La réception du Roi des aulnes de Michel Tournier en Allemagne de l’Ouest et de l’Est
p. 135-148
Texte intégral
1Le transfert littéraire du roman Le Roi des aulnes (1970) de son contexte d’origine vers l’Allemagne divisée politiquement et culturellement en deux parties est un exemple significatif des « relations triangulaires » dont parle l’historien Ulrich Pfeil dans son analyse de ces « autres » relations franco-allemandes1. La première qui ait utilisé la notion de « transfert culturel », introduite2 par Michel Espagne et Michael Werner, pour s’approcher des relations culturelles entre la France et la RDA, fut Danielle Risterucci-Roudnicky dans son ouvrage de référence Anatomie d’un transfert littéraire3.
2Par contre, les relations triangulaires entre les trois champs littéraires restent encore largement à étudier. Ce qui complique cette tâche, c’est l’hétérogénéité des sources. Quant à la RDA, le transfert de textes d’origine étrangère se faisait vers un champ littéraire déterminé et structuré par les directives politiques et idéologiques. De nos jours, les archives des deux grandes maisons d’édition est-allemandes – Aufbau et Volk & Welt – font partie des fonds de la Staatsbibliothek (SBB) et de l’Académie des Arts de Berlin (AdK). Pour se renseigner sur le processus du transfert culturel, ces archives – qui contiennent notamment les expertises (les fameux « Gutachten ») et la correspondance avec des éditeurs et auteurs – sont consultables par les chercheurs intéressés. Ces documents d’archives restent muets si on ne les replace pas dans un contexte culturel et historique, d’où l’idée d’élargir la perspective et de considérer le transfert littéraire des deux parties de l’Allemagne. Quant à la RFA, il est difficile d’entrer dans le processus du transfert culturel car les maisons d’édition n’ont pas coutume d’ouvrir leurs archives aux chercheurs qui doivent donc se contenter de tenir compte des critiques littéraires et du nombre d’exemplaires vendus pour juger du succès d’un livre d’origine étrangère dans le champ littéraire ouest-allemand.
3Pour mieux comprendre l’insertion d’un livre dans un nouveau contexte culturel, il y a encore à lire une autre catégorie de « textes » dans le sens large du terme : l’annexe, la pré ou postface, la quatrième de couverture et la couverture elle-même. Tous ces « textes » font partie – selon Gérard Genette – du « paratexte4 » qui donne des renseignements importants sur l’interprétation d’un livre dans le processus du transfert littéraire.
4Le texte suivant est la version traduite et abrégée d’une contribution5 au colloque international « La place de la RDA dans les relations franco-allemandes après 1945 » qui a eu lieu en juin 2012 à l’université de Lorraine (Metz). C’est à la demande du traducteur ouest-allemand, Hellmut Waller, que ce texte trouve tardivement sa place dans le cadre de cette publication parce qu’il complète le panorama de la réception allemande de Tournier tracé par le traducteur lui-même.
Le Roi des aulnes devient Erlkönig en RFA
5Immédiatement après le couronnement du roman Le Roi des aulnes par le Prix Goncourt, on commença à s’intéresser à Michel Tournier dans les deux champs littéraires allemands. Le prestige du prix littéraire ne représente pas seulement dans le cadre national une forme de capital culturel pour l’auteur et son éditeur, comme on le voit dans les comptes-rendus, les interviews et les tirages élevés du roman ; au niveau international aussi il garantit une reconnaissance accrue.
6Dans le monde littéraire de la RFA, l’intérêt pour le roman de Tournier a débuté par un article dans le magazine hebdomadaire Der Spiegel intitulé « Erlkönigs Napola ». L’article analysait sur le mode ironique « le ressort fantastique et symbolique du récit6 », pas tellement dans sa dimension littéraire, mais plutôt du côté autobiographique et documentaire. Tout en se démarquant de la réception dans l’ensemble positive en France, la critique allemande a mis en avant deux arguments qui laissaient peu de chance de succès à ce roman en Allemagne. D’une part, Tournier avait écrit un premier roman Vendredi ou les limbes du Pacifique – paru en 1969 chez l’éditeur hambourgeois Hoffmann & Campe dans une traduction de Herta Osten – dont 799 exemplaires seulement avaient été vendus en Allemagne de l’Ouest. Et d’autre part, l’auteur français manquait, selon elle, de crédibilité pour traiter le thème ambitieux de son deuxième roman, n’ayant ses connaissances de l’Allemagne national-socialiste que « