Entre représentation et réalité : les anabaptistes-mennonites et l’agriculture dans le pays de Montbéliard au xixe siècle
p. 213-224
Texte intégral
1Qui sont les anabaptistes-mennonites ? Apparu à Zurich autour de Conrad Grebel, un proche d’Ulrich Zwingli, le mouvement anabaptiste cherche à approfondir la pensée réformée en prônant notamment le baptême des adultes sur profession de foi, d’où le nom « anabaptiste » ou « rebaptiseur » donné aux membres de ce courant religieux1. Malgré une branche violente qui trouve son paroxysme à Münster (Westphalie) en 1534-1536, l’anabaptisme se veut résolument pacifique. Menno Simons, qui donna son prénom aux partisans du mouvement, est l’initiateur d’une réorganisation des groupes anabaptistes en Hollande, en Allemagne et en Suisse. Dans ce pays, le mouvement s’est déplacé de Zurich au canton de Berne où les anabaptistes trouvent un terrain plus favorable à leur installation. Les persécutions ne faisant que s’intensifier, les « frères suisses » quittent alors la Suisse dans le dernier quart du xviie siècle pour rejoindre leurs coreligionnaires au Palatinat et en Alsace.
2Depuis 1660, les anabaptistes-mennonites installés sur le territoire français actuel ont adopté la Confession de foi de Dordrecht, texte rédigé en 1632 par l’Église mennonite flamande. Ce document rappelle les fondements du mennonitisme2 : baptême sur profession de foi à l’âge adulte, mariage entre coreligionnaires uniquement, soumission aux autorités mais refus du port des armes et du serment, principe de non-mondanité (« vivre dans le monde sans être du monde ») et observance d’une stricte discipline sous peine de Meidung (« évitement », proche de l’excommunication). En outre, la Confession de Dordrecht a été précisée au fil des années par des textes complémentaires nommés Ordnungsbrief, tel celui d’Essingen en 1779 : ce document rappelle en particulier le caractère communautaire de la foi3. Les particularités des croyances mennonites ont eu des conséquences importantes sur le mode de vie des Täufer 4 et par exemple, le principe de non-mondanité semble avoir incité les « frères suisses » à s’installer dans des fermes isolées. Au total, les « frères suisses » apparaissent comme les membres d’une petite communauté proche du protestantisme où l’ascèse quotidienne est particulièrement exigeante, à l’image des Amish des États-Unis5.
3Sur le territoire français actuel, c’est en Alsace que se sont installés les premiers mennonites en provenance du canton de Berne. À l’origine, le mennonitisme français est une religion « ethnique » qui ne concerne en effet que des Suisses bernois. Les lieux d’implantation alsaciens des Täufer correspondent aux terres des seigneurs réformés et piétistes tels que les Ribeaupierre ou les Wurtemberg qui, à défaut de leur être complètement favorables les acceptent étant donné un contexte économique déplorable : ainsi, quelques communes comme Sainte-Marie-aux-Mines connaissent rapidement l’installation d’anabaptistes bernois qui sont sollicités par l’administration locale pour repeupler et relancer l’économie d’une région profondément ébranlée par la guerre de Trente Ans. Au début du xviiie siècle, la situation favorable dont jouissent les mennonites en Alsace est mise à mal par l’édit d’expulsion de 1712 que promulgue Louis XIV. Quelques « frères suisses » quittent alors la région pour la principauté de Montbéliard – terre appartenant aux Wurtemberg – alors que plusieurs familles parviennent à rester en Alsace grâce à l’appui de l’administration locale.
4Avant la Révolution, la principauté de Montbéliard s’étend sur le comté éponyme et sur les seigneuries voisines de Blamont, Clémont, Châtelot, Etobon et Héricourt. C’est en 1708 que des mennonites d’Alsace entrent en contact avec le prince Léopold-Eberhard de Wurtemberg pour prévoir l’arrivée de coreligionnaires suisses sur les biens princiers6. Une première tentative d’installation a lieu à Clémont et à Liebvillers en 1709 mais la réaction des autorités françaises est vive et au bout de deux ans, les Täufer sont contraints à un repli sur Montbéliard, en Alsace ou en Suisse. Après 1712, deux courants d’émigration alimentent le pays de Montbéliard, l’un venant d’Alsace, l’autre directement de Suisse. Les conditions d’accueil des anabaptistes sont particulières puisque ces derniers ne sont que tolérés par le prince et n’ont pas le droit d’acquérir de biens immobiliers personnels7. Pour autant, ce sont près de 240 mennonites qui sont recensés, tant en 1723 qu’en 17938. Malgré son rattachement à la France en 1793, la principauté de Montbéliard reste l’un des hauts lieux de présence anabaptiste au xixe siècle. L’époque semble être à la tolérance et à la liberté, les Täufer pensent donc être en mesure de pratiquer leur confession sereinement.
