La supplication de Priam (Iliade, XXIV, 460-517)
Discours, images et gestes du suppliant
p. 99-115
Texte intégral
1La lecture de la célèbre supplication de Priam au chant XXIV de l’Iliade invite à revenir aux origines mêmes de la supplication dans la littérature occidentale. Ce texte magnifique a depuis longtemps retenu l’attention pour son élévation morale inédite et peu commune. Il m’a semblé qu’il permettait également de mettre en lumière plusieurs des problématiques retenues pour ce colloque, de faire apparaître la complexité et les ambiguïtés de la supplication, d’en montrer enfin les pouvoirs considérables.
Vieillard, c’est un dieu immortel qui est venu à toi : je suis Hermès. Mon père lui-même m’a placé près de toi, pour te servir de guide. Mais je vais repartir ; je ne m’offrirai pas aux regards d’Achille : on trouverait mauvais qu’un dieu immortel montrât à des mortels faveur si manifeste. Entre, toi, et saisis les genoux du fils de Pélée (labe gounata Pèleiônos465), et supplie-le, au nom de son père, de sa mère aux beaux cheveux, de son fils, si tu veux émouvoir son cœur (kai min huper patros kai mèteros èukomoio/lisseo kai tekeos, hina hoi sun thumôn orineis466-467).
Ayant ainsi parlé, Hermès s’en retourne vers le haut Olympe, cependant que Priam saute du char à terre. Il laisse là Idaios, qui demeure à garder les chevaux et les mules. Le vieillard, lui, va droit à la maison, à l’endroit où se trouve être assis Achille cher à Zeus. Il l’y trouve, et seul : ses compagnons sont assis à l’écart ; deux d’entre eux seulement, le héros Automédôn et Alkimos, rejeton d’Arès, s’empressent à ses côtés. Il achève à l’instant de manger et de boire : sa table est toujours devant lui. Aucun ne voit entrer le grand Priam (Priamos megas477). S’étant arrêté tout proche, de ses mains il saisit les genoux d’Achille et lui embrassa les mains (chersin Achillèos labe gounata kai kuse cheiras478), ces mains terribles, meurtrières d’hommes, qui lui ont tué de nombreux fils (deinas androphonous, hai hoi poleas ktanon huias479). Ainsi, quand une lourde erreur a fait sa proie d’un homme et qu’après être devenu un meurtrier dans sa patrie, il arrive en terre étrangère, chez un homme opulent, la stupeur saisit ceux qui le voient (Hôs d’ot’an andr’atè pukinè labèi, hos t’eni patrèi/phôta katakteinas allôn exiketo dèmon,/ andros es aphneiou, thambos d’echei eisoroôntas480-482), de même, Achille éprouva la stupeur à la vue de Priam semblable à un dieu (hôs Achilleus thambèsen idôn Priamon theoeidea483) ; même stupeur saisit également les autres : tous échangèrent des regards (thambèsan de kai alloi, es allèlous de idonto484). Alors, Priam, en le suppliant (lissomenos485), lui dit ces paroles :
« Souviens-toi de ton père (Mnèsai patros soio485), Achille pareil aux dieux. Il a mon âge, il est au seuil funeste de la vieillesse (oloôi epi gèraos oudôi487). Certes, des voisins l’entourent qui le tourmentent, et personne n’est là, près de lui, pour écarter le malheur et la détresse. Mais il a, du moins, lui, la joie au cœur (chairei t’en thumôi491) quand il entend dire que tu es vivant, et il espère (elpetai491) chaque jour voir revenir son fils de Troie. Mon malheur, à moi, est complet (autar egô panapotmos493). J’ai donné le jour à des fils qui étaient des braves, dans la vaste Troie, et je me dis qu’aucun d’entre eux ne m’est resté. Ils étaient cinquante (pentèkonta495), quand vinrent les fils des Achéens ; dix-neuf (enneakaideka496) sortaient du même sein, les autres (tous d’allous497) m’étaient nés d’autres femmes en mon palais ; la plupart (tôn men pollôn498) ont eu les genoux rompus par l’ardent Arès ; le seul qui me restait (hos de moi hoios eèn499), qui protégeait la ville et ses habitants, celui-là (ton500) tu l’as tué hier, alors qu’il défendait son pays, Hector (Hectora501). C’est pour lui que je suis venu aux nefs des Achéens, pour te le racheter. Je t’apporte une immense rançon (pherô d’apereisi’apoina502). Allons, respecte les dieux, Achille, et prends pitié de moi (All’aideioi theous, Achileu, auton t’eleèson503), en te souvenant de ton père (mnèsamenos sou patros504). Plus que lui encore, j’ai droit à la pitié (egô d’eleinoteros per504) ; j’ai osé ce que jamais encore un autre homme sur cette terre n’avait osé (etlèn d’hoi’ou pô tis epichthonios brotos allos505) : porter à mes lèvres la main de l’homme qui a tué mes fils (andros paidophonoio poti stoma cheir’oregesthai506) ».
Il dit, et chez Achille il fit naître un désir de pleurer sur son père. Il prit la main du vieil homme et doucement l’écarta (hapsamenos d’ara cheiros apôsato hèka geronta508). Tous les deux se souvinrent (tô de mnèsamenô507) : l’un pleurait longuement sur Hector meurtrier, lové aux pieds d’Achille (proparoithe podôn Achilèos elustheis510) ; Achille, quant à lui, pleurait sur son père, sur Patrocle aussi à d’autres moments ; et leurs plaintes s’élèvent à travers la demeure. Mais quand le divin Achille se fut rassasié de larmes, quand le désir en eut quitté son cœur et ses membres, aussitôt il se leva de son siège, prit la main du vieillard et le releva (geronta de cheiros anistè515), s’apitoyant sur son front blanc, sa barbe blanche (oikteirôn polion te karè polion te geneion516). Alors, prenant la parole, il prononça des mots ailés.1
2La supplication de Priam constitue le point culminant et l’aboutissement de l’Iliade, en ce qu’elle permet la résolution (lusis) de l’intrigue, elle-même déterminée par la colère d’Achille2. Pour venger la mort de Patrocle, Achille a tué Hector, son meurtrier. Mais cette vengeance ne résout rien. Achille, enfermé dans sa souffrance, est obsédé par le souvenir de Patrocle et refuse d’admettre sa disparition : il ne dort plus, ne mange plus ; il se nourrit de sa propre douleur, selon un principe de substitution et d’équivalence plusieurs fois répété en cette fin du poème. Parallèlement, il refuse de rendre le corps d’Hector qu’il outrage quotidiennement, s’acharnant, en quelque sorte, à tuer un cadavre. Achille nie la mort elle-même et son propre statut d’homme mortel. Il a perdu la pitié (eleos) et le respect (aidôs), comme le dénonce vivement Apollon au début du chant XXIV, lors de l’assemblée des dieux réunis pour statuer sur le moyen de mettre terme à cette situation3. Les dieux s’en irritent et Zeus impose ses ordres : Priam ira supplier Achille, lequel lui rendra le corps d’Hector en échange d’une rançon longuement décrite. Ce faisant, Zeus entend accorder à Achille le plus grand honneur (kudos), accomplissant ainsi, enfin, la promesse faite à Thétis au début de l’Iliade, comme il l’affirme devant la déesse chargée d’informer son fils de cette décision4. Cet honneur ne sera pas celui du vainqueur contemplant la soumission absolue du vaincu prosterné à ses pieds, mais celui d’un homme qui pourra enfin éprouver la pitié et donner un sens à sa douleur, en l’acceptant et en la surmontant.
3De ce point de vue, la supplication de Priam est proprement exceptionnelle, car elle est la seule dans l’Iliade à connaître une issue favorable, en suscitant ainsi la pitié5. La fameuse supplication de Thétis, au chant I, n’a de supplication que l’apparence, c’est-à-dire les gestes ostensiblement accomplis par la déesse face à Zeus6. Mais il s’agit en fait, comme cela a été bien montré, d’une prière, se conformant à un modèle stéréotypé7. Cette prière est d’autant plus efficace que Thétis n’omet pas de faire une discrète allusion à l’immense service qu’elle rendit à Zeus, en empêchant Héra, Athéna et Poséidon de comploter contre lui en le ligotant, épisode rappelé peu auparavant8. D’une certaine façon, Thétis se trouve en position d’égalité avec Zeus et peut « négocier » sa demande ou, tout au moins, en faire apparaître la légitimité au nom d’une justice rétributive, principe sur lequel repose bien souvent une prière. Il en va tout autrement dans le cas du suppliant qui, loin d’être confiant dans l’aboutissement de sa demande, se trouve presque toujours en position de simple « demandeur », dans une situation périlleuse qui lui est le plus souvent défavorable, face à une personne qui n’entend pas a priori répondre à sa demande et dont il doit se concilier la faveur et la considération. Certes, à cette fin, tout comme la prière, la supplication fait, elle aussi, intervenir différents éléments typiques, relevant de la gestuelle et du discours. Mais le suppliant est libre d’y recourir comme il l’entend, d’en retenir certains et d’en omettre d’autres : il choisit en fonction des circonstances et des nécessités auxquelles il s’adapte nécessairement9. On ne peut donc pas parler de rite ni véritablement de cérémonie, mais plutôt d’« action publique codifiée », pour reprendre la définition donnée par John Gould dans une étude importante, qui considère également la supplication comme un « jeu de rôles » contredisant les rapports et comportements habituels dans le monde guerrier, fondé sur les valeurs de compétition, rivalité et domination10. Ce jeu ouvre la voie à toutes les manipulations : les rôles peuvent s’inverser et s’échanger de façon troublante et inattendue.
4La supplication fait intervenir une gestuelle et des postures bien connues : la prosternation, l’enlacement ou le baiser des genoux, le toucher du menton ou de la barbe, des bras ou des mains11. Ces gestes ne sont pas propres aux Grecs anciens : ils sont universels et renvoient à des pulsions primitives ainsi qu’à des sentiments contradictoires12. Ils marquent, bien évidemment, l’abaissement et la soumission du suppliant, mais en même temps ils constituent une forme d’emprise sur l’autre, une appropriation corporelle de sa personne, marquant ainsi une contrainte physiquement exercée13. Ces gestes dénotent à la fois l’humiliation et l’agression, la soumission et la main mise, au sens propre comme au figuré, sur l’autre. On le vérifie tout particulièrement dans le cas du plus célèbre d’entre eux, adopté, comme on le verra, par Priam, l’enlacement des genoux (ta gouna/ gounata), geste fréquemment attesté dans les scènes de supplication, si important qu’il est à l’origine de deux verbes employés pour désigner cet acte, gounoumai et gounazomai14. Différentes théories ont été émises à propos de l’origine et de la signification de ce geste15. Selon Walter Leaf, il faut y voir une évocation de la dernière ressource du guerrier mis à terre et désarmé par un ennemi s’apprêtant à le tuer, que son adversaire gênerait et retarderait ainsi, dans le but de s’accorder quelques instants de vie supplémentaires pour prononcer sa supplication16. Selon Richard Broxton Onians, ce geste aurait une valeur symbolique et religieuse, les genoux étant considérés comme une partie sacrée du corps17. Le mot gonu, « genou », semble avoir la même origine que genos, « race », « famille », « naissance18 ». Ce lien entre genou et génération pourrait s’expliquer de différentes façons. On a vu notamment dans le genou le symbole de la puissance de reproduction, de la paternité et de l’énergie virile. John Gould adhère à cette thèse, en considérant le genou de l’homme comme siège de son énergie vitale, et propose deux hypothèses qui, sans s’exclure, se complètent mutuellement et démontrent à nouveau le caractère ambivalent de la supplication19. Par le contact avec le genou, le suppliant tenterait soit de faire sienne l’énergie vitale du supplié, soit de porter atteinte à une partie essentielle et vulnérable du corps : tout en étant en apparence inoffensif, le geste du suppliant révèlerait donc une agressivité symbolique, une volonté d’emprise sur l’autre et une tentative d’inversion ou de transfert des rôles et des situations.
5Le discours du suppliant, hikétès, quant à lui, est le plus souvent désigné par le verbe hiketeuô, qui en est le dérivé. L’étymologie retenue par Pierre Chantraine semble s’imposer : le nom d’agent et le verbe dénominatif seraient composés à partir d’un même radical hik-, que l’on retrouve dans les verbes hikô, hikneomai et hikanô, « arriver », « atteindre20 ». Le suppliant serait, à l’origine, l’étranger qui arrive dans un autre pays, souvent à la suite d’un exil imposé comme punition d’un crime commis dans sa région d’origine, et demande protection, accueil et parfois purification. Cette image se donne précisément à lire dans une comparaison introduite à propos de Priam venant supplier Achille. Émile Benveniste précise cette explication et l’enrichit en considérant comme déterminante la liaison d’un verbe formé sur le radical hik-, hikanô / hikanomai principalement, avec le complément gouna / gounata, « genoux » : le suppliant serait ainsi celui qui « arrive aux genoux de quelqu’un21 ». Cette liaison étroite est à la base de l’hypothèse nouvelle introduite et développée par Françoise Létoublon, qui, néanmoins, voit dans les verbes formés sur le radical hik-, non pas des verbes de mouvement, mais des verbes exprimant le sens de « toucher » ; gouna / gounata constitueraient ainsi des compléments d’objet direct et non des accusatifs de direction : le sens serait donc « toucher les genoux de quelqu’un22 ». Ces interprétations permettent de mettre en lumière deux éléments essentiels de l’acte de la supplication qui consiste à se rendre soi-même face à une personne, avec laquelle il convient d’établir un contact physique, au travers d’une gestuelle codifiée et symbolique.
