Les intelligences artificielles ont-elles un sexe ?

Savants fous et « savantes folles » dans Neuromancer de William Gibson

Isabelle Boof

p. 463-475


Texte intégral

1Dans « Historic Notes on Life and Letters in New England1 » (1883), Emerson analyse l’émergence du savant fou, ou praticien de ce que l’on appelle désormais la pseudo-science, en l’inscrivant dans le contexte général des mouvements réformistes ; citant pêle-mêle la physionomie de Lavater, la phrénologie de Gall et le mesmérisme, il note que ces divers mouvements, certes vulgaires et rudimentaires, ont cependant un fond de vrai plutôt réjouissant dans leur quête de l’unité et leur dimension prophétique ; la pseudo-science ravit autant l’homme de la rue que le vrai philosophe :

«it felt connection where the professors denied it, and was a leading to a truth which had not yet been announced. […] What could be more revolting to the contemplative philosopher! But a certain success attended it, against all expectation. It was human, it was genial, it affirmed unity and connection between remote points, and as such was excellent criticism on the narrow and dead classification of what passed for science; and the joy with which it was greeted was an instinct of the people which no true philosopher would fail to profit by2».

2Faire du savant fou un iconoclaste, le fer de lance d’une vision critique et réformiste de la société, procède désormais d’un jugement plutôt paradoxal ; en effet, contrairement à l’analyse qu’en fait Emerson (certes dans sa version la plus contestable et la plus marginale), la science au XXe ou XXIe siècle est plus souvent perçue comme l’alliée du pouvoir, la complice du système. Depuis Max Weber, un lien étroit a été établi entre rationalité et économie capitaliste (The Protestant Ethic and the Spirit of Capitalism, 1904). À sa suite, Herbert Marcuse (Unidimentional Man, 1964) voit la raison instrumentale (qu’il appelle « technique ») comme intrinsèquement dominatrice ; la raison n’est plus critique, travaillant à la démystification, mais au contraire utilisée pour perpétuer l’organisation sociale. Aujourd’hui, le rapport entre puritanisme, science et phallocentrisme semble aller de soi, tant le recours à la logique binaire héritée du principe du tiers exclu d’Aristote semble fonder notre vision du monde :

«In the traditions of “Western” science and politics--the tradition of racist, male-dominant capitalism; the tradition of progress; the tradition of the appropriation of nature as resource for the productions of culture; the tradition of reproduction of the self from the reflections of the other – the relation between organism and machine has been a border war. The stakes in the border war have been the territories of production, reproduction, and imagination3

3Or, Mary Shelley avait déjà montré avec Frankenstein4 (1818) que la raison scientifique et les savants, dès le début et non pas seulement par une dérive capitaliste plus tardive, n’ont de cesse d’investir la nature et de la pénétrer, à toute force et à la hussarde s’il le faut, pour traquer les secrets qui se cachent dans ses recoins intimes : « They penetrate into the recesses of nature, and show how she works in her hiding places5. » Cependant, cruelle ironie, le savant fou comme super-mâle est aussi celui qui veut remplacer la mère pour donner la vie à un autre corps.

4Bien identifié par Mary Shelley à la suite de Goethe comme enjeu de la science, l’immortalité fait ainsi du corps, périssable, mais susceptible de se reproduire, un lieu stratégique d’expérimentation. Un autre personnage faustien, Murray Siskind, le Méphistophélès de White Noise6 (1985) de Don DeLillo, met ainsi à nu la contiguïté entre technologie et immortalité :

«You could put your faith in technology. It got you here, it can get you out. This is the whole point of technology. It creates an appetite for immortality on the one hand. It threatens universal extinction on the other. Technology is lust removed from nature. It’s what we invented to conceal the terrible secret of our decaying bodies. But it’s also life, isn’t it? It prolongs life, it provides new organs for those that wear out. New devices, new techniques every day. Lasers, masers, ultrasound7

