Préface
p. 11-15
Texte intégral
1Certains pensent que le monde se réduit à un village global, à un vaste territoire uniforme se déroulant tout là-bas, à la fin de l’Histoire. Le récit de ce monde à tous points de vue singulier connaît peu de variations, encore moins de variantes. Il est censé rendre compte des exploits d’une société satisfaite d’elle-même et fière d’une hégémonie qu’elle s’arroge sans états d’âme. Il témoigne d’une certitude, d’une foi dans un discours univoque, du genre de ceux que l’on entonne d’une seule voix comme un hymne. Il affiche une défiance permanente à l’égard des jeux d’un esprit dont le tort principal serait de souffler où il veut.
2Ce monde existe-t-il ? A-t-il seulement existé ? Certains le pensent, disions-nous, mais pas tous.
3Clément Lévy n’y a pas cru une seconde. Son livre nous explique pourquoi avec une magistrale lucidité.
4Benedict Anderson n’y a pas cru davantage. Pour lui, le village échappe à toute vocation unitaire, car la communauté qui l’habite est incapable de représenter l’image qu’elle renvoie – ou les images, les si nombreuses images. Contrairement à ce qui se passe dans un village du Larzac, on ne se connaît pas tous lorsqu’on habite le village dit « global » ; en outre, les métonymies ont des limites. Tout n’est pas dans tout ni inversement. Et, jamais au grand jamais, l’image ne sera une. Qu’elle le veuille ou non, la communauté doit faire le deuil de toute aspiration à l’univocité pour laisser sa part de liberté à l’imagination et, par conséquent, à la souhaitable formulation d’un pluriel. Dans sa version postmoderne, elle vise alors à s’informer du mieux qu’elle peut mais sans prétention particulière, en marge des codes et des hiérarchies rigides. Cette communauté imagine donc. Elle bricole, elle se déterritorialise pour se reterritorialiser ailleurs, là où le souffle la dépose, avant qu’un nouveau fil d’air la conduise un peu plus loin. Loin de quoi. Loin de toute référence. En somme, elle bricole et se bricole, humblement.
5Depuis que j’ai vu l’Angelus Novus déployer ses ailes dans un tableau de Paul Klee et sur une page somptueuse de Walter Benjamin, j’éprouve du mal à me représenter la planète comme un monolithe rassurant que l’on emballerait dans une pensée unique dictée par une société décidément enthousiaste. Trop de lignes, trop de territoires cultivant l’univoque, trop de mauvaise Histoire, trop d’histoires équivoques ont arraché un soupir à l’ange. Il est trop de fragments épars à l’horizon pour que l’on continue à fanfaronner à propos d’un grand tout que l’on maîtriserait. Ou métriserait, comme dit Deleuze.
6Le soupir de l’ange a convaincu les écrivains, ou du moins un grand nombre d’entre eux, que l’idée du territoire clos sur lui-même était en crise. Existerait-il en littérature d’autres mondes ? Ce pourrait être le dernier des mondes que Christoph Ransmayr a décrit à la fin des années quatre-vingt dans un roman célèbre consacré en creux à la figure d’Ovide, l’homme des métamorphoses. Ce pourrait être le monde qu’Italo Calvino a évoqué comme un fantôme et un fantasme dans ses Villes invisibles. Kublai Khan ne sait rien de son empire et de ses villes invisibles. Il ignore même que leur territoire n’existe pas ailleurs que dans le récit qu’en fait Marco Polo. C’est le voyageur vénitien qui donne vie au vaste empire selon un procédé qui rappelle, mais à rebours, celui qu’adopta Schéhérazade narrant ses aventures et se redonnant la vie, nuit après nuit, dans les appartements du roi Shahryar.
