Quand la tradition se mêle à la fiction : l’érudition ludique de Graal Théâtre
p. 183-191
Texte intégral
1Au seuil du XXIe siècle, Graal Théâtre se présente comme une sorte de Lancelot-Graal contemporain. Les dix pièces dont se compose ce cycle théâtral de Florence Delay et Jacques Roubaud reprennent en effet assez précisément la matière qui était abordée dans le cycle romanesque du XIIIe siècle, avec le même dédoublement interne de l’intrigue entre l’axe « Lancelot » (c’est-à-dire l’histoire du monde arthurien, de la naissance de Merlin jusqu’à la mort d’Arthur) et l’axe « Graal » (qui commence au pied de la croix et s’achève dans la lumière du graal révélé). Mais comme le titre de Graal Théâtre l’indique, le mode de narration diffère de celui du Lancelot-Graal, puisque les auteurs ont choisi de porter toutes ces aventures à la scène.
2Retraçons rapidement les étapes de la genèse de ce cycle : une première série de quatre pièces a été publiée en 1977. Elle comprenait Gauvain et le chevalier vert, Lancelot du Lac, Perceval le Gallois, et L’Enlèvement de Guenièvre. Dès cette première publication, ces pièces étaient présentées comme les numéros 3 à 6 d’un cycle de dix pièces dont l’« arbre » complet nous était déjà indiqué. Quatre ans plus tard, en 1981, paraissaient les numéros 1 et 2 du cycle, à savoir Joseph d’Arimathie et Merlin l’Enchanteur. Entre ces deux dates, trois des pièces avaient été éditées dans des petits volumes du Nouveau Théâtre National de Marseille – théâtre où les pièces avaient été créées. Ces trois volumes marseillais ne comportaient en fait que des extraits des pièces, entourés de tout un appareil qui les mettait en perspective de façon intéressante ; ils étaient notamment suivis, à chaque fois, d’une des « graal fictions » de Jacques Roubaud, sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir. Et puis, après une longue interruption, un gros volume paraît en 2005 sous le titre Graal Théâtre, dans lequel se trouvent réunies les six pièces déjà publiées (légèrement retouchées pour l’occasion) et les quatre dernières pièces, respectivement Morgane contre Guenièvre, Fin des temps aventureux, Galaad ou la quête et La Tragédie du Roi Arthur.
3Ces pièces reposent, de manière générale, sur une excellente connaissance des sources médiévales. La trame est globalement fidèle à celle du Lancelot-Graal, mais de nombreux passages sont directement tirés de Chrétien de Troyes et de ses continuateurs, et on trouve aussi de nombreuses traces du Perlesvaus, et de textes du Moyen-Âge germanique, anglo-saxon et même espagnol.
4Cette bonne connaissance des sources n’engage pas pour autant une position de respect philologique strict. Les sources médiévales sont prises très au sérieux, mais ce respect est en permanence bousculé par un point de vue décalé qui porte les auteurs à multiplier les anachronismes ou les retours métaréflexifs du texte sur lui-même. En outre, ce décalage tient aussi, peut-être plus profondément, à une problématisation forte de l’acte de narration. Les personnages principaux du cycle ne sont pas Arthur ou Lancelot mais, à n’en pas douter, Merlin et Blaise. La figure de Blaise est si centrale qu’il était initialement prévu que la dixième et dernière pièce du cycle lui soit consacrée et qu’elle soit le couronnement de l’ensemble. Dans la présentation des personnages qui accompagne l’un des volumes publiés par le Nouveau Théâtre National de Marseille, on peut d’ailleurs lire à propos de Blaise : « Son identité réelle est un secret. La tragédie historique dont il est la figure centrale ne sera découverte que dans la branche dix qui porte son nom1 ». Ce projet a fait long feu et, comme je l’ai signalé, le cycle s’achève, plus classiquement, sur une sorte de Mort Artu où rien n’est révélé de particulièrement saillant à propos de ce mystérieux Blaise. Nous reviendrons plus loin sur la figure de Blaise, mais je me contente pour l’instant de noter le caractère très interventionniste de la double instance narrative incarnée par Blaise et Merlin, le premier transcrivant ce que lui raconte le second.