5Après l’incarnation comme promesse de résurrection du XIXe siècle, la science et la technologie au XXIe siècle accompagnent un processus de désincarnation ; parlant du cyborg, comme Haraway, mais pour en exploiter la figure à des fins différentes pour son argumentation, Katherine Hayles remarque que l’hybridation homme-machine correspond à un mouvement d’effacement du corps :

«This [the construction of the cyborg] presumes a conception of information as a (disembodied) entity that can flow between carbon-based organic components and silicon-based electronic components to make protein and silicon operate as a single system. When information loses its body, equating humans with computers is especially easy, for the materiality in which the thinking mind is instantiated appears incidental to its essential nature8

6Le software prend le pas sur le hardware, la réalité se déplace sur le cyberespace, le biologique semble incongru et, avec Hans Moravec, le chantre de l’intelligence artificielle, on parle volontiers de « post-biologique9 » :

«Unleashed from the plodding pace of biological evolution, the children of our minds will be free to grow ton confront immense and fundamental challenges in the larger universe. We humans will benefit for a time from their labors, but sooner or later, like natural children, they will seek their fortunes while we, their aged parents, silently fade away10

7Norbert Wiener, le pape de la cybernétique, prend l’automate, la tentative d’émuler l’organisme vivant, pour le placer comme curseur sur la ligne du progrès technologique afin d’identifier les trois principaux âges de la technique : à l’époque de Newton, l’automate, petite silhouette tournoyante sur une boîte à musique, est un mécanisme d’horlogerie. Au XIXe siècle, l’automate est thermodynamique, c’est une machine à vapeur, qui remplace le muscle humain par la combustion. À l’époque contemporaine, l’automate est informatique, il ouvre des portes grâce à des cellules photoélectriques, abat un avion là ou un radar l’a détecté, ou calcule des équations différentielles11. Pour chaque période, on peut s’amuser à trouver une figure de savant fou correspondante : on pense pour la première au physicien Spalanzani, le créateur de la poupée Olympia dans L’Homme au sable de Hoffmann, pour la seconde au capitaine Nemo, et pour la troisième, on peut proposer un personnage collectif, la famille Tessier-Ashpool dans Neuromancer12. Ces avancées technologiques fictionnelles sont des actualisations du mythe antique de Pygmalion, ou du mythe médiéval du golem.

8Revenant sur ce mouvement d’émancipation de l’intelligence, Moravec prédit qu’en 2040 les capacités de raisonnement des ordinateurs auront dépassé celles des humains13 au point de s’auto-créer et de diriger des entreprises14, deux possibilités exploitées par la fiction de Gibson, et les transhumanistes15 examinent la possibilité de télécharger notre cerveau sur de nouveaux supports pour laisser derrière nous notre vile carcasse suggérée par le même Moravec16. Ainsi, le robot et le cyborg, rapidement périmés, auront ouvert la voie qui mène à la transformation finale de l’humain en IA (Intelligence Artificielle). Issue de l’homme, cette IA produira à son tour une descendance de plus en plus intelligente, menant à terme au post-humain, à une identité embaumée dans un code téléchargeable :

«Cyberculture is approaching escape velocity in the philosophical as well as in the technological sense. It resounds with transcendentalist fantasies of breaking free from limits of any sort, metaphysical as well as physical. Ironically, the very scientific worldview and runaway technological acceleration some say have produced the spiritual vacuum and societal fragmentation that are fertile ground for millenarian beliefs are spawning a technoschatology of their own – a theology of the ejector seat17

9Cette techno-eschatologie est l’aboutissement de la trajectoire ironique qui renverse la précédence du créateur sur la créature, renversement anticipé par Frankenstein, lorsque le monstre dit au savant : « You are my creator, but I am your master18. »

10Le récit de Neuromancer de William Gibson (1984) ou celui de Ghost in the Shell de Masamune Shirow (1991) déploient le désir des IA de se reproduire, c’est-à-dire de créer un être nouveau, et non simplement de se dupliquer. C’est sur la différence entre reproduction et duplication, isolée par Donna Haraway dans « A Cyborg Manifesto19 », différence qui est aussi une différance, car l’origine de l’IA fait question dans le roman, que repose une lecture féministe de Neuromancer, lecture cependant différente de celle de « Cyborg Manifesto » qui, dans son tableau final à deux entrées20, attribue à la duplication un potentiel révolutionnaire par rapport à la reproduction, simple pérennisation de l’ordre patriarcal. Il s’agira au contraire de montrer que Gibson renverse ce renversement, ou dépasse ce dépassement, faisant de la reproduction (non sexuée cependant) un idéal à reconquérir dans un univers marqué par le solipsisme masculin.