7Au début de l’été 1939, deux Suissesses, l’écrivaine Annemarie Schwarzenbach et l’ethnologue Ella Maillart, avaient entrepris un voyage ambitieux. Elles s’étaient proposé de gagner à bord d’une Ford le Kafiristan, une vallée isolée dans la partie orientale de l’actuel Afghanistan. Ni l’une ni l’autre ne parvinrent au terme du périple, car la guerre eut tôt fait de les rattraper. En 2001, quelques semaines avant une nouvelle guerre qui allait précisément frapper l’Afghanistan, les frères Donatello et Fosco Dubini, originaires du Tessin, présentèrent Die Reise nach Kafiristan, un film retraçant l’aventure des deux femmes. C’est en explorant les rayons d’une vidéothèque, à Charlotte, que j’ai découvert le film et l’existence des voyageuses, voici quelques semaines. Il est vrai que Genève, d’où Annemarie Schwarzenbach et Ella Maillard étaient parties, se trouve à équidistance de Kaboul et de la cité nord-carolinienne.
8Le film met en scène le parcours d’Annemarie Schwarzenbach et d’Ella Maillart, mais il a été tourné en Ouzbékistan, à bonne distance de la route empruntée par les deux femmes. Boukhara et Samarcande se dissimulent derrière ce qui passe pour Téhéran, conférant peut-être involontairement à la métropole iranienne une touche intimiste et mystique, voire orientaliste. Le plus étonnant réside néanmoins dans le choix des réalisateurs de mêler à une géographie moyen-orientale référentielle des renvois aux cités invisibles de Calvino : Ottavia, Zora, Eufemia. Cette option peut paraître audacieuse lorsque l’on sait que le scénario s’inspire d’un récit de voyage, mais dans ce qu’elle a d’outrancièrement fictionnelle elle pointe de manière réaliste la géographie intime des voyageuses. Tout territoire est à la fois référentiel et fictionnel. Calvino l’avait compris. Peut-être n’est-il pas seulement l’un des grands écrivains contemporains, mais aussi un immense géographe. Les frères Dubini s’en sont aperçu, de même que Rebecca Agnes, une artiste que Clément Lévy mentionne dans l’introduction de son livre.
9Dans sa déclinaison postmoderne, la crise du territoire a quelque chose de salutaire dans la mesure où elle contribue à replacer l’Occident à sa place, qui est provinciale, comme dirait Dipesh Chakrabarty. Car c’est bien de ce territoire-là, le plus rigide tous, qu’il est question. Cette crise ouvre de nouvelles perspectives qu’il convient de sonder.
10En littérature et dans les arts, cet examen trouve de multiples traductions et suscite des commentaires enflammés de part et d’autre du méridien de Greenwich, cher à Jean Echenoz, et de part et d’autre de l’Équateur… deux lignes imaginaires de plus. Elle peut être abordée dans ses effets. Ainsi, depuis le début du nouveau millénaire, le débat sur la place d’une littérature comparée qui échapperait aux territoires clos sur telle ou telle langue pour s’investir à l’échelle planétaire, la World Literature après la Weltliteratur, fait-il rage. Clément Lévy livre un effort d’une nature quelque peu différente. À partir de l’exemple de quatre auteurs bien choisis (Calvino, Echenoz, Pynchon, Ransmayr), il s’astreint à examiner les racines de la crise du territoire postmoderne en partant de l’étymologie même du concept. Lorsque l’on sait que terroir et terreur sont des doublons il était fatal que la crise éclate ! En travaillant sur un corpus d’œuvres précis, il propose à son lecteur ce que les anglophones appellent un close-reading. Dans un contexte où la théorie prend parfois le dessus sur le texte littéraire, qui constitue la substance même de leur méditation, ce souci est sincèrement appréciable.