5Malgré leurs particularités religieuses, les mennonites ont donc reçu un accueil relativement favorable dans les terres protestantes du territoire français, au moins de la part des seigneurs et des bourgeois. Il faut dire que ceux-ci ont un réel intérêt à voir des anabaptistes s’installer sur leurs fermes puisque les « frères suisses » jouissent d’une excellente réputation au niveau de leurs compétences agricoles. En effet, les anabaptistes se sont distingués très rapidement dans le domaine agricole en s’installant dans des zones peu propices à l’agriculture et en réussissant à y améliorer culture et élevage9. Leur savoir-faire en agriculture a intéressé très tôt les physiocrates qui relayent l’idée selon laquelle les Täufer sont les fermiers idéaux. Le but de cette communication est alors de saisir précisément en quoi les mennonites ont contribué au développement de l’agriculture, entre la représentation utilitariste qu’en ont les agronomes et la réalité historique. À partir de nos observations, il est également question de revenir sur les idées de Max Weber et le lien entre religion et réussite professionnelle10.
6Dans le cadre de cette étude, les outils et méthodes de l’histoire sociale fine ont été mobilisés. Un travail de recensement des familles mennonites du pays de Montbéliard est en cours, le petit nombre de coreligionnaires autorisant un suivi longitudinal des anabaptistes. Religion « ethnique » jusqu’au milieu du xxe siècle, le mennonitisme concerne quelques familles dont les patronymes d’origine bernoise sont récurrents. Le dénombrement des Täufer n’en est que plus aisé : les membres des familles Amstütz, Graber, Klopfenstein, Kunrad, Lügbull, Rich, Widmer et quelques autres 11 sont donc systématiquement relevés dans l’état civil des communes de quatre cantons du département du Doubs et un canton de Haute-Saône qui forment l’ancienne principauté de Montbéliard12. Un recoupement avec les quelques recensements de population du xixe siècle disponibles 13 permet la constitution d’une base de données généalogiques. En outre, le dépouillement du cadastre et de l’enregistrement des actes 14 autorise le suivi des exploitations tenues par des mennonites. En définitive, l’approche micro-historique autorise une mesure précise du rôle des anabaptistes dans l’histoire agricole du pays de Montbéliard.
La représentation d’un savoir-faire
7S’il paraît effectivement difficile de dater avec précision le moment à partir duquel les anabaptistes ont été considérés comme des agriculteurs performants, les sources nous montrent que les « frères suisses » jouissent déjà d’une reconnaissance certaine au moment de leur expulsion d’Alsace en 1712. Ainsi, un mémoire rédigé par le Conseil de régence du duché de Deux-Ponts en 1716 prouve que les mennonites se distinguent par leur savoir-faire agricole : « Depuis plus d’un siècle […] il y a eu des anabatistes […] qui s’apliquent avec des soins extraordinaires à l’agriculture dont ils ont une connaissance admirable15. » Les rédacteurs font part également du « talent extraordinaire qu’ils ont pour l’art de nourir les bestiau » et ils résument l’action des Täufer en affirmant que
« […] le val [de Sainte-Marie] auroit esté un véritable désert sans les anabatistes qui seuls entreprirent de mettre en culture les terres stériles et arides et les convertirent en terres labourables et les plus beaux paturages de la province ».
8Le témoignage de l’administration est équivoque et l’on comprend mieux pourquoi le prince de Montbéliard a été séduit à l’idée de recevoir des fermiers mennonites sur ses terres. Nul doute que l’installation des anabaptistes sur des terres a priori peu accueillantes a contribué à stimuler les efforts agricoles des « frères suisses » et à les inciter à développer des méthodes originales de culture et d’élevage.