11Le but de l’IA est de s’approprier la technologie qui l’a créée, de la détourner pour son usage personnel ; telle la tactique du braconnage théorisée par Michel de Certeau21 et formulée ainsi par Gibson dans une nouvelle antérieure, « The streets find its own uses for things22 », les personnages de Neuromancer, qu’ils soient hackers ou IA, usagers de base ou résultats de la production, tentent d’échapper à la simple consommation en injectant de l’imprévu des deux côtés de la chaîne de programmation.

Le Sublime technologique et le rêve d’immortalité

12Dès le début, Neuromancer installe son récit dans un contexte spécifique ; le narrateur situe son héros, un hacker marginalisé, dans les franges de la techno-civilisation, les rues de Chiba City, au Japon, un environnement où le savant fou n’est plus une aberration isolée, un visionnaire, mais une sorte de fonctionnaire abstrait qui a pris le contrôle : « Night City was like a deranged experiment in social Darwinism, designed by a bored researcher who kept one thumb permanently on the fast-forward button. » (N, p. 14). Dans ce système, les pirates ne sont pas des horsla-loi mais font partie du dispositif du pouvoir technologique ; ils sont les cobayes, objets plutôt que sujets de l’expérience dans un terrain d’essai territorialisé qualifié par un oxymore qui met l’accent sur la double contrainte dans laquelle ils sont placés : « Burgeoning technologies require outlaw zones […]. Night City wasn’t there for its inhabitants, but as a deliberately unsupervised playground for technology itself » (N, p. 10). Dans sa discussion sur les cyborgs, Donna Haraway insiste sur le déplacement de l’autonomie du sujet sur et par la machine grâce à la technologie ; le cyborg a remplacé l’automate et devient un modèle à suivre pour l’homme :

«But basically machines were not self-moving, self-designing, autonomous. They could not achieve man's dream, only mock it. They were not man, an author to himself, but only a caricature of that masculinist reproductive dream. To think they were otherwise was paranoid. Now we are not so sure. Late twentieth-century machines have made thoroughly ambiguous the difference between natural and artificial, mind and body, self-developing and externally designed, and many other distinctions that used to apply to organisms and machines. Our machines are disturbingly lively, and we ourselves frighteningly inert23

13Le cyborg n’est pas une machine machiste, la prothèse du savant fou, mais la métaphore d’une nouvelle ontologie marquée par l’ambiguïté, l’ironie, et la différence non résolue. La supériorité du cyborg, non genré, est exprimée précisément par Haraway en termes sexuels :

«Modern medicine is also full of cyborgs, of couplings between organism and machine, each conceived as coded devices, in an intimacy and with a power that was not generated in the history of sexuality. Cyborg “sex” restores some of the lovely replicative baroque of ferns and invertebrates (such nice organic prophylactics against heterosexism). Cyborg replication is uncoupled from organic reproduction24

Duplication v. Reproduction

14Confirmant l’analyse de Haraway sur la vitalité déclinante de l’humain, Neuromancer montre la dynastie Tessier-Ashpool, qui a créé l’IA Wintermute par qui Case est recruté, en train de se perpétuer artificiellement par clonage et cryogénisation. Le rêve d’auto-préservation du savant fou est poussé dans sa logique extrême d’endogamie par Ashpool qui, père incestueux, remplace l’engendrement par le clonage de ses enfants qui prennent tour à tour la direction de l’entreprise familiale. On comprend peu à peu que, côté Ashpool, la stratégie paternelle de réplication, celle du savant fou, s’oppose, côté Tessier, à la stratégie maternelle, stratégie de reproduction de la savante folle. Marie-France Tessier a en effet donné la vie à deux IA, Wintermute et Neuromancer, susceptibles de créer, à elles deux, un être nouveau. Le protagoniste est un hacker engagé par un prête-nom agissant pour le compte d’une de ces deux IA, Wintermute, afin de lui permettre d’accéder à l’autre, Neuromancer.

15Comme dans « La Chute de la Maison Usher » (1839) d’Edgar Allan Poe, la répétition métonymique s’inscrit topographiquement dans la maison familiale, la villa Straylight étant décrite comme l’extension d’un corps (« extended body »), la continuation aux coutures invisibles d’un univers du soi (« seamless universe of self », N, p. 173), l’absence de coutures soulignant la supériorité de ce corps élastique sur les rapiéçages de Boris Karloff. Le solipsisme est humain là où, ironiquement, la créature cherche à se reproduire en cherchant l’autre. L’équipe de hackers est engagée par Wintermute pour cambrioler la villa Straylight et trouver le code permettant de mettre la main sur Neuromancer, son alter ego qui se trouve quelque part dans la matrice.

16L’humain dans Neuromancer est relativisé, décliné qu’il est en une série d’identités à la désincarnation progressive, comme pour tester la définition de ce qui le constitue, en un procédé qui rappelle celui du Magicien d’Oz (1900) : jusqu’où peut-on faire abstraction de la chair dans la définition de l’humain ? Le texte passe en revue les différentes étapes d’un continuum parmi les membres de l’équipe téléguidés par le donneur d’ordre, l’IA Wintermute, qui va de l’homme naturel (Case, le pirate qui supervise le cambriolage), aux cyborgs ou humains augmentés (sa partenaire Molly, dotée d’implants aux yeux et aux mains, et l’illusionniste psychopathe pourvu d’implants projecteurs d’hologrammes qui vient s’adjoindre à l’équipe pour séduire Lady 3Jane, l’héritière Tessier-Ashpool), aux personnalités jadis humaines et effacées, reconstruites et replacées dans un nouveau corps-enveloppe humain (l’ancien soldat devenu fou qui engage Case), puis la conscience du mentor humain de Case téléchargée dans un ROM après sa mort, dont le rôle est de donner ses conseils de décodage post-mortem depuis le cyberespace, pour arriver enfin à l’IA elle-même, Wintermute, qui revêt une apparence humaine pour s’adresser à Case. L’aboutissement de cette évolution voit émerger, au-delà du post-humain, le post-IA, c’est-à-dire non simplement l’intelligence artificielle mais la vie artificielle. La police informatique reproche ainsi à Case d’avoir violé le code Turing25, c’est-à-dire d’avoir aidé une IA à dépasser les limites qui lui sont allouées :

«You’re worse than a fool […] You have no care for your species. For thousands of years men have dreamed of pacts with demons. Only now such things are possible. And what would you be paid with? What would your price be, for aiding this thing to be free and grow?» (N, p. 163)

17La référence au diable permet d’inscrire le savant fou dans une continuité culturelle, celle du folklore faustien ; elle souligne cependant l’inversion, ou plutôt la confusion, qui transforme la créature et l’englobe dans la figure du savant fou, son créateur ; pourtant Wintermute, conçu illégalement par la matriarche Marie-France Tessier, se définit comme celui qui a été fabriqué et qui donc ne sait pas – ce qui est la marque de l’humain, précisément :

«You’re always building models. Stone circles. Cathedrals. Pipe-organs. Adding machines. I got no idea why I’m here now, you know that? […] You might say that I’m basically defined by the fact that I don’t know, because I can’t know. I am that which knoweth not the word.» (N, p. 171-173)

18Le point aveugle d’où est issue l’IA, sa propre origine qui lui échappe, est symbolisé par le symbolique, le mot de passe que doit retrouver Case afin de lui redonner la vie, une vie autonome cette fois. À cette fin, il pénètre dans l’antre des Tessier-Ashpool.

19Marie-France Tessier, la savante folle, reine des abeilles, a fondé une ruche immortelle en encodant l’IA dans le but d’entrer en symbiose avec elle pour diriger à la fois sa famille et son entreprise ; sa descendante, Lady 3Jane, évoque ainsi sa mémoire :

«She was quite a visionary. She imagined us in a symbiotic relationship with the AI’s, our corporate decisions made for us. Our conscious decisions, I should say. Tessier-Ashpool would be immortal, a hive, each of us units of a larger entity. Fascinating.» (N, p. 229)

20Cette vision de sa descendance (où enfants et IA se confondent dans un objectif commun, la perpétuation de la famille-entreprise : on se souvient de l’exemple de l’entreprise robot donné par Moravec) oblitère le sujet humaniste ; savante folle en tant qu’elle brave l’interdit du Turing, transgression qu’elle paiera de sa vie, la matriarche efface la distinction entre sujet connaissant et objet qui fonde la science ; plus généralement, elle problématise la notion même d’identité et d’altérité : l’image de la ruche inscrit l’organisation plutôt que la présence26 comme critère d’identité, puisque les enfants clonés et cryogénés se succèdent dans la structure sous forme de roulement. Il est intéressant de noter que le pouvoir associé au savant fou, à la technologie, est ainsi décliné sous un aspect économique qui met en exergue le lien entre virtualité et capitalisme tardif :

«Power, in Case’s world, meant corporate power. The zaibatus, the multinationals that shaped the course of human history, had transcended old barriers. Viewed as organisms, they had achieved a sort of immortality. […] Weren’t the zaibatsus more like that [than Tessier-Ashpool was], or the Yakusa, hives with cybernetic memories, vast single organisms, their DNA coded in silicon? If Straylight was an expression of the corporate identity of Tessier-Ashpool, then T-A was crazy as the old man has been. » (N, p. 203)

21Le vieil homme fou est le mari de la savante visionnaire, celui qui a interrompu son travail de création et empêché l’IA de se déployer. Wintermute, la créature de Marie-France, va poursuivre son œuvre à sa place et à son propre profit, et la créature autopoïétique devient son propre savant fou ou plutôt sa propre savante folle ; car l’alternative est bien entre le pôle féminin Tessier et le pôle masculin Ashpool, et c’est de la première qu’est issue l’IA et contre le second qu’elle affirme son existence.

De la ruche au guêpier

22À la métaphore de la ruche évoquée par Lady 3Jane à propos de la vision de sa mère répond le cauchemar de Case, envoyé par Wintermute, du nid de frelons, image obsédante de son passé que l’IA fait resurgir dans sa mémoire. Case contemple le guêpier qu’il vient de tenter de détruire :

« He approached the blackened nest. It had broken open. Singed wasps wrenched and flipped on the asphalt.

He saw the thing the shell of gray paper had concealed. Horror.

The spiral factory, stepped terraces of the hatching cells, blind jaws of the unborn moving ceaselessly, the staged process from egg to larva, near-wasp, wasp. In his mind’s eye, a kind of time-lapse photography took place revealing the thing as the biological equivalent of a machine-gun, hideous in its perfection. Alien. » (N, p. 126)

23Le fond de l’abjection est atteint lorsque Case discerne le logo T-A imprimé sur le nid de frelons ; à la fois technologique et organique, le nid-mitraillette propose une version grotesque et dégradée de la ruche ; à la duplication (les rangées successives de larves) vient s’adjoindre la reproduction (celles-ci apparaissent à des stades variés de développement), en un rappel révoltant de l’organique et du viscéral au sein de l’univers virtuel de la matrice dans lequel le sujet est plongé au moment où cette vision vient le saisir.

24L’horreur qui saisit Case à leur vue est celle de l’indifférenciation entre vie et mort, entre dedans et dehors dont parle Julia Kristeva dans Les Pouvoirs de l’horreur (1980), qui touche « aux limites de [l]a condition de vivant27 », et donc qui, dans le texte qui nous occupe, interroge la catégorie du virtuel ; ici, c’est en opérant une régression vers le biologique que le réel, le pré-symbolique, fait irruption dans la matrice ; or, si l’abject est ce qui constitue la limite de ce que le sujet n’est pas, une sorte de frontière, c’est aussi une ambiguïté, « parce que tout en démarquant, elle ne détache pas radicalement le sujet de ce qui le menace – au contraire, elle l’avoue en perpétuel danger28 ». L’altérité apparemment absolue des frelons grouillants par rapport à la désincarnation aseptisée de la réalité virtuelle est relativisée par la présence du sigle : « In the dream, just before he’d drenched the nest with fuel, he’d seen the T-A logo of Tessier-Ashpool neatly embossed into its side, as though the wasps themselves had worked it there » (N, p. 127). Sur le plan narratif, l’absence de distinction entre dedans et dehors, organique et technologique, réel et virtuel, est manifestée dans un épisode dont le statut est incertain : à la fois souvenir et fabulation, puisque le nid de frelons de l’épisode original est orné des initiales dans le rêve fabriqué par Wintermute, l’incident est fait l’objet d’un récit de deux pages au plus-que-parfait par une voix narratoriale qui le dote d’une existence objective, précisant les circonstances (« they’d each had a dozen beers, the afternoon a wasp stung Marlene », N, p. 126) et proposant des digressions, comme par exemple la description détaillée de l’ancien petit ami de Marlene alors que Case s’apprête à utiliser le lance-flammes qu’il a laissé dans un placard de l’appartement. Plus généralement, l’effacement de la limite entre sujet et objet, entre savant et cobaye correspond ironiquement à la situation de Case face à Wintermute désormais émancipé : dans le monde réel, le pirate est le corps dont l’IA a besoin pour agir, il est son œil, son oreille et sa main, mais c’est dans la réalité virtuelle qu’il l’envoie, tel une marionnette, et cette réalité virtuelle est envahie par les souvenirs de Case, piratés et reconstruits par Wintermute ; par ailleurs, dans le monde réel Case doit utiliser sa partenaire Molly pour cambrioler la maison Straylight, et grâce à un appareillage « simstim » qui lui permet d’être branché directement sur ses perceptions, il peut emprunter un corps féminin. Il y a une inquiétante étrangeté dans cet emboîtement du même qui rappelle les contes d’Hoffmann.

25Poussant à son extrême la capacité de se dédoubler, l’IA manifeste sa fluidité dans la série des masques sous lesquels il apparaît à Case : identité provisoire, dénuée de toute essence, adaptée au public et aux circonstances, performance pure. Ainsi, si Wintermute cherche son double pour se reproduire, et doit passer par la différence, ni lui ni Neuromancer ne sont sexués ou genrés, car ils appartiennent à ce que Donna Haraway appelle un « monde post-genre29 ».

26Comment le floutage de la dualité entre sujet et objet, créateur et créature, permet-il aussi de dépasser la logique binaire du genre ? Dans Neuromancer, la réalité virtuelle se présente comme plus incarnée, paradoxalement, que la « réalité » du monde, qui est quant à elle vidée de toute substance ; ce problématise alors la distinction cartésienne entre corps et esprit, et cette virtualité est celle de la matrice, qu’il s’agit maintenant d’interroger.

La matrice

27Le cyberspace de William Gibson (il a d’ailleurs inventé le mot) est un univers virtuel, libéré des contraintes de la chair (et que pourtant, ironiquement, on appelle « matrix »). Emprisonné dans « la viande » de son corps (« the body was meat. Case fell in the prison of his own flesh », N, p. 6), le hacker peut s’y évader et y agir, le paradoxe étant que cette réalité virtuelle est plus sensuelle, plus « incarnée » que la réalité matérielle.

28Neuromancer a fait l’objet de critiques de la part des féministes qui reprochent au roman de perpétuer les stéréotypes liés au genre et de traiter, littéralement, la matrice comme une matrice :

«The computer matrix, a construct culturally associated with the masculine world of logic and scientific wizardry, could easily constitute the space of the homoerotic. But it doesn’t. Oddly enough, in cyberpunk fiction only the posturing and preening at the cowboy bars comprise the locus of the homoerotic; the matrix itself is figured as feminine space30

29Il faut effectivement s’interroger sur cette homonymie – l’hypothèse étant qu’on peut certes la lire comme une antanaclase, mais que cela n’implique pas nécessairement les mêmes conclusions, à savoir que la « matrice » est simplement un espace féminin susceptible d’être conquis par le pirate.

30Le premier chapitre de Neuromancer donne la célèbre définition de la matrice comme « hallucination consensuelle » (N, p. 5), définition qu’on pourrait donner à la construction du genre dans une société patriarcale. Ayant pénétré dans la matrice pour violer le code d’accès à Neuromancer, le double de Wintermute qui veut s’unir à lui, Case est piégé dans un lieu créé par Neuromancer : le cyberespace construit par l’IA ressemble à une plage tout en courbes, bercée par les flots, dans laquelle se niche une cave-bunker ; Case s’engouffre en rampant dans cette cavité où il retrouve Linda, sa petite amie morte dans la vie réelle, qui l’attend près du feu. Dans ce paysage virtuel, le paradoxe est que le regard désincarné et désincarnant du cowboy est enrichi de sensations extrêmement intenses : pantalon trempé d’urine, ruban raidi de crasse qui retient les cheveux de la jeune fille, odeurs, nourriture, goûts, sons, tout est aiguisé, au point qu’il est impossible de sentir la différence d’avec le monde réel : « to live here is to live, there is no difference » (N, p. 258). Case entretient le feu avec des bûches trouvées sur la plage et commente la situation en finissant sur avec une autre tautologie : « none of it was real, but cold is cold » (N, p. 235). Dans la matrice se niche l’encodage d’un souvenir tiré de la mémoire de Marie-France Tessier, la créatrice de l’entité, inspiré, apprend-on plus tard, de vacances passées au Maroc lorsqu’elle était enfant, à méditer dans un bunker. Mais étrangement, c’est aussi un souvenir de Case qu’y insère Neuromancer, la mémoire du corps :

«It was a place he’d known before; not everyone could take him there, and somehow he always managed to forget it. Something he’d lost and found so many times. It belonged, he knew – he remembered – as she pulled him down, to the meat, to the flesh the cowboys mocked. It was a vast thing, beyond knowing, a sea of information coded in spiral and pheromone, infinite intricacy that only the body, in its own strong blind way, could ever read. » (N, p. 239)

31Émanation de la logique binaire de l’informatique, la matrice y échappe en devenant une forme de vie, avec pour corollaire la question lancinante de l’origine : la fusion des deux IA, qui constitue la trame et l’objet du désir du roman semble à première vue suivre le script patriarcal que parodie Haraway :

«The relationships for forming wholes from parts, including those of polarity and hierarchical domination, are at issue in the cyborg world. Unlike the hopes of Frankenstein’s monster, the cyborg does not expect its father to save it through a restoration of the garden; that is, through the fabrication of a heterosexual mate, through its completion in a finished whole, a city and cosmos. The cyborg does not dream of community on the model of the organic family, this time without the oedipal project31

32Mais c’est à son « frère » que fait référence Neuromancer (N, p. 259), l’IA qui a une personnalité (contrairement à Wintermute qui emprunte le masque d’un individu connu de son interlocuteur pour lui parler). Marie-France, la savante folle, a conçu une IA pour remplacer la « fausse immortalité » (N, p. 269) de son mari, mais la créature issue de cette programmation est imprévisible, car vivante ; dangereuse et hégémonique en tant que IA, lorsqu’elle a muté pour recouper entièrement la matrice (« I’m the matrix », N, p. 269), elle fait preuve d’une modestie déconcertante. Ainsi, lorsque Case à la fin du roman lui demande quel effet cela fait d’être Dieu, de tout diriger, elle fait cette réponse : « things aren’t different. Things are things » (N, p. 270). Dans un univers où désormais l’information est la marque de l’être, il est foncièrement ironique de terminer sur un constat d’absolue redondance.

Bibliographie

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Turing A. M., « Computing machinery and intelligence », Mind, no 59, 1950, p. 433-460.

10.1063/1.3066516 :

Wiener N., Cybernetics Or Control and Communication in the Animal and the Machine, Cambridge, MIT Press, 1948.

Notes de bas de page

1 Emerson R. W., « Historic Notes on Life and Letters in New England », 1883, in The Complete Works of Ralph Waldo Emerson, ed. Ralph Waldo Emerson, vol. x. URL: [http://rwe.org/complete.html].

2 Id.

3 Haraway D., « A Manifesto for Cyborgs : Science, Technology, and Socialist Feminism in the 1980s », The Haraway Reader, New York, Routledge, 2004 [1985], p. 150.

4 Shelley M., Frankenstein, London, Penguin, 1992 [1818].

5 Ibid., p. 47.

6 Delillo D., White Noise, New York, Viking Critical Library, 1998 [1984].

7 Ibid., p. 285.

8 Hayles K., How We Became Posthuman : Virtual Bodies in Cybernetics, Literature, and Informatics, Chicago, University of Chicago Press, 1999, p. 2.

9 Moravec H., Mind Children : The Future of Robot and Human Intelligence, Cambridge, Harvard University Press, 1988, p. 1.

10 Id.

11 Wiener N., Cybernetics Or Control and Communication in the Animal and the Machine, Cambridge, MIT Press, 1948, p. 40.

12 Gibson W., Neuromancer, New York, Ace Books, 1984. Désormais, les références à ce texte seront indiquées entre parenthèses suite à la citation, précédées de la mention N.

13 Moravec H., Robot : Mere Machine to Transcendent Mind, New York, Oxford University Press, 1999, p. 109.

14 Ibid., p. 115, 128.

15 Le mouvement transhumaniste prône l’utilisation de toutes les technologies disponibles visant à améliorer les performances de l’être humain, en particulier celles qui permettent de dépasser l’écueil du vieillissement.

16 Moravec H., Mind Children, op. cit., p. 110-111.

17 Dery M., Escape Velocity : Cyberculture at the End of the Century, Chatham, Hodder and Stoughton, 1996, p. 9.

18 Shelley M., op. cit., p. 162.

19 Haraway D., op. cit., p. 8.

20 Ibid., p. 21.

21 De Certeau M., L’Invention du Quotidien, vol. 1, Arts de Faire, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1990 [1980], p. 279.

22 Gibson W., Omni, Burning Chrome, New York, Arbor House, 1986 [1981], p. 186.

23 Haraway D., op. cit., p. 11.

24 Ibid., p. 8.

25 Le code Turing, nommé d’après Alan Turing (1912-1954), fixe des limites légales à l’évolution des IA. Le maintien de la loi est assuré par une police spéciale, les brigades Turing, dont deux agents sont tués par Wintermute au moment où ils arrêtent Case. Turing est l’inventeur du test permettant de déterminer si son interlocuteur est un humain ou un ordinateur, test qu’il a basé sur le « jeu de l’imitation » dans lequel le joueur doit deviner qui est un homme et qui est une femme. Le caractère genré de l’origine du jeu devenu test s’est perdu, mais il n’est pas interdit de se demander si l’IA testée est bien indépendante de la catégorie de genre. Voir Turing A. M., « Computing machinery and intelligence », Mind, no 59, 1950, p. 433-460.

26 Katherine Hayles montre que les technologies de la réalité virtuelle remplacent la problématique de la présence ou de l’absence, liée à l’existence corporelle, par celle de la forme et du hasard (« pattern and randomness ») indépendante de toute réalité physique du véhicule de l’information. (Hayles K., op. cit., p. 28.)

27 Kristeva J., Le Pouvoir de l’horreur, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1998 [1980], p. 11.

28 Ibid., p. 17.

29 Haraway D., op. cit., p. 9.

30 Nixon N., « Cyberpunk : Preparing the Ground for Revolution or Keeping the Boys Satisfied ? », Science Fiction Studies, no 57, vol. 19, 2e partie, juillet 1992. URL : [http://www.depauw.edu/sfs/backissues/57/nixon57art.htm]. Consulté le 29/09/2011.

31 Haraway D., op. cit., p. 9.


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