Frankenstein chez les cow-boys : The Hawkline Monster de Richard Brautigan
p. 241-254
Texte intégral
1Stéréotype du savant fou, Frankenstein est inconcevable sans sa créature monstrueuse, dépendante de lui comme l’ombre dépend de la lumière. Évoquer le savant fou, c’est mettre en scène à la fois le mythe prométhéen dont cet avatar moderne descend et le monstre plus familier qu’il a engendré, figure du double, du trouble et de l’incontrôlé. Mais transformer un savant fou en porte-parapluie façonné en pied d’éléphant, et placer des tueurs à gages habillés en cow-boys dans le salon de musique d’un manoir victorien tandis que le monstre qu’ils poursuivent se joue d’eux dans des taches de lumière, au pire fait mauvais genre, au mieux relève du non-sens, de l’imagination poétique ou de la pure fantaisie : ceci pour donner le ton du roman de Richard Brautigan, Le Monstre des Hawkline, qui renouvèle librement et en moins de 140 pages la figure désuète du savant fou1.
2Le roman est à la fois subversif et expérimental. En effet, s’il exista un Brautigan sombre, pessimiste et morbide, surtout dans les derniers écrits, c’est l’écrivain iconoclaste, provocateur et irrévérencieux qui domine ici. Publié en 1974, Le Monstre des Hawkline appartient à une période où Brautigan s’appliquait à parodier un à un, ou deux à deux, des genres littéraires répertoriés ou inventés par lui, quitte à parfois produire des mélanges inattendus. Avec Le Monstre des Hawkline, il nous livre ce qu’il appelle en sous-titre un « western gothique », hybride que cette étude s’attachera à définir.
3« I want to destroy literature », déclarait Brautigan, une destruction qui prend sens dans la déconstruction ludique des formes closes et la mise en déroute des attentes policées et des discours convenus, sans pour autant être totalement gratuite ou négative. En effet, aussi minimaliste soit-il, le roman de Brautigan raconte une histoire et reste donc une voie d’exploration du fonctionnement de l’imaginaire. La trame est assez simple : les deux tueurs, Greer et Cameron, sont engagés par les deux filles jumelles du Professeur Hawkline (notre savant fou) pour libérer leur père et tuer le monstre qui le retient prisonnier dans les souterrains du manoir. Leur périple les mène d’Hawaï à San Francisco, puis à Portland, où l’une des filles, déguisée en Indienne et se faisant appeler Magic Child, est venue les chercher. Il se poursuit jusque dans l’est de l’Oregon, dans le paysage « gothique » des justement nommées « Dead Hills », où se dresse l’étrange demeure du savant, et où se produisent de non moins étranges événements jusqu’à l’accomplissement de la mission.
4Si libérer le père et tuer le monstre, avec leurs réminiscences mythiques et psychanalytiques, constituent les métaphores centrales du roman et déterminent le fil directeur de l’intrigue, le geste réflexif inhérent à la parodie invite à considérer plutôt les territoires génériques traversés et les expérimentations textuelles menées. Car le savant, physiquement absent dans le récit et dont la réapparition tardive marque le dénouement du roman quelque six pages avant sa conclusion, n’est peut-être pas seulement celui qu’on pensait, et pas aussi fou que l’histoire littéraire nous l’a souvent fait croire.
Les territoires du savant fou
5Brautigan n’a jamais été un bavard, mais un auteur économe à l’extrême des moyens narratifs, ne s’autorisant que des chapitres en forme de vignettes, d’une moyenne de deux pages dans Le Monstre des Hawkline. Le chapitre le plus court fait trois lignes. Dans un tel contexte, la parodie est nécessairement stylisée, devient affaire d’esquisse et de traits, n’est pas imitation ou réécriture, mais reprise ostentatoire de clichés. Sollicitant tacitement la complicité du lecteur, l’intertexte ne souligne pas explicitement ses emprunts, de sorte que le refus de précisément nommer la figure mythique originelle2 permet d’éviter l’enfermement du personnage et de l’intrigue dans un seul modèle : le Professeur Hawkline tient aussi bien de Frankenstein que du Dr Jekyll et invite à une réflexion sur son double statut de créateur et de créature, sur l’objet créé et sur le processus de création. De plus, la reprise parodique d’un savant fou diplômé d’Harvard, transplanté du Vieux Monde en Nouvelle-Angleterre, puis de Boston aux terres du grand Ouest, permet une véritable « déterritorialisation » du mythe, au sens géoculturel, par mouvement, déplacement et migration, d’une part, interpénétration, infiltration et contamination des espaces et des genres, d’autre part. Répondant au transfert deleuzien du mythe, le roman de Brautigan permet que le mythe classique du savant fou se coule dans le mythe de la Frontière américaine, tous deux devenus simulacres, subvertis par l’absurde et l’humour. Comme on le verra, et pour citer Deleuze, « l’étranger devient autochtone chez l’autre […] en même temps que l’autochtone devient étranger à soi-même3 ».
6La mise en œuvre de cette déterritorialisation est d’abord structurelle, car le roman, par sa composition double, en miroir, et par sa progression narrative, juxtapose et combine deux territoires et deux espaces fictionnels a priori lointains et opposés : celui des grands espaces ouverts des plaines du Far West dans la première partie (la partie « western » intitulée « Hawaï »), et celui, claustrophobique, labyrinthique et vertical, du romantisme noir dans la partie « gothique » qui reprend le titre principal « The Hawkline Monster » et se présente donc comme le cœur du roman. Cinq chapitres intermédiaires en partie II, littéralement au seuil du manoir, ou à la porte du gothique, servent d’articulation entre ces deux espaces et président à l’entrée des cow-boys dans l’univers clos du savant fou − d’où le titre réversible4 de la présente étude, « Frankenstein chez les cow-boys » ou « Les cowboys chez Frankenstein », selon l’approche, générique ou diégétique, adoptée.
7Sur la ligne Hawaï-San Francisco et jusqu’à Portland en Oregon, la première partie, commençant au point ultime de la Frontière américaine5 et remontant à contre-courant de l’histoire de la Conquête, plonge le lecteur dans l’univers du Wild West, et reprend caricaturalement les ingrédients habituels de la fiction western du début du XXe siècle, telle qu’elle fut popularisée par Owen Wister ou Zane Grey. Puisqu’il y a des cow-boys et des shérifs, des diligences chargées de malles remplies de Krag 30 : 40 et de Winchester 25 : 35 (presque l’arme de John Wayne dans les westerns), des bagarres dans les saloons et des exécutions sommaires, on ne s’étonne pas de l’arrivée de Magic Child, la jeune Indienne aux charmes ambigus qui mène les héros jusqu’en Oregon. On découvre aussi que les femmes de l’Ouest ont l’hospitalité facile : chez Ma Smith et chez la Veuve Jane, « prendre le café » ne veut pas dire exactement « prendre le café », car les mots sont déjà ici à côté de leur sens. Et les chevaux de louage du forgeron semblent sortir d’un magasin de vieux accessoires de cinéma : l’un d’eux a l’échine si creuse qu’on dirait « un quartier de lune en octobre », l’autre boit du whisky, le troisième n’a plus d’oreilles et le dernier traîne son sabot en bois sculpté en forme de patte de canard.
8D’ailleurs dès le début, Greer et Cameron eux-mêmes font piètre figure : des tueurs qui n’aiment pas tuer, le cow-boy chevaleresque et son acolyte bouffon, ils sont hors contextes dans les champs d’ananas d’Hawaï où débutent leurs aventures, ce 12 juillet 1902. Greer, le cow-boy pragmatique, est vite débordé par son sentimentalisme excessif. Cameron, qui n’a qu’une carabine à tuer les lapins, est malade sur le bateau qui les ramène au continent, et pour lui, un maniaque du comptage6, le monde de l’Ouest se réduit à une arithmétique élémentaire. S’étant fait un peu d’argent en tuant un Chinois à San Francisco (« picking up some travelling money in San Francisco’s Chinatown by killing a Chinaman that a bunch of other Chinamen thought needed killing », HM, p. 12) − il faut bien vivre – et ayant erré dans les bordels de Portland où ils ont rencontré Magic Child entrée là par erreur – le hasard servant ainsi « d’élément déclencheur » de l’action −, ils poursuivent enfin leur route, sous sa conduite, et gagnent l’est de l’Oregon. Ainsi, est posé le cadre « western » du roman avant le basculement progressif dans le « gothique » : progressif, en effet, malgré la symbolique du seuil précédemment évoquée, car le décor western se révèle empreint de tonalités fantastiques, annonciatrices du romantisme noir. On y voit des vautours tournoyer au-dessus des cadavres de moutons « comme des anges de chair », des corps fantomatiques se balancer à des potences dressées sur les collines, et, comme seul signe d’une présence « humaine », des pierres tombales isolées qui ont servi de cibles aux cow-boys de passage. Le gothique fait irruption dans le western : dans un pays connu tout peut devenir étrange et étranger.