9Dans le département du Doubs, l’administration révolutionnaire se montre également favorable envers les mennonites. Ainsi, dans une lettre du citoyen David au citoyen Quirot en l’an IV de la République, il est question des Täufer :
« Mais par où les anabaptistes ont-ils commencé ? C’est premièrement par changer l’espèce de bestiaux en faisant passer des montagnes du canton de Berne des vaches et des taureaux. Et les paysans, leurs voisins, profitant de ces taureaux pour faire saillir leurs vaches, on a vu changer les bêtes à cornes au point que dans les paîs susdits, le bétail rouge est d’un tiers ou d’un quart plus gros qu’avant l’arrivée des anabaptistes16. »
10Ici, le rôle des « frères suisses » dans l’amélioration des races bovines est pleinement perceptible. Les anabaptistes font donc figure de modèles pour leurs voisins d’autres confessions et ils semblent ainsi contribuer à la « pédagogie de l’exemple » évoquée par Jean-Luc Mayaud17. Pionniers dans le domaine de la sélection animale, les mennonites cumulent un certain nombre de compétences agricoles qui ne laissent pas insensibles les physiocrates et agronomes des xviiie et xixe siècles.
11Publications littéraires ou savantes se font en effet l’écho de ce savoir-faire anabaptiste. Le marquis Masson de Pezay, poète et voyageur, écrit à propos des mennonites que « ce n’est qu’à une culture plus soignée et mieux entendue que j’ai distingué en Alsace les vallées habitées par les anabaptistes18 ». Les « frères suisses » sont ici perçus comme l’idéal rousseauiste de « l’homme naturel », proches de la nature et purs de toute perversité. Leurs qualités de travailleurs deviennent des vertus naturelles. En 1859, un membre de la Société d’émulation de Montbéliard écrit encore que les Täufer « exercèrent la plus favorable influence sur les habitants de nos campagnes, qui s’approprient peu à peu leurs procédés et leurs méthodes, améliorent la culture de leurs terres et les races de leurs bestiaux19 ».
12Le soutien dont bénéficient les « frères suisses » leur permet d’entreprendre leur propre promotion par le biais de la publication d’almanachs. Jacques Klopfenstein (1763-1843), installé à Belfort, est ainsi l’auteur de L’Anabaptiste ou le cultivateur par expérience qui paraît à partir de 181220. Deux ans auparavant, Klopfenstein avait obtenu la médaille d’or de la Société d’agriculture de Paris 21 et nul doute que ce succès a incité le mennonite àpublier ses méthodes de culture. À compter de 1818, un almanach concurrent – Le nouvel anabaptiste ou l’agriculteur pratique – paraît à Montbéliard, publié par l’imprimerie Deckherr. Mais ici, aucune preuve de la participation d’un mennonite dans la rédaction de l’almanach n’a été trouvée. Le terme « anabaptiste » devient donc synonyme de « réussite agricole » et il est utilisé à des fins publicitaires par les Deckherr. Et de l’argument publicitaire au cliché, la limite est floue. Les talents des Täufer, sans que cela ne leur soit préjudiciable, alimentent donc l’imaginaire des agronomes et contribuent au maintien d’une certaine mythologie à leurs propos. Ces représentations méritent d’être confrontées aux sources de l’histoire sociale fine.
Des agriculteurs modèles ? Quelques preuves de réussite mennonite
13La reconnaissance agricole et sociale dont bénéficient les anabaptistes n’est donc pas étrangère aux représentations que les notables agronomes ont des membres de cette petite secte protestante22. Toutefois, cette conception du savoir-faire mennonite se fonde tout de même sur des faits réels. Tout d’abord, les Täufer se montrent particulièrement compétents dans la gestion des grands domaines ruraux et même si des représentants d’autres confessions se distinguent également comme grands fermiers, ce sont souvent des « frères suisses » que l’on retrouve à la tête des plus grandes exploitations agricoles du pays de Montbéliard. Un rapport sur le comice agricole de Montbéliard publié dans les Annuaires départementaux du Doubs le montre clairement23 : parmi « les fermes où la culture est avancée », sont recensées par exemple la ferme de Brisepoutot à Blamont où les 168 hectares sont exploités par le mennonite Jean Richardt, ou encore la ferme du Montchevis à Montbéliard où Jean Lügbüll exploite depuis plus de cinquante ans une centaine d’hectares. Dans une région de « démocratie rurale » caractérisée par le triomphe de la petite exploitation24, la culture de telles superficies prouve un réel savoir-faire. En outre, les Täufer ont eu l’occasion d’acquérir plusieurs de ces grands domaines et ils s’illustrent toujours comme d’excellents exploitants, même en faire valoir direct25. Ainsi, Jean Graber aux Gouttes (Montbéliard) exploite plus de 65 hectares, Pierre Graber à la Chefferie de Marchelavillers (Abbévillers) possède quant à lui 95 hectares, superficie que dépasse également Daniel Graber à Clémont (Montécheroux) puisqu’il cultive 98 hectares26. L’idéal physiocratique du grand fermier réinvestissant ses bénéfices dans la ferme ou le cheptel et non pas dans l’acquisition de terres ne se trouve donc pas plus chez les anabaptistes que chez les exploitants d’autres confessions27.
