marlow dans Heart of Darkness de Joseph Conrad, ou de vivre des aventures fabuleuses en restant enfermé dans une pièce, comme le raconte Xavier de Maistre (1763-1852), dans Voyage autour de ma chambre (1794).
174 Ibid., p. 124.
175 Jean Echenoz, Ravel, Paris, Édition de Minuit, 2005, p. 54.
176 Christine Jérusalem, Jean Echenoz, op. cit., p. 48.
177 Ibid., p. 49.
178 Jean Echenoz, Les Grandes Blondes, op. cit., p. 81.
179 Ibid., p. 208.
180 Ibid., p. 76.
181 Christine Jérusalem, Jean Echenoz, op. cit., p. 51.
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