6L’autre verbe fréquemment employé dans l’épopée homérique pour désigner le discours du suppliant est lissomai, verbe introduisant et qualifiant précisément les propos prononcés par Priam devant Achille. Ses usages font apparaître d’autres aspects de la parole du suppliant, caractérisée en particulier par le pathos et l’émotion23. Danièle Aubriot a également bien montré la valeur relationnelle particulière de ce verbe :
Il y a bien une pression exercée, par des moyens qui, rendant hommage à la personne sollicitée, font en contrepartie appel à sa générosité […] On sollicite une grâce. Ainsi la persuasion en question est-elle plutôt aptitude à fléchir qu’à convaincre24.
7Cette définition, rendant compte de l’ambivalence de la supplication qui oscille entre contrainte et fléchissement, se vérifie parfaitement dans le cas du discours de Priam.
8Le suppliant fait souvent appel, au début de son propos, à ce qui est le plus cher aux yeux de celui auquel il s’adresse : ses parents, son épouse, ses enfants, sa vie même. C’est le cas des malheureux guerriers que leurs ennemis s’apprêtent à tuer25. Il s’agit alors d’émouvoir le vainqueur dont on proclame la toute puissance, tout en faisant apparaître ses contreparties funestes : la mort et la douleur, la perte d’êtres chers, qui pourront aussi l’atteindre dans un futur proche. Par ce transfert, le suppliant espère, toujours en vain, que l’autre prendra conscience de sa détresse, en y voyant l’image de sa propre condition précaire.
9Ces guerriers, d’autre part, promettent bien souvent le versement d’une immense rançon en contrepartie de leur vie sauve, tentant ainsi d’exercer une contrainte matérielle. Le pathétique de leur supplication vient, pour une large part, de cette confiance aveugle dans une procédure parfaitement adaptée aux affaires de droit commun, mais sans le moindre effet sur le champ de bataille où règnent la fureur et la violence.
10Enfin, la supplication fait intervenir une dernière forme de contrainte, morale et religieuse26. Le suppliant se place sous la protection des dieux et tout rejet de sa demande peut susciter leur colère, comme le rappelle Phénix lors de l’ambassade à Achille, en citant la parabole des Litai, « Prières », filles de Zeus27. Cette sombre menace se vérifie au tout début de l’Iliade, dans le cas de la supplication du prêtre Chrysès, rejetée par Agamemnon qui refuse de lui rendre sa fille : la colère d’Apollon s’abat alors sur le camp des Achéens sous la forme d’une terrible épidémie de peste28. Hector, de même, face au violent refus d’Achille de lui laisser la vie sauve, clôt sa supplication en annonçant la colère (menima) des dieux qui s’abattra sur lui, le jour où Pâris-Alexandre, assisté par Apollon, lui donnera la mort29.
11L’une des particularités de la supplication de Priam est qu’elle fait intervenir et réunit, comme on va le voir, là aussi de façon exceptionnelle, l’ensemble de ces éléments typiques.
12L’apparition nocturne de Priam dans le camp ennemi, face au meurtrier de son fils, crée un violent effet de surprise, d’autant plus saisissant que le vieux roi était jusque-là rendu invisible par les pouvoirs magiques d’Hermès qui, après l’avoir guidé dans la plaine de Troie, lui donne ses derniers conseils avant de repartir : qu’il se saisisse des genoux d’Achille et le supplie au nom de son père, de sa mère et de son fils. Priam ne suivra qu’en partie ces conseils, puisqu’il n’évoquera que le père d’Achille, Pélée, avec lequel il s’identifiera, comme il le faisait déjà précédemment, en XXII, 420-422, au sein d’un passage où Priam, entouré et retenu par les Troyens, envisageait d’aller supplier Achille et annonçait, en quelque sorte, le discours qu’il s’apprête maintenant à tenir30. Comme cela est répété avec insistance, des vers 482 à 484, au travers d’un échange de regards et d’une « circulation » d’une même réaction, son apparition soudaine suscite le thambos, sentiment éprouvé le plus souvent par des mortels face à l’apparition d’un dieu. Priam est, du reste, theoeidès, « semblable à un dieu », épithète traditionnellement réservé à Achille. Comme lui, il est grand, megas ; il ose et il endure, ainsi qu’il le reconnaît lui-même : « j’ai osé (etlèn) ce que jamais encore un autre homme sur cette terre n’avait osé » (vers 505). À cet instant précis, Priam est à l’image du guerrier victorieux et, comme l’a bien vu Colin Macleod dans son commentaire, il connaît alors son aristeia, alors même qu’il s’apprête à se soumettre humblement à Achille31. Cette soumission se manifeste par deux gestes évoqués au vers 478 :
chersin Achillèos labe gounata kai kuse cheiras
de ses mains, il saisit les genoux d’Achille et lui embrassa les mains
13D’une main à l’autre : il faut admirer la subtilité avec laquelle est décrite, dans la structure même du vers, l’union des deux hommes, inscrite dans la figure du polyptote. Ce geste exceptionnel, absent de toutes les autres scènes de supplication, est symbolique : il introduit le motif du contact par la main qui se répétera par la suite. Il est inouï car ces mains, vues à travers le regard de Priam sont « terribles » (deinas), « meurtrières d’hommes » (androphonous) et de nombreux fils (hai hoi poleas ktanon huias) : par métonymie, elles incarnent la véritable nature d’Achille, aux yeux de Priam du moins. Cette perception s’oppose, en un contraste saisissant, à la douceur du geste accompli. Mais Achille n’est pas le seul meurtrier. L’adjectif androphonos sera employé peu après, au vers 509, à propos d’Hector pleuré par Priam. Hector, qualifié de la sorte à douze reprises dans l’Iliade, est aussi le meurtrier de Patrocle. Les rôles pourraient ou, plutôt, auraient pu s’inverser et, comme l’a bien montré James M. Redfield, le caractère aléatoire et « réversible » des liens unissant le suppliant et le supplié est aussi « l’une des conditions de la réconciliation32 ».
14Suit immédiatement une comparaison intrigante : Priam est comparé à un meurtrier dans son pays, exilé en terre étrangère, qui arrive au logis d’un homme riche. Il s’agit là d’une inversion caractérisée des rôles : Priam est en son pays, l’homme riche qui apporte une rançon au meurtrier de son fils, envahisseur de son royaume. On peut également voir dans cette comparaison un rappel implicite de la situation qui fut celle de Patrocle, meurtrier involontaire dans son enfance, exilé et recueilli par Pélée, le père d’Achille, qui l’éleva comme son fils. Les rôles s’inversent à nouveau : Achille est le père, Priam l’enfant recueilli. Cette comparaison, enfin, comme souvent dans l’Iliade, permet d’évoquer en contrepoint un horizon différent de celui de la funeste plaine de Troie, un autre univers que celui de la guerre héroïque : le meurtre de sang et de droit commun, dans la société humaine, peut être expié et pardonné par l’exil et l’intégration dans une nouvelle communauté.