5On peut observer cet interventionnisme à l’œuvre, par exemple, dans la présentation qui est faite de Galaad. On comprend bien vite que Galaad paraît à Merlin souverainement ennuyeux et inintéressant. Il l’avoue d’ailleurs explicitement à un moment où Galaad vient de se montrer particulièrement dur avec un chevalier blessé qu’il refuse d’aider et dont il s’écarte en le traitant de « diversion du Diable » et de « pur divertissement qui ne mène à rien ». Cette réplique fait rire Merlin, et Blaise interrompt sa rédaction : « Ah ça te fait rire Merlin pas moi. Il s’agit d’une attaque directe contre nous. Ne compte pas sur moi pour relater cet échange indigne. Je suis sûr d’ailleurs que les paroles qu’on vient d’entendre sont apocryphes » – ce à quoi Merlin répond : « Et si tu disais simplement la vérité que les prouesses ou non prouesses du robot Galaad ne nous intéressent pas. C’est un prédestiné pour lui seule compte la foi. Il n’a que faire des œuvres bonnes ou mauvaises puisqu’il est justifié de toute éternité. Ah je me sens aussi malheureux que toi dans cette Quête où je suis l’oublié2. »
6Un tel extrait fournit un premier aperçu rapide du ton qui parcourt Graal Théâtre ; mais il est surtout intéressant dans la mesure où il révèle une sorte de démultiplication du point de vue. Bien sûr, Merlin, en tant que personnage, peut ne pas affectionner particulièrement Galaad le très chrétien, qui vient d’un monde bien différent du sien ; bien sûr, en tant que narrateur, il peut déplorer l’avènement dans son récit de celui dont la fonction première est de mettre un terme aux aventures, ces aventures dont le récit est si délicieux, mais que Galaad considère comme de purs « divertissements qui ne mènent à rien ». Mais ceux qui connaissent les différents textes médiévaux relatifs à ces matières auront tôt fait d’établir un lien entre les paroles de Merlin et une évolution qui relève de la tradition historique de la matière de Bretagne plus que de la trame interne du récit. Car dans le corpus médiéval, il n’existe pas de récit singulier dans lequel Galaad intervient pour régler un problème qui tient Perceval ou Gauvain en échec. L’échec de Perceval face au graal est raconté par Chrétien de Troyes ; celui de Gauvain apparaît dans la Première Continuation. Galaad, à ce moment de l’Histoire, n’existe pas encore ; il ne naît qu’un quart de siècle plus tard, dans le Lancelot-Graal. S’il est un « prédestiné », comme le dit Merlin, ce n’est pas seulement parce que, dans le récit, Dieu a voulu qu’il fût celui qui mettra fin aux mystères du graal, mais aussi et surtout parce qu’il a été créé, en tant que personnage littéraire, dans un environnement cistercien du début du XIIIe siècle, pour amener une solution viable aux impasses dans lesquelles les différents récits de la quête du graal se trouvaient enfermés. Si Galaad apparaît comme l’ennemi des enchantements de Bretagne, ce n’est donc pas tant dans le sein même du récit que dans l’histoire des variantes de ce récit à travers les quelques décennies qui vont de Chrétien de Troyes à la Queste del Saint Graal.
7Ce que Merlin nous dit indirectement, donc, c’est qu’il goûte assez peu la christianisation de plus en plus vigoureuse qui gagne la matière de Bretagne. Et cet avis, on ne s’étonnera pas qu’il le partage avec Florence Delay et Jacques Roubaud, dont nous pouvons observer qu’ils choisissent de baser leur récit bien plus volontiers sur les textes de Chrétien que sur ceux de la Vulgate, lorsque les deux possibilités se présentent à eux. Par ailleurs, dans un article publié en 2001, Roubaud évoque le blocage qui a occasionné l’arrêt de l’écriture de Graal Théâtre en 1981, après dix ans de travail :
L’arrêt du travail a des causes contingentes ; mais surtout une raison de fond. Nous avions une réticence à finir les temps aventureux et extraordinaires pour tomber dans la théologie cléricale de la Quête du Graal et la tragédie guerrière de la Mort du Roi Arthur3.