14Les « frères suisses » se font remarquer ensuite par leur rôle pionnier en matière d’élevage. Et là, force est de constater qu’ils ont vraiment été précurseurs de la spécialisation pastorale dans le pays de Montbéliard. Les agronomes sont unanimes à ce sujet, comme il a été vu précédemment, et pourtant c’est encore un idéal des physiocrates qui est mis à mal, eux qui prônent une place prépondérante de la culture céréalière dans les exploitations rurales. Les matrices cadastrales, malgré les précautions d’usage liées à l’utilisation d’une source fiscale28, sont révélatrices de cette spécialisation : à Brisepoutot (Blamont), ce sont plus de 87 % de la superficie de la ferme qui sont en nature de prés ou de pâturages et Jean Richardt élève 32 vaches en 1851, l’un des cheptels privés parmi les plus importants de la région. À Etupes, la ferme Beurnier exploitée par Jacob Kraibüll comprend 56 % de prés et compte deux taureaux, quinze vaches et dix jeunes bovins. Au contraire, le Gratteris (Ecurcey), domaine de 44 hectares anciennement tenu par des anabaptistes et exploité par le luthérien Georges Macler en 1851, ne compte que 3 % de terres en nature de prés29.
15L’orientation pastorale des exploitations mennonites va de pair avec une amélioration des races bovines locales. En Franche-Comté, deux espèces bovines se partagent le terroir, la taurache et la fémeline, la première de constitution robuste vivant dans les zones de piémont ou de montagne alors que la seconde, bonne laitière mais fragile, est présente dans le bas pays30. Les Täufer quant à eux font venir progressivement de Suisse des bêtes de type schwitz ou simmenthal et les croisent avec les bovins locaux. À l’issue de ce travail de sélection, des animaux particulièrement robustes et au fort rendement en lait sont élevés. La reconnaissance de ce savoir-faire pastoral se concrétise dans les comices agricoles, par exemple au concours d’élevage de Montbéliard dans les années 1820 où, lors des six années où les comptes rendus des épreuves sont conservés31, pas moins de 67 récompenses sont obtenues par des mennonites. Dans la seconde moitié du xixe siècle, les anabaptistes cherchent une reconnaissance encore plus large de leurs compétences d’éleveurs et participent aux concours régionaux de Langres, Auxerre, Nancy ou Lyon, ainsi qu’au Concours général agricole de Paris32. Enfin, c’est le mennonite Joseph Graber (1840-1923) à Couthenans qui est à l’origine de la dénomination « montbéliarde » pour qualifier les bovins qu’il présente au concours de Langres en 1872. L’espèce bovine ainsi appelée est officiellement reconnue en 1889 et consacre le savoir-faire des anabaptistes en ce domaine, même si l’élaboration de la race ne leur est pas propre33. Couronnement d’une vie, Joseph Graber est fait chevalier du Mérite agricole en récompense de ses efforts pour l’amélioration des bestiaux.
L’anabaptisme, un facteur de réussite professionnelle ?
16Nombreux sont les auteurs à penser, à la suite de Max Weber34, qu’il existe des liens privilégiés entre les confessions réformées et une certaine réussite socioprofessionnelle. Les cas de succès évoqués précédemment laissent en effet supposer que les mennonites trouvent dans leur conception religieuse de la vie un leitmotiv à la réussite professionnelle. Toutefois, nous avons également vu plus haut que les origines des compétences anabaptistes dans le domaine agricole relevaient d’un certain contexte économique et social qui a stimulé les efforts des Täufer pour améliorer l’agriculture locale. En outre, les cas de succès sont souvent recensés dans les mêmes familles, parmi celles que Jean Seguy identifie comme « aristocratie de l’émigration35 » et qui contribuent à l’émergence d’une notabilité au sein de la communauté. Le suivi longitudinal précis de l’ensemble des familles mennonites du pays de Montbéliard offre un panorama complet des différents destins des « frères suisses » et permet ainsi de ne pas privilégier seulement l’histoire des grands lignages au détriment de ceux, moins connus, qui ne parviennent pas à se distinguer particulièrement.
17Au sein même des groupes familiaux les plus aisés de la communauté anabaptiste, la volonté de s’adapter au monde contemporain se fait de plus en plus pressante depuis la Révolution française, d’autant que le principe de non-mondanité est difficilement compatible avec les exigences d’une activité professionnelle qui nécessite de nombreux contacts avec des voisins d’autres confessions. Ainsi, Jean Rich à Belchamp (Voujeaucourt), ancien de l’Assemblée36, prête de l’argent à des luthériens et participe à des mutations immobilières avec des habitants des villages limitrophes37. Cette intégration dans la société locale n’est parfois pas forcément désirée mais devient inévitable : ainsi, l’aisance financière de certains « frères suisses » les a contraints à participer aux collèges électoraux alors que leur confession prône le retrait des charges publiques38. Pierre Graber à Abbévillers, avec un cens de 359,53 francs, est alors plus imposé que des membres des familles Peugeot ou Japy, grands lignages industriels du pays de Montbéliard. Autre exemple, le rédacteur des almanachs Jacques Klopfenstein, est membre du conseil municipal de la ville de Belfort39.
18Parmi les familles anabaptistes les moins aisées, l’intégration à la société environnante se fait également de façon assez précoce. Les fermiers de domaines agricoles modestes tels que Christ Bigler à la Lave (Dannemarie) ont du mal à assurer l’avenir de leurs enfants qui sont alors sujets à la conversion au luthéranisme, ce qui est le cas des six enfants de Bigler qui avait vu précédemment tous ses frères et sœurs se convertir également, lui seul se mariant avec une mennonite40. Parmi les domestiques de ferme anabaptistes, les cas de conversion sont relativement fréquents, preuve là encore d’une intégration de plus en plus manifeste des « frères suisses » à la société montbéliardaise. Jean Rich (1775-1837), fils de l’Ancien Jean Rich évoqué plus haut, compte ainsi trois compagnes luthériennes. Alors que le niveau social de son père aurait dû lui assurer une place prépondérante dans l’Assemblée de Montbéliard, sa conversion le met au ban de la communauté et il survit en tant que journalier dans différentes communes du pays. Preuve d’une certaine solidarité envers lui, et ce malgré la Meidung qui le frappe, il est accepté comme domestique dans le domaine de Clémont (Montécheroux). Finalement, il ne réintègre pas la foi mennonite et ses enfants choisissent des conjoints luthériens41.
19La conversion n’est donc pas le propre des groupes familiaux les moins aisés comme le cas de Jean Rich le suggère. La famille Amstütz dont certains membres ont exploité de grands domaines tels que la Grange-la-Dame (Montbéliard) ou Marchelavillers (Abbévillers) se distingue ainsi par une conversion précoce et qui concerne la quasi totalité de la parenté, même si le choix de la conversion est parfois sujet à de longues hésitations : ainsi, Jean Amstütz et son épouse Barbe Wenger mettent près de trois ans pour faire baptiser leur fille Catherine née en 179542. Plus tardivement, Pierre Graber à Clémont (Montécheroux), l’un des propriétaires anabaptistes les plus aisés, épouse la luthérienne Émilie Roulot en 185343, ouvrant ainsi la voie à de nouvelles stratégies matrimoniales pour ses enfants qui se concrétisent notamment dans les unions entre Sarah Graber et le négociant Achille Golaz ou celle entre Samuel Graber et Olga Méquillet, la fille d’un boucher de Montécheroux.
20Au total, la réussite professionnelle des anabaptistes ne concerne pas l’ensemble de la communauté mais plutôt les individus faisant partie d’une certaine « aristocratie de l’émigration », aux moyens financiers déjà importants au moment de leur arrivée dans le pays de Montbéliard. À leurs côtés, les petits fermiers ou les serviteurs agricoles restent en marge, preuve que la confession n’implique pas nécessairement des succès professionnels. Au contraire, certains convertis se distinguent également par une réussite sociale, par exemple Frédéric Amstütz (1821-1884), arrière petit-fils d’un anabaptiste qui est à l’origine d’une société employant une trentaine d’ouvriers à Meslières. À son décès, il laisse une succession comprenant 44 088 francs de valeurs mobilières et un capital immobilier de 30 755 francs, preuve d’une aisance financière évidente44. Les liens entre religion et profession ne sont donc pas si manifestes que cela et l’analyse fine permet en tout cas d’affirmer que le mennonitisme n’est pas synonyme de « progressisme ».
21L’étude précise de la communauté anabaptiste-mennonite du pays de Montbéliard apporte donc plusieurs éléments de compréhension sur le développement de l’agriculture locale. Si le rôle des « frères suisses » au niveau de certaines améliorations agricoles n’est pas à remettre en cause, il doit être nuancé et confronté aux sources de l’histoire sociale fine. Le regard précis proposé ici invite ainsi à une réflexion sur la réinterprétation des capacités agricoles des Täufer par les agronomes, les membres de la petite secte protestante représentant davantage un idéal pour les physiocrates et leurs héritiers qu’une réalité historique. Et quand bien même les compétences agricoles des mennonites sont fondées, par exemple leur spécialisation pastorale précoce et leurs efforts pour l’élaboration d’une race bovine robuste et bonne laitière, ils n’ont pas le monopole de l’innovation, un groupe d’éleveurs du haut Doubs catholique contribuant également à la sélection des bovins par le biais d’échanges avec la Suisse voisine45.
22Le pays de Montbéliard, qui a l’avantage de regrouper au xixe siècle des représentants de plusieurs confessions, apporte en outre une grille de lecture intéressante pour mesurer l’importance des facteurs religieux dans la réussite professionnelle. Par le prisme des comices agricoles, il apparaît que les anabaptistes, les luthériens et les catholiques s’investissent pleinement en faveur des améliorations de l’agriculture46. En ce qui concerne les mennonites, leur intégration à la société environnante se poursuit et il n’est pas rare de trouver un Täufer parmi les administrateurs d’une association agricole – tel Jean Lügbüll, conseiller du comice de Montbéliard – ou au sein d’un conseil municipal. Les « frères suisses » semblent avoir saisi que leur maintien en France passe par une conformation à la société locale, ce qui ne va pas nécessairement de pair avec l’abandon de leur foi, la vigueur de l’Église mennonite actuelle le montrant bien. Pour ceux qui n’acceptent pas ce compromis, il ne reste que les chemins de l’émigration, en particulier vers les États-Unis. De nombreux Täufer font ce choix, contribuant ainsi à diminuer le caractère « ethnique » du mennonitisme.
Notes de bas de page
1 Sur l’histoire du mouvement anabaptiste-mennonite, se reporter à l’ouvrage majeur de Jean Seguy, Les assemblées anabaptistes-mennonites de France, Paris – La Haye, École des Hautes Études en Sciences Sociales – Mouton & Co, 1977, 904 p.
2 Voir le détail du texte dans Charles Mathiot et Roger Boigeol, Recherches historiques sur les anabaptistes de l’ancienne principauté de Montbéliard, d’Alsace et du Territoire-de-Belfort, Flavion, Le Phare, 1969, 479 p.
3 « Aucun frère ne doit entreprendre d’achat […] sans en avoir avisé les frères et reçu leur conseil et consentement » ; « Les valets et les servantes qui sont frères et sœurs dans l’Assemblée doivent recevoir la préférence sur tous les autres. Et il ne faut pas qu’ils se louent à des maîtres d’une autre foi ». Cité et traduit par Jean Séguy, Les assemblées… op. cit., p. 320.
4 Täufer peut être traduit de l’allemand par le terme « rebaptiseur ». Ici, les qualificatifs « anabaptistes », « mennonites », « frères suisses » ou Täufer sont utilisés indifféremment et sans aucune intention péjorative.
5 Les anabaptistes installés en France ont d’ailleurs suivi le schisme de Jacob Amman en 1693-1697 même si le mennonitisme actuel s’est davantage ouvert aux influences du monde contemporain que chez les Amish nord-américains.
6 L’épisode est relaté dans Robert Baecher, « Le prince de Montbéliard accueille les anabaptistes », dans Souvenance anabaptiste. Bulletin annuel de l’Association française d’histoire anabaptiste-mennonite, n° 18, 1999, p. 58-90. Selon l’auteur, la pression foncière étant déjà importante en Alsace, les mennonites ont cherché d’autres terres d’accueil.
7 Jean-Marc Debard, Les anabaptistes-mennonites du pays de Montbéliard tolérés au xviiie siècle, communication non publiée prononcée à l’occasion de la publication de l’ouvrage : Association française d’histoire anabaptiste-mennonite, En Dieu mon appuy ou l’histoire des confessions chrétiennes au Pays de Montbéliard (1524-1949), Couthenans, chez Thierry Hückel, 1999, 143 p.
8 J. Séguy, Les assemblées… op. cit., p. 179-181.
9 Il semble très difficile de saisir précisément à partir de quel moment les anabaptistes ont été considérés comme de brillants agriculteurs. Une chose est sûre, ils bénéficient de cette reconnaissance en arrivant à Montbéliard. Peut-être que leur isolement et des méthodes originales sur des sols peu fertiles ont contribué à l’élaboration d’un réel savoir-faire et ce, dès leur installation dans les campagnes bernoises au xvie siècle.
10 Max Weber, Die protestantische Ethik und der « Geist » des Kapitalismus, Tübingen, Mohr, 1920 (1re édition), reprenant deux articles parus dans Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, t. XX-XXI, 19041905. Première traduction française : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964.
11 Liste complète et quasi exhaustive des patronymes mennonites dans Ch. Mathiot et R. Boigeol, Recherches historiques… op. cit., p. 280-297.
12 À savoir les cantons de Blamont (puis Hérimoncourt), Montbéliard (à partir duquel est formé un nouveau canton vers 1864 autour de la ville d’Audincourt), Pont-de-Roide et Saint-Hippolyte pour le Doubs et le canton d’Héricourt pour le département de la Haute-Saône. Pour être exhaustif, il faut également ajouter une infime partie des cantons de L’Isle-sur-le-Doubs (Doubs) et Champagney (Haute-Saône).
13 Les recensements de population du xixe siècle ne sont pas systématiquement conservés pour le département du Doubs. L’absence de cette source classique de l’histoire sociale s’avère extrêmement préjudiciable dans une démarche prosopographique.
14 L’enregistrement des actes est une source privilégiée pour la connaissance des fermes anabaptistes d’autant que les archives notariales sont très lacunaires. Sont ainsi retrouvés plusieurs baux ruraux et plusieurs mutations immobilières concernant des « frères suisses ».
15 Arch. dép. du Haut-Rhin, E 2808, cité par J. Séguy, Les assemblées… op. cit., p. 158. L’auteur reproduit le texte intégral en annexe.
16 Archives privées Thierry Hückel, rapport du citoyen David au citoyen Quirot (copie), Besançon, 8 prairial an IV (16 mai 1796). Monsieur Hückel à Couthenans (Haute-Saône) dispose d’un fonds privé d’une extrême richesse sur la famille Graber dont il est l’un des descendants et sur plusieurs familles mennonites liées aux Graber. Une ébauche de classement a été entreprise par nos soins.
17 Jean-Luc Mayaud, 150 ans d’excellence agricole en France : histoire du Concours général agricole, Paris, Belfond, 1991, 195 p.
18 Alexandre-Frédéric Masson de Pezay, Les soirées helvétiennes, alsaciennes et fran-comtoises (sic), Amsterdam Paris, Delalain, 1771, p. 41, cité par J. Séguy, Les assemblées… op. cit., p. 490.
19 Louis Kuhn, « Constatation des progrès obtenus en agriculture depuis 40 ans dans le pays de Montbéliard », Compte rendu de la situation et des travaux de la Société d’émulation de Montbéliard, lu à la séance du 5 mai 1859, Montbéliard, Imprimerie Henri Barbier, 1859, p. 173-186.
20 Marcel Vogne, La presse périodique en Franche-Comté des origines à 1970, Besançon, Imprimerie Néo-Typo, 1977-1981, t. 7, p. 211-214.
21 Ch. Mathiot et R. Boigeol, Recherches historiques… op. cit., p. 168-173.
22 Nous utilisons ici le terme « secte » dans son sens premier : « groupe organisé de personnes qui ont la même doctrine au sein d’une religion ».
23 Paul Laurens, Annuaire départemental du Doubs pour 1851 (39e année), Besançon, Imprimerie Outhenin-Chalandre fils, 1851, p. 222-232.
24 Jean-Luc Mayaud, La petite exploitation rurale triomphante, France xixe siècle, Paris, Belin, 1999, 278 p. ; Pierre Barral, Les agrariens français de Méline à Pisani, Paris, Armand Colin, 1968, 386 p.
25 J. Séguy, Les assemblées… op. cit., p. 491-493, estime que le plus grand nombre des mennonites sont restés fermiers, affirmation qui nous semble excessive même si le décompte exact des acquisitions de fermes par les mennonites reste à faire.
26 Arch. dép. du Doubs, 3P 4/2, matrice cadastrale du xixe siècle de la commune d’Abbévillers ; 3P 389/5 à 3P 389/9, matrices cadastrales du xixe siècle de la commune de Montbéliard ; 3P 394/2, matrice cadastrale du xixe siècle de la commune de Montécheroux.