15La voix de Priam se fait enfin entendre :
Mnèsai patros soio
Souviens-toi de ton père.
16Pour Priam, à l’amour du père qui vient réclamer le corps de son fils mort, ne peut que répondre le respect filial. Priam fait appel à une mémoire intérieure qui obsède Achille, bien différente des ordres répétés dans le monde héroïque, où il faut se souvenir du courage et de l’ardeur au combat (charmè), ainsi que le proclame Achille lors de son entretien avec Ulysse, mais aussi de boire et manger, comme le lui rappelle son interlocuteur33. L’appel de Priam est, en fait, au plus proche du mot d’ordre du chant épique qui entend restaurer un lien souvent distendu entre les générations34.
17Les propos de Priam valent aussi pour leur valeur proprement phonique : Mnèsai patro… Ce début de vers est lent, composé de deux spondées, et à l’entendre, on peut hésiter sur le nom que Priam va prononcer. Achille s’attend peut-être à entendre Patrocle (Mnèsai Patrokloio), dont le souvenir le hante constamment et qu’il associe presque toujours à celui de son père. Achille entend sans doute les deux noms qui lui sont les plus chers35.
18Pour autant, la stratégie rhétorique de Priam est claire. Il s’agit pour lui de s’identifier avec Pélée, de faire en sorte qu’Achille voie en lui l’image de son propre père. Comme lui, Pélée est âgé, « au seuil maudit de la vieillesse » (oloôi epi gèraos oudôi), seul. Mais, par un contraste saisissant, il peut se réjouir en son cœur (chairei t’en thumôi), car, lui, peut espérer revoir son fils. Les propos de Priam révèlent ici une part d’ironie tragique et, peut-être, de cruauté, faisant du suppliant non plus une victime, mais, en quelque sorte, un « bourreau ». Priam n’ignore sans doute pas la prophétie de Thétis selon laquelle Achille est destiné à mourir en pleine jeunesse, peu après avoir tué Hector. Il a, en tout cas, on s’en souvient, entendu ce dernier annoncer, peut avant de périr, la mort de son ennemi, qui sera tué par Pâris-Alexandre, avec l’aide d’Apollon36. Ces propos sont donc plus que pénibles et douloureux pour Achille qui sait qu’il ne reverra jamais son père : ils ne peuvent qu’accroître son émotion.
19Par opposition à Pélée, le malheur de Priam, selon ses dires, est complet (autar egô panapotmos), car il a perdu tous ses fils, ce qui n’est pas encore vrai et constitue une nouvelle ruse du langage. En évoquant longuement, du vers 495 au vers 502, la disparition successive de ses enfants, par la mise en valeur en début de chaque vers d’une indication numérique (cinquante, dix-neuf, les autres, la plupart, le seul qui me restait, Hector), Priam fait appel au sentiment du pathos37. Mais il entend surtout s’identifier une fois encore avec Pélée, en faisant apparaître que, comme lui, il ne lui restait qu’un seul fils, Hector, capable de sauver sa cité et les siens.
20Priam peut alors habilement introduire sa demande de rachat et ajouter deux ordres : qu’Achille retrouve le respect (aidôs) des dieux, dont il doit redouter la colère, et qu’il éprouve la pitié (eleos) à son endroit, obéissant ainsi, d’une certaine façon, à l’ordre implicitement intimé par Apollon lui-même qui, au début du chant, n’omettait pas de prédire un probable châtiment des dieux courroucés, en évoquant la nemesis qui pourrait s’abattre sur lui38. Le rappel final du souvenir de Pélée (« songeant à ton père », mnèsamenos sou patros) et du geste initial, le baiser de la main (« j’ai porté à mes lèvres les mains de l’homme qui a tué mes enfants », andros paidophonoio poti stoma cheir’oregesthai39), en construction annulaire, justifie cette pitié : car plus que Pélée encore, Priam mérite la pitié (ego d’eleeinoteros per), lui qui a osé accomplir ce geste inouï, qu’aucun autre homme sur cette terre n’avait osé accomplir avant lui (etlèn d’hoi’ou pô tis epichthonios brotos allos). Manière aussi, peut-être de signifier que ce geste est autant, sinon plus, important que les paroles qui viennent d’être tenues.
21La gestuelle et le langage du corps reprennent, du reste, toute leur importance lorsque sont évoqués les effets de la supplication : Achille pleure sur son père. Il prend la main de Priam et l’écarte (hapsamenos d’ara cheiros apôsato hèka geronta). Le geste est symbolique et signifie d’ordinaire le refus d’une supplication40. Mais Achille le fait doucement (hèka), signe d’un fléchissement et d’une acceptation proche41. Tous deux se souviennent (tô de mnèsamenô) : l’usage du duel, qui désigne en grec l’union de deux êtres ou de deux choses indissociables, exprime la communion dans le souvenir, comme si chacun pouvait incarner celui que l’autre pleure : Priam, le père, Achille, le fils. Cependant cette communion est illusoire et laisse place à un enfermement dans sa propre douleur : Priam pleure Hector, Achille pleure Patrocle et son père. L’illusion est d’autant plus dénoncée que Priam est « lové » (elustheis), aux pieds d’Achille, dans une posture de soumission totale qui évoque aussi celle de l’enfant protégé par son père, inversion déjà suggérée dans la comparaison initiale42. Cette vision renvoie à Achille, en miroir, l’image de sa propre situation : celle d’un fils privé de son père, dont le manque et l’absence s’imposent d’autant plus.
22Cette scène de déploration est brusquement interrompue : au vers 315, Achille se lève et se saisit de la main du vieil homme pour le relever (geronta de cheiros anistè). Priam quitte alors son rôle de suppliant et redevient l’égal d’Achille. Leurs douleurs opposées les séparent tout en les rapprochant finalement. Ce rapprochement n’est dès lors permis que par le sentiment de pitié (okteirôn), enfin éprouvé par Achille face au vieil homme à la tête blanche et à la barbe blanche (polion te karè polion te geneion). Il s’agit là d’une reprise formulaire d’un vers prononcé par Priam, lors des supplications adressées à Hector du haut des remparts de Troie, pour l’empêcher d’aller combattre Achille43. De même l’image du « seuil de la vieillesse » (oloôi epi gèraos oudôi), au vers 487, apparaissait-elle également dans ce discours pathétique44. De façon paradoxale, c’est Achille qui éprouve envers Priam la pitié qu’Hector lui-même n’a pu ressentir. Dans ce paradoxe se disent aussi la victoire absolue de Priam et le pouvoir de sa supplication.