8Dans l’extrait que nous venons de lire, l’opposition entre le monde celtique auquel appartient Merlin et le monde chrétien dont le champion est Galaad est problématisée assez discrètement. D’autres passages utilisent cette même opposition d’une façon beaucoup plus structurante pour le récit – d’une façon qui, pour nous, rend bien plus visible la contamination de la tradition sur le récit. En particulier, ce combat entre celtisme et christianisme sous-tend toute la dramaturgie de la première pièce du cycle, Joseph d’Arimathie. Cette pièce commence par décrire les principaux épisodes qui précèdent le transfert du graal depuis la Palestine jusqu’au Pays de Galles. Au moment où Joseph et les siens sont sur le point de débarquer dans l’île, on entend les voix des dieux celtiques. On voit se mouvoir dans les airs le chaudron d’abondance de Dagda, la lance de Lug et les attributs symboliques de quelques autres dieux du panthéon celtique. Les dieux s’inquiètent de l’arrivée d’une « armée dévastatrice », mais Pwyll les rassure quant à la menace que semble représenter cet ennemi :
Je les ai vus moi. Ils n’ont même pas de vaisseaux. Ils naviguent sur une chemise. Ils sont cinquante-deux et ils n’ont qu’une petite lance pour eux tous qui saigne sans avoir transpercé un seul Fomori. Ils ont plutôt l’air triste. ils chantent une musique très répétitive et monotone. Ils se prosternent pour un oui ou pour un non devant un chaudron minuscule qui les nourrit médiocrement d’un petit porridge rond et pâle. mais il est vrai qu’ils occupent Cors Beneiz et mes elfes ne savent plus où se poser4.
9À cette annonce, la voix de Dagda s’élève : « enfin une nouvelle bataille » ! La bataille à proprement parler n’a pas lieu, mais on voit qu’une opposition entre deux sphères religieuses se cristallise autour des éléments clef que sont le graal et la lance. Ils sont ici dédoublés, puisque les objets sacrés transportés par Joseph trouvent leur écho direct dans le chaudron de Dagda et la lance de Lug.
10Nous avons ici une illustration assez claire de ce que j’évoquais par rapport à l’animosité de Merlin pour Galaad : nulle part dans les textes arthuriens nous n’assistons à un quelconque combat entre des dieux celtiques et une cohorte chrétienne. Une telle chose n’aurait rien à faire dans le récit des aventures menées dans le royaume de Logres au temps de la quête du graal. Le lieu où se dessine un tel combat, c’est évidemment la tradition littéraire de cette matière à travers les siècles. Si quelqu’un s’empare, à un moment donné, de la lance de Lug pour tenter de briser la lance de Longin, c’est peut-être William Nitze ou Roger Loomis, ou encore Jean Marx – c’est-à-dire les médiévistes qui, au milieu du XXe siècle, ont relancé les lectures celtisantes du Conte du Graal de Chrétien de Troyes et de la légende du graal, en jouant, précisément, la lance de Lug et le chaudron de Dagda contre les reliques sacrées qu’une tradition bien établie voulait voir dans ces objets.
11On trouve une autre illustration de cette même problématique dans une scène bien postérieure dans le cycle : celle où le graal apparaît à la cour d’Arthur, à la Pentecôte. Dans cette scène, la plupart des chevaliers présents voient le graal, mais ce qu’ils voient diffère considérablement de l’un à l’autre. C’est d’abord Blaise qui raconte la scène de la façon suivante : « Alors paraît le Saint-Graal voilé d’une pièce de soie blanche. Il entre par la grand porte et dès qu’il pénètre la salle s’emplit d’odeurs appétissantes5 » Puis Ké, le sénéchal, prend la parole pour s’étonner de ce que tout le monde ait été servi sans son aide : « Tout le monde l’a vu » dit-il, « c’était un grand chaudron ». Ce à quoi Gauvain réplique : « Pas du tout sénéchal d’ailleurs les nappes sont immaculées. Y a-t-il la moindre trace de cette nourriture dont tu parles la moindre miette la moindre tache de vin ? Non. Sous le voile blanc et transparent brillait une étoile à cinq branches un pentacle serti de pierres précieuses ».