9L’apparition spectrale du manoir jaune des Hawkline qui se dresse, solitaire et glacé, au détour d’un chemin sinueux, en plein milieu des collines arides des Dead Hills, marque le deuxième volet du roman. Au caractère imposant de la demeure, avec ses vingt et une pièces, ses six chambres et ses cinq salons, et à l’architecture toute victorienne qu’elle arbore, avec ses pignons, ses vitraux, ses tourelles, ses balcons, ses cheminées de brique rouge, son escalier en spirale et son immense véranda, et bien que (ou justement parce que) le texte souligne l’incongruité de sa présence en ces lieux, le lecteur ne peut se méprendre. Construit sur des cavernes de glace et entouré de neige alors qu’au sommet de la colline il fait 35 ° C, le manoir des Hawkline rappelle un château d’Otrante à la Walpole, et le décor des Dead Hills se substitue aux Alpes de Mary Shelley, avec des glaces et des neiges éternelles qui évoquent les régions arctiques où Frankenstein est allé poursuivre le monstre : « The house looked like a fugitive from a dream » (HM, p. 46), confirme le narrateur, s’il en était encore besoin. On songe à la vision onirique créée par Coleridge dans « Kubla Khan » : « A sunny pleasure-dome with caves of ice ! » Cette partie du roman se déroule dans ce seul lieu, que les personnages arpentent de bas en haut et de haut en bas, depuis le grenier, les corridors et les salons garnis de tableaux et de bibelots, jusqu’au laboratoire, en sous-sol, équipé de fioles, éprouvettes, appareillages et tubes à essais, et séparé des souterrains et des cavernes de glace, dans les fondations, par de lourdes grilles de fer que martèle le monstre, et derrière lesquelles le Professeur aurait disparu.
10Cependant, si le décor gothique est planté, il ne suscite ni frissons ni horreur, et les cow-boys, comme Alice de l’autre côté du miroir, promènent un regard naïf sur ce monde des Merveilles. L’idée du « surnaturel » et le mot lui-même leur sont inconnus. Le mystère se réduit à l’insolite. Quand les objets et les morts s’animent les situations virent au burlesque, et au lieu de créer la peur par suspense, le texte crée la surprise amusée et l’incrédulité par invraisemblance et exagération. Les maléfices du monstre ne sont que facéties et espiègleries enfantines : « children’s pranks » (HM, p. 70). Si dans une expérience antérieure, à Boston, le premier monstre créé par le Professeur Hawkline avait dévoré le chien de la maison et fait irruption dans la petite fête donnée par les voisins, en Oregon, la plaisanterie favorite de la nouvelle entité sans visage est de mettre des plumes vertes dans les chaussures et des parapluies noirs dans des lieux saugrenus, de déshabiller les jeunes filles, et de se cacher avec malice dans les jeux de lumière réfléchis par les objets domestiques usuels (miroir, vaisselle, colliers, chandeliers) : « We never know what’s going to happen next » (HM, p. 69), dit l’une des filles. Le « villain » du gothique est ici absent, comme sont absents luxure, mal et perversité, la sexualité débridée des filles Hawkline, pour étonnante qu’elle soit aux yeux des deux héros, étant acceptée par eux avec rusticité et simplicité. Si le péché de chair et le meurtre ont cours dans le roman de Brautigan, c’est de toute évidence sans connotations psychologiques et morales. Dans ce gothique sans métaphysique, les codes traditionnels ne fonctionnent plus ou du moins ils ne fonctionnent plus traditionnellement. Le roman ne sonde pas les abysses de la psyché humaine, mais explore les ressorts des discours et les limites de la fiction. C’est en effet du côté de la narratologie et du langage qu’il faut aller chercher les mécanismes du sortilège qui met la maison Hawkline sens dessus dessous.