23À l’issue de cette supplication, Achille intervient à son tour et prononce un discours de consolations (vers 518-551). En évoquant la parabole des deux jarres de Zeus, il rappelle à Priam que tout homme doit connaître dans sa vie le malheur et l’endurer. En citant plus loin (vers 602-620) le mythe de Niobé qui, en dépit de son deuil infini de mère ayant perdu tous ses enfants, se souvint de manger, il invite Priam à mettre un terme à son propre deuil et à l’accepter, à se nourrir non plus de sa douleur, mais d’une nourriture véritable. Ces leçons valent bien sûr aussi pour Achille lui-même. La scène se conclura, du reste, par un repas partagé, signe d’une amitié, philotès, établie entre le suppliant et le vainqueur, devenus deux hommes réunis et apaisés, respectant tous deux les valeurs de respect et de pitié, aidôs et eleos45. À l’issue de ce repas, alors que vient d’être conclue une trêve des combats pour permettre la célébration des funérailles d’Hector, Achille prend au poignet la main droite de Priam (epi karpô cheira gerontos / ellabe dexiterèn), « afin que celui-ci n’ait plus peur en son âme » (mè pôs deisei’eni thumô)46, accomplissant un geste qui inverse et, d’une certaine façon, annule ou, tout au moins, remplace celui accompli par Priam avant sa supplication, prouvant ainsi l’efficience remarquable de cette dernière.
24En conclusion de cette analyse, trois acquis principaux peuvent être retenus. La supplication tend à fléchir l’autre, bien plus qu’à le convaincre et à le persuader. Elle peut aussi constituer, de diverses manières, une forme d’emprise, de contrainte exercée, visant à transformer celui à qui elle s’adresse. Par le recours aux mots, aux gestes, aux images et représentations phantasmatiques, elle suscite le sentiment de pitié chez celui qui semblait ne jamais pouvoir l’éprouver. Ce sentiment de pitié repose, dans une large mesure, sur un processus d’identification et de fusion entre deux êtres humains découvrant dans cet échange un sens à leurs douleurs respectives qu’ils peuvent apprivoiser sans les oublier pour autant. Il est possible, dès lors, de reconsidérer la notion de pitié dans le monde homérique, en prenant acte d’une convergence entre deux théories qui se sont longtemps opposées. D’un côté, selon Wolfgang Schadewaldt, la pitié ne serait qu’un affect élémentaire (Elementaraffekt), une émotion primitive, éprouvée spontanément par tout homme craignant pour lui-même face au malheur d’autrui47. De ce point de vue, le terme eleos, tel qu’il est utilisé dans l’épopée homérique, devrait être fermement distingué de termes apparaissant plus tardivement, en particulier de verbes comme sunachthestai ou sunalgein (« souffrir avec »), dont le préfixe sun exprime une communion dans la douleur, également signifiée par le substantif sumpatheia. Le mot eleos devrait, en revanche, être rapproché d’un ensemble de termes, oiktos, oduros, goos, penthos, renvoyant à une expérience personnelle de la douleur. À l’inverse, selon Max Pohlenz, qui publia un article en réponse directe à celui de Wolfgang Schadewaldt, eleos depuis les origines, dès l’épopée homérique, désigne un ensemble de sentiments correspondant à ceux évoqués par le terme moderne de pitié (Mitleid, pity)48. Elle est toujours éprouvée pour quelqu’un et sous-entend une communauté, une sympathie au sens propre et premier du terme. Dans le cas précis de la supplication de Priam, le sentiment de pitié éprouvé par Achille peut s’éclairer à la lumière de ces deux interprétations, dont l’apparente opposition se voit ainsi dépassée. De fait, Achille ne fait pas sienne la souffrance de Priam, mais il comprend sa douleur car elle rejoint la sienne propre. La pitié éprouvée par Achille correspond ainsi à la définition donnée par Aristote, dans la Rhétorique, II, 8, face aux sévères critiques formulées par Platon, notamment en République, III, 387d-388d, et X, 606a-b49. Elle est bien ce « sentiment douloureux suscité par la vue d’un malheur s’abattant sur une autre personne, que l’on peut s’attendre à subir soi-même ». Comme sur la scène tragique, la pitié est aussi purification (katharsis) des passions, en l’occurrence, des souffrances et du deuil.
25La supplication, par ailleurs, brouille les repères établis, en générant un jeu complexe d’inversions et d’échanges des rôles entre le père et le fils, le vainqueur et le vaincu, la victime et le bourreau. Cela ne peut se faire qu’à la faveur d’une pause dans le récit des combats, dans ce temps de l’entre-deux que constitue la nuit durant laquelle Priam, sous la conduite d’Hermès, accomplit, en quelque sorte, une catabase, un voyage au pays des morts ; en dehors, surtout, du monde héroïque, monde clos sur lui-même, qui demeure néanmoins une référence implicite, mais dont les valeurs établies révèlent leurs limites. La supplication, par-delà les normes sociales et idéologiques, impose la rencontre de deux êtres, confrontés aux problèmes universels : la douleur, la mort, l’irrémédiable, la réconciliation et le pardon.
26Pour ces raisons, enfin, la supplication est au plus près du chant de l’aède, de la parole épique. Comme le poète, le suppliant se place en dehors du monde héroïque et de ses principes dominants, sur lesquels il peut porter un regard critique et distancié, tout en mettant en lumière les questions fondamentales qui se posent à tout homme confronté à sa condition de mortel50. Tous deux, poète et suppliant, comme le prouve magistralement ce passage de l’Iliade, ont le pouvoir de célébrer la véritable gloire, de rétablir les liens entre les générations, d’assurer, enfin, la victoire sur la mort et l’oubli.
Notes de bas de page
1 Iliade, XXIV, 460-517. Texte établi et traduit par Paul Mazon, édition CUF, Les Belles Lettres. Nous avons modifié à plusieurs reprises la traduction de Paul Mazon et souligné les passages devant retenir l’attention dans la perspective de cette étude, pour lesquels est donné entre parenthèses le texte grec en translittération, suivi du numéro de vers en exposant.
2 La supplication de Priam s’impose bien évidemment comme l’épisode principal et, pour ainsi dire, le « sujet » du chant XXIV, qui, selon un procédé typique de la poésie homérique, se voit retardé par une série de péripéties nécessaires. Au sein de ce chant de clôture, ayant lui-même tout naturellement fonction de conclusion, cette scène de supplication, annoncée et préparée tout au long du poème, en constitue véritablement l’aboutissement, ainsi que l’a bien montré Colin W. MacLeod, Homer Iliad. Book XXIV, Cambridge, Cambridge University Press, 1982, p. 16-35 (« Book 24 in the Structure of the Iliad »), tout particulièrement p. 21-28.