12Girflet relève ensuite que « à Tolède en Hispanie un chevalier teuton qui se nommait Wolfram Wolfram von Eschen von Eschenbach eut une vision plus proche de celle dont parle messire Gauvain que du chaudron de Ké. Il la nommait lapis exilis la pierre d’exil ».
13Lancelot, quant à lui, a vu « une demoiselle […] vêtue de soie blanche qui portait le vase resplendissant ». Perceval, enfin, insiste sur le fait qu’il n’y avait personne qui portait le plat : « Le plat que j’ai vu est l’écuelle du dernier repas que fit monseigneur Jésus avec ses disciples quand il mangea avec eux l’agneau pascal », et c’est aussi, selon lui, l’écuelle que Joseph d’Arimathie remplit du sang divin. Quant à Arthur, il n’a rien vu. Il note que « d’habitude […] nous voyons tous la même chose. Si un chevalier arrive couché sur une litière personne ne le voit debout ».
14On retrouve ici l’opposition entre le chaudron et le calice de la Cène, accompagnés de quelques autres formes qui se rattachent toutes à une tradition particulière de la légende. Sans entrer dans une glose détaillée de cet extrait, on constate tout de suite que les divergences concernant la forme du graal ne se jouent pas dans les textes eux-mêmes, mais dans la réception que la critique fait des diverses variantes présentées par les textes. On observe donc, une fois encore, que des traits qui appartiennent à la tradition historique du texte plutôt qu’à sa matière propre se trouvent rapatriés dans le récit même, et comment ils y sont utilisés comme éléments narratifs.
15À propos de cette question des variantes, la position de Delay et Roubaud est assez intéressante. Il semble qu’ils aient pris le parti de considérer l’ensemble des versions dont ils disposent comme un tout potentiellement (ou fictivement) homogène, dans lequel les divergences se superposent plutôt qu’elles ne s’excluent l’une l’autre. À plusieurs reprises dans Graal Théâtre, une scène est répétée d’une pièce à l’autre ; parfois, elle est exactement reproduite, mais parfois, elle accuse quelques variations plus ou moins importantes. À un moment donné, Blaise fait remarquer à Merlin qu’il a déjà écrit « à peu près la même chose » ; Merlin lui répond : « Eh bien tu vas recommencer. avec les modifications cela fera une autre version. je prédis qu’elle sera encore plus vraie que la première6 ».
16Cette propension à ne pas trancher entre les versions apparaît comme une autre façon d’intégrer un travail d’érudition dans la trame même de la fiction. A priori, c’est le critique qui confronte les variantes, là où l’écrivain adaptateur opère des choix qui lui permettent de raconter une histoire unique. Mais dans Graal Théâtre, il n’en va pas ainsi, et cela se remarque dès la présentation des personnages. Ainsi, par exemple, Perceval est-il « fils de ?7 », tandis que Pellès est dit « descendant de Joseph (ou de Bron)8 ». À part ce « ou », qui laisse ouvert le jeu des variantes, la liste des personnages use aussi du « puis ». On lit par exemple « Myrrdinn puis Merlin », ou « Morrigan puis Morgane », et même « Ana puis Anna9 », comme si la christianisation progressive de la légende avait peu à peu transformé les personnages au point que leur identité même s’en trouve modifiée au sein de la pièce et qu’Anna y perde un des « n » de son nom.
