Du Chevalier au cygne au Lohengrin de Wagner
p. 119-129
Résumé
Dans Lohengrin, qu’il qualifie lui-même d’opéra romantique, Wagner s’est réapproprié la légende médiévale du Chevalier au cygne pour donner une valeur nouvelle au scénario mélusinien, qui n’est plus centré sur la naissance d’un lignage d’origine surnaturelle mais sur le drame du héros trahi et incompris. On trouve d’ailleurs le même scénario dès Les Fées (1833), puis dans Le Vaisseau fantôme et Tannhaüser : Wagner se projette dans le mythe mélusinien, qui rencontre un écho étonnant dans son imaginaire amoureux et métaphysique.
Texte intégral
1On connaît bien les sources médiévales de Wagner en général et de Lohengrin en particulier1. Il ne s’agit donc pas ici de s’intéresser aux sources de l’opéra mais au glissement d’une figure mythique médiévale, le Chevalier au cygne, à une figure mythique du XIXe siècle, Lohengrin, en qui on peut voir un héros romantique, Wagner qualifiant lui-même son œuvre d’opéra romantique. L’étude de l’évolution du mythe depuis les premières versions médiévales permet de mieux comprendre l’opéra.
2On examinera d’abord la formation de la légende du Chevalier au cygne au Moyen Âge. Ce récit, qui conte l’union d’un mortel et d’un être surnaturel, union liée à un interdit, est une légende mélusinienne qui s’est construite progressivement depuis le XIIe siècle. On pourra s’attacher ensuite à la réappropriation de cette légende dans le Lohengrin de Wagner, qui donne une valeur nouvelle au scénario mélusinien. Un nouveau mythe s’est constitué, qui domine non seulement Lohengrin mais plusieurs autres opéras de Wagner et donne des clés pour leur interprétation.
3La légende médiévale du Chevalier au cygne offre un exemple privilégié de constitution d’un mythe littéraire2. Le noyau en est l’arrivée d’un chevalier sur un fleuve dans un bateau tiré par un cygne. De nombreux éléments se sont greffés par la suite sur le noyau primitif.
4Le premier état de la légende est attesté à la fin du XIIe siècle, chez le cistercien Geoffroy d’Auxerre. Geoffroy, né vers 1120, secrétaire de saint Bernard et abbé de Clairvaux, est célèbre pour sa vie de saint Bernard. Il a aussi rédigé vers 1190 vingt sermons sur l’Apocalypse. Dans le quinzième de ces sermons, surgissent trois exempla, des anecdotes édifiantes, consacrées à l’union d’un mortel et d’un être surnaturel. Voici l ‘ un de ces trois exempla :
In Coloniensi diocesi famosissimum et immane palatium Rheno flumini supereminet, quod Nimmaium nuncupatur, ubi pluribus olim congregatis principibus et, ut quidam aiunt, imperatore praesente, navicula quam alligato collo catena cygnus argentea trahebat, applicuit litori, super tanta novitate stupentibus et ad spectaculum assurgentibus universis. Exinde miles novus et nemini cognitus exilivit ; cignus naviculam sicut adduxerat catena similiter trahente reduxit. Inventus deinde miles in armis strenuus, in consiliis efficax, obtemperans dominis, hostibus gravis, gratus sociis et jocundus amicis, nobilem duxit uxorem, cuius dote locupletatus est et cognatione munitus. Demum liberis procreatis, nec brevi spatio temporis evoluto, in eodem palatio residens, cygnum suum cum navicula et catena similiter advenantem eminus intuetur. Nec cunctatus exsurgit, accelerat, in navem se recipit et ulterius non comparet. Ex cuius liberis non pauci proceres prodierunt et usque hodie numerosa progenies perseverat et crescit3.
Dans le diocèse de Cologne un château fameux et immense portant le nom de Nimègue domine le Rhin. Un jour, lors de l’assemblée de nombreux princes et, dit-on, en présence de l’empereur, une barque tirée par un cygne par une chaîne d’argent autour de son cou aborda au rivage : ce prodige suscita la stupeur de tous les assistants qui accoururent au spectacle. Un jeune chevalier inconnu de tous en sortit et le cygne repartit avec la barque en tirant sur la chaîne comme il venait de le faire. Le chevalier se révéla vigoureux au combat, de bon conseil, soumis à ses seigneurs, féroce pour ses ennemis, dévoué à ses alliés et plaisant pour ses amis ; il épousa une femme de noble naissance, qui lui apporta la richesse par sa dot et la protection de son lignage. Enfin après la naissance d’enfants, bien plus tard, alors qu’il se tenait dans le même château, il aperçoit d’en haut son cygne qui revenait avec la barque et la chaîne. Sans attendre il se lève, se précipite vers le navire et ne reparaît plus jamais. De ses enfants sont descendus bien des grands seigneurs et son lignage subsiste et s’accroît aujourd’hui encore.
5Voilà la forme primitive de la légende. Le schéma narratif est très simple et se compose de trois séquences :
l’arrivée d’un chevalier transporté par un cygne dans une barque sur les eaux du Rhin sous le règne de Charlemagne ;
l’installation du chevalier inconnu parmi les hommes : il reçoit une femme et un fief et engendre des enfants :
le retour du cygne et la disparition du chevalier.
6La spécificité de ce premier état de la légende est l’absence d’interdit : le cygne revient un jour chercher le chevalier comme il l ‘ avait amené. On peut parler de conte mélusinien au degré zéro : il se réduit à l’arrivée d’un être surnaturel dans le monde des humains, son union avec une mortelle et la fondation d’un lignage, puis son départ.
7Le deuxième état de la légende apporte le lien avec le lignage de Bouillon. Comme dans bien d’autres cas (celui de Mélusine en particulier) la légende est exploitée par une famille noble qui se donne un ancêtre féerique. Le chevalier au cygne devient l’ancêtre de Godefroy de Bouillon dans deux types de textes :
les chroniques de la première croisade ;
le cycle épique de la croisade.
8Ainsi Guy de Bazoches, dans sa Chronique rédigée vers 1175-1180, mentionne l’origine féerique du lignage de Bouillon à propos de Baudouin, frère de Godefroy :
Hic erat ille comes, quo nemo clarior inter Francorum proceres Austriasiosque fuit. Hic erat ille nepos militis ejus, per vada cui Rheni dux fuit albus olor4.
Ce comte était plus illustre que quiconque parmi les chefs des Francs et les Austrasiens. Il était le descendant du chevalier à qui un cygne blanc avait servi de guide sur les eaux du Rhin.
9Le cycle épique de la croisade s’est constitué à la fin du XIIe et au XIIIe siècle pour glorifier la première croisade et la figure de Godefroi de Bouillon. La Chanson d’Antioche, vers 1180, donne le Chevalier au cygne pour ancêtre à Godefroi :
Molt est de grant parage, par Deu qui fist le mon,
Vos avés bien oï qui il est ne qui non.
Son avie a duist uns cisnes a Nimaie el sablon,
En mi le plain gravier el plus maistre donjon
Tot seul en un batel, ainc n’i ot compaignon. […]
L’emperere le retint par tel gueredon
K’il li dona moillier en ceste region,
Une soie parente d’un sien cosin Begon,
Terre bone et fegonde et l’onor de Buillon.
Cil li guia ses os, porta son gonfanon,
Volontiers le servi sans nes une okison,
Tant que li cisne vint a la soie saison.
Le vassal emmena en un petit dromon,
Parmi le mer salee sans sigle et sans noton,
Ainc nel pot retenir li rois por nes un don ;
Molt en furent dolant li gent de la maison,
Onques puis n’en oïrent autre devision.
Une fille en remest el castel de Bullon,
Li dus Godefroi est de cele estracion5.
Il est de très grande noblesse, par Dieu le Créateur.
Vous avez bien entendu dire qui il était.
Son ancêtre fut conduit par un cygne à Nimègue sur le sable,
Sur le rivage, au pied du donjon,
Tout seul en une barque, sans aucun compagnon […]
L’empereur le retint près de lui
Et lui donna une femme du pays,
Une parente à lui, de la famille de son cousin Begon,
Avec une terre bonne et fertile et le fief de Bouillon.
Le chevalier conduisit ses hommes, porta son gonfanon,
Le servit volontiers très loyalement,
Jusqu’au jour où revint le cygne au moment fixé.
Il emmena le chevalier en un petit navire,
Sur la mer salée, sans voile et sans pilote.
Les gens de sa maison en furent très chagrins,
Ils n’en entendirent plus jamais parler.
Il laissa une fille au château de Bouillon.
Le duc Godefroi en est issu.
10C’est le même récit que celui de Geoffroy d’Auxerre mais lié à Godefroy de Bouillon. Il intègre les données historiques au schéma folklorique : le héros a une fille qui, dans les versions suivantes sera nommée Yde (il s’agit d’Yde de Boulogne) et deviendra mère de Godefroy. On remarque l’absence totale d’interdit : il ne s’agit pas d’un récit mélusinien.
11Avec la troisième étape on voit enfin apparaître le motif de l’interdit, dans une chanson plus tardive du cycle de la croisade, Le Chevalier au cygne (au cours du XIIIe siècle). Le héros, Elias, épouse la fille de la duchesse de Bouillon et lui impose d’emblée un interdit avant de l’épouser :
Bele suer, dolce amie, entendés ma raison :
Tant come me volrés avoir a conpaignon,
Ne me demandés ja qui jo sui ne qui non,
Ne le non de ma terre, par nule anoncion ;
Et se vols le me dites, sus ma deffension,
D’ilueques en IX jors chertes departiron6. (v. 4127-4731)
Tendre sœur, douce amie, écoutez mes paroles :
Aussi longtemps que vous me voudrez pour compagnon,
Ne me demandez jamais qui je suis
Ni le nom de ma terre pour rien au monde.
Si vous me le demandez, malgré ma défense,
Dans les neuf jours nous serons séparés.
12Ici il n’y a pas d’agresseur : la duchesse agit seulement par curiosité en posant la question fatale. La transgression de l’interdit est aussitôt suivie du départ du héros et la légende devient ainsi mélusinienne.
13Dans la version complète du récit on intègre le conte des enfants-cygnes, qui permet d’expliquer l’origine du chevalier et du cygne. Ce conte, connu dans l’occident médiéval par une source orientale, le Roman des sept sages7, sera utilisé dans le cycle de la croisade pour éclairer la présence du cygne et le lien qui l’unit au héros. Il surgit dans une troisième chanson du cycle de la croisade, la Naissance du Chevalier au cygne, qui explique par l’histoire des enfants-cygnes le couple formé par le héros Elias et le cygne qui l’accompagne. Le cygne est le frère d’Elias qui n’a pu, comme ses frères, retrouver sa forme humaine et accompagne Elias dans ses aventures.
14Enfin une nouvelle étape est franchie avec le lien qui est établi avec Perceval et le Graal. Le texte clé qui signe la rencontre avec le mythe du Graal est le Parzival de Wolfram d’Eschenbach, vers 1200. Il offre aussi la première attestation du nom et de la légende spécifique de Lohengrin.
Loherangrin grandit et devint un jeune homme fort et courageux en qui il n’y avait pas la moindre trace de couardise. Dès qu’il fut devenu chevalier, il obtint grande gloire au service du Graal.
Longtemps après ces événements vivait dans un pays une dame en qui il n’y avait nulle fausseté. […] Beaucoup de nobles chevaliers, parmi eux nombre de têtes couronnées et de princes dont la noblesse était égale à la sienne, avaient brigué sa main, cependant elle s’était vouée si totalement à Dieu en toute humilité qu’elle repoussa tous les prétendants. […] Pourtant on avait beau la menacer, l’attaquer sans qu’elle y fût pour rien, elle remit son destin dans la main de Dieu et convoqua une assemblée des nobles de son royaume, à laquelle se rendirent également de nombreux émissaires de pays lointains. Là elle fit le vœu solennel de ne point prendre d’époux à moins que Dieu lui-même le lui eût destiné. De celui-là seul elle accepterait l’amour et le tiendrait en haute estime.
Elle était princesse en Brabant. De Munsalvaesche fut envoyé vers elle le chevalier que Dieu lui avait destiné. C’est un cygne qui le conduisit jusqu’à elle, et il accosta à Anvers. En lui elle trouva un excellent époux, car il avait un comportement sans reproche et tous ceux qui l’avaient connu dans différents royaumes l’estimaient pour sa beauté et son courage. […] Après que la souveraine du pays lui eut fait bel accueil, il se tourna vers elle, devant la foule assemblée de tous ses sujets, riches et pauvres, et lui dit : « Duchesse, si j’accepte de devenir seigneur de ce pays, sachez cependant que j’abandonne une charge tout aussi honorable. Mais je dois tout d’abord vous adresser une prière : ne me demandez jamais qui je suis ! Aussi longtemps que vous ne me poserez pas cette question, je pourrai rester auprès de vous. Mais si vous me la posez, vous aurez perdu mon amour. Si vous ne tenez compte de mon avertissement, je devrai suivre la volonté de Dieu et vous quitter. »
Elle lui donna sa parole de femme qu’elle était prête à respecter son avertissement et à faire tout ce qu’il exigeait d’elle aussi longtemps que Dieu lui laisserait toute sa raison. Malheureusement l’amour lui fit rompre sa promesse.
Elle se donna à lui dans la nuit qui suivit et il devint prince de Brabant. […] Le duc et la duchesse eurent ensemble de beaux enfants et nombreux sont en Brabant ceux qui savent raconter comment elle l’accueillit, comment, chassé par sa question, il dut prendre congé, et combien de temps il resta auprès de son épouse. Il ne partit qu’à regret mais son compagnon le cygne apparut dès après la fatidique question avec une belle petite nacelle et vint le chercher. Parmi les objets précieux qui lui avaient appartenu, il laissa une épée, un cor et un anneau. Puis Loherangrin s’éloigna, lui qui était, comme cette histoire l’a raconté, le fils de Parzival. Il voyagea à travers mers et terres jusqu’à ce qu’il fût revenu sous la garde du Graal8.
15On trouve ici très nettement le scénario mélusinien :
la rencontre est sous le signe du merveilleux (chrétien) : la duchesse lance un appel à Dieu pour qu’il lui envoie un époux ;
l’union est liée à un interdit qui porte, comme dans tous les contes mélusiniens, sur l’altérité de l’époux surnaturel ;
l’interdit est violé (sans l’intervention d’un agresseur) et l’époux surnaturel part en laissant une descendance et trois objets : une épée, un cor et un anneau. On trouve aussi le nom du héros Loherangrin : le Loherain Garin, Garin le Lorrain, héros épique de la geste des Lorrains.
16En outre, pour la première fois le chevalier au cygne devient l’envoyé du Graal et le fils de Perceval-Parsifal.
17Il existe un deuxième texte très curieux qui lie le Chevalier au cygne à Perceval : la Continuation de Perceval de Gerbert de Montreuil (vers 1230). Perceval et Blanchefleur se marient mais décident de rester vierges. Au cours de la nuit des noces Perceval entend une voix qui lui fait une prédiction : de son lignage sortiront le Chevalier au cygne et Godefroy de Bouillon.
Et de ta lignie venra,
Ce saches tu, une pucele
Qui molt ert avenans et bele :
Mariee ert au riche roi,
Mais par pechié et par desroi,
Sans deserte, ert en grant peril
D’ardair ou de metre a eschil.
Mais un fius de li naistera
Qui de cel perill l’ostera.
Autre enfant de li naisteront
Qui pluisors terres conquerront.
Un en i avra, c’est la some,
Qui primes avra forme d’ ome,
Qui molt sera et gens et biaus,
Et puis devenra il oisiaus,
Dont molt ert dolans pere et mere.
Et sachiez bien qu’a l’aisné frere
Avenra aventure bele :
A feme avra une pucele
A cui rendra terre sanz faille
Par vive force de bataille.
Et de celi si naistera
Une fille qui avera
Un fruit qui molt estera gens
Et molt plaisans a toutes gens.
Car troi fil de li naisteront
Qui Jherusalem conquerront,
Le sepulcre et la vraie crois9.
Et de ta lignée viendra,
Sache-le, une jeune fille,
Qui sera gracieuse et belle.
Elle sera mariée au riche roi
Mais par malheur et malchance,
Sans le mériter, elle sera en grand péril
D’être brûlée ou mise à mort.
Mais un fils lui naîtra
Qui la sauvera du péril.
D’autres enfants naîtront d’elle
Qui conquerront plusieurs terres.
L’un d’eux, en vérité,
Aura d’abord la forme d’un homme,
Il sera noble et beau,
Puis il deviendra oiseau,
Au grand chagrin de ses parents.
Et sachez bien que l’aîné de ses frères
Connaîtra une belle aventure :
Il aura pour femme une jeune fille
À qui il rendra sa terre
Par la force des armes,
Et de celle-ci naîtra
Une fille qui aura
Un fruit gracieux
Et plaisant à tous,
Car elle aura trois fils
Qui conquerront Jérusalem,
Le Sépulcre et la Vraie Croix.
18Cette prédiction fait allusion aux différents épisodes du cycle de la croisade :
la jeune femme menacée de mort et délivrée par son fils est l ‘ héroïne du conte des enfants-cygnes conté dans la Naissance du Chevalier au cygne ;
on trouve dans la même chanson la métamorphose de l’un des enfants cygnes qui ne peut retrouver sa forme humaine ;
l’aîné des enfants sauve la duchesse de Bouillon et l’épouse ;
sa fille aura trois fils qui conquerront Jérusalem (Yde de Boulogne et ses trois fils, Eustache de Boulogne, Godefroi de Bouillon, Baudouin).
19Gerbert connaît le cycle de la croisade et lie la légende du chevalier au cygne à la fois à Godefroi de Bouillon et à Perceval et au Graal10.
20Tous ces éléments légendaires vont s’épanouir dans le Lohengrin de Wagner, qui dit lui-même avoir connu la légende par le Parzival de Wolfram et surtout le poème bavarois anonyme de Lohengrin (entre 1283 et 1289), dont la trame préfigure nettement celle de l’opéra. On y trouve Elsa, duchesse de Brabant, et son ennemi Friedrich de Telramund, contre qui Lohengrin la défend. Wagner utilise aussi des sources folkloriques, en particulier les Légendes allemandes des frères Grimm.
21Deux éléments essentiels révèlent l’importance du mythe mélusinien dans l’imaginaire de Wagner :
une modification centrale révélatrice d’une interprétation toute nouvelle de la légende ;
la présence récurrente du mythe de Mélusine dans l’ensemble de l’œuvre de Wagner.
22On a, à première vue, tous les éléments du scénario mélusinien dans l’opéra :
la rencontre : le héros sort des eaux de l’Escaut, amené par un cygne, pour venir en aide à Elsa de Brabant, accusée par Friedrich de Telramund et sa femme Ortrud d’avoir tué son frère Gottfried, mystérieusement disparu ;
l’union liée à l’interdit : le chevalier propose à Elsa d’être son champion et de l’épouser à la condition qu’elle ne lui demandera jamais qui il est ni d’où il vient : l’interdit sera scandé au long de l’opéra par un leitmotiv :
Nie sollst du mich befragen,
Noch Wissens Sorge tragen,
Woher ich kam der Fahrt,
Noch wie mein Nam’und Art11.
Jamais tu ne devras m’interroger
ni te soucier seulement de savoir
d’où je suis venu et par quel voyage,
quel est mon nom ni quel est mon lignage.
la transgression de l’interdit et le départ de l’époux surnaturel : Elsa, manipulée par Ortrud, est envahie par le doute et pose les questions fatales :
Den Namen sag mir an! (Dis-moi ton nom !),
Woher die Fahrt ? (D’où viens-tu ?),
Wie deine Art ? (Quel est ton lignage ?)12.
23Dès lors le tabou est violé, tout le bonheur détruit (« nun ist all unser Glück dahin ! »). Le héros révèle publiquement son nom, Lohengrin, son lignage, celui de Parsifal, et le lieu de son séjour, Montsalvage. Il regagne le château du Graal avec le cygne ressurgi sur les eaux du fleuve.
24Le conte des enfants-cygnes affleure à la fin de l’opéra. Au moment du départ de Lohengrin, Ortrud la magicienne révèle que le cygne qui conduit sa barque n’est autre que le jeune duc Gottfried disparu, qu’elle a métamorphosé en cygne, et Lohengrin, par sa prière, fait triompher la magie blanche sur la magie noire et rend au cygne sa forme humaine.
25Mais un élément du livret est original et particulièrement révélateur. Le noyau des contes mélusiniens est la fondation d’un lignage. Il s’agit de contes étiologiques qui expliquent l’origine d’une noble famille par l’union d’un mortel et d’un être fantastique. C’est précisément ce qui disparaît dans l’opéra. Dans toutes les autres versions de la légende, l’interdit est violé après plusieurs années de mariage et la naissance d’enfants. Ici Elsa prononce les paroles fatidiques la nuit même de ses noces et le mariage demeure blanc. C’est que l’important est ailleurs, dans le drame du héros trahi et incompris. Les légendes mélusiniennes sont centrées sur le héros humain, sur sa descendance, sur la communauté à laquelle il appartient. Ici le seul héros est Lohengrin, héros romantique et figure de l’artiste. Wagner explique clairement son interprétation de la légende et la part d’autobiographie qu’il y inclut dans « Une communication à mes amis » en 185113. Il parle de « la tragédie du génie […] qui aspire à sortir de sa solitude d’artiste et à descendre de son empyrée vers les milieux ordinaires de l’humanité authentique ». Lohengrin devient ainsi une figure du génie incapable de s’intégrer à la communauté humaine, elle-même incapable de le comprendre. Le dénouement ne peut être que tragique. L’union de Lohengrin et d’Elsa est vouée à l’échec et cet échec ne saurait être adouci par la naissance d’un enfant.
26On peut même voir dans l’ensemble de l’œuvre une obsession du mythe de Mélusine, qui se fait sentir dès un opéra de jeunesse, Les Fées (1833), représenté pour la première fois en France en 2009, à Paris, au Théâtre du Châtelet14. Il est révélateur que le jeune Wagner ait choisi à vingt ans pour livret une pièce italienne du XVIIIe siècle, La femme serpent de Gozzi, qui repose sur l’histoire de Mélusine la fée serpente. Arindal poursuit une biche, avatar de la fée Ada, et parvient au château de la fée, qu’il épouse. Il s’engage à ne pas l’interroger sur son identité durant huit ans. Deux enfants naissent. Mais Arindal transgresse l’interdit et est transporté dans un désert. Il retrouve Ada et doit faire un second serment : ne jamais la maudire. Trompé par les apparences, il viole le second interdit et la fée est pétrifiée. Mais le dénouement est heureux et après de multiples épreuves les deux époux règneront sur le royaume des fées. Dès l’âge de vingt ans, Wagner est attiré par le couple constitué par une femme surnaturelle et un mortel héroïque, qui surmonte toutes les épreuves pour la conquérir.
27Dix ans plus tard, en 1843, le Vaisseau fantôme inverse les rôles avec le couple du Hollandais volant et de Senta. Le héros est proche du Juif errant, condamné à errer sur les mers pour expier sa faute jusqu’à ce qu’une femme accepte de le racheter par son amour : on voit aussi apparaître la « femme sublime » qui dominera les opéras de Wagner, celle qui est capable de comprendre et d’aimer le héros maudit. On trouve aussi le motif de l’interdit puisque le Hollandais ne peut être sauvé que par celle qui lui sera fidèle jusqu’à la mort. Il croit par erreur à l’infidélité de Senta mais celle-ci lui prouvera sa foi en mourant pour lui.
28En 1845, Tannhaüser montre encore l’union d’un mortel et d’un être surnaturel avec le couple formé par le héros et Vénus, qui l’a entraîné dans l’autre monde. Mais cette fois la femme surnaturelle incarne les voluptés trompeuses qui causent la perte du héros, sauvé par l’angélique Elisabeth.
29Wagner se projette dans le mythe mélusinien, qui rencontre un écho étonnant dans son imaginaire amoureux et métaphysique. Quand c’est l’amant qui vient de l’autre monde, il est l’image de l’artiste qui cherche en vain à trouver l’âme sœur et à s’intégrer à une communauté humaine qui ne peut le comprendre, tels le Hollandais et Lohengrin. Quand l’amante est la fée, le héros devient un humain exceptionnel voué à l’amour d’une femme surnaturelle et interdite. C’est l’histoire d’Arindal, le héros des Fées, du poète Tannhaüser. Mais c’est aussi l’histoire de Tristan et d’Iseut, la magicienne d’Irlande, la femme inaccessible, entourée de tous les interdits, que le héros ne peut rejoindre que dans la mort15.
Notes de bas de page
1 Buschinger D., Le Moyen Âge de Richard Wagner, Amiens, université de Picardie, 2003, p. 43-56.
2 Cf. Harf-Lancner L., Les Fées au Moyen Âge, Paris, 1984 ; Lecouteux C., Mélusine et le Chevalier au cygne, Paris, 1982.
3 Geoffroy d’Auxerre, Super Apocalypsim, éd. Gastaldelli F., Rome, 1970, XV, p. 185-186.
4 Lecouteux C., Mélusine et le chevalier au cygne, op. cit., p. 86.
5 La Chanson d’Antioche, éd. Duparc-Quioc S., Paris, 1977, v. 7453 sq.
6 Le Chevalier au cygne, éd. Nelson J. A., The Old French Crusade Cycle, vol. II, Le Chevalier au Cygne and La Fin d’Elias, Tuscaloosa, 1985.
7 Voir Foehr-Janssens Y., Le Temps des fables, Paris, Champion, coll. « Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge », 1994, p. 27.
8 Wolfram d’Eschenbach, Parzival, trad. Buschinger D., Pastré J. M., Spiewok W., Amiens, 2000, p. 307-308.
9 Gerbert de Montreuil, La Continuation de Perceval, éd. Williams M. et Oswald M., 3 vol., Paris, 1925, 1927 et 1975, v. 6906-6933.
10 Sur ce texte énigmatique, voir Ménard P., « L’histoire du Chevalier au cygne dans la Continuation de Gerbert de Montreuil », dans Marginalité et littérature, Mélanges C. Martineau-Génieys, ILF-CNRS, université de Nice, 2001, p. 249-262.
11 Lohengrin, acte I, sc. 3.
12 Ibid., acte III, sc. 2.
13 Wagner R., Une communication à mes amis, trad. J. Launay, Paris, 1976.
14 Harf-Lancner L. « Une obsession de Richard Wagner : le mythe de Mélusine », in Medioevo all’opera. Temi, immagini del Medioevo nel teatro lirico Otto-Novecentesco, Padova, CLEUP, 2013.
15 Sur Lohengrin, on pourra aussi se reporter à Berthier P. et Ringger K. éd., Littérature et opéra, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1987 ; Cramer T., Lohengrin, Munich, Fink, 1971 ; Kerdelhue A., Lohengrin, Analyse interne et étude critique des sources du poème de la fin du XIIIe siècle, Göppingen, Kümmerle, 1986 ; R. Wagner, Lohengrin, L’Avant-scène Opéra, no 143-144, 1992 et no 272, 2013.
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