Les expériences du savant fou
11Dans la partie western, l’écart parodique est obtenu principalement par l’inadéquation grotesque des personnages principaux aux rôles qu’ils sont censés jouer. Dans la partie gothique, le décalage par rapport aux attentes du genre résulte essentiellement des disjonctions de l’intrigue et de la déconnection dans la chaîne narrative entre le sujet et l’action. D’une part, malgré les injonctions répétées de Cameron, impatient d’accomplir sa mission, divers blocages et retards déplacent l’attention et introduisent une accumulation paratactique de séquences intermédiaires qui ne relèvent plus, sinon par ironie, des « épreuves » nécessaires sur le parcours narratif, telles que les décrit Propp, mais sont autant de déviations du cours des idées et de l’intrigue. D’autre part, et les deux phénomènes sont liés, la suppression de la dimension cognitive ou affective qui articule la décision de l’acte et son exécution, ou le surgissement de l’événement et la réaction, remet en cause les motivations et les émotions des personnages et annule les lois de la causalité et de la vraisemblance.
12L’épisode du majordome en fournit un exemple intéressant. La mort subite de ce géant de cirque de près de 2,20 mètres et plus de 150 kg que les filles chérissent pourtant comme leur grand oncle, les affecte peu. Impassibles, elles peuvent alors faire indifféremment n’importe quoi : enterrer le majordome, faire l’amour, manger, ou tuer le monstre – c’est affaire d’impulsion ou d’arbitraire :
«“What do we do now young ladies?” Cameron said. “Kill the monster or bury thebutler ?”
“Do you know what I really want to do?” Miss Hawkline said.
“What?” Cameron said.
“I’d like to get fucked.”
“I’d like to get fucked, too,” the other Miss Hawkline said to her sister […]
Greer took a deep breath. What-the-hell? You might as well do one thing as another7.»
(HM, p. 80)
13Sur le fond, l’épisode fait apparaître une absence de hiérarchisation des intentions et des actes, qui échappent à tout ordre moral et affectif dans le code habituel des valeurs. Sur la forme, le passage est représentatif d’un rejet, ou du moins d’un renversement des convenances, les demoiselles Hawkline ne s’embarrassant ni des bonnes manières ni des préciosités du langage, bien qu’elles s’appliquent, à d’autres moments, à donner aux cow-boys du « Mr Greer et Mr Cameron ».
14Aux variations de niveau de langue, qui déconstruisent la cohérence des personnages, s’ajoutent des pannes langagières et les déraillements d’un discours que les locuteurs ne maîtrisent plus :
«“We’re getting off on the wrong track again,” the other Miss Hawkline said. “I don’t know what’s happening. This is very easy to explain but suddenly it’s so complicated. I mean, I can’t believe how strange our conversation has turned.” “It’s sort of weird, isn’t it?” Greer said. “It’s like we can’t say what we mean.” “I just forgot what we were talking about,” Miss Hawkline said. She turned to her sister. “Do you remember what we were talking about?”» (HM, p. 66)
15Piégés dans le labyrinthe des mots et des événements qui imposent leur cours, les personnages sont « agis » plus qu’ils n’agissent vraiment. « Something is fucking around with our mind », résume vertement Cameron. Le monstre qui empoisonne la mécanique du discours brouille les esprits, cause tantôt le gel de la mémoire, tantôt des vertiges paramnésiques, défaillances qui se manifestent surtout lorsque les personnages sont dans les étages inférieurs du manoir, dans les zones les plus froides de l’édifice, au plus près des cavernes de glace. Car si les ressorts narratologiques sont cassés, c’est aussi que le discours est miné de l’intérieur, depuis ses fondations.
16La métaphore spatiale qui permet d’envisager la maison Hawkline comme la « maison du langage » détermine en effet une lecture allégorique (et métafictionnelle) qui poserait le savant fou de Brautigan comme une figure de l’écrivain du passé. Décrites dans le chapitre le plus long du roman (quatre pages), les expériences du Professeur Hawkline sur des « Produits Chimiques » qui « concentreraient toute l’histoire de l’humanité, dans une harmonie temporelle et pour le plus grand bénéfice de l’espèce humaine », renvoient à la tradition du « Grand Récit », fondé sur un discours ordonné et totalisant. Or, ce discours ne « prend » plus. Une erreur de manipulation (ou le hasard ?) a déchaîné une force monstrueuse au sein même du langage. Car si au plan diégétique, tuer le monstre, c’est libérer le père (la mission des héros), au plan poétique, tuer le langage ordonné (conséquence imprévue du projet utopique d’Hawkline), c’est libérer le monstre qui est en lui, le débrider, produire un langage en liberté, inarticulé et irrespectueux des conventions et de la bienséance, et un récit qui ne fonctionne plus que de façon chaotique et transforme la maison Hawkline en lieu d’orgies.
