Recevoir et transmettre le Moyen Âge : de la réappropriation culturelle à la relecture esthétique
p. 11-20
Résumé
L’histoire de la « redécouverte » du Moyen Âge débute dès la fin du XVIIe siècle et cette longue période devient alors graduellement une réelle source d’inspiration pour les pré-romantiques puis, surtout, les romantiques. Romanciers, architectes, peintres et compositeurs s’y attacheront, d’Horace Walpole à Richard Wagner, cherchant dans la veine médiévalisante une manière d’exotisme temporel de même que, pour certains d’entre eux, l’enracinement d’une certaine conscience nationale. En même temps, les travaux des historiens et des bibliophiles contribueront à faire mieux connaître ces temps longtemps qualifiés de « barbares ». Les compositeurs plus tardifs continueront de puiser à la source médiévale pour relire et revisiter ses mythes et jusqu’à ses sonorités, contribuant à en fournir une manière de réinterprétation contemporaine. Les enjeux d’un « Moyen Âge en musique » demeurent néanmoins à ce jour, pour les chercheurs comme pour les interprètes, de même que pour le public des concerts, de natures très diverses. Quels sont-ils réellement, et quelles sont les interrogations posées par cet univers sonore, son analyse, son interprétation ? Comment peut-on percevoir et aborder les problématiques actuelles d’une relecture du locus médiéval ?
Texte intégral
1Méconnu, loin de nous, mais sous certains aspects, si proche, vaste au possible – la période ne recouvre-t-elle pas près de dix siècles ? –, chargé de symboles, porteur de légendes, force est de reconnaître que le Moyen Âge exerce encore, plus de deux siècles après sa « redécouverte » par les pré-romantiques et sa sortie d’un purgatoire dans lequel l’avaient relégué des appellations l’assimilant péjorativement à la barbarie, un étonnant pouvoir de fascination. Ces temps ont longtemps évoqué surtout – pour le grand public – des faits historiques parfois flous et proches du cliché, volontiers décontextualisés (Charlemagne et sa barbe fleurie, Saint Louis et son chêne, les nains juchés sur les épaules des géants pour ne citer que quelques exemples), des figures visuelles plus précises grâce à leur meilleure accessibilité (des cathédrales aisément visitées, parfois découvertes au détour d’un concert, aux fines enluminures des manuscrits à peintures exposés dans les musées), et des images musicales… souvent proches du silence, tant les sources sont parfois malaisées à décrypter pour le profane, et demeurent encore sujets de controverses et de questionnements pour les chercheurs trop souvent contraints à des hypothèses difficilement vérifiables.
2Plongeons un peu, précisément, dans l’histoire de la « redécouverte » du Moyen Âge. Dès la fin du XVIIe siècle, les travaux d’érudition entrepris par les Mauristes1 permettent à la paléographie et à la diplomatique d’accéder au statut de sciences rigoureuses et, par là même, de mieux connaître les écrits médiévaux ; cette époque voit la multiplication des éditions de documents anciens, notamment en France et en Allemagne. Au début du siècle suivant apparaissent les premières éditions critiques d’œuvres littéraires médiévales. En parallèle, on remarque un éveil de la conscience nationale au XIXe siècle, qui cherche à puiser dans ses propres racines les origines de la nation. En témoignent les ouvrages d’Augustin Thierry (1795-1856), reprenant dans ses Récits des temps mérovingiens publiés à partir de 1833 certains récits de Grégoire de Tours, ou de Jules Michelet (1798-1874) qui s’attache tout particulièrement à un Moyen Âge sacrifiant parfois – trop souvent, selon ses détracteurs – au pittoresque, tant dans son écriture que dans les choix des faits mis en valeur.
3Du côté de la littérature et des arts, la redécouverte du Moyen Âge est généralement associée au pré-romantisme et débute en Angleterre. La parution, dans les années 1760-1763, des pseudo-poèmes d’Ossian, barde écossais du IIIe siècle, traduits et publiés par James Macpherson (1736-1796) – qui en serait peut-être l’auteur – influencera les écrivains romantiques, mais aussi quelques musiciens, parmi lesquels Franz Schubert, qui mettra en musique quelques-uns des poèmes, et Richard Wagner. L’année suivante, la publication du Château d’Otrante (The Castle of Otranto) d’Horace Walpole (1717-1797), sous-titré A Gothic Story, donnera naissance au genre du « roman gothique », où le médiéval côtoie le fantastique et dont le parallèle architectural se trouve dans les manoirs « pittoresques » à l’image de la propre demeure de Walpole, Strawberry Hill, un des premiers exemples du « Gothic Revival » qui culminera dans les réalisations de l’architecte A. W. Pugin (1812-1852). Suivront, au début du siècle suivant, les réinterprétations de Sir Walter Scott (1771-1832) : son premier roman consacré au Moyen Âge, Ivanhoe (1819), plusieurs fois porté à l’écran2, peint l’Angleterre du XIIe siècle et la croisade de Richard Cœur de Lion ; Quentin Durward (1823) conte l’histoire d’un archer écossais au service de Louis XI3 ; La jolie fille de Perth (1828), situé à la fin du XIVe siècle, inspirera en 1867 l’opéra éponyme de Bizet (1838-1875). En France, Victor Hugo (1802-1885), s’attachera, avec Notre-Dame de Paris (1831), au Paris du XVe siècle4.
4Ces années de la seconde Restauration 1820-1830 voient en France, dans les arts visuels, l’apogée du « style troubadour », apparu dès le salon de 1802 et apprécié de l’impératrice Joséphine, manière de réaction au mouvement de retour à l’Antiquité qui avait caractérisé la Révolution Française puis le début du Consulat. Une facture néo-classique est mise au service de sujets médiévaux souvent idéalisés et volontairement pittoresques. On y décèle néanmoins quelques anachronismes : pour « faire » médiéval, les peintres recourent de façon presque systématique à des décors gothiques, quelle que soit la période illustrée picturalement. Et les personnages évoluant dans ce décor architectural médiévalisant sont souvent vêtus à la mode de la Renaissance, de même que les accessoires décoratifs – instruments de musique, mobilier, etc. – sont fréquemment postérieurs à la période revendiquée. On touche ici à l’un des grands paradoxes de la redécouverte médiévale : l’authenticité, ou la recherche d’authenticité, n’est parfois que factice, voire anecdotique et – déjà – porteuse de clichés. Le mouvement touche surtout les peintres mineurs5, mais Louis David (1748-1825) s’y intéressera et Jean-Baptiste Isabey (1767-1855) et Dominique Ingres (1780-1867) y sacrifieront également.
5Toujours en France, la redécouverte du Moyen Âge est aussi une manière de réaction à l’idéologie rationaliste des Lumières, comme à l’industrialisation naissante. On assiste au réveil d’une certaine religiosité – la publication, en 1802, du Génie du Christianisme de François-René de Chateaubriand (1768-1848) constitue l’un des premiers symboles de cette prise de conscience –, en opposition aux dérives anti-cléricales de la Révolution ; et l’art gothique, libéré de sa connotation dépréciative, devient l’emblème de ce renouveau mystique. On ne peut ignorer le rôle primordial d’Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879) dans la réhabilitation de l’architecture médiévale : par ses écrits théoriques (Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle6), mais aussi par ses réalisations pratiques (restaurations de la basilique de Vézelay en 1840, de Notre-Dame de Paris en 1843, de la cité de Carcassonne de 1853 à 1879, entre autres multiples exemples) décriées par la suite jusqu’à parfois faire l’objet d’une dé-restauration7. On se met à idéaliser le Moyen Âge, et on rapproche son ordre social d’un ordre « naturel », voulu par Dieu.
6Mais qu’en est-il de la musique ? Et quels ont été, quels sont encore les enjeux d’un « Moyen Âge en musique » ?
7Le Moyen Âge musical des temps postérieurs est d’abord un Moyen Âge littéraire : les compositeurs puisent leurs sujets avant de puiser leur musique. Parmi les premiers exemples de cette inspiration médiévale chez les Romantiques, on trouve quelques Lieder de Franz Schubert (1797-1828)8 et Robert Schumann (1810-1856) lui-même mettra en musique – en 1840 – une ballade du poète Johann Gabriel Seidl (1804-1875) contant l’aventure du trouvère Blondel de Nesle dont la postérité a fait, probablement à tort, le sauveur de Richard Cœur de Lion9 ; plus tardivement, Johannes Brahms (1833-1897) tirera d’un roman de Ludwig Tieck (1773-1853) inspiré de la légende de la belle Maguelonne10 ses quinze Maguelone Romanzen op. 33 (1861-1862). Pour autant, l’inspiration médiévale des trois mélodistes ne se double d’aucune transcription musicale et les figuralismes de l’écriture pianistique s’attachent essentiellement à la description de paysages et de caractères11. De même la « mythologie » wagnérienne ou ses relectures d’épisodes médiévaux12 ne se chargent-elles d’aucun signe musical qui s’attacherait de près ou de loin à la longue période comprise entre les premières consignations de plain chant et les œuvres de Guillaume de Machaut.
8L’attitude vis-à-vis de cette période de l’histoire est celle d’une quête d’inspiration neuve : les artistes se plongent dans les mythes et les légendes, quitte à les réinterpréter à leur manière, au filtre de leur propre contemporanéité. Le Moyen Âge est pour eux un nouvel exotisme, temporel, qui vient s’ajouter à l’exotisme géographique marquant lui aussi la période romantique depuis les premiers exemples des aristocrates d’Angleterre et d’ailleurs qui parcourent l’Italie et la Grèce lors de leur « Grand Tour » initiatique13, conquièrent les montagnes14, voyagent de l’autre côté des mers15 … La réappropriation, la réécriture, se font toujours en mêlant à l’histoire originelle l’histoire personnelle de l’emprunteur, qui filtre en quelque sorte le Moyen Âge ainsi réinventé pour en faire un lieu nouveau, hybride, qui n’est plus ni tout à fait le même ni tout à fait un autre : le Moyen Âge des Romantiques est un locus qui leur est propre.
9À ce premier courant de réappropriation essentiellement textuelle des compositeurs romantiques s’opposera, à la fin du XIXe siècle et au cours du XXe, une direction quelque peu différente, où le langage musical se teintera d’un archaïsme délibéré visant à « sonner » médiéval. Certains compositeurs sont, certes, encore directement influencés par l’univers sonore wagnérien, comme Emmanuel Chabrier (1841-1894), qui situe son opéra Gwendoline (1886) au temps de l’invasion de la Grande-Bretagne par les Danois, Ernest Chausson (1855-1899), dont l’engouement pour les légendes arthuriennes transparaît dans Le roi Arthus, composé entre 1886 et 1895, ou Jules Massenet (1842-1912), plantant le décor de son « Miracle » lyrique Le jongleur de Notre-Dame (1902) dans le Cluny du XVe siècle. Giuseppe Verdi (1813-1901) lui-même situera certains de ses opéras dans les temps médiévaux, des Huns d’Attila (1846) au XVe siècle de Giovanna d’Arco (1845, d’après Schiller), Il trovatore (1853) et Falstaff (1893) en passant par le XIVe siècle génois de Simon Boccanegra (1857). Pour d’autres, en revanche, le langage interne et complexe de Wagner est jugé lourd et, pour tout dire, trop « germanique ». Ceux-là auront recours à un éventail de procédés compositionnels visant à tenter de reproduire une certaine idée d’un « Moyen Âge en musique » : utilisation de la modalité, écriture à la simplicité délibérément archaïque, mélodies chantées recto tono dans des ambitus volontairement restreints. Les inspirations textuelles sont variées ; dans ses mélodies, Claude Debussy (1862-1918) puise chez Charles d’Orléans16 et François Villon17 ; avec l’opéra Pelléas et Mélisande, composé entre 1893 et 1902 d’après la pièce éponyme de Maeterlinck, il transpose en un lieu atemporel – mais qui emprunte largement à l’imaginaire médiéval – le mythe de Tristan et Yseut.
10Enfin, de nombreux compositeurs étudieront et analyseront le plain chant et les techniques contrapuntiques des motets médiévaux et les érigeront en esthétique musicale ; parmi eux, Gabriel Fauré (1845-1924), Vincent d’Indy (1851-1931), et plusieurs des musiciens ayant étudié à l’école Niedermeyer et à la Schola Cantorum, deux écoles respectivement fondées en 1853 et 1894 et axant leur enseignement musical sur l’étude des techniques anciennes. La Légende de Saint-Christophe, drame religieux de Vincent d’Indy (1920), donne même à entendre des fragments musicaux tirés de l’office médiéval du saint. Plus près de nous, Igor Stravinski (1882-1971) remontera lui aussi aux sources de la musique occidentale dans sa Symphonie de psaumes (1930), puis dans sa Messe (1945-1947). Celle-ci se réfère explicitement à Machaut et aux messes médiévales par l’utilisation de modes ecclésiastiques et de procédés compositionnels chers aux compositeurs – anonymes – de plain chant : l’écriture antiphonique du Gloria alterne solistes et instruments, le Credo est une psalmodie homophone ; quant à la division de l’orchestre en deux groupes distincts (deux quintettes, l’un d’anches doubles, l’autre de cuivres) évoquant la sonorité d’un orgue primitif, l’absence de vibrato, les fréquents passages a cappella, ils contribuent à dégager une atmosphère particulière, vraisemblablement proche de l’idée que le compositeur pouvait se faire – et vouloir donner – d’une atmosphère médiévale. Benjamin Britten (1913-1976) propose quant à lui une tout autre lecture de l’inspiration médiévale : sa Ceremony of Carols (op. 28) de 1942 reprend des thèmes originaux de chants vernaculaires traditionnels – en moyen anglais – en les harmonisant selon sa propre esthétique musicale. L’instrumentation elle-même – une harpe accompagne le chœur d’enfants – reprend la tradition médiévale des « carols » anglais, chantés le jour de la fête des Saints Innocents (28 décembre) par des enfants allant de maison en maison en s’accompagnant d’une harpe.
11Les compositeurs ne s’arrêteront pas là et la musique contemporaine puise encore à la source médiévale une part de son inspiration : Frank Martin (1890-1974), Arvo Pärt (né en 1935), Olivier Messiaen (1908-1992) – l’opéra Saint François d’Assise de 1975-1983 transcrit en musique mais sans aucun artifice compositionnel médiévalisant les épisodes de la vie du franciscain – et jusqu’à Kaija Saariaho (née en 1952), revisitant en 1990-2000 la vie du troubadour Jaufré Rudel dans son opéra L’Amour de loin… Si chez le compositeur français, la réinterprétation médiévale passe uniquement par le choix du sujet, Martin, Pärt et Saariaho procèdent d’une autre volonté de relecture.
12Le premier puise son inspiration chez les poètes médiévaux – légende de Tristan et Yseult, Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban, Guillaume de Machaut, François Villon – et met en musique les langues anciennes – ancien et moyen français, moyen haut-allemand. Le langage musical, volontiers homorythmique, rejette en revanche souvent le diatonisme et le compositeur n’hésite pas à recourir à une instrumentation résolument moderne et à utiliser, par exemple, les guitares électriques dans sa mise en musique des ballades de Villon. Le « médiévalisme » n’est pas ici une convention sonore mais une réinterprétation contemporaine d’un univers ancien, source d’inspiration transformée au filtre du XXe siècle.
13Le deuxième réutilise dans sa période postmoderne, dite « tintinabuli » (après 1976), une part de ses études sur la musique médiévale – monodie grégorienne, modes ecclésiastiques, écriture contrapuntique pérotinienne, utilisation des quintes à vide des motets de l’École de Notre-Dame. Für Alina pour piano (1976) est la première œuvre où fleurit ce nouveau style diatonique, illustration du « médiévalisme » pärtien : lent jusqu’à l’immobilité tonale, homorythmique, résonant.
14La dernière, enfin, dans un opéra pour solistes, chœurs, orchestre et dispositif électronique18, aborde le mythe de l’amour de loin, mis en texte et en musique par le troubadour Jaufré Rudel, amoureux d’une femme qu’il n’a jamais vue. Certains des thèmes musicaux des cansos du troubadour parcourent l’opéra, distordus par le filtre « spectral » cher à Saariaho.
15Face à cette redécouverte, à ces relectures plurielles du Moyen Âge musical, quelle peut être la position des chercheurs et des scientifiques ? Quelle est la quête des interprètes ? Celle du public ? L’étude de sources parfois fragmentaires et toujours d’une grande diversité laisse encore aux premiers des zones d’ombre, des interrogations de diverses natures. Celles-ci trouvant leur écho dans la multiplicité des interprétations possibles. La diversité des théories, tant sur la prononciation des textes que sur la rythmique ou l’instrumentation, a donné lieu à autant de performances – et à autant de controverses. Si des compositeurs ont puisé leur inspiration à la source médiévale, ils se sont attachés à une manière de recréation d’un univers poético-musical qui les mettait, eux-mêmes, en scène. Analyser la musique médiévale, la chanter, la jouer, l’entendre, mettent également en jeu notre propre contemporanéité.
16Parmi les problèmes rencontrés par les chercheurs attachés à l’analyse de la musique médiévale, le plus évident est probablement celui des sources manuscrites durant la période médiévale, elles posent encore de nombreuses questions. Elles peuvent être de simples fragments – certains ouvrages ont parfois subi d’importants remaniements au cours de reliures successives, de la part de bibliophiles peu ou trop scrupuleux, voire des mutilations opérées par pur vandalisme ou au contraire par désir de conservation muséologique19. Elles sont parfois de véritables objets de luxe, commandés par un riche mécène et exécutés avec le plus grand soin, comme certains des manuscrits de Guillaume de Machaut20 ou le magnifique chansonnier probablement exécuté pour une famille florentine et conservé à la bibliothèque du château de Chantilly (Condé 564), renfermant des pièces musicales de l’ars subtilior, composées à l’extrême fin de la période médiévale. Enfin, certaines musiques n’ont survécu que sous forme de marginalia dispersées au hasard de certains codex ; ainsi en est-il de la messe dite « de Toulouse » disséminée dans les marges du manuscrit 94 de la Bibliothèque municipale de Toulouse. Il arrive aussi qu’elles racontent une histoire parallèle à celle de la source originelle, sous forme d’ajouts marginaux réalisés par certains de leurs possesseurs successifs – c’est le cas par exemple pour quelques-uns des chansonniers de trouvères exécutés entre la fin du XIIIe siècle et le début du XIVe, ou encore de certains témoins de romans munis de musique au XIIIe siècle, comme le roman de Renart le Nouvel attribué au lillois Jaquemart Gielee pour lequel des musiques additionnelles ont été ajoutées en marge, vraisemblablement par Claude Fauchet (1530-1602), bibliophile et historien ayant eu le manuscrit entre les mains. L’un des exemples les plus célèbres d’additions musicales postérieures demeure probablement la version remaniée par Chaillou de Pesstain, vers 1316, du Roman de Fauvel écrit par Gervais du Bus quelques années auparavant21.
17Ces sources musicales sont parfois difficilement accessibles et leur notation est généralement malaisée à transcrire. Au IXe siècle, les premières notations, en neumes, font office d’aide-mémoire et sont copiées sans lignes sous le texte concerné. Elles ne donnent pas d’indication rythmique précise. Ce n’est que deux siècles plus tard, grâce au moine bénédictin Gui d’Arezzo (Ca 975-Ca 1040), que la notation s’effectuera sur des portées, rendant plus aisées sa transcription et son interprétation. Certaines analyses demeurent toutefois encore basées sur des hypothèses restitutives – en particulier sur le plan rythmique – qui suscitent encore, bien que de plus en plus rarement, quelques polémiques opposant par exemple, pour la monodie profane, les tenants d’une rythmique paradoxalement basée sur les modes en vigueur pour la musique polyphonique aux adeptes d’un chant calqué sur les accents prosodiques.
18La multiplicité des témoins musicaux peut également engendrer un questionnement quant à leur éventuelle fiabilité. Peut-on, doit-on parler de hiérarchisation des témoins, ou peut-on – et à quel titre ? – considérer qu’une source est « meilleure » qu’une ou plusieurs autres ? La variabilité des copies induit nécessairement une étude de leurs éventuelles fautes ou lacunes, une prise en compte des variantes dialectales, question inévitable quand on envisage une édition critique, question bien évidemment double dès lors que l’édition est poético-musicale.
19D’une autre nature sont les enjeux de la restitution musicale, ou poético-musicale. S’agissant du texte, les langues médiévales tombées en désuétude – français d’oc et d’oïl, ancien et moyen allemand, ancien et moyen anglais – nécessitent parfois, surtout dans la perspective d’une interprétation publique, des traductions, voire des adaptations. La restitution de leurs prononciations pose encore, quant à elle, certaines questions aux chercheurs – et diffère parfois grandement selon la datation du texte poétique. Des entretiens avec divers interprètes mettent toutefois en lumière la diversité des opinions en matière de restitution, d’adaptation, de traduction éventuelles, de même qu’un doute quant à l’accessibilité d’un répertoire médiéval vierge d’explications ou de commentaires pour un public contemporain non averti.
20Enfin, le manque de pièces purement instrumentales, l’absence de toute partie d’éventuel accompagnement sur les chansonniers – les témoignages des romans courtois font cependant systématiquement état de tels procédés – et la perte de l’instrumentarium médiéval questionnent très directement les interprètes. La dernière nécessite des reconstructions par des facteurs spécialisés, reconstructions basées principalement sur l’iconographie et les descriptions figurant dans la littérature. Les premières requièrent une lecture parallèle des textes musicaux et littéraires autant que des traités anciens permettant de mettre en œuvre une musique jusqu’ici perdue, la monodie accompagnée.
21Redécouvert, relu à la lumière d’esthétiques diverses, réinventé parfois, réinterprété souvent, recréé toujours, objet de controverses ou plus simplement d’analyses, source d’inspiration pour certains, de questionnements pour d’autres, le Moyen Âge musical demeure à bien des égards un univers qui interroge constamment notre propre histoire personnelle – de chercheurs comme d’interprètes, de musiciens comme de littéraires – de même que la capacité à habiter un locus dont certaines parties demeurent encore à découvrir.
Notes de bas de page
1 Parmi eux, Dom Jean Mabillon (1632-1707) est l’auteur d’un De re diplomatica (1681) qui marquera le point de départ des études en la matière ; il y établit une histoire de l’écriture, s’attachant plus particulièrement dans le sixième et dernier livre de l’ensemble, à la description des différents types de graphies. On doit également aux érudits de la congrégation de Saint-Maur, entre autres travaux, les douze premiers volumes de l’Histoire littéraire de la France, compilés entre 1733 et 1763.
2 La plus célèbre des adaptations du roman est le film de Richard Thorpe avec Robert et Elizabeth Taylor : voir l’analyse d’Isabelle Ragnard, ici-même. Une première adaptation, muette, avait été réalisée en 1913 par Herbert Brenon. Ivanhoe est également à l’origine d’une série télévisée britannique (trente-neuf épisodes diffusés entre janvier 1958 et janvier 1959), avec Roger Moore dans le rôle-titre.
3 Ce texte a lui aussi été adapté à l’écran par Richard Thorpe, en 1955, avec Robert Taylor dans le rôle-titre.
4 Ce roman a fait l’objet de nombre d’adaptations cinématographiques, depuis Albert Capellani en 1911. Il a également inspiré spectacles, comédies musicales et films d’animation.
5 Parmi eux, Évariste Fragonard, le fils de Jean Honoré (1732-1806).
6 L’ouvrage, qui comporte dix volumes, a été constitué entre 1854 et 1868. L’architecte est également l’auteur d’un Dictionnaire raisonné du mobilier français de l’époque carolingienne à la Renaissance, en six volumes (1858-1870).
7 Le cas s’est produit pour la basilique Saint-Sernin de Toulouse ; Viollet-le-Duc avait supposé un étagement des toits des bas-côtés et de la nef principale qui aurait été supprimé au XIVe siècle, sans que rien, en l’absence de sources antérieures, ne puisse justifier cette hypothèse. Cet étagement a été supprimé lors de la nouvelle restauration de la basilique en 1995-1996. Viollet-le-Duc est également à l’origine, en 1879, de la création du second musée des monuments français, primitivement nommé « musée de la sculpture comparée » et comportant une importante collection de moulages du patrimoine architectural français. Le premier avait été ouvert en 1795 par l’archéologue Alexandre Lenoir (1761-1839) dans le couvent des Petits Augustins, dans le but de sensibiliser le public à la nécessité de conservation du patrimoine médiéval, saccagé durant la Révolution. Il avait fermé en 1816.
8 Il compose entre autres, en 1817, Die Nacht D. 534, d’après Ossian et, en 1826, un cycle de sept Lieder op. 52 d’après La Dame du Lac (The Lady of the lake) de Walter Scott (1810), qui avait également inspiré, en 1819, le compositeur Gioacchino Rossini pour son opéra La donna del lago.
9 Le Blondels Lied est la première mélodie du troisième recueil des Romanzen und Balladen (op. 53), composé en 1840. Le compositeur a également eu recours à la veine médiévale pour son unique opéra, Genoveva, inspiré de la légende de Geneviève de Brabant, que Schumann connaissait par la version de Ludwig Tieck et Friedrich Hebbel – auteur d’une pièce de théâtre basée sur la légende du Nibelungenlied et dont Wagner sera redevable. Notons que Jacques Offenbach (1819-1880), dans un opéra-bouffe de 1859 (révisé en 1867, puis en 1875) puis Erik Satie (1866-1925), dans un opéra pour marionnettes de 1899, mettront aussi en musique la légende de Geneviève.
10 Le roman, intitulé Liebesgeschichte des schönen Maguelone und des Grafen Peter von Provence et écrit en 1797, transcrit la légende médiévale expliquant la fondation, au XIIe siècle, de la cathédrale Saint-Pierre-et-Saint-Paul de Maguelonne.
11 Brahms utilisera néanmoins des modes mélodiques médiévaux, en particulier dans le début du second mouvement (Andante moderato) de sa quatrième symphonie op. 98, composée en 1884-1885.
12 Tanhaüser (1845) met en scène un tournoi de chant médiéval auquel participent des Minnesänger célèbres parmi lesquels Wolfram von Eschenbach et Walther von der Vogelweide ; Lohengrin, créé en 1850, revisite le mythe du chevalier au cygne, évoqué dans le Parzival de Wolfram von Eschenbach et le poème épique Garin le Lorrain ; Tristan und Isolde (1865) trouve son origine directe dans la légende bretonne ; Der Ring des Nibelungen (1849-1876) puise à la fois dans la mythologie nordique et dans le poème épique médiéval germanique du Nibelungenlied ; Parsifal, créé en 1882, s’inspire directement du Parzival de Wolfram von Eschenbach.
13 Un des premiers exemples dans l’aristocratie anglaise est le premier voyage effectué par Lord Byron (1788-1824) en 1809-1811, voyage qu’il poursuivra d’ailleurs jusqu’en Orient.
14 Si l’on excepte l’ascension du mont Aiguille (1492) réalisée par Antoine de Ville à la demande du roi Charles VIII, le véritable coup d’envoi de l’alpinisme a été donné après l’ascension du mont Blanc par Jacques Balmat et Michel Paccard le 8 août 1786. Les premiers alpinistes amateurs appartiendront à la haute société anglaise, puis successivement allemande, autrichienne, suisse et française.
15 Le romancier Gustave Flaubert (1821-1880) effectuera, de 1849 à 1852, un voyage en Orient « idéal » et initiatique qui le conduira d’Alexandrie en Italie, en passant par la Palestine, le Liban, la Syrie et Constantinople. En 1842, Gérard de Nerval (1808-1855) avait effectué un parcours similaire, qu’il narre dans son Voyage en Orient (1851).
16 Trois chansons de Charles d’Orléans (1898-1908) : « Dieu ! qu’il la fait bon regarder », « Quand j’ai ouy le tabourin », « Yver, vous n’estes qu’un villain ». Deux des Trois chansons de France (1904) emprunteront aussi à Charles d’Orléans (n° 1 « Rondel I, Le temps a laissié son manteau » et no 3 « Rondel II, Pour ce que Plaisance est morte »).
17 Trois ballades de François Villon (1910) : « Ballade de Villon a s’amye », « Ballade que Villon feit a la requeste de sa mère pour prier Nostre-Dame », « Ballade des femmes de Paris ».
18 L’œuvre est préfigurée en 1996 par Lonh, pour soprano et dispositif électronique, adaptation de la canso de Jaufré Rudel « Lanquan li jorn son lonc en mai », dont on percevra de lointaines réminiscences sonores, ainsi que celles d’autres chansons courtoises du même troubadour, dans l’opéra définitif.
19 Ainsi le manuscrit Paris, BnF, fr. 844, dit aussi « chansonnier du Roi », exécuté dans le dernier quart du XIIIe siècle, a-t-il été amputé d’une grande partie des initiales historiées représentant les trouvères auteurs des chansons qui y sont copiées. Ces amputations, dont on ignore avec précision la datation, nous privent d’une partie de la musique notée, qui se trouvait sur l’autre face du folio ainsi mutilé.
20 Parmi eux, les manuscrits Paris, BnF, fr. 9221 illustré par le Maître du Policratique, Paris, BnF, fr. 1584 peint par le Maître de la Bible de Jean de Sy, et Paris, BnF, fr. 22545/22546, tous deux exécutés par Perrin Remiet.
21 Cet exemplaire, conservé au département des manuscrits de la Bibliothèque Nationale de France (fr. 146) est également richement illustré, ce qui contribue à en faire une représentation vivante de la France du début du XIVe siècle ; outre la version interpolée du roman, il comporte également des Dits de Geoffroy de Paris et constitue la seule source des œuvres de Jeannot de Lescurel.
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