17Pour poursuivre cette petite investigation dans le paratexte, il faut également signaler que le jeu entre érudition et fiction dont je m’attache à donner quelques exemples au fil du texte est une chose qui, dans le volume de 1977 surtout, saute aux yeux du lecteur avant même qu’il ne commence la lecture des pièces proprement dites. La première page qui suit le titre, en effet, présente un arbre situant les dix branches du cycle les unes par rapport aux autres, dans une présentation qui, pour un œil habitué aux éditions scientifiques de textes médiévaux, fait immédiatement penser aux stemmas qui tentent de rendre compte des relations généalogiques entre les divers manuscrits du texte édité. Et puis, immédiatement après, on trouve une liste des « textes ayant principalement contribué à l’établissement de la branche I10 » – procédé dont on conviendra qu’il est plus fréquemment pratiqué au seuil d’une édition critique que d’une pièce de théâtre imprimée. Cette liste de textes est en elle-même assez symptomatique de l’esprit mixte qui règne sur Graal Théâtre : elle contient une série sommaire mais sérieusement établie des sources médiévales et de quelques ouvrages critiques, selon un mode tout à fait académique, mais elle se termine par la mention d’« emprunts » faits à des auteurs comme Calderón de la Barca, Folgore da San Gimignano ou encore Clausewitz… Une brève réflexion sur le fait que la vie est un songe, quelques lignes imitées des Sonetti dei mesi, ou encore un rapide emprunt à un traité de stratégie militaire justifient ces très hétéroclites et très fluents patronages, qui n’auraient, cette fois-ci, plus rien à faire dans une bibliographie à caractère philologique.
18Tous ces éléments nous placent dans un registre où de visibles traces d’érudition se mêlent joyeusement à la fiction, tressant un récit complexe où se joue, manifestement, un double jeu : d’une part, raconter une fois encore, sur le mode dramatique et dans des termes d’aujourd’hui, une vieille et fascinante histoire ; et puis, d’autre part, raconter en même temps quelque chose qui tient de l’histoire de cette histoire au fil des siècles.
19Pour étayer encore cette idée d’une interpénétration étroite de la fiction et du travail d’érudition, je voudrais conclure en revenant sur ces pages de Roubaud déjà évoquées, qu’il a lui-même rassemblées sous l’étiquette de « graal fictions ». En marge de Graal Théâtre, Roubaud écrit en effet un certain nombre de textes, qu’il publie d’abord en revue, avant d’en réunir la plus grande partie dans un volume intitulé, précisément, Graal Fiction, paru en 1978. Ces « graal fictions » ont, pour la plupart d’entre elles, des apparences résolument scientifiques. Roubaud y développe un discours bien construit, élaboré selon une articulation logique, se référant toujours aux sources médiévales et prenant appui sur bon nombre de travaux critiques qu’il cite avec précision. Lus dans la Romania, plusieurs de ces textes sembleraient des hypothèses critiques, parfois hardies, mais en tous cas recevables comme telles. Seulement, Roubaud affuble ces textes du sous-titre générique de « fictions théoriques », indiquant sans doute le plaisir de la démarche théorique qui se vit et se lit comme une fiction, mais aussi (ce qui est plus subversif) le caractère foncièrement fictif d’élaborations théoriques de cette nature.
20Ainsi, par exemple, dans un article aux associations audacieuses, mais qui ne paraît pas plus farfelu, en somme, que bon nombre d’articles théoriques réputés sérieux, il s’attaque à l’identité de ce Blaise à propos de qui, nous l’avons vu, Graal Théâtre nous promettait des révélations inédites… Je conclurai sur ce point, qui permet d’entrer un peu plus profondément encore dans l’atelier où s’entremêlent théorie et fiction.
21J’ai évoqué la figure centrale et intrigante de Blaise telle qu’elle apparaît dans les pièces ; j’ai mentionné également quelques intrusions dans la matière du texte de la querelle des interprétations celtisantes et christianisantes. La première des « fictions théoriques » de Roubaud place cette querelle sur un terrain historique et dépeint une lutte entre deux visions du monde – une lutte dont le terrain principal est la poésie, par où le poison de l’amour courtois et des merveilles de Bretagne tente de s’instiller dans le monde chrétien. En vertu d’une série de recoupements onomastiques, Roubaud en parvient à la conclusion que le principal acteur de cet empoisonnement n’est autre que Blaise (alias « Breri », « Blihis », « Bleheris » ou encore « Bliobleheris ») : « Par la fiction il tent[e] (projet révolutionnaire) à la fois d’assurer la survie culturelle des nations, des peuples celtes, et en même temps de subvertir le système dominant des valeurs de leurs adversaires : l’idéologie universalisante de la chevalerie chrétienne11. » Et, un peu plus loin,
Les enchantements de Brocéliande, la clarté mystique du Graal vont faire alliance avec les doctrines de l’amour courtois pour miner les fondements moraux et religieux de la société ennemie […]. Aussi n’est-il pas étonnant que les efforts de deux générations au moins de romanciers français pour acclimater peu à peu les légendes arthuriennes aux régions moins brûlantes de l’orthodoxie catholique aient toujours laissé échapper une part essentielle de la substance du conte, que le « sen » chrétien ne soit jamais arrivé vraiment à éliminer le poison du merveilleux païen et breton12.
22Voilà vraisemblablement la substance de la révélation sur laquelle était supposé s’achever Graal Théâtre selon son plan initial : Blaise le fauteur de troubles sociaux, le comploteur révolutionnaire ! Les auteurs ont renoncé à cette révélation, mais il me semble qu’une telle idée reste en filigrane derrière plusieurs moments du cycle et qu’elle donne un relief tout particulier à ces points de frottement entre celtisme et christianisme dont j’ai signalé quelques occurrences, de la liste des personnages à la vision du graal en passant par la colère des dieux celtiques face à Joseph d’Arimathie. Selon cette perspective, il paraît même fondé de voir cet axe souterrain comme une des plus profondes motivations de la vaste réécriture à laquelle se sont livrés, pendant plus de trente ans, Florence Delay et Jacques Roubaud. Ce faisant, ils ont bel et bien créé un livre où, à la double trame empruntée telle quelle au Lancelot-Graal, s’en ajoute une troisième, en sous-main, qui est l’histoire d’un conflit entre deux visions du monde – d’un conflit dont le Lancelot-Graal reste pour nous le meilleur témoin et qui, à l’aube du XXIe siècle, semble avoir gardé une bonne part de son actualité.
Notes de bas de page
1 Delay F. et Roubaud J., Merlin l’enchanteur : Graal Théâtre, Marseille, J. Laffitte, 1979, p. 57.
2 Delay F. et Roubaud J., Graal Théâtre, Paris, Gallimard, 2005, p. 516.
3 . Roubaud J., « Graal 2001 », Roubaud J. et Echenoz J. (dir.), Pour fêter Florence Delay, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001, p. 87-88.
4 Delay F. et Roubaud J., Graal Théâtre. Joseph d’Arimathie, Merlin l’enchanteur, Paris, Gallimard, 1981, p. 42.
5 Delay F. et Roubaud J., Graal Théâtre, op. cit., p. 503. Tous les extraits de la « scène des graals » cités ici sont tirés des pages 503-504 de ce volume.
6 Delay F. et Roubaud J., Graal Théâtre. Joseph d’Arimathie, Merlin l’enchanteur, op. cit., p. 121.
7 Delay F. et Roubaud J., Graal Théâtre, op. cit., p. 7.
8 Idem.
9 Delay F. et Roubaud J., Graal Théâtre. Joseph d’Arimathie, Merlin l’enchanteur, op. cit., p. 16.
10 Delay F. et Roubaud J., Graal Théâtre. Gauvain et le chevalier vert, Lancelot du Lac, Perceval le Gallois, L’Enlèvement de Guenièvre, Paris, Gallimard, 1977, p. 13.
11 Roubaud J., Graal fiction, Paris, Gallimard, 1978, p. 181.
12 Ibid., p. 182.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comparer l’étranger
Enjeux du comparatisme en littérature
Émilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert (dir.)
2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007