17La réapparition du père dans un épisode qui rappelle les métamorphoses des contes de fées, peut confirmer cette lecture. L’une des filles, retrouvant soudain la mémoire tombe à genoux devant le porte-parapluie qui lui semblait familier et qu’elle enlace en sanglotant de reconnaissance, et Hawkline, tout ankylosé, reprend forme humaine comme le Prince Charmant délivré du sortilège qui l’avait transformé en crapaud, non pas ici sur un coup de baguette magique, mais sous l’effet d’un retour aux normes, à l’ordre et à la raison. La séquence finale parodie les dénouements de comédie, avec les retrouvailles familiales et le mariage des héros et héroïnes – Jane et Susan retrouvant leurs noms et leur identité singulière. Puis, un immense incendie cathartique efface toute trace de la maison du savant fou, remplacée par un lac, au bord duquel on donne une fête pique-nique pour inaugurer un siècle nouveau. Le retour du père restaurant la parole originaire, le langage peut alors être ramené à des modes de fonctionnement plus traditionnels, dans un épilogue en accéléré qui suggère, pour les divers personnages, le schéma d’une suite à leur histoire, certes ordinaire, mais en adéquation avec la réalité historique et socio-économique du contexte nord-américain du XXe siècle8.
18Quant au monstre, l’esprit farceur qui sabote les rouages, et dont on apprend qu’il n’est qu’une illusion, un jeu d’ombre et de lumière dont le pouvoir est de dé-familiariser le réel, il s’assimile alors à la force structurante (ou dé-structurante) de l’imaginaire. Après un dilemme manichéen entre ses pulsions malfaisantes et bienveillantes, et tandis que les filles retrouvent leur père, il disparaît dans un jet d’étincelles bleues − digne des effets spéciaux de cinéma ou des images de bandes dessinées − sous l’effet du whisky que verse Cameron dans le bocal où il s’est réfugié, puis il se transforme en une pluie de diamants.
Le laboratoire de la fiction
19Si la figure du père renvoie à l’origine des discours, les fréquentes intrusions de la voix narrative suggèrent un dessein préétabli : « she didn’t know that… », « they had no way of knowing that… » De même, l’artifice évident des transformations magiques, celle d’Hawkline, mais aussi celle du majordome − le géant soudain changé en nain, transportable dans une valise et donc plus facile à enterrer −, puis sa résurrection burlesque lorsqu’il sort de terre, des morceaux de valise dans les cheveux, soulignent la toute puissance sur le discours de l’instance de production. Le roman dans son entier est le laboratoire de la fiction, avec un langage étymologiquement extravagant, qui va au gré du délire imaginaire de cet autre savant fou qu’est l’auteur.
20Les dérèglements du discours rationalisant, plus flagrants dans la partie « gothique », étaient déjà perceptibles dans la partie « western », dans les failles et ellipses explicatives, dans la vacuité des dialogues, tautologiques et redondants9, dans le piétinement du texte, responsable de son rythme lent et de son style « faux-naïf » :
«Just outside of Gompville a man was hanging from the bridge across the river. There was a look of disbelief on his face as though he couldn’t believe that he was dead. He wouldn’t believe that he was dead until they buried him. His body swayed gently in the early winds of morning. […] Magic Child looked so calm you would have thought that she had been raised in a land where bodies hung everywhere like flowers.» (HM, p. 20)
«[Miss Hawkline] just stood there on the porch watching them approach. She made no motion towards them. She didn’t move. She just stood there watching them as they came down the hill.» (HM, p. 51)
21Parmi les procédés favoris de Brautigan, on note ici une syntaxe artificiellement dépouillée, avec des effets de non sequitur, le recours à l’anadiplose qui referme les phrases sur elles-mêmes et fige les images qu’elles convoquent, la technique du « mot pris au pied de la lettre », qui accentue le sens de l’absurde, et l’utilisation répétée de structures comparatives, qui créent un discours impressionniste, onirique, constamment décalé, renforçant l’effet de surface produit par ailleurs par des décors de carton-pâte stéréotypés. Surtout, les simile, dont Brautigan est friand, montrent comment le langage déroule sa propre logique, non pas sur le mode discursif, mais sur le mode poétique et métaphorique, les mots faisant éclore leurs propres images et, au lieu de décrire une réalité préexistante, la suscitant, dans un processus d’auto-génération du discours :
«Cora, the barbed-wire drummer, had dozed off. He looked like a sleeping fence» (HM, p. 25)
«Their name [the Dead Hills] was perfect. They looked as if an undertaker had designed them from leftover funeral scraps» (HM, p. 41)
«[Her] coat flowed like a waterfall down her body […]. [Her] shoes were made of patent leather and sparkled like pieces of coal. They could easily have come from the huge mound of coal beside the house.» (HM, p. 51)
22Au gothique cauchemardesque, qui exalte le côté sombre de l’irrationnel, Brautigan substitue les effets insolites d’une imagination surréaliste, qui se nourrit tantôt des dérives d’une écriture qui musarde, tantôt au contraire du recours à la compression linguistique, aux collusions sémantiques et aux télescopages syntaxiques10.
23Par brouillage, hybridation, indifférenciation, le fantastique devient chez lui un phénomène langagier. Dans Le Monstre des Hawkline, tout se ressemble et se répète. Au décloisonnement des genres, signe que le western et le gothique ne sont finalement pas si éloignés, répondent les dédoublements et les duplications des personnages, inspirés du Doppelgänger du romantisme noir. Leur ressemblance et leur gémellité les rendent interchangeables et brouillent les repères, ou alors ils changent de costumes selon leurs rôles, manifestant ainsi leur statut de personnages-fonctions, comme la jeune Indienne et la demoiselle de Nouvelle-Angleterre en une seule réunies. Ces effets de miroir charrient de l’idéologie et dénoncent la convention des compartimentages sociaux, psychologiques, historiques, géographiques, entretenue par le langage. De même, la difficulté de Greer et Cameron à distinguer l’Est géographique (l’Orient, qui évoque pour eux Hawaï et la Chine) de l’Est historique (back East, that East, l’Amérique des origines) met en évidence les ambiguïtés d’un langage connoté par l’histoire politique (HM, p. 64-65).
24L’effacement des frontières génériques préside à l’esthétique d’un romancollage, où les deux « genres enchâssant » qui déterminent la structure d’ensemble sont enrichis par la présence d’éléments empruntés à des « genres intercalaires », pour utiliser la terminologie bakhtinienne, et par la richesse de l’intertextualité. On y rencontre des allusions à la Bible11, à divers contes de fées12, à la poésie dans l’image centrale des cavernes de glace, ainsi que des extraits de chansons populaires, notamment « On The Sidewalks of New York » et « Bill Bailey, won’t you please come home13 ? » L’éclatement formel du roman et la dé-hiérarchisation des genres qu’il induit, combiné au mouvement régressif à contre-histoire d’une fiction qui explore la mémoire collective, signeraient peut-être alors à la fois la nostalgie d’un retour à la fluidité originelle, proche de l’harmonie universelle dont le Professeur Hawkline rêvait, et le rêve d’une nouvelle ère pour la fiction.
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25Dans le Monstre des Hawkline, la parodie repose sur deux procédés : d’une part, un travail de sape, obtenu par le mélange des genres et l’exagération de leurs effets, qui fonde le comique dans ses diverses nuances ; d’autre part, la mise à nu de ce qui était implicite dans l’œuvre de référence : ainsi, à la sexualité déguisée dans le Frankenstein de Mary Shelley fait écho une surexposition de la sexualité dans le roman de Brautigan.
26Mais il ne s’agit pas seulement de faire du neuf avec du vieux. Conçu comme divertissement (autre point commun avec le Frankenstein de Mary Shelley) et avec un objectif d’adaptation cinématographique qui ne s’est jamais concrétisé14, Le Monstre des Hawkline, est un laboratoire d’expérimentations formelles et langagières. La dénonciation des artifices du roman traditionnel cède le pas à un autre jeu d’artifices qui renvoie à l’origine des discours. C’est pourquoi dans la lecture ici proposée, le savant fou n’est qu’un outil méta-narratif : le Professeur Hawkline est non seulement un avatar de Frankenstein, mais aussi, par ironie, la figure inversée de l’auteur. Car si l’artiste a de tous temps été comparé au voleur de feu, le romancier contemporain affirme encore, par ses manipulations, son statut de maître, sinon du monde, du moins du monde de la fiction, et son pouvoir de création.
Bibliographie
Bibliographie
Abott K., Down Stream from Trout Fishing in America, Santa Barbara, Capra Press, 1989.
Brautigan R., The Hawkline Monster: A Gothic Western, London, Cape, Picador-Pan Books, 1976 [1974].
Brautigan I., You Can’t Catch Death, New York, St Martin’s Press, 2000.
Deleuze G., Qu’est-ce que la philosophie, Paris, Éditions de Minuit, 1991.
Dumontheuil N. et Merlet I., Big Foot, Paris, Futuropolis, 2007-2008.
Dupriez B, Dictionnaire Gradus, Les procédés littéraires, Paris, éditions 10/18, 1984.
Notes de bas de page
1 Brautigan R., The Hawkline Monster : A Gothic Western, London, Cape, Picador-Pan Books, 1976 [1974]. Désormais, les références à ce texte seront indiquées entre parenthèses suite à la citation, précédées de la mention HM.
2 Contrairement à ce qui se passe par exemple dans le livre de Ronald Sukenick, 98.6, publié en 1976, qui met en scène des personnages déçus par l’échec du rêve révolutionnaire de la contreculture des années 1960 et qui se réfugient dans un territoire utopique nommé « Frankenstein », où ils réinventent une nouvelle frontière américaine.
3 Deleuze G., Qu’est-ce que la philosophie, Paris, Éditions de Minuit, 1991, p. 105.
4 Réversion ou antimétabole ? Les deux termes, sont parfois considérés comme synonymes et comme forme primitive du chiasme. La réversion est une répétition ou opposition de mots dans un ordre inversé, l’antimétabole est une permutation syntaxique pour dire la réciprocité ou l’union. Selon le Gradus, la réversion, contrairement à l’antimétabole, n’est pas créatrice de sens nouveau (Dupriez B., Dictionnaire Gradus, Les procédés littéraires, Paris, Éditions 10/18, 1984).
5 Hawaï, territoire annexé en 1898, après la fermeture officielle de la Frontière américaine (1890), fut la dernière étape de la Conquête de l’Ouest et le dernier jalon dans la constitution du territoire américain. Cet archipel intéressa les États-Unis pendant tout le XIXe siècle, moins pour l’attrait économique de ses plantations de canne à sucre que pour sa position stratégique en tant que frontière du Pacifique et étape naturelle sur la route de la Chine.
6 Il compte tout et tout le temps : les coups de feu, les trous des balles dans les pierres tombales, les collines, les mercis, les bruits des sabots des chevaux, les chaises, les lampes, les tableaux, les instruments de musique, les perles, les parapluies, le nombre de fois où il a vomi, et les diamants au fond du lac après l’incendie du manoir.
7 Il est à noter que la dernière assertion est sans guillemets, donc renvoie à la voix narrative, extérieure aux personnages.
8 Le Professeur Hawkline retourne vivre dans l’Est, abandonne la chimie et s’adonne à la collection de timbres-poste. Greer et Jane ouvrent un bordel dans le Montana, puis Jane se tue dans un accident de la route, tandis que Greer, est emprisonné pendant quatre ans pour vol de voitures et se met à s’intéresser à la Rose-Croix. Le mariage de Cameron et Susan échoue, Susan quitte l’Oregon pour Paris, où elle épouse un comte russe qui l’emmène à Moscou, mais elle est tuée par une balle perdue pendant la Révolution d’Octobre. Cameron fait fortune dans le cinéma aux beaux jours d’Hollywood juste avant la Première Guerre mondiale. Le manoir, vendu en 1907 à un fermier local, est revendu vingt ans plus tard à l’État d’Oregon, qui en fait un parc d’attractions, malheureusement sans succès, car il est trop éloigné des moyens de communication. Quant aux diamants, au nombre de trente-cinq selon le comptage de Cameron qui les avait remontés du fond du lac, ils ne font que très brièvement la fortune de la famille Hawkline.
9 « [Greer and Cameron] liked people who had strong character. They didn’t like to kill people like Jack Williams. Sometimes it made them feel bad afterwards and Greer would always say, “I liked him,” and Cameron would always answer, “Yeah, he was a good man,” and they wouldn’t say anything more about it after that. » (HM, p. 32). On note ici une référence à Mark Twain et à la définition morale de Huck Finn : « bad is what makes you feel bad afterwards ».
10 Un autre de ses procédés favoris est le groupe nominal composé, qui exploite les capacités de compression de la syntaxe anglaise en court-circuitant les développements explicatifs ou temporels. Exemples : « it was a silver early-in-the-morning drum… » (HM, p. 40) ; « the Hawkline women stopped their after-breakfast-clean-up… » (HM, p. 63) ; « a strange-for-the-first-time feeling was being born in the shadow… » (HM, p. 132).
11 Deux exemples : l’histoire des deux villes de Central County, Brooks et Billy, est « comme un condensé de l’histoire de l’humanité » : la querelle des deux frères à qui elles doivent leurs noms rappelle le récit biblique d’Abel et Caïn (HM, p. 19). Les trois silhouettes qui chevauchent, au cœur des Dead Hills, « on three sad horses », ne sont pas sans rappeler la Trinité chrétienne (HM, p. 41).
12 On peut retrouver un écho de Peter Pan dans l’ombre attachée au monstre, et un écho de Cendrillon dans l’heure qui sonne sa fin prochaine, « a minute before the hour of midnight » (HM, p. 117).
13 Des extraits des deux chansons sont incorporés au récit (HM, p. 88, 89), l’une d’elle donnant aussi son titre au chapitre : « Won’t you come home, Bill Bailey, won’t you come home ? » Avec ses variantes, « Bill Bailey, Won’t You Please Come Home » ou « Won’t You Come Home, Bill Bailey » ou simplement « Bill Bailey », la chanson originale date de 1902, année où Brautigan situe son intrigue. Sur des paroles de Hughie Cannon, elle est couramment jouée par des orchestres de jazz traditionnels et a été interprétée notamment par Patsy Cline, Brenda Lee, Ella Fitzgerald, et Louis Armstrong en 1965. « The Sidewalks of New York » est une chanson plus ancienne, créée en 1894 par le parolier James W. Blake et le compositeur Charles B. Lawler. À l’origine sur un air de valse, la chanson, plus tard interprétée par de nombreux artistes dont Duke Ellington, est devenue emblématique de la vie à New York. Elle fut choisie comme hymne de campagne par le Gouverneur Al Smith, candidat malheureux à la présidentielle de 1928 contre Herbert Hoover. Des dessins animés, des « clips » et des spots publicitaires en ont été tirés depuis les années 1920 jusque dans les années 1950, avec des reprises sous le titre « East Side, West Side ». Le passage cité par Brautigan fait allusion, en termes imagés (« trip the light fantastic »), à la leçon de danse donnée à Blake par Mamie O’Rourke dans la chanson.
14 Écrit à Pine Creek Lodge, Paradise Valley, près de Livingston, dans le Montana, le roman est dédié au « Montana Gang », terme par lequel Brautigan désignait ses amis et voisins, les écrivains Thomas McGuane, Jim Harrison et sa femme Marge, Guy de la Valdène, l’acteur Peter Fonda et sa femme Becky, Jeff Bridges, Warren Oates, le metteur en scène Sam Peckinpah, le réalisateur Michael Butler, le peintre Russell Chatham, et autres artistes et musiciens. Les témoignages fournis par l’entourage de Brautigan éclairent les conditions de l’écriture de ce roman et les projets faits sur son exploitation possible. Ils précisent notamment que Brautigan rêvait de faire fortune, comme certains de ses amis du Montana, grâce à des scripts pour Hollywood. (Voir Abott K., Down Stream from Trout Fishing in America, Santa Barbara, Capra Press, 1989 et Brautigan I., You Can’t Catch Death, New York, St Martin’s Press, 2000). Avec ses phrases lapidaires et ses décors factices, le texte se prête assurément aux adaptations cinématographiques, et intéressa Hollywood. Les scénaristes Michael Dare et Hal Ashby, qui, tous deux, travaillaient sur des adaptations, notamment celles de Another Road Attraction de Tom Robbins, The Kool-Aid Acid Test de Tom Wolfe et Henderson the Rain King de Saul Bellow, avaient acheté les droits pour un montant d’environ 30 000 dollars, mais demandèrent à Brautigan des révisions de son premier script, qu’il refusa. Dare écrivit lui-même des scènes supplémentaires. Jack Nicholson et Dustin Hoffman devaient jouer les cow-boys. Mais le film ne vit jamais le jour. Une adaptation très libre, en trois tomes et avec ajout de nombreuses séquences intermédiaires, est récemment publiée en bande dessinée humoristique : Big Foot, récit et dessins de Dumontheuil N., couleur de Merlet I., Paris, Futuropolis, 2007, 2008.
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