3 Iliade, XXIV, 44 : hôs Achileus eleon men apôlesen, oude hoi aidôs. Le fait qu’Achille ait perdu les sentiments de pitié (eleos) et respect (aidôs) est également affirmé par Priam (XXII, 419) et Hécube (XXIV, 207-208). Sur le sentiment d’aidôs, voir la mise au point très claire donnée par James M. Redfield, La Tragédie d’Hector. Nature et Culture dans l’Iliade, Paris, Flammarion, 1984, [traduction française par Angélique Lévi de Nature and Culture in the “Iliad”. The Tragedy of Hector, Chicago, University of Chicago Press, 1975], p. 151-156, en particulier p. 151 : « L’aidôs est l’émotion éthique la plus répandue dans la société homérique ; c’est avant tout le souci de l’opinion d’autrui. »
4 Iliade, XXIV, 110.
5 Parmi les scènes de supplication les plus étendues et élaborées figurant dans l’Iliade, en dehors de celle faisant intervenir Priam au chant XXIV, et si l’on excepte les évocations rapides ou les simples mentions dans le cours du récit, ne donnant pas lieu à une description, il faut retenir la supplication de Chrysès, prêtre troyen d’Apollon, implorant Agamemnon de lui rendre sa fille (I, 12-21), la « supplication » de Thétis demandant à Zeus de venger l’honneur de son fils Achille (I, 500-516), les supplications successives de Priam et Hécube adressées à Hector pour tenter de le convaincre de renoncer au combat contre Achille (XXII, 37-91), et, enfin, les différentes supplications prononcées sur le champ de bataille par des guerriers sur le point d’être tués, implorant toujours en vain leurs adversaires de leur laisser la vie sauve : voir infra, note 25. Sur la supplication dans l’Iliade et, plus largement, dans les poèmes homériques, voir tout particulièrement Guy Kevin Whitfield, The Restored Relation, Ph. D. diss., Columbia University, 1967, John Gould, « Hiketaia », The Journal of Hellenic Studies, 93, 1975, p. 74-103, Victoria Pedrick, « Supplication in the Iliad and the Odyssey », Transactions of the American Philological Association, 112, 1982, p. 125-140, Agathe Thornton, Homer’s “Iliad”: Its Composition and the Motif of Supplication, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1984, Simon Gildhill, The Poet’s Voice. Essays on Poetics and Greek Literature, Cambridge, Cambrige University Press, 1991, p. 73-75, Kevin Crotty, The Poetics of Supplication. Homer’s Iliad and Odyssey, Ithaca – Londres, Cornell University Press, Myth and Poeics, 1994.
6 Iliade, I, 500-516. Thétis s’accroupit aux pieds de Zeus, lui saisit de sa main gauche les genoux, de sa droite le menton, puis, suppliante (lissomenè), s’adresse à lui pour lui demander d’« honorer » (timèson, tison) son fils spolié par Agamemnon, en donnant la victoire aux Troyens jusqu’au jour où les Achéens honoreront Achille (ophr’an Achaioi / huion emon tisôsin ophellôsin te he timè) ; face au silence observé par le dieu, elle répète le premier geste accompli, avant de demander à Zeus « une véridique promesse ».
7 Voir Kevin Crotty, op. cit., p. 95.
8 Iliade, I, 396-406.
9 Voir Kevin Crotty, op. cit., p. 23.
10 John Gould, art. cit., p. 95 (« The supplication […] puts a new arrival ‘out of play’in terms of the normal “game” of competition, precisely because the suppliant’s behavior is an inversion of normal expected behavior. »
11 Toutes les supplications n’impliquent pas nécessairement le recours à ces gestes codifiés : John Gould, art. cit., p. 77, distingue ainsi la supplication « figurative », qui n’est que verbale, de la supplication « complète », qui inclut un ou plusieurs gestes, en ouvrant la voie à de multiples combinaisons possibles : le suppliant peut se saisir des genoux du supplié (Iliade, VI, 45 ; Iliade, XXI, 78) ou les toucher (Iliade, XX, 468), se saisir de ses genoux et les embrasser (Iliade, XXI, 64 ; Odyssée, XIV, 279) ou lui embrasser les mains (Iliade, XXIV, 478), se saisir de ses genoux et lui toucher le menton (Iliade, I, 500-501), lui embrasser les genoux et lui toucher le menton (Iliade, VIII, 171), tenter de lui toucher le menton (Iliade, X, 454-455)…
12 Cette universalité de la gestuelle du suppliant a été souvent relevée à propos du cas précis de l’enlacement des genoux et différents exemples empruntés à des civilisations ainsi qu’à des époques très variées peuvent être cités : voir John Gould, art. cit., p. 101 ; voir également Agathe Thornton, op. cit., p. 170-171 (supplication pratiquée par le peuple Limba, au nord de la Sierra Leone), Walter Burkert, Structure and History in Greek Mythology and Ritual, Berkeley, University of California Press, 1979, p. 4 (geste accompli par des prisonniers de guerre du Bengladesh) et Kevin Crotty, op. cit., p. 93 (geste accompli dans un même contexte de conflit militaire par des prisonniers irakiens face aux soldats américains, lors de la Guerre du Golfe de 1990).
13 Cette ambivalence a été bien vue par John Gould, art. cit., p. 94 (« [The suppliant] adopts a physical posture of inferiority towards the object of his supplication ») et p. 100 (à propos de la supplication définie comme « a mime of aggressive symbolical significance […] but a mime whose aggressive implications are contradicted by the inversion of normal competitive behavior-patterns »).
14 Gounoumai et gounazomai sont employés quinze fois dans l’épopée homérique, toujours dans des contextes de supplication. Ils sont souvent traduits par « supplier », mais leur sens premier est bien « toucher les genoux », « prendre par les genoux ». Comme le remarque Flavio Ribeiro De Oliveira, « La supplication chez Homère : geste concret et abstraction », Gaia. Revue interdisciplinaire sur la Grèce antique, 14, 2011 [p. 67-72], p. 68, « il est important d’observer que la supplication n’était pas à l’origine une attitude verbale abstraite : elle était essentiellement une gestualité du corps du suppliant. Dans l’univers homérique, c’est le corps qui supplie » ; voir également p. 70 : « une telle conception est cohérente avec le caractère fondamentalement concret du langage homérique : en général, il n’y a pas d’abstraction dans le langage de l’Iliade et de l’Odyssée ».
15 Sur ces hypothèses, voir Flavio Ribeiro De Oliveira, art. cit., p. 69-70.
16 Cette intention n’est, en fait, explicitement précisée qu’une seule fois, dans le cas de Lykaôn qui, d’une main se saisit des genoux d’Achille, de l’autre se saisit de sa lance qui vient de se ficher en terre, pour empêcher son adversaire de la reprendre et pouvoir ainsi prononcer l’un des plus longs discours de supplication prononcés sur le champ de bataille : Iliade, XXI, 64-96 (sur le double geste accompli, voir les vers 71-72).
17 Richard Broxton Onians, The Origins of European Thought, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 174.
18 La même origine semble se vérifier en latin, genu pouvant être rapproché de genus et gigno. Ce lien peut s’expliquer de différentes manières : au sein du corps humain, conçu comme métaphore de la famille, les genoux représenteraient la ramification de la lignée ; de façon plus réaliste, les genoux seraient associés à l’idée de naissance par référence soit à l’usage voulant que les femmes accouchaient agenouillées, soit à la coutume imposant que le père reconnaisse son fils en le posant sur ses genoux.
19 John Gould, art. cit., p. 96-97.
20 Pierre Chantraine, Dictionnaire Étymologique de la Langue Grecque, Paris, Klincksieck, 1968-1980, s.u. hikô.
21 Émile Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, tome 2, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 252-254.
22 Françoise Létoublon, « Le vocabulaire de la supplication en grec : performatif et dérivation délocutive », Lingua, 52, 1980, [p. 325-326], p. 327-328.
23 Voir les exemples analysés par Sylvie Perceau, La Parole vive. Communiquer en catalogue dans l’épopée homérique, Louvain – Paris – Dudeley, MA, Peeters, Bibliothèque d’Études Classiques, 2002, p. 23-25
24 Danièle Aubriot, Prière et conceptions religieuses en Grèce ancienne, Lyon, CMO, 1992, p. 511-512.
25 Voir, tout particulièrement : VI, 45-50 (Adraste supplie Hector : se saisit des genoux d’Hector ; verbe employé : lissomai ; promesse d’une immense rançon versée par son père) ; X, 454-457 (Dolon veut supplier Diomède : s’apprête à lui toucher le menton ; verbe employé : lissomai ; il est tué avant de pouvoir parler) ; XI, 130-135 (supplication des fils d’Antimaque, Pisandre et Hippoloque, à Agamemnon : supplient du haut de leur char ; pas de geste accompli ; verbe employé : gounazomai ; promesse d’une immense rançon) ; XX, 463-471 (supplication de Trôs à Achille : tombe à terre et touche les genoux d’Achille ; verbe employé : lissomai ; demande d’être fait prisonnier, au lieu d’être tué) ; XXI, 64-96 (supplication de Lykaôn à Achille : se saisit des genoux d’Achille ; retient, de son autre main, la lance d’Achille ; verbe employé : lissomai ; long discours dans lequel Lykaôn rappelle qu’il fut fait prisonnier et vendu par Achille dans sa jeunesse, tout en évoquant les liens qui les ont unis lors du partage d’un repas commun) ; XXII, 338-343 (supplication d’Hector à Achille : pas de geste accompli, mais supplication au nom des genoux d’Achille ; verbe employé : lissomai ; accepte son sort, en implorant que son corps ne devienne pas la proie des bêtes sur le champ de bataille, mais soit rendu à sa famille qui célèbrera ses funérailles). Dans tous les cas, ces supplications ne connaissent pas d’issue favorable : les guerriers échouent dans leur demande et se voient impitoyablement tués par leurs adversaires. Sur ces supplications, voir Colin W. MacLeod, op. cit., p. 15-16, et Kevin Crotty, op. cit., p. 9-11 et p. 95. Hector est le seul guerrier à supplier son adversaire au nom de sa « vie » propre, ou plus précisément de son « souffle vital », de sa psuchè, terme pouvant aussi désigner son « âme » : sur cette particularité remarquable, voir les remarques de Kevin Crotty, op. cit., p. 8-9 ; Hectorsupplie également Achille au nom de ses genoux (sans les toucher) et de ses parents (huper psuchès kai gonôn kai sôn tokèôn).
26 Agathe Thornton, op. cit., p. 113-142, insiste particulièrement sur ce point, en considérant la supplication dans l’Iliade comme une cérémonie.
27 Iliade, IX, 502-512.
28 Iliade, I, 12-52. Sur les liens pouvant être établis entre la supplication de deux pères venant réclamer qu’on leur rende leur enfant, celle de Chrysès, à l’ouverture de l’Iliade, et celle de Priam, à la fin du poème, voir la comparaison menée par Colin W. MacLeod, op. cit., p. 33-34, qui fait apparaître plusieurs phénomènes d’échos, ainsi que l’analyse de Cedric H. Whitman, Homer and the Heroic Tradition, Cambridge, Harvard University Press, 1958, p. 249-284, en particulier p. 259-260.
29 Iliade, XXII, 358-360.
30 Iliade, XXII, 416-430 : « “Arrière, amis ! laissez-moi, quelque souci que je vous donne, sortir seul de la cité et aller aux nefs achéennes. Je veux supplier cet homme (lissôm’anera touton) égaré, violent, et voir s’il n’aura pas quelque respect pour mon âge et quelque pitié pour ma vieillesse. (èn pôs hèlikièn aidessetai èd’eleèsè / gèras). Il a, lui aussi, un père comme moi, Pélée, qui l’a engendré et nourri, pour devenir le fléau des Troyens et me valoir, à moi surtout, des douleurs ignorées des autres. Il m’a tué tant de fils, de si jeunes et beaux fils ! Mais tous ensemble, et quelque soit le chagrin que j’en aie, je ne les pleure pas autant que je pleure sur un seul, Hector, dont le deuil cruel me fera descendre au fond de l’Hadès. pourquoi n’est-il pas mort tout au moins dans mes bras ? Nous nous serions alors rassasiés de pleurs et de sanglots, sa mère qui l’enfanta, la malheureuse, et moi.” Ainsi dit-il en pleurant, et les citoyens lui répondent par des sanglots, tandis qu’aux Troyennes Hécube à son tour donne le signal d’une longue plainte. » (Traduction P. Mazon modifiée.) Sur les effets manifestes d’écho et d’annonce entre ce passage et la supplication prononcée face à Achille, voir Colin W. MacLeod, op. cit., p. 21-22.
31 Colin W. MacLeod, op. cit., p. 22 : « He becomes a new kind of hero who shows endurance (24. 505-6) and evokes wonder (480-4) not merely by facing death but by humbling himself and curbing his hatred before his greatest enemy »; cf. également p. 127, à propos de l’usage de l’épithète theoeidès, qui, dans l’Iliade, ne qualifie Priam qu’au livre XXIV, à huit reprises, probablement parce que le personnage connaît alors son aristeia (« that is presumably because this is his aristeia »). Sur le héros épique comme personnage qui ose et endure, voir notamment Iliade, III, 157, XI, 317, XIV, 85, XXIII, 607…
32 James M. Redfield, op. cit., p. 265.
33 Iliade, XIX, 148 (nun de mnèsômetha charmès) et XIX, 230-231 (memnèsthai posios kai edètuos). Sur l’importance et les différentes formes de la mémoire dans le monde guerrier de l’épopée homérique, ainsi que sur ses liens avec la supplication, voir Kevin Crotty, op. cit., chap. 4 « Memory and Supplication », p. 70-88, en particulier p. 72-75. Sur la mémoire dans l’Iliade et sur Achille comme « héros de la mémoire », voir David Bouvier, Le Sceptre et la Lyre. L’Iliade ou les héros de la mémoire, Grenoble, Jérôme Million, Collection Horos, 2002, en particulier p. 428-436 (« La mémoire d’Achille »).
34 Voir à ce propos David Bouvier, op. cit., p. 431.
35 Le fait a été bien vu par David Bouvier, op. cit., p. 431-432.
36 Iliade, XXII, 356-360 : Hector, ayant échoué à obtenir, par sa supplication à Achille, la vie sauve, prononce ses ultimes paroles : « Oui, oui, je n’ai qu’à te voir pour te connaître : je ne pouvais te persuader, un cœur de fer est en toi. Prends garde seulement que je ne sois pour toi le sujet du courroux céleste, le jour où Pâris et Phoebos Apollon, tout brave que tu es, te donneront la mort devant les portes Scées. » (Traduction P. Mazon.)
37 Sur l’importance et la solennité conférées à l’évocation pathétique de la disparition inéluctable des fils, grâce au recours à l’énumération et à la « classification », voir les remarques de Colin W. MacLeod, op. cit., p. 128, qui se réfère au précepte énoncé par Aristote dans la Rhétorique : « By numbering and classifying his sons Priam gives more weight to his loss : cf. Arist. Rhet. 1365a10 ‘a simple subject when divided into parts seems more impressive’ (quoting 9. 592-4) ».
38 Iliade, XXIV, 53-54 : « Qu’il prenne garde, pour vaillant qu’il soit ; nous pourrions bien nous fâcher contre lui (nemessèthômen hoi hèmeis) ». L’appel aux sentiments conjoints de respect (aidôs) et de pitié (eleos) apparaît dans d’autres supplications (réelles ou envisagées) de l’Iliade ; en XXI, 74-75, Lykaôn, fils de Priam, vaincu par Achille, supplie ce dernier de lui laisser la vie sauve en ces termes : « Je suis à tes genoux (gounoumai), Achille, aie pour moi respect et pitié (su de m’aideo kai m’eleèson) ; pour toi, fils de Zeus, je suis un suppliant (eim’hiketao), j’ai droit à ton respect (aidoioio) » ; en XXII, 82, Hécube implore également le respect et la pitié d’Hector (aideo kai m’eleèson), en le suppliant de ne pas affronter Achille ; peu après, en XXII, 123-124, Hector, en proie au doute avant le combat, se demande s’il ne doit pas renoncer à l’affrontement et aller supplier Achille, mais rejette cette éventualité : « Il n’aura pour moi ni pitié ni respect (ho de m’ouk eleèsei / oude ti m’aidessetai) » ; après la mort d’Hector, Priam, en XXII, 419, veut aller supplier Achille de lui rendre le corps de son fils : « Je veux supplier cet homme (lissôm’anera touton) égaré, violent, et voir s’il n’aura pas quelque respect pour mon âge et quelque pitié pour ma vieillesse » (èn pôs hèlikièn aidessetai èd’eleèsè / gèras).
39 La lecture de ce vers 506, avec ses deux substantifs à l’accusatif, autorise une autre traduction : « j’ai osé porter ma main à la bouche de l’homme qui a tué mes enfants ». Cette interprétation, que Virgile, Enéide, I, 487, semble avoir suivie, ne nous paraît pas devoir être retenue, car elle contredit le geste initial qui, selon nous, est rappelé ici, en fin de discours. Néanmoins, force est de constater que l’incertitude demeure et doit amener à s’interroger sur les ambiguïtés et ambivalences de la supplication qui peut induire retournements et inversions des rôles.
40 Sur ce geste symbolique, voir Odyssée, VII, 167-168 ; sur l’usage du verbe apôthein pour exprimer le rejet d’une supplication, voir Iliade, VI, 62 et Odyssée, XV, 280.
41 Voir Colin W. MacLeod, op. cit., p. 130.
42 Cette attitude de soumission totale est évoquée, en XXII, 220-221, de façon cruelle et sarcastique par Athéna qui, après sa ruse perfide, prévient Achille qu’Hector ne peut plus lui échapper, « quand bien même Apollon Préservateur se donnerait tout le mal qu’il voudrait, en se roulant aux pieds de Zeus Père qui tient l’égide (oud’ei ken mala polla pathoi hekaergos Apollôn/ proprokulindomenos patros Dios aigiochoio) » (traduction P. Mazon).
43 Iliade, XXII, 74.
44 Iliade, XXII, 60.
45 En Iliade, XXI, 74-79, Lykaon, dans son discours de supplication à Achille, s’ouvrant sur la demande de respect et de pitié (gounoumai s’, Achilleu, su de m’aideo kai m’eleèson), évoque immédiatement après le repas qu’il avait partagé dans sa jeunesse avec Achille, alors que ce dernier avait fait de lui son prisonnier. Sur le lien entre philotès et partage du repas, voir Kevin Crotty, op. cit., p. 83-85. Sur les liens unissant philotès, respect mutuel et honneur, voir Jean-Claude Riedinger, « Remarques sur la timè chez Homère », Revue des Études Grecques, 89, 1976, p. 244-264, en particulier p. 248 : « Là où il y a philotès, il y a timè, c’est-à-dire que la timè est en quelque sorte le langage qui exprime l’amitié sous ses différentes formes, parenté, camaraderie, hospitalité […] Les liens d’amitié sont des liens d’honneur réciproque. Et d’autre part, s’il y a timé, c’est en vertu de cette amitié seule : celui qui est honoré, c’est le membre de la famille, le compagnon, l’hôte en tant que tels […] Ni la fonction ni le rang social n’interviennent ici. » Dans le cas présent, la philotès peut réunir de façon exceptionnelle deux ennemis que l’on croyait « irréductibles », le meurtrier et le père de la victime, preuve des pouvoirs considérables induits par le respect d’autrui, sentiment qui associe étroitement la philotès et la timè, sentiment que les Grecs nomment aidôs, qui découle ici même, dans une large mesure, de la pitié suscitée par le discours du suppliant.
46 Iliade, XXIV, 671-672.
47 Wolfgang Schadewalt, « Furcht und Mitleid? », Hermes, 83, 1955, p. 129-171.
48 Max Pohlenz, « Furcht und Mitleid ? Ein Nachwort », Hermes, 84, 1956, p. 49-74.
49 Voir également le refus de faire appel au sentiment de pitié plusieurs fois répété par Socrate devant ses juges : Platon, Apologie de Socrate, 34B 9-c 7, 35c 2-5, 38d 9-e 2.
50 Sur ce rapprochement, voir les analyses menées par Kevin Crotty, op. cit., tout particulièrement p. 103-104 : « Like the singer, the suppliant is in his society but not quite of it : suppliant and singer alike are necessarily outside the dominant values of their society and hence able to consider them critically […] Even more fundamentally, however, it is a matter of life-and-death importance for the suppliant to make clear to others the similiarity of all human suffering and the ineluctable quality of grief. The urgency and clarity of the suppliant’s need renders his speech an especially articulate expression of the mortal condition ; he is, so to speak, a poet avant la lettre. »
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