27 Pour preuve, Jean Lügbüll au Montchevis (Montbéliard), fidèle fermier du lieu, participe à l’achat d’une partie de la Chefferie de Marchelavillers (Abbévillers) avec son coreligionnaire Martin Kunrad dès 1803. Voir Arch. dép. du Doubs, 3E 40/126, minutes de Charles-Louis Berger, notaire à Montbéliard, acte d’acquisition en date du 5 floréal an XI (13 avril 1803).
28 Jean-Claude Farcy, « Le cadastre et la propriété foncière au xixe siècle », Alain Faure, Alain Plessis et Jean-Claude Farcy (dir.), La terre et la cité. Mélanges offerts à Philippe Vigier, Paris, Créaphis, 1994, p. 33-52.
29 Toutes les données précédentes sont tirées des Arch. dép. du Doubs, 3P 64/2-3, matrices cadastrales du xixe siècle de la commune de Blamont ; 3P 230/2-3, matrices cadastrales du xixe siècle de la commune d’Etupes ; 3P 218/2, matrice cadastrale du xixe siècle de la commune d’Ecurcey ; et de P. Laurens, Annuaire départemental… op. cit., p. 222-232.
30 Jean Boichard, L’élevage bovin, ses structures et ses produits en Franche-Comté, Paris, Les Belles Lettres, 1977, 536 p.
31 Archives municipales de Montbéliard, 3F 7, concours agricoles de Montbéliard (1822-1828).
32 De nombreuses récompenses ont ainsi été trouvées dans le fonds d’archives privées de monsieur Thierry Hückel à Couthenans : pas moins de 200 médailles obtenues lors de concours dans des villes éloignées de Montbéliard (la plus lointaine étant Le Havre) par des membres des familles Graber, Lügbüll ou Klopfenstein ont été recensées.
33 Dominique Jacques, Voyage au pays des montbéliardes. « Au champ les vaches », Lyon, Textel, 1989, 181 p. ; Mathieu Kalyntschuk, Le développement agricole et ses acteurs. L’exemple du département du Doubs (xixe-milieu du xxe siècle), thèse pour le doctorat en histoire sous la direction de Jean-Luc Mayaud, Université Lumière – Lyon II, en cours.
34 M. Weber, Die protestantische Ethik… op. cit.
35 J. Séguy, Les assemblées… op. cit., p. 274.
36 « Ancien » est l’une des charges les plus importantes parmi les « serviteurs » de l’Église mennonite où il n’y a pas de véritable hiérarchie. Jean Rich (1730-1799) est également le premier rédacteur du registre des baptêmes, mariages et sépultures de l’Assemblée de Montbéliard.
37 Arch. dép. du Doubs, QBN 1476, enregistrement des actes civils publics et sous seings privés du bureau de Blamont (1789-1792). La série Q des archives départementales offre un grand intérêt en autorisant un suivi extrêmement précis du quotidien des Montbéliardais, qu’ils soient anabaptistes ou non.
38 Paul Laurens, Annuaire départemental du Doubs pour 1846 (34e année), Besançon, Imprimerie et lithographie de Sainte-Agathe, 1846, p. 299-338 pour la composition des collèges électoraux.
39 Ch. Mathiot et R. Boigeol, Recherches historiques… op. cit., p. 172.
40 Archives municipales de Blamont, registre de l’état civil (mariages), acte en date du 12 mai 1812.
41 Le suivi de la famille a été possible par le dépouillement exhaustif des registres de l’état civil des communes du pays de Montbéliard. Jean Rich a vécu dans les villages de Voujeaucourt, Vandoncourt, Blussans, Montécheroux et Blamont.
42 Le délai entre la naissance et le baptême prouve bien que le couple a renoncé à la foi mennonite mais qu’il est encore difficile de se conformer aux usages protestants.
43 Archives municipales de Montécheroux, registre de l’état civil (mariages), acte en date du 21 septembre 1853. Émilie Roulot est la fille d’un limeur, ce qui montre que la conversion de Pierre Graber ne répond pas à un souci de maintien du niveau social. Nul doute qu’il aurait pu trouver une compagne mieux nantie au sein de la communauté anabaptiste.
44 Arch. dép. du Doubs, 9 Q 64, registre des mutations après décès, bureau d’Hérimoncourt, succession en date du 9 août 1884.
45 Mathieu Kalyntschuk, Le développement agricole…, thèse citée.
46 Arch. dép. du Doubs, M 2182 à M 2195, rapports annuels du comice agricole de Montbéliard (1877-1895, 1899-1915).
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