Belles assemblées et joyeuses veillées dans le Perceforest : structure formelle et thématique des conversations festives
p. 187-202
Texte intégral
1Par une belle soirée d’été, alors que le soleil est sur le point de se coucher, quelle meilleure activité pour la cour royale que d’aller « se déduire au serain1 » en se racontant des histoires2 ?
Il estoit ainsi comme sur le soleil esconser, sy faisoit a merveilles plaisant en la forest. Adont s’en alerent asseoir dessoubz ung moult bel arbre et tantost aprés ilz commencerent a parler et a racompter de plusieurs manieres de choses pour passer le temps et pour eulx deduire en ces choses devant dictes. (l. II, t. 2, p. 48)
2Pratique conversationnelle parmi les autres, la veillée présente des caractéristiques situationnelles et thématiques qui lui sont spécifiques : elle rassemble des locuteurs, hommes et femmes qui se situent la plupart du temps dans des sphères d’activités et dans des lieux de parole différents ; elle introduit des thématiques qui n’ont pas forcément accès au langage, le tout dans une ambiance en apparence plaisante, dénuée de tensions sociales. Activité quotidienne d’une société où il n’existait ni télévision ni copies à corriger, elle donne une image idéale d’un monde harmonieux où les fatigues de la journée et de l’aventure chevaleresque se résolvent en éclats de rire.
Typologie des différentes scènes de veillées
3La diversité des situations rencontrées dans les deux premiers livres de Perceforest frappe l’observateur tant les occasions de convivialité sont nombreuses et variées, allant du petit bivouac au coin d’un feu, à la soirée passée sous la tente, au repas familial quasi bourgeois jusqu’à la somptueuse fête royale à laquelle la magie des fées bretonnes ou les miracles du Dieu Souverain donnent encore plus de magnificence.
4À deux occasions, les veillées se déroulent dehors, autour du feu : tout d’abord cette veillée en petit comité où Alexandre et Floridas s’amusent avec une demoiselle des propos incongrus du nain Puignet3. Le texte précise qu’il fait froid car les jours sont courts et les personnages commencent par se réchauffer avant de plaisanter. Le repas est simple, mais noble – cerf cuit à souhait –, et agréable, de la cervoise est servie à volonté. Quelques chapitres plus loin, les demoiselles de la forêt ont organisé une très belle soirée4, autour d’un « grant et merveilleux feu ». Comme les chevaliers sont nettement plus nombreux, le cérémonial est plus important, les personnages mangent sur des nappes et disposent de « blancs doubliers », des essuie-mains. Des garçons assurent le service de l’abondant repas qui est servi. Dans les deux cas, on s’endort ensuite autour du feu, tel que l’on était.
5D’autres veillées ont un caractère privé nettement marqué : la veille du couronnement du roi d’Écosse, lors du tournoi de Scidrac et Tantalon, Alexandre se réjouit d’une soirée5 chez Sébille en compagnie de Lize et de Gloriande car, dit-il, « j’ay pieça desiré a mengier a privé, la ou je peusse ung pou dire mes bons motz6 ». Il répète quelques lignes plus loin :
Par ma foy, dist le roy, or suy ou j’ay desiré. En tresgrant seignourie gist souvent desplaisance. Je le dy pour moy, car les honneurs que j’ay acquises me tournent souvent a fais. Tousjours ay désiré a mengier a privee compaignie afin que moy et ceulx qui avecques moy seroient osassent dire leurs bons motz sans gueterie. Or y suy venu, sy prie a chacun qu’il die pour nous mesmes esjoïr tout ce que devant luy vient, sauves toutes honneurs. (l. I, t. 1, p. 677)
6Alexandre établit ici un lien très net entre plaisir de la bouche et plaisir de la parole et distingue soigneusement les situations selon leur degré de protocole. Ce même soir, il envoie son compagnon Floridas chercher d’autres personnes pour que la compagnie soit plus joyeuse. Il invite ainsi Gadifer et Lydoire, le Tors et Liriopé à se joindre à eux.
7La veille, une autre belle soirée décrite par le roman a commencé après un souper7 que Perceforest offre à son frère. En quittant le pavillon du roi d’Angleterre, Cassiel fait un détour pour aller voir les reines qui l’accueillent avec joie. Ils partent discuter dehors dans un pré, où ils sont rejoints par Gadifer et Porrus. Plus tard, Cassiel quitte le groupe, suivi par Gadifer, et Porrus, de son côté, retourne auprès de Perceforest pour finir la veillée avec lui. Ces chassés-croisés donnent une atmosphère spontanée à ces discussions où Cassiel et Porrus sont invités à choisir le camp dans lequel ils veulent participer au tournoi.
8Un peu plus cérémonieuse est la veillée familiale8 à laquelle Lyonnel est invité dans la deuxième partie. Accueilli par le roi et la reine d’Écosse dans leur retraite forestière, le jeune chevalier participe à une soirée qui donne une curieuse impression de familiarité et de solennité. Cette solennité est celle d’une cour royale, même exilée dans un autre monde, mais un certain nombre de répliques montrent que l’on se situe non dans un cadre de réception protocolaire mais dans l’improvisation du quotidien : la conversation du roi et de Lyonnel est interrompue par le maître d’hôtel qui signale que les tables sont mises ; Gadifer demande à la reine comment placer les gens à table : « Mais dictes, madame la royne, comment voulez vous que nous seons9 ? » Lidoire lui conseille, non sans arrière-pensée, de placer Lyonnel à la table des jeunes gens afin qu’il s’amuse. Gadifer demande au jeune homme à la fin du repas comment s’est déroulée sa soirée… Certes, toutes ces questions permettent de favoriser les relations amoureuses entre Blanche et Lyonnel mais elles frappent par leur ton presque prosaïque.