11Clément Lévy se livre à l’examen d’une planète qui se rétrécit à mesure que les moyens de communication accélèrent le rythme de sa traversée et qui tend à se transformer en non-lieu. Ce monde est le lieu/non-lieu d’un divertissement au sens le plus pascalien du terme. Au mieux, on préfère s’y esclaffer que d’y pleurer, quoique le rire ait fini par s’y faire plus discret, contrairement à la dérision. C’est après tout un apocryphe aristotélicien sur le rire qui aura provoqué la chaîne de meurtres dans le monastère qu’Umberto Eco, grand chanoine du postmoderne, avait dessiné et bâti dans Le Nom de la rose, voici une trentaine d’années. L’espace de la seconde moitié du XXe siècle serait-il à la merci des agélastes, qui ont inquiété Rabelais jadis et Kundera aujourd’hui ? Il est en tout cas la proie d’une uniformisation triste, voire d’une globalisation galopante.
12Bien des auteurs de l’extrême contemporain dénoncent l’image simplifiée, rétrécie des espaces humains et l’abondance de territoires à peine fréquentables et, parfois, infréquentables. Il arrive que le tragique veinant leurs écrits investisse les formes du simulacre et de la parodie. Face à la lourdeur d’une planète qui paraît se déliter, Italo Calvino entonne un hymne à la légèreté, Thomas Pynchon dessine un labyrinthe inextricable, Jean Echenoz se lance dans une tentative de perpetuum mobile et Christoph Ransmayr conçoit un surcroît de dysphorie.
13Ces mondes répondent à une géographie de la fiction. Or, pour Clément Lévy, l’invention d’un monde suppose avant tout la mise en place d’un espacetemps de référence. Cette référence est souvent située dans le réel objectif qui s’étend de la Chine de Marco Polo et de Calvino au Sud-Ouest Africain (l’actuelle Namibie) de Pynchon, à l’Australie d’Echenoz et, chez Ransmayr, à Mauthausen, l’un des espaces de l’anéantissement du moderne, l’un des espaces anéantis du postmoderne.
14Clément Lévy ne ménage pas ses efforts. Je le connais assez pour savoir que sa générosité, intellectuelle en particulier, est sans borne. Il recourt à l’outil géocritique, qui associe temporalité et spatialité au point de les rendre inextricables, tout en définissant de nouvelles modalités d’application de la méthode, qu’il rapproche de la géophilosophie que Gilles Deleuze et Massimo Cacciari ont théorisée vers la fin du dernier millénaire. Il observe les images graphiques comme autant de représentations symboliques du monde. Il dégage des œuvres examinées les figures dominantes (tapis, labyrinthe, mandala, etc.) pour arriver à la conclusion qu’elles reproduisent métaphoriquement l’ordre de l’univers. Deleuze et Guattari constituent des guides sûrs, ainsi qu’Augustin Berque, dont les méditations se situent quelque part entre géographie et philosophie. L’auteur parvient avec bonheur à tirer de textes philosophiques complexes des modèles parfaitement viables dans le champ littéraire stricto sensu, qui n’a pas à se donner un sens trop strict sous peine de se transformer lui-même un territoire en crise.
15Au terme d’excursus interdisciplinaires finement balisés et d’une grande élégance, Clément Lévy parvient à une formulation originale de ce qu’est aujourd’hui une littérature comparée qui se situerait quelque part entre le postmoderne et sa suite. En ce moment, je lis nombre de livres sur cette discipline dont la crise est aussi forte que celle du territoire, mais plus sympathique. J’éprouve en effet le sentiment que la crise de la littérature comparée deviendra vraiment sérieuse le jour où elle estimera qu’elle y aura échappé. Les bibliothèques des universités américaines confortent puissamment le doute. Le vertige gagne parfois celui qui cherche au milieu des rayonnages et je suis particulièrement reconnaissant à Clément Lévy d’avoir contribué à l’augmenter. Le vertige est le signe certain que l’on se trouve en bordure du territoire, là où l’ouverture s’ébauche ; il annonce qu’on en sortira pour découvrir autre chose. Il accompagne la vraie recherche.
16à Charlotte (N. C.), le 8 novembre 2013
Auteur
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