Frank Martin et les langues médiévales
p. 141-150
Résumé
Frank Martin (1890-1974) est, avec Arthur Honegger, le plus grand compositeur suisse du XXe siècle. Passeur entre les cultures, ce Genevois mort aux Pays-Bas a mis en musique autant de textes allemands que de textes français. Il a aussi entretenu un rapport très vivant avec les langues et les pratiques musicales du Moyen Âge. C’est cet aspect de son œuvre que l’on tente d’explorer ici, en particulier à travers sa mise en musique de trois Minnelieder allemands, d’un extrait du « Prologue » de Machaut et de trois poèmes de Villon.
Texte intégral
1De tous les grands compositeurs du XXe siècle, Frank Martin, né à Genève en 1890, mort à Naarden aux Pays-Bas en 1974, est sans doute celui qui a manifesté l’intérêt le plus constant pour le Moyen Âge. Plus qu’un Stravinsky, qui y puisa certes de quoi conforter son « objectivité », davantage qu’un Orff, dont les inspirations sont plutôt antiques, voire préhistoriques, plus profondément que nombre de minimalistes d’aujourd’hui, tel Arvo Pärt, chez qui l’influence médiévale tend à être plutôt décorative, Frank Martin a vraiment fait du Moyen Âge l’une des références majeures de son œuvre, tant d’un point de vue spirituel que sur les plans thématique et formel.
2J’ai déjà évoqué ailleurs ces étonnants oratorios sur la Nativité et l’histoire de Pilate dont Frank Martin a directement puisé le texte dans une œuvre du XVe siècle, le Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban1. Analysant la structure des deux oratorios du compositeur suisse (Le Mystère de la Nativité et Pilate), je m’attardais cependant très peu sur le traitement même du texte médiéval. L’occasion m’en est heureusement donnée ici et j’élargirai mon analyse en évoquant ici trois œuvres moins connues de Martin, ses Drey Minnelieder, son Ode à la Musique, sur les premiers vers du Prologue de Machaut, et ses Trois poèmes de la Mort, inspirés de François Villon.
3Rappelons en effet que Frank Martin ne s’est pas contenté de mettre en musique du français moderne et du moyen français. Digne représentant d’une nation multilingue, il a aussi beaucoup usé de l’allemand, tant pour les Drey Minnelieder, déjà cités, en moyen haut-allemand, que pour ses Monologues de Jedermann, d’après Hofmannstahl, son Cornet, d’après Rilke, ou encore son adaptation de La Tempête de Shakespeare, pour laquelle Martin a en effet utilisé la traduction allemande de Schlegel : Der Sturm a ainsi été créé à Vienne le 17 juin 1956, et il existe un enregistrement de passages choisis de l’opéra chantés par Dietrich Fischer-Dieskau lui-même2. Enfin, les Chants d’Ariel que Martin a tirés de son opéra revenaient à la langue originale ; la popularité de cette œuvre chorale en Grande-Bretagne, attestée par plusieurs enregistrements d’ensembles britanniques3, montre à quel point la sensibilité de Martin à la langue anglaise a su rencontrer quelque chose d’idiomatique dans la patrie de Shakespeare.
4Ce souci de la propriété de la langue est, de fait, constant chez le compositeur qui avouait n’avoir jamais pu mettre en musique que des textes dont il avait longuement éprouvé la valeur proprement musicale. Ainsi, parlant de la cantate en trois parties, Le Vin herbé, inspirée du Roman de Tristan et Iseut de Joseph Bédier, l’un de ses premiers chefs-d’œuvre, ou plus exactement – car il l’a écrite aux alentours de la cinquantaine, de 1938 à 1941 – l’une des premières grandes œuvres où se déploie dans toute sa profondeur son style de maturité, il rend hommage au texte de Bédier d’une manière dont je serais ingrat de cacher qu’elle a joué un rôle déterminant dans ma décision de consacrer ma thèse à ce grand érudit4. Frank Martin écrivait en effet :
Le texte de Bédier, comme je crois aucune prose, me servit et me porta par son sens extraordinaire du rythme, des proportions et du juste mouvement psychologique. Je pus le prendre intégralement, sans changement, ce qui est une preuve non équivoque de son extrême perfection5.
5Au besoin, Martin n’a pas hésité à mêler les langues dans une même œuvre : utilisant le texte allemand de la Bible de Luther pour les deux premières parties de son Maria Triptychon, de 1968, il gardera, pour le troisième volet, le texte latin du Stabat Mater, « merveilleux poème, disait-il, auquel il fallait conserver toute sa grâce moyenâgeuse6 ». Oserait-on suggérer que l’on retrouve là, en quelque sorte, la projection horizontale (chronologique) de la structure verticale du motet médiéval, mélangeant volontiers les textes et les langues dans sa construction polyphonique ?
6L’usage par Martin, dans la citation que nous venons de faire, du terme « moyenâgeux » montre, soit dit en passant, que notre compositeur voit encore le Moyen Âge avec les yeux des novices de l’entre-deux-guerres éblouis et étonnés d’apprendre que le millénaire qui sépare l’Antiquité de la Renaissance n’est pas seulement fait de ténèbres ; mais sa ferveur est certaine, et on a eu l’occasion de rappeler le choc qu’avait représenté pour le jeune Martin la découverte, en 1920, de l’édition Gaston Paris de la Passion de Gréban, « quand sa sœur Pauline en utilisait certains extraits pour un spectacle de l’Avent7 ».
7Remarquons par ailleurs que, paradoxalement, le grand rythmicien qu’était Martin n’a guère médité sur la pratique rythmique du Moyen Âge : ses inspirations en ce domaine s’étant plutôt tournées vers le folklore (Trio sur des mélodies populaires irlandaises), les musiques populaires modernes (Fantaisie sur des rythmes flamenco) et, plus encore, le jazz, dont des traces sont visibles jusque dans sa musique religieuse (que l’on songe à la marche parodique et syncopée des bourreaux du Christ dans Golgotha). La spéculation antico-médiévale sur les rythmes cosmiques n’est donc point son fait. De même, son idéal de compréhension textuelle est aux antipodes de l’indifférence de la polyphonie médiévale et prémoderne pour l’intelligibilité des mots. Dans ce domaine, le modèle de Martin est clairement celui des compositeurs de l’école française de la seconde moitié du XIXe siècle et du début du XXe siècle, et en particulier de son compatriote Honegger dont l’expressivité à la fois subtile et véhémente se retrouve souvent sous sa plume.
8L’exemple le plus clair de cette volonté d’intelligibilité est peut-être à trouver dans les Drey Minnelieder qui prennent, précisément, pour base des textes antérieurs à l’essor de la polyphonie médiévale. L’accompagnement que Martin leur donne, dans le même ordre d’idées « anti-savant », est d’une totale simplicité : ses deux voix (et quelques accords) sont idéalement servies par la flûte et la guitare, solution qui est pourtant postérieure à celle, originale, du seul piano ; mais on ne serait guère étonné que Frank Martin, en écrivant l’accompagnement pianistique, pensât déjà au duo flûte et guitare. De fait, le rapport de ces deux voix est plutôt hétérophonique que franchement polyphonique : préférant superposer et alterner les lignes mélodiques plutôt que de les articuler en un tissu unifié, Martin peut ainsi aisément persuader son auditeur qu’il cherche à se tenir au plus près de la technique des Minnesänger, alors même qu’un examen sommaire de sa prosodie convainc immédiatement de ce qu’il use de tous les apports de la modernité pour assouplir la diction des poèmes. Debussy avait, en particulier dans Pelléas et Mélisande, établi un standard presque insurpassable de mise en musique du français, qu’Honegger et Martin ont su adapter non tant dans le sens d’une souplesse encore accrue que d’une expressivité de type différent : si, en effet, la prosodie debussyste se maintient presque toujours dans l’ambitus très restreint de degrés conjoints, celle d’Honegger et Martin ne recule pas devant l’usage de degrés disjoints pour casser ce que la mélodie pourrait avoir de trop uniforme8. Dans le cas qui nous intéresse ici, celui des Drey Minnelieder, cette pratique est particulièrement bienvenue, puisque l’allemand ne saurait se contenter d’une prosodie en demi-teintes ; Martin arrive ainsi à un très heureux compromis entre affect et compréhensibilité : on voit en particulier des mesures plutôt exaltées, en degrés disjoints, immédiatement suivies et adoucies par des mesures en degrés conjoints (par ex. mes. 28-33).
9Précisons que tout cela se fait dans un respect total de la prosodie allemande ; le plus sourcilleux spécialiste du moyen-haut-allemand ne saurait en effet prendre ici Martin en défaut sur le rythme et la quantité des syllabes mises en musique.
10Il n’est cependant pas impossible que la souplesse à laquelle atteint le compositeur cherche réellement à mimer une « liberté » du chant médiéval pré-polyphonique : dans les années 1930 déjà, les partisans d’un chant grégorien fait de valeurs presque égales, pour ainsi dire planant (à la façon des moines de Solesmes), s’opposaient vigoureusement aux « mensuralistes », qui estimaient que le chant grégorien devait au contraire être chanté avec des contrastes rythmiques appuyés (à défaut de forts contrastes de hauteurs, car le chant grégorien se meut volontiers, comme la pratique debussyste, par degrés conjoints). Charles-Albert Cingria, l’un des plus farouches (mais peut-être pas des plus scientifiques…) défenseurs de cette deuxième voie, allait même jusqu’à créditer Stravinsky d’avoir établi son credo rythmique sur les mêmes principes9. On voit cependant bien que la pratique de Martin pèche, dans ce débat, soit par défaut, soit par excès : sa rythmique est plus contrastée que celle des solesmiens, mais elle reste beaucoup moins contraignante que celle des mensuralistes10. Il lui suffit, au fond, de sembler suffisamment souple pour « faire médiéval ». Si, mieux informé de la musique du Moyen Âge, l’auditeur d’aujourd’hui ne se laisse plus prendre, celui d’il y a un demi-siècle n’y voyait sans doute que du feu. Mais la distance aujourd’hui possible ne se retourne pas contre l’œuvre : au contraire, celle-ci, cessant d’évoquer un pastiche, peut afficher sans rougir son statut de musique du XXe siècle. Elle nous apparaît maintenant telle que le temps, sinon l’éternité, en a changé la contingence première. La référence médiévale s’éloigne, mais la force de l’œuvre de Martin demeure.
11L’Ode à la musique, d’après Machaut, pose des problèmes plus complexes, car l’œuvre est chorale et accompagnée d’un petit ensemble instrumental (une trompette, deux cors, trois trombones, un piano et une contrebasse). Cependant, Martin ne profite pas de ce qu’il dispose de quatre voix pour mimer la polyphonie du XIVe siècle : sur deux cent sept mesures vocales, cinquante-quatre usent du chœur à l’unisson, soixante-six sont rigoureusement homorythmiques, vingt-huit opposent deux groupes homorythmiques en canon et neuf sont en écriture à deux voix, c’est-à-dire en bissinium, pour user ici de la terminologie polyphonique ; seules, donc, les cinquante mesures qui restent, essentiellement groupées au milieu de la pièce, usent réellement d’une écriture à quatre voix. Encore faut-il faire la part, parmi elles, de vingt mesures destinées à accompagner, de manière quasiment instrumentale, le chant du baryton solo de vocalises (dont les six dernières sont homorythmiques) sur un Gloria évidemment absent du texte de Machaut, quoique fidèle, dans la superposition linguistique qu’il induit, à l’esprit de ses motets.
12Tous ces moments polyphoniques rappellent fortement le style dont usait Martin dans sa Messe à double chœur écrite de 1922 à 1926, en particulier, justement, les mesures sur le Gloria qui constituent le seul passage a capella de l’Ode à la musique. De fait, cette très souple polyphonie s’inscrit bien dans le mouvement archaïsant inspiré du chant grégorien qu’un Jean Duruflé exploitait en France à la même époque. Cependant, si ses réminiscences médiévales sont indéniables, le style vocal de l’Ode à la musique appartient bien, ici encore, par sa prosodie, à la mouvance honeggerienne qui transparaissait également dans les Minnelieder. Particulièrement emblématique apparaît ainsi le solo du baryton, non dépourvu d’analogies avec celui de la Danse des morts d’Honegger (p. 28-29, chiffre 16 de la Partition).
13L’écriture chorale à quatre voix permet, quant à elle, à Martin des effets riches, comme les passages presque insensibles de l’unisson à l’accord parfait. On sent les relations de quintes omniprésentes, à travers l’écriture en accords parallèles, mais les quintes nues sont souvent évitées pour donner plus de corps à l’harmonie. On les verra par contre jouer un rôle essentiel dans les Poèmes de la Mort où Martin a choisi de réduire son effectif vocal.
14De fait, nous terminerons ce trop rapide survol par l’évocation de l’une des toutes dernières œuvres du compositeur, qui se trouve en même temps être l’une de ses plus « jeunes », par l’usage exceptionnel d’un instrument peu prisé dans la musique savante : la guitare électrique ! Les Trois poèmes de la mort d’après Villon, offrent par là un exemple particulièrement frappant de cette recherche de l’esprit par-delà la lettre qui est au cœur de la restitution que Frank Martin propose du Moyen Âge musical. À la Ballade des pendus, mise en musique en 1969, allaient s’ajouter, dans les deux années suivantes, deux extraits du Testament de Villon : d’une part « Mort saisit sans exception… », reprise des huitains 39 à 41, d’autre part le rondeau « Mort j’appelle de ta rigueur ». La première pièce composée, La Ballade des pendus, se retrouve ainsi, dans le triptyque final, conclure un ensemble qui peut paraître hétérogène en regard de l’économie du texte villonien : « Mort saisit sans exception » est en effet tiré, on a presque envie de dire arbitrairement, de la part « narrative », en opposition avec le rondeau « Mort », pièce à forme fixe close sur elle-même quoique organiquement liée au testament, tandis que la Ballade des pendus est un poème complètement autonome de Villon. L’effet est-il voulu ? Toujours est-il que la progression des trois textes dessine une émancipation progressive par rapport au grand recueil de Villon.
15Les trois guitares électriques accompagnent trois chanteurs masculins (ténor, baryton, basse) et, malgré le scepticisme scandalisé des responsables du Lincoln Center de New York, commanditaires de l’œuvre, Frank Martin persista et signa, car ces instruments lui semblaient apporter à Villon des couleurs inimitables :
Rien, à mon goût, ne pouvait mieux exprimer ces contrastes [propres à l’œuvre de Villon] que la sonorité des guitares électriques, parfois stridentes ou même grinçantes, mais qui peut aussi évoquer, avec solennité, la voix de l’orgue ou le grave tintement des cloches11.
16On lit chez certains commentateurs que Frank Martin serait allé jusqu’à assister à des concerts de rock pour se faire une meilleure idée des possibilités de ces instruments ; en réalité, c’est son fils Jan-Franck, qui avait alors de peu dépassé la vingtaine, qui lui fait écouter ses disques, en particulier, à ce que du moins il s’en souvenait12, du Pink Floyd et du Zappa. Toutefois l’auditeur d’aujourd’hui sera peut-être un peu déçu de constater que le compositeur utilise ses guitares électriques de manière somme toute assez classique : pas de riffs ravageurs, peu d’effets de distorsion, sinon fugitivement dans certains forte, et des soli qui se souviennent plutôt du jazz-rock, que de Jimmy Hendricks13. Il est vrai qu’en 1970 le hard rock venait à peine de naître !
17Martin, qui connaissait bien la guitare, pour laquelle il avait écrit, en 1933, ses fameuses Quatre pièces brèves, qui sont l’un des sommets du répertoire de l’instrument au XXe siècle, demande aux guitares électriques tantôt ce qu’il demanderait à des guitares sèches, tantôt de longues tenues planantes où se ressent nettement l’influence des Pink Floyd : c’est le cas, en particulier, dans la deuxième strophe de La Ballade des Pendus, où la guitare lead déploie piu largamente dans l’aigu une longue mélodie soutenue par les accords brisés de la seconde guitare. Dans l’ensemble, l’atmosphère oppressante créée par ces instruments s’accorde parfaitement au chromatisme torturé qui est la marque de fabrique de Martin.
18Les parties vocales, comme dans l’Ode à la musique, évitent presque toujours la polyphonie au sens strict, le compositeur usant soit de passages solistiques, soit de passages homorythmiques. Dans le premier cas, il peut faire alterner rapidement les trois voix soit pour animer les énumérations, comme dans la première pièce, où « pauvres et riches », « sages et fols », « prêtres et lais », « nobles, vilains », « larges et chiches », « petits et grands », « et beaux », « et laids » se succèdent en passant d’une voix à l’autre ; soit pour souligner, en les répétant, certains mots du texte, comme dans la troisième pièce, La Ballade des Pendus, où les chiffres « cinq, six », désignant le nombre d’occupants du gibet, sont répétés quatre fois. Seule la deuxième pièce, « Mort, j’appelle de ta rigueur », fait entendre quelques imitations de motifs d’une voix à l’autre. La cellule de base en est une figure de quatre notes (sol – ré – mi bémol – si), égrenée en noires régulières et d’abord présentée en décalage par les guitares électriques. La basse entre sur le troisième temps de la troisième mesure, suivie par le baryton sur le premier temps de la quatrième mesure, pour chanter les mots « De profundis », évidemment absents du poème de Villon, par rapport auquel ils se présentent clairement comme un corps étranger à valeur accompagnatrice, et qui sont repris en conclusion. La partie centrale est bâtie sur un ostinato des guitares basé sur une figure de quatre croches, transposition à la quinte du motif initial : ré – la – si bémol – fa dièse. Cette manière de ritournelle n’est évidemment pas utilisée par hasard dans « Mort, j’appelle de ta rigueur », qui est, rappelons-le, un rondeau. Trompé par les éditions du texte villonien disponibles de son temps, Martin a considéré que, dans deux cas sur trois, le refrain se résumait au seul mot « Mort14 », et qu’il ne serait, ainsi, pas perceptible. En conséquence, Martin a trouvé un moyen purement musical de nous rappeler la structure circulaire du rondeau : cette homologie, qui transfère une caractéristique du texte dans le domaine du son, dit assez la subtilité de la réflexion de Martin sur les formes poétiques médiévales. Dans La Ballade des pendus, qui suit, en revanche, l’évidence de la reprise textuelle du refrain dispense le compositeur d’exprimer la forme de la ballade par d’autres moyens que ceux de la simple reprise thématique. Cette dernière pièce, qui est la plus longue des trois, est aussi celle dans laquelle est fait l’usage le plus large de l’homorythmie, ici au service d’une harmonie très simple, ténor et basse chantant à l’octave, tandis que le baryton exprime soit la quinte soit la quarte intermédiaire : la sonorité « médiévale » du résultat est si manifeste qu’elle pourrait se passer de commentaire. Remarquons cependant qu’une telle harmonisation renvoie à une pratique remontant aux débuts de la polyphonie et qui a trouvé son apogée au début du XIIIe siècle dans l’école dite de Notre-Dame et dans ce que l’on a nommé l’Ars antiqua, c’est-à-dire au bas mot deux siècles avant Villon : Frank Martin montre une fois de plus que le Moyen Âge, avant de connoter une technique, illustre d’abord pour lui une couleur. Plus hiératique que celle des deux premières pièces, qui allaient de la blanche pointée à la double croche en triolet, la rythmique des voix de la Ballade des Pendus use essentiellement de la croche et de la noire, avec de rares triolets de croches et quelques valeurs un peu plus longues. Mais cette apparente rigidité est compensée par la rythmique instrumentale, sans doute la plus « pop » des trois pièces : l’introduction n’est ainsi pas sans faire penser à certaines ritournelles de groupes rock mélodiques des années 1970 ou 1980, tel, par exemple, le groupe allemand Scorpion. La pièce n’est ainsi pas totalement dénuée d’un certain humour macabre, qui rend véritablement palpable le balancement des pendus « comme le vent varie ». Mieux même : la guitare électrique, dont le son amplifié donne l’impression que ses cordes se rallongent indéfiniment, devient elle-même une métaphore de la corde du pendu : l’humoriste qui disait qu’il ne fallait « pas confondre pendaisons simultanées et ensemble à cordes15 » touchait sans le savoir à une vérité que Frank Martin a magistralement illustrée dans sa mise en musique du chef-d’œuvre de Villon.
19Les œuvres, parfois très réussies, de Debussy, Raynaldo Hahn ou Poulenc sur des poèmes de Charles d’Orléans et de Villon ne présentent aucune différence de ton avec celles que ces compositeurs ont écrites sur des poèmes plus récents : de fait, agréés de longtemps dans le canon littéraire français, le duc mélancolique et l’ami des coquillards étaient pour eux les premiers représentants modernes d’un art poétique « typiquement français » qui ne nécessitaient de leur part qu’une vague affection d’archaïsme, à vrai dire plus XVIIe que XVe siècle. À l’inverse, chez Martin, Villon incarne l’ultime, et plutôt grinçante, floraison d’une poésie musicalement associée à des idéaux expressifs dont toute son œuvre atteste la nostalgie : le compositeur souligne ainsi la profonde altérité de ces poèmes et leur incompatibilité avec le goût classique par le choix d’un instrument inassimilable par l’orchestre symphonique standard. Cependant, pour user de moyens sonores plus traditionnels, ses autres œuvres qui prennent le Moyen Âge pour thème n’hésitent pas à plonger résolument dans un passé dont l’opposition à l’ordre classique acquiert presque une vertu polémique. De fait, les Minnelieder, l’Ode à la musique de Machaut, la Passion de Gréban mais aussi le Cornet de Rilke, les Monologues de Jedermann, La Tempête et, bien sûr, Le Roman de Tristan et Iseut de Bédier se rattachent tous peu ou prou à un Moyen Âge qui, pour avoir ses moments idylliques, reste plus souvent sombre et tendu16 : le style musical de Frank Martin, caractérisé par une ascèse du matériau qui doit beaucoup au dodécaphonisme, s’y ressource ainsi comme dans un bain d’objectivité. En dépit d’une rythmique résolument post-romantique et d’un style mélodique dont le chromatisme est sans rapport avec le diatonisme médiéval, Martin a en commun avec les compositeurs du Moyen Âge un même sens de l’imbrication de l’harmonique dans le mélodique et une attention identique à l’organisation conjointe des paramètres musicaux. Le Moyen Âge c’est peut-être simplement, chez le compositeur suisse, l’autre nom de l’inspiration musicale.
Notes de bas de page
1 Voir Corbellari A., « Frank Martin, compositeur médiéval », in Mainte belle œuvre faite. Études sur le théâtre médiéval offertes à Graham A. Runnals, Orléans, Paradigme, 2005, p. 83-94.
2 Ce disque, édité chez Deutsche Gramophone, comprend également la version de référence des Monologues de Jedermann, chantés par le même Fischer-Dieskau, avec Frank Martin au pupitre : Deutsche Gramophone, LPM 18871, 1963. La première intégrale discographique de La Tempête a paru tout récemment et a même reçu un Diapason d’or : elle est dirigée par Thierry Fischer, à la tête du Netherlands Radio Philharmonic Orchestra ; ce triple CD est sorti en 2011 chez Hypérion CDA67821/3.
3 Elle constitue d’ailleurs les seuls fragments de La Tempête de Martin encore régulièrement joués, l’opéra ne s’étant malheureusement pas imposé au répertoire.
4 Voir Corbellari A., Joseph Bédier écrivain et philologue, Genève, Droz, coll. « Publications romanes et françaises », 220, 1997.
5 Martin F., Un compositeur médite sur son art, Neuchâtel, La Baconnière, 1977, p. 36.
6 Martin F., À propos de… Commentaires de Frank Martin sur ses œuvres, Neuchâtel, La Baconnière, 1984, p. 147. Je signalais également, dans mon article précédent, son jugement, si proche sur le texte du Requiem : « je m’étais identifié avec ce vieux texte du Moyen Âge, plein des terreurs du jugement dernier mais aussi d’adoration et de confiance, malgré tout ce qui nous en sépare intellectuellement » (lettre à son fils Jan-Frank, Un compositeur médite sur son art, op. cit., p. 250).
7 Cité par Perroux A., Frank Martin ou l’inlassable quête, Genève, éditions Papillon, coll. « Mélophiles », 2001, p. 97.
8 Mais le fameux « déplacement de l’accent tonique » dont on a tant crédité Honegger se retrouve déjà chez Debussy ; simplement, il y est si discret que peu de critiques d’époque l’avaient souligné. Romain Rolland, toutefois, en parle explicitement dès la première décennie du XXe siècle, dans ses lettres à Richard Strauss (voir Richard Strauss et Romain Rolland. Correspondance et fragments de Journal, Paris, Albin Michel, coll. « Cahiers Romain Rolland », 3, 1951).
9 Voir Cingria Ch.-A., La Civilisation de Saint-Gall [1929], Œuvres complètes, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1969, t. II, p. 107-223.
10 Bien que tous deux Genevois et à peu près contemporains (Cingria est né en 1883, Martin en 1890), les deux créateurs ne semblent pas avoir eu le moindre contact.
11 Martin F., À propos de…, op. cit., p. 155.
12 Dans une conversation que nous avons eue ensemble le samedi 13 février 2010 à Genève, à l’issue d’une réunion de la Société Frank Martin.
13 Peut-être faut-il, cependant, relativiser cette impression : le seul enregistrement disponible de l’œuvre est celui, tout récent, publié dans la collection « Musiques suisses » (Werke mit Gitarre, MGB CD 6264, 2009). Outre que les chanteurs, germanophones, massacrent allègrement la prononciation française, les guitaristes se montrent visiblement timorés et Jan-Franck me disait, dans la conversation citée plus haut, que son père lui-même aurait sans doute été déçu de cette interprétation trop sage.
14 On sait qu’il y a là une erreur des philologues du XIXe et du début du XXe siècle, qui ont pris ce mot isolé pour une extraordinaire audace stylistique, alors qu’il ne figure que la reprise abrégée du refrain entier, que les éditeurs les plus récents ont rétabli. Mais la lecture de Martin est celle des philologues de son temps et c’est celle que nous devons adopter ici.
15 Voir Franquin A., En direct de Lagaffe, Marcinelle-Charleroi, Dupuis, 1974, p. 44. La formule est d’Yvan Delporte.
16 Bien que se référant à la Guerre de Trente Ans, donc au XVIIe siècle, Le Cornet entre parfaitement dans ce paradigme. J’en veux pour preuve, toute subjective, mais c’est bien là de subjectivité qu’il est question, que le fils de Frank Martin lui-même, au cours de la conversation précitée, se montrait persuadé que Le Cornet racontait une histoire médiévale.
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