9Enfin, il y a les grandes soirées protocolaires où l’emplacement de chaque convive est soigneusement déterminé « selon ce qu’il estoit10 », où, le repas terminé, les tables sont ôtées, les torches sont allumées et les danses et les chansons commencent jusqu’au moment où il est l’heure d’aller se coucher ; la plus importante étant la fête du Franc Palais11 qui comprend deux soirées décrites en détail dans lesquelles quasiment tous les personnages principaux se retrouvent. Ces grandes fêtes, par leur pouvoir centripète permettent en effet de rassembler les différentes trames narratives et constituent à ce titre un véritable nœud narratif.
La fonction dramatique des scènes de veillées
10Comme dans les textes fondateurs de la littérature arthurienne, ces scènes peuvent être le point de départ d’une aventure : toute la cour rassemblée est soudainement frappée par un événement marquant qui va entraîner l’organisation d’une quête. Ainsi la deuxième partie se termine-t-elle par une fête organisée par le roi Péléon après le tournoi qui suit son couronnement12 : au moment où l’on va récompenser le chevalier qui a obtenu le prix, on apprend que les plus brillants chevaliers du Franc Palais, Lyonnel, le Tors, Estonné, Troÿlus et leur ami Zellandin viennent d’être emprisonnés dans un château de la Forêt de Darnant et qu’une vingtaine de chevaliers du Franc Palais sont déjà partis à leur recherche. Les autres chevaliers de la compagnie qui se trouvent là décident de se mettre en route à leur tour. La veillée sert donc à introduire une nouvelle aventure. Un autre procédé narratif qui permet de faire avancer l’action est l’engagement solennel d’un chevalier. Par exemple, suite à l’agréable soirée passée dans la famille de Gadifer et de Lidoire, Lyonnel se trouve armé de deux écus et de deux lances qu’il a acceptés comme cadeaux à la fois du roi d’Écosse et de sa fille et il se trouve obligé de participer au tournoi de la « revenue » de Perceforest ainsi équipé. C’est aussi lors d’une veillée13 que Troÿlus passe un pacte amoureux avec la belle Zélandine et voit sa vie chevaleresque résolument bouleversée par son nouveau statut de chevalier amoureux.
11Cependant, on constate que les chevaliers quêteurs qui s’apprêtent à entrer dans la forêt de Darnant, après le tournoi de Cornouailles pour retrouver leurs compagnons du Franc Palais emprisonnés ne partent pas tout de suite. Ils ne mettent pas fin aux festivités, ils ne bouleversent pas le déroulement de la soirée. Celle-ci se poursuit normalement par l’élection du meilleur chevalier du tournoi, et par les jeux et les danses. Là se trouve la différence fondamentale dans l’utilisation de ce motif entre ce roman et ceux qui l’ont précédé : en effet, les quêteurs attendent « pour l’onneur d’eulx », « a grant meschief », que « la table fust ostee14 ». Cette attente leur déplaît, mais ils s’y soumettent et ce petit détail montre combien nous sommes loin de la folle énergie d’un Perceval ou d’un Lancelot qui bousculaient les usages pour partir à l’aventure. C’est aussi le signe que cette veillée n’a qu’indirectement un rôle pour lancer l’action. Sa fonction est plus conclusive que préparatoire. Les veillées sont là d’abord pour marquer la fin d’une séquence aventureuse : en rassemblant les personnages éparpillés dans les aventures entrelacées, elles récapitulent et synthétisent les aventures vécues, évaluent et jugent la prouesse qui s’y est déployée. Ainsi les aventures sont fêtées et intégrées dans le schéma idéologique du roman : les expressions qui reviennent régulièrement marquent cette évaluation axiologique qui permet de parfaire l’événement en lui donnant un sens dans le déroulement des valeurs de l’œuvre. Par cette multitude de compliments qu’ils reçoivent avec modestie et humilité, les jeunes chevaliers voient leurs exploits salués, et leur nom, chaleureusement « hué », les fait entrer dans la hiérarchie idéale du royaume. Les valeurs de référence de l’univers décrit sont commémorées dans ce cadre. Ainsi la déclaration des hérauts à la fin du tournoi de la « revenue » lors de la grande fête qui célèbre l’instauration de l’ordre du Franc Palais marque-t-elle explicitement le progrès de cette nouvelle civilisation qu’Alexandre a instaurée en Grande-Bretagne.
Ou a esté trouvé corps de chevalier qui telle proesse ait peu achever ? Ha ! gentil roy Percheforest, comme tu dois estre lié et joieulx quant tu es sire et maistre et roy du Franc Palaiz ou si haulte chevalerie append comme est celle de ceans. Doresenavant te peulz vanter que tu es roy de la meilleure chevalerie du monde. Ore se taise doresenavant le paÿs de Grece, ou proesse et chevalerie a regné dessus tous ! (l. II, t. 2, p. 321)
12La passation de la valeur chevaleresque et de la civilisation entre l’Orient et l’Occident est proclamée, signifiée dans ces lieux privilégiés que sont les veillées et les fêtes. La joie qui les caractérise est un élément essentiel à l’établissement des jugements de valeur. Loin d’être accessoire ou superflue, elle est le signe même de cette perfection, de cette complétude, qu’a atteint l’événement célébré. Reconnue comme s’intégrant aux valeurs courtoises, l’aventure vécue provoque une émotion joyeuse communicative, aidée il est vrai par le banquet qui commence toutes ces soirées :
Et quant ilz eurent mengié du premier metz et beu des especiaulx beuvraiges dont ilz estoient serviz, ilz eurent tout oublié la paine et le travail qu’ilz avoient eu ou tournoy. Sy commencerent a faire chiere lie et gaye et a parler des proesses de plusieurs chevaliers qu’ilz avoient veu faire ou tournoy dont ilz estoient esmerveilliez. Tandis que la compaignie estoit lie et gaye et qu’ilz parloient d’armes et d’amours, la royne Ydorus estoit en sa chambre. (l. II, t. 2, p. 299)
Adont s’assist le roy Alexandre et le roy anglois et les autres chevaliers selon leur grandeur. Et prinst chacun une dame ou damoiselle avecques luy. Lors servy on de plusieurs metz si grossement qu’il n’y eut que amender – du deviser de quelz metz n’est mestier –, mais en grant joye et en grant leesse et en parlant d’armes et d’amours et lequel avoit mieulx fait et lequel non. Et disoient les saiges en plusieurs lieux que c’estoit une chose commencee qui seroit en l’exaulcement de chevalerie et la ou les preux acquerroient moult grant nom. (l. I, t. 1, p. 135)
13Les mets servis effacent les peines et les souffrances, et l’aventure, devenue souvenir que l’on raconte, procure un sentiment de joie et de plénitude. Ces scènes de veillées ont une fonction analytique et conclusive en ce sens qu’elles permettent de construire le sens de l’œuvre et de parfaire une séquence d’aventures.
14Cependant on trouve aussi, surtout dans la première partie, d’agréables veillées, qui se déroulent bien avant la fin d’une aventure, dans lesquelles on ne discute pas des exploits chevaleresques des jeunes héros, mais où les personnages prennent simplement du bon temps ensemble. Les personnages ne semblent y poursuivre d’autre but que celui de jouir d’un moment agréable, le narrateur ne semble pas les décrire à d’autres fins que d’amuser son public sans les relier à d’autres événements du récit. Pour les personnages, ces scènes ont pleinement une finalité interne, ils ne cherchent pas à utiliser ces conversations pour atteindre une quelconque autre fin que le simple plaisir de parler avec les gens dont ils aiment la compagnie. Si nos conversations quotidiennes réelles relèvent très généralement de ce simple plaisir, c’est plus étonnant qu’un roman prenne le temps d’intégrer des scènes qui n’ont pas de véritable fonction, qui n’induisent aucun changement dans le récit. C’est le cas par exemple de ce joyeux bivouac que le roi Alexandre passe avec son compagnon Floridas, le nain Puignet et la jolie demoiselle Laurine dans la forêt de Darnant, ou de cette soirée où le Bossu de Suave raconte sa triste naissance et où la noble Circée décide d’être son amie15. Contrepoint comique ou émouvant aux aventures vécues, ces scènes gratuites qui ne font quasiment pas avancer l’action contribuent à l’atmosphère attachante de ce roman. On les trouve essentiellement dans la première partie du roman, ce qui est tout à fait significatif du ton résolument optimiste de cette première partie. Par la peinture qu’elles font de cette société joyeuse et harmonieuse, elles donnent à voir un monde idéal où les forces maléfiques sont dominées et où la mission civilisatrice de la colonisation grecque ne peut être détachée de la joie qu’elle suscite. La deuxième partie du roman ne présente plus cette même gratuité du rire : s’il y a toujours de grandes fêtes et de belles soirées, leur fonction dramatique est plus nette. Même après la revenue de Perceforest, le rire est moins intense et le récit se concentre sur des événements plus sérieux. Cette modification du ton est sans doute liée à la disparition d’Alexandre et à l’irruption sur la scène narrative d’un nouveau personnel de jeunes chevaliers qui ont à faire leurs preuves et dont le cœur est soumis aux affres de l’amour, ce qui leur donne moins de disponibilité pour le pur plaisir conversationnel. Il faudra attendre pour que revienne dans le récit le plaisir gratuit des fêtes.
Le déroulement des veillées
15Quelle que soit la situation, toutes ses soirées se déroulent à peu près de la même manière. On pourrait prendre le temps de détailler la beauté des toilettes que les personnages revêtent « pour l’onneur de soy mesmes16 », on pourrait faire le liste des mets proposés et observer les savants jeux de mise en scène de ces grandes fêtes. Il y a indubitablement un code de bonne conduite qui est mis en scène avec raffinement, à l’imitation, comme il a souvent été suggéré, des fêtes somptueuses données à la cour de Bourgogne. Un élément récurrent est frappant : la présence féminine. Les femmes ne sont pas forcément présentes à toutes ces grandes fêtes vespérales : ainsi elles n’assistent pas aux banquets du Franc Palais, car elles célèbrent de leur côté l’événement. Cependant la mention que tous les chevaliers s’assoient « entrelardez de damoiselles17 » ou « entremeslez de dames et de damoiselles18 » revient très régulièrement19. Alors que personnages masculins et personnages féminins sont séparés dans leurs activités diurnes, la veillée est un lieu mixte qui permet la rencontre de ces deux réseaux de personnages. Les femmes sont nécessaires au bon amusement de la soirée : Alexandre le dit quand Sébille l’accueille dans son pavillon.
Gentil sire, vous soyez le bien venu. Or tost seez jus, sy nous ferez compaignie car nous estions aussy trop seules d’homme. – Par ma foy, damoiselle, dist le roy, dont vous ferons nous compaignie, car ung hostel est moult renié ou il y a deffaulte d’homme et aussy est il mout niche ou il y a deffaulte de femme. Ainsy referons nous l’un l’autre. (l. I, t. 1, p. 677)
16La complémentarité des sexes est soulignée : les hommes évitent à la société féminine de se trouver « reniee », ce qu’il faudrait sans doute comprendre au sens d’« abandonnée », « rejetée ». Les femmes permettent à la société masculine de ne pas être « niche », ce que nous pourrions traduire par « intellectuellement misérable », voire « sotte ». Les hommes assurent aux femmes leur intégration dans la communauté courtoise, les femmes leur apportent la profondeur qui leur manque.
17La conversation porte exclusivement sur « les armes et l’amour » selon la formule consacrée. Aucune distinction entre ces deux catégories n’indique une répartition sexuée des propos dont la complémentarité n’est pas dissociable de celles des locuteurs. Le rôle des dames est nécessaire à l’établissement des prix offerts aux meilleurs chevaliers. Elles sont reconnues comme expertes et leur voix compte tout autant que celles des hommes pour tirer le bilan des aventures vécues, qu’elles renchérissent sur l’opinion dominante ou qu’elles proposent quelqu’un d’autre. Par leur fonction d’émulation de la prouesse chevaleresque, complaisamment mise en scène par les aventures de Troÿlus ou de Lyonnel, on sait que leur rôle est essentiel à l’exploit chevaleresque, dont elles sont les mandataires au sens défini par Greimas. Elles sont aussi les arbitres qui le récompensent et le sanctionnent. Au cœur de l’idéologie romanesque, se trouve l’équilibre fondamental entre les armes et les amours, mis en cause par la violence des hommes du lignage de Darnant.
18Mais le texte ne se limite pas à cela. Les femmes jouent un rôle en tant qu’expertes mais elles sont aussi des interlocutrices agréables, avec lesquelles on peut passer simplement un moment joyeux. Le texte les reconnaît à part entière comme locutrices : ainsi lors de la joyeuse veillée donnée la veille du tournoi de Scidrac et Tantalon, elles ont 31 répliques sur 52 et 81 lignes de texte sur 130. Plus précisément encore, leur présence augmente l’intensité de la joie ressentie : il y a une dimension sexuelle dans le divertissement. Ainsi lors de la fête du Franc Palais, l’ambiance change subtilement une fois que les deux fêtes qui séparaient hommes et femmes sont réunies en une seule : après les déclarations solennelles pour remettre le prix aux vainqueurs du tournoi, chevaliers et dames se mettent à danser ensemble et à chanter : « Et la chantoient pucelles et chevaliers aussi comme par estrif par droite gayeté et leesse de coeur et les aultres respondoient liement, qui estoient esmeuz en joye20. »
19Le rôle des femmes est essentiel dans l’organisation de la conversation et elles sont traitées comme des locutrices à égalité avec les hommes. Non seulement les conversations traitent d’armes et d’amour, ce qui les implique, mais la distribution des voix dépend souvent de leur présence locutoire, soit qu’elles lancent la conversation, qu’elles l’animent ou qu’elles en soient le personnage focal. La plupart de ces veillées sont animées par le personnage qui, du fait de son statut social, a une autorité discursive sur les autres et l’initiative de la parole. Dans certains cas, cet animateur, hiérarchiquement supérieur, privilégie un interlocuteur unique et la conversation, dominée par une alternance stricte des voix entre deux personnages, devient un dilogue. Dans d’autres situations, au contraire, de nombreuses voix se répartissent autour de lui, pour former une conversation à plusieurs participants, un polylogue21. En général, l’animateur privilégie alors ce que nous appellerons un personnage focal, c’est-à-dire un personnage qui sera à la fois le sujet de sa conversation et son interlocuteur privilégié. Ainsi chaque réplique est-elle toujours plutôt adressée directement à un seul destinataire, mais en prenant en compte l’ensemble des autres convives, qui ont toujours la possibilité de renchérir sur un commentaire ou de répondre si leur nom est cité. Selon les cas et selon les talents oratoires de ce personnage focal, la répartition des voix ne sera pas toujours équilibrée de la même manière, mais par un effet d’écriture, les paroles des autres personnages se distribueront autour de ces deux rôles conversationnels. Trois exemples permettront d’illustrer les procédés de construction discursive.
20Le petit bivouac à quatre qui se déroule dans la forêt de Darnant présente dix-huit répliques. Alexandre et le nain Puignet en ont chacun six, pour un total respectivement de 16 et de 38 lignes de texte, Floridas et Laurine ont trois répliques chacun, avec 14 et 11 lignes de texte. La conversation commence comme un dilogue entre le roi et le nain, qui sera son personnage focal, son principal interlocuteur et le thème de la conversation. Mais les autres participants sont toujours des destinataires indirects des propos tenus, l’humour de ceux-ci nécessitant toujours un tiers.
21On connaît le mot de Sacha Guitry22 pour expliquer le fonctionnement de l’humour : « Pour qu’une plaisanterie humoristique ait son plein rendement, il convient d’être trois : celui qui la profère, celui qui la comprend… et celui à qui elle échappe. » Sans aller jusque-là, la présence d’un public renforce l’impact des propos tenus qui, inversement, renforce la cohésion du groupe. Comme le notait Danielle André-Larochebouvy :
La plaisanterie a une fonction à la fois d’inclusion pour ceux qui font partie et d’exclusion pour ceux qui n’en sont pas. Elle crée la complicité entre ce qui est interne au groupe, c’est-à-dire tout ce qui appartient au reconnu commun des interactants en présence : langue, notions, valeurs, idées, etc. Est externe, et implicitement ou explicitement rejeté ou moqué tout ce qui appartient à d’autres systèmes23.
22Le public qui écoute l’animateur et son personnage focal discuter sert à la fois de caisse de résonance et de catalyseur du comique. Son rire vient commenter les bons mots et les idées piquantes comme le ferait un chœur.
23La requête du nain de pouvoir épouser la belle Laurine, qu’ils ont sauvée des tortures des chevaliers de Darnant, incite Alexandre à introduire les deux autres interlocuteurs dans leur conversation dont ils n’étaient jusque-là que des témoins silencieux. Il s’amuse à opposer Puignet à Floridas dans une polémique légère : « Par l’ame de mon pere, dist le roy au nayn, tu as droit se tu n’as fiance en Floridas, car sy tost que tu commenças a parler de mariage, il ne fist fors que regarder la damoiselle. » (l. I, t. 1, p. 376). Alexandre se pose alors en arbitre entre les deux concurrents, ce qui le place en retrait de la polémique. Il suggère cependant de demander à Laurine qui elle préfère. L’entrée de la jeune fille dans le débat transfère la conversation entre elle et le nain qui échangent ensemble quelques répliques. Quand ce dernier redonne enfin la parole au juge, celui-ci est prêt à relancer la conversation mais Laurine l’interrompt pour lui montrer que Puignet s’est endormi. La conversation se clôt après que chacun des locuteurs restants a fait un dernier commentaire. Notons de manière plus synthétique qu’Alexandre s’amusait à donner la parole à Puignet pour rire à ses dépens, mais celui-ci finit par lui voler quasiment la vedette et se lancer dans quelques tirades joyeusement provocatrices. Il se permet aussi de distribuer la parole à la place du roi, alors que Floridas joue plus strictement et plus sagement son rôle de relais sous la conduite d’Alexandre. La disposition finale des répliques montre l’équilibre des voix de ses interlocuteurs :
Ainsi que le roy parloit au nayn, qui ja s’estoit endormy, la damoiselle dist au roy : « Sire, nous pouons bien cesser de parler de mariage huy mais, car nostre mary est endormy ! – Damoiselle, dist le roy, vous dictes vray, jusques a ung an cy avant, car il ne luy en souviendra demain. – Damoiselle, dist Floridas, je vous respiteray aussi, car je ne vœul pas que mon serviteur dye au matin que je l’aye deceu, mais reposons nous ung petit, car je croy que chacun a bien besoing de dormir. » Ainsi que Floridas le dist, ilz le firent, car ilz dormirent la endroit tout a paix jusques a l’endemain a soleil levant. (l. I, t. 1, p. 378)
24L’allusion ironique de la demoiselle à « nostre mary » montre à quel point elle est entrée dans le jeu. À sa remarque initiative, répond le commentaire d’Alexandre puis celui de Floridas, ce qui souligne la parité des locuteurs dans ce dernier échange. Tout grand seigneur qu’il est, Alexandre ne monopolise pas la conversation, mais peut s’effacer pour le plaisir de tous.
25Alexandre est un animateur particulièrement habile qui sait mettre en valeur tous ses convives. Ainsi lors du tournoi de Scidrac et Tantalon, il s’invite avec Gadifer et Perceforest dans la soirée organisée par Lidoire dans son pavillon. La reine d’Écosse avait déjà commencé à prendre en charge l’animation en priant Sébile de chanter. L’irruption joyeuse d’Alexandre et de ses amis trouble quelque peu la hiérarchie des animateurs. Lidoire accueille les nouveaux convives, mais c’est Alexandre qui introduit dans la conversation le bilan des vêpres du tournoi. Il demande à Gadifer comment il a trouvé la compétition et celui-ci accorde le prix aux huit chevaliers verts dont on ignore encore l’identité. Lidoire reprend alors l’initiative de cette enquête. Elle révèle qu’elle a envoyé un héraut pour les retrouver et c’est elle qui interroge celui-ci à son retour. Quand on apprend qu’ils sont les descendants de l’ermite Pergamon, entré dans le pavillon avec Alexandre et les deux rois, c’est encore Lidoire qui mène l’enquête auprès du vieil homme. Cependant, passée l’entrée en matière de la reine, la conversation repose sur la relation entre l’animateur Alexandre et son personnage focal Pergamon. L’ermite commence un long récit dans lequel il raconte les vœux de chacun des douze chevaliers qui sont passés chez lui quelques nuits auparavant. Après chacun des vœux, l’assistance réagit24. La conversation garde un schéma au rythme très régulier : le récit de l’ermite est suivi à chaque vœu d’une première réaction (le plus souvent d’Alexandre), puis d’une deuxième réaction. Mais cette régularité n’empêche pas une prise en compte assez large de l’assistance. Si l’hôtesse est dépossédée de la conversation après avoir donné la parole à Pergamon, elle réapparaît à la fin dans un dernier commentaire.
26Enfin, la joyeuse soirée, donnée lors de ce même tournoi dans le pavillon de Sébile est frappante par la répartition des voix qui s’y manifeste. La première partie de la soirée se déroule en petit comité. Il y a trois femmes, Sébile, accompagnée de ses cousines Lize et Gloriande, et deux hommes, Alexandre et Floridas. En dehors de Lize qui n’a qu’une seule réplique, tous les autres en ont à peu près le même nombre, pour un même nombre de lignes. Un petit débat plaisant, lancé par l’hôtesse, a lieu sur la question de savoir si ce nombre inégal d’hommes et de femmes va permettre un bon service. Elle suscite les rires en revendiquant l’exclusivité de la possession d’Alexandre, qui se partageait jusque-là entre elle et Lize.
Par nostre Dieu, dist Sibille, je avray le roy toute seule ou je ne l’avray pas, car je l’ensonniray bien toute seule et aussy feroit chacune de vous, sy que nous n’avons que faire d’homme a parchon. (l. I, t. 1, p. 677)
27Mis en cause, Alexandre, qui avoue rechercher des sujets de conversation plaisants, raille gentiment Floridas par une plaisanterie à son sujet.
Tousjours ay desiré a mengier a privee compaignie afin que moy et ceux qui avecques moy seroient osassent dire leurs bons mots sans gueterie. Or y suy venu, sy prie a chacun qu’il die pour nous mesmes esjoïr tout ce que devant luy vient, sauves toutes honneurs. Mais je m’esmerveille de Floridas qui se taist, ne sçay se c’est pour ce qu’il ait envie qu’il n’a que une femme et j’en ay deux ! (l. I, t. 1, p. 677)
28Celui-ci échange alors quelques répliques avec Gloriande sur ses obligations de service, écoutées avec plaisir par le reste de l’assistance.
29La fête s’élargit ensuite avec l’entrée du roi et de la reine d’Écosse et de leurs compagnons Le Tors et Liriopé, que l’on a appelés pour rétablir l’équilibre des sexes. Alexandre accueille et présente ses amis à sa bien-aimée. Mais la conversation se concentre sur un échange particulier entre Lidoire et Liriopé, toujours sur le même sujet du service courtois. La jeune fille que la reine a chargée du service à table vient se plaindre à sa protectrice de ne servir à rien tant les hommes sont empressés auprès de leurs amies. Devant cette récrimination amusante, la reine se plaît à développer la conversation pour le plaisir de faire rire l’assemblée de la spontanéité et de la fraîcheur de la jeune fille. Lidoire n’est pas l’hôtesse de la soirée, mais elle prend cependant le rôle d’animatrice en développant de manière spectaculaire ce qui aurait pu n’être qu’un échange privé entre elle et sa suivante. Au lieu de lui répondre de s’acquitter simplement de sa tâche, elle lui pose une question dont la réponse suscite encore l’hilarité générale :
Quant la royne oÿt Lyriope, elle luy dist : « Ma belle fille, foy que vous me devez, laquelle vous semble la mieulx servie de nous toutes ? – Par ma foy, dame, dist la pucelle, je le vous diray. Il m’est avis que celle damoiselle qui se fait appeller Sibille est la mieulx servie, car il m’est avis que le roy y met sy grant paine qu’il en sue d’angousse. » (l. I, t. 1, p. 681)
30Lidoire permet ainsi à Sébile, mise en cause, d’intervenir et de renchérir dans ses bons mots. Elle continue dans son rôle d’animatrice : elle prolonge l’interrogatoire de Liriopé en lui demandant qui est alors la moins bien servie par son seigneur. Après quelques hésitations qui l’obligent à insister, la jeune fille révèle que c’est la reine d’Écosse elle-même. Cette réponse provoque l’entrée dans la conversation d’un nouveau locuteur, Gadifer, qui questionne alors Liriopé pour savoir pourquoi il est ainsi mis en cause. Prenant le rôle de meneur de la conversation, il propose, au grand dam de sa femme, de raconter une anecdote sur leur couple. Comme la reine ne veut pas être l’objet des rires, elle tente de limiter le propos, mais une coalition25 se forme contre elle alors entre lui et Alexandre. Ce dernier, qui détient l’autorité discursive suprême, intervient à deux reprises pour pousser Gadifer à raconter son histoire. Il révèle comment lui et Lidoire ont dû ruser pour faire sortir Liriopé pendant leur sieste afin de disposer d’un peu d’intimité. Toute cette polémique se finit dans une grande embrassade. Toutefois Lidoire, dont le désir est ainsi exposé au grand jour, ne reprend plus la parole comme animatrice générale de la conversation.
31En quoi cette conversation est-elle particulièrement frappante par sa construction ? Alexandre et Sébile, quoique les hôtes de la soirée, cèdent un moment le rôle d’animateurs. Alexandre n’intervient que pour permettre à Gadifer de raconter son anecdote malgré la désapprobation de sa femme. C’est Lidoire essentiellement qui mène la conversation en la centrant sur Liriopé et en l’offrant en spectacle au reste de l’assistance, mais elle passe ensuite dans une position réactive et défensive quand son mari prend la parole. Ainsi, ces conversations s’organisent autour d’un personnage focal, Liriopé, qu’un autre locuteur, socialement supérieur sollicite soit pour lui abandonner complètement la parole et se restreindre à un rôle de commentateur, soit pour la provoquer par des questions qui sont autant de mises en scène spectaculaires offertes au reste de l’assistance.
L’humour dans les veillées
32Cette organisation des paroles autour du personnage focal et cette thématique de l’amour et de la sexualité sont source de joie pour tous :
Quant le roy et les deux autres damoiselles eurent oÿ les parolles qui avoient esté entre Floridas et Gloriande, ilz emprindrent entre eulx a rire sy tresfort que on n’oïst pas Dieu tonner de la joye qu’ilz eurent. (l. I, t. 1, p. 678)
Quant la royne et toute la compaignie oÿrent que Sibille estoit la mieulx servie et que le roy en suoit de travail, ilz emprindrent sy fort à rire que on les peust desvestir tous nudz. (l. I, t. 1, p. 681)
Lors fut la risee sy grande entre eulx tous qu’ilz ne sçavoient qu’ilz peussent devenir. Et Liriopé, qui tresbonne bourderesse estoit, rioit sy fort qu’ele s’assist a terre de force de riz. (l. I, t. 1, p. 681)
33Le point fondamental de ces veillées est la joie que l’on y partage. Les personnages se plaisent à chanter, à danser et à bavarder plaisamment. De quoi rient-ils ? Quelles sont les plaisanteries qui provoquent une telle hilarité ?
34Sébile fait rire tout le monde en affirmant qu’elle ne partagera pas Alexandre avec sa voisine de table. Revendiquant son pouvoir sur lui, elle affirme sans la nommer sa relation amoureuse. Par la suite, la remarque de Liriopé sur Alexandre suant d’angoisse à servir son amie à table dévoile la dimension sexuelle du service courtois. L’allusion physique renforce le double sens que pouvaient avoir les propos de Sébille. Liriopé, dans sa jeunesse et son innocence, est-elle consciente de ce qu’elle implique ? Il est difficile de répondre à cette question : dans la mesure où elle rit autant que les autres, on peut penser que oui ; cependant, elle est peut-être moins instruite que les autres convives des convenances sociales. Les rires les plus vifs éclatent grâce à Puignet et Liriopé, ces deux personnages en décalage avec les règles courtoises, dont les réponses ne coïncident pas exactement avec ce qui est attendu. En cela, comme le dit Jacques Heers, « la fête [apparaît] comme la manifestation d’une certaine psychologie collective et ses liens avec l’affirmation ou la contestation des structures établies26 ».
35Le rire est d’autant plus joyeux qu’il touche à des questions taboues, ici à la sexualité : certes ce tabou ne s’exprime pas dans les mêmes termes qu’à notre époque, mais il est frappant de constater que les veillées qui donnent lieu à la plus grande hilarité sont celles où ces questions sont le plus ouvertement montrées.
36Imaginer que le nain Puignet puisse faire un concurrent sérieux à Floridas auprès de la belle Laurine est non seulement incongru mais touche aussi à la question plus délicate de la sexualité de ce qu’il faut appeler un monstre. Quelques pages plus loin, en effet, le Bossu de Suave explique qu’il doit sa malformation à la fâcheuse présence d’un nain dans le champ de vision de sa mère lors de sa conception. L’idée que cet homme, fondamentalement lié au monde magique de Darnant, puisse accéder à un statut d’amoureux – et donc de combattant – correspond à une sorte de renversement des normes sociales. Il n’est pas exagéré de dire que ses propos nous font entrer dans le non-sens. Dans cette situation, nous touchons à la définition même du rire qu’Arthur Koestler définissait dans The Act of Creation27 : il caractérise le stimulus comique comme un élément bisociatif, c’est-à-dire appartenant à la fois à « deux contextes associatifs différents et habituellement incompatibles ». La pensée confrontée à ce stimulus passe alors, brutalement, « d’une matrice à une autre, gouvernée par une logique ou un jeu de règles différents ». Certaines émotions, ne pouvant se réajuster rationnellement lors de ce brusque transfert, sont évacuées par le rire. Ces émotions sont de nature agressive ou défensive, ce qui signifie qu’« un élément d’agression – une goutte d’adrénaline – est nécessaire pour déclencher la réaction ». Le rire repose ainsi, comme le disait aussi Bergson, sur une anesthésie du cœur. En imaginant un monde dans lequel les créatures enchantées et monstrueuses pourraient avoir une sexualité comme les chevaliers, le roman présente la relation amoureuse courtoise dans deux matrices incompatibles : celle du monde et celle de l’autre monde. C’est parce que, par la même occasion, l’humanité de Puignet est niée que sa revendication amoureuse est comique.
37Inversement, quand, quelques pages plus loin, le Bossu de Suave racontera la triste histoire de sa conception, la plainte lyrique qui sous-tend son propos et qui s’exprime dans un lai rendra ses auditeurs pleinement conscients de son humanité et leur permettra de s’identifier à lui, par là de l’aimer sans se moquer.
38De même, les propos et les anecdotes que relate Liriopé montrent ouvertement ce qui devrait être tenu caché et en cela renversent un tabou : la jeune fille dit innocemment le désir sexuel qui unit Alexandre et Sébile, Gadifer et Lidoire, et révèle sans peut-être s’en rendre compte le plaisir qu’ils ont eu. Dans cette petite communauté, où nul n’est épargné par les bons mots comme le dit Alexandre, les personnages peuvent jouir grâce à la jeune fille du plaisir de dévoiler au grand jour leurs activités amoureuses. La confusion dans laquelle cette anecdote plonge la reine Lidoire montre que la norme sociale n’est jamais complètement oubliée, c’est sa présence implicite qui crée la petite goutte d’adrénaline, de peur, nécessaire pour entendre évoquer ouvertement la sexualité du couple. Si Gadifer s’introduit dans la conversation pour raconter une anecdote sur l’intrusion de Liriopé dans sa vie conjugale, c’est aussi pour réaffirmer une puissance amoureuse que la comparaison à son désavantage entre son couple et celui formé par Alexandre et Sébile avait amoindrie. Il fait rire aux dépens de Liriopé (et de Lidoire) mais se replace par la même occasion en position haute dans l’espace discursif.
39Liriopé évoque les suées d’Alexandre, Laurine appelle le nain Puignet « mon mari », Lidoire menace de nier toutes les révélations que peut faire son mari… les mots changent de signification, se chargent d’un sens plus léger, qui les détache de leur référent et nous fait entrer dans un monde de fantaisie plaisante. Alexandre est le principal ferment de ce comique, son départ fait perdre à tous, et même au narrateur, la gratuité de ces joyeuses soirées, peut-être parce qu’avec lui disparaît, momentanément, un certain état du roman, fondé sur une plus grande insouciance des chevaliers. Comme il l’affirme lui-même, le héros macédonien n’a plus rien à prouver : il a déjà conquis toute la terre et une grande partie de la littérature courtoise. Les honneurs qu’il a acquis lui pèsent et il aspire à une vie libérée de protocole, situation de légèreté qui lui permet de se prendre moins au sérieux que les autres, et qui ne peut forcément pas être celle des jeunes rois ou des nouveaux chevaliers.
40On comprend alors pourquoi la présence féminine est indispensable à la joie que procurent ces veillées, pourquoi elle est même source de joie. Les dames et demoiselles permettent l’évocation de l’amour, élément fondamental, à la source de toute prouesse chevaleresque mais dont la mention explicite n’est pas sans risque. En s’invitant dans une soirée féminine, en sollicitant la présence de leurs amies, les chevaliers entrent de fait dans une situation où la tension érotique risque d’exploser à tout moment en éclats de rire.
Notes de bas de page
1 L. II, t. 2, p. 48.
2 Ce travail ne porte que sur les deux premiers livres du Perceforest, soit un tiers de l’œuvre, ce qui est peu par rapport à la masse de l’ouvrage. Cela nous permet néanmoins d’avoir une assez grande gamme d’exemples.
3 L. I, t. 1, p. 375-378.
4 Ibid., p. 416-433.
5 Ibid., p. 676-686.
6 Ibid., p. 677.
7 Ibid., p. 662-663.
8 L. II, t. 2, p. 119-137.
9 Ibid., p. 121.
10 Ibid., p. 404-407.
11 Ibid., p. 292-334.
12 Ibid., p. 404-407.
13 Ibid., p. 198-201.
14 Ibid., p. 406.
15 Cette veillée nous prépare à la conception d’Ourseau qui interviendra plus loin dans le récit.
16 Ibid., p. 292.
17 L. I, t. 1, p. 503.
18 L. II, t. 1, p. 415.
19 Bousmar E., « La place des hommes et des femmes dans les fêtes de cour bourguignonnes (Philippe le Bon – Charles le Hardi) », Cauchies J.-M. (dir.), La Cour de Bourgogne, Le duc, son entourage, son train, Turnhout, Brepols, 1998, p. 11-32.
20 L. II, t. 2, p. 328.
21 Sur ces notions, voir Denoyelle C., Poétique du dialogue médiéval, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 64-66.
22 Guitry S., L’Esprit, Paris, PUF, 1967, p. 106.
23 André-Larochebouvy D., La Conversation quotidienne, Paris, Credif, 1984, p. 175.
24 Il n’y a d’ailleurs que neuf réactions car les vœux 3 et 4 puis 7, 8 et 9 sont dits en même temps. Sur ces 9 réactions, Alexandre a huit interventions, dont sept sont à l’initiative de l’échange. À deux reprises, il donne la parole à Gadifer, une fois au Bossu de Suave. Une autre fois enfin, Perceforest et les dames ont l’initiative de la réaction. Ainsi, cinq locuteurs participent à cette conversation.
25 Nous définirons une coalition selon le concept de Kerbrat-Orecchioni C. comme étant « une réunion (ou une union) momentanée engagée dans une interaction et dont l’intérêt commun est de faire triompher leur ligne discursive ». (« La notion de ‘ négociation’en analyse des conversations. L’exemple des négociations d’identité », Revue de Sémantique et Pragmatique, t. 3, 1998, p. 13-33.)
26 Heers J., Fêtes, jeux et joutes dans les sociétés d’occident à la fin du Moyen Âge, Montréal-Paris, 1971, p. 18ss.
27 Koestler A., The Act of Creation, Londres, Picador Edition, 1975. On trouvera une application de ses principes sur les textes médiévaux dans Noomen W., « Structures narratives et force comique : Les Fabliaux », Neophilologus, t. 62, 1978, p. 361-375 auquel j’emprunte les citations.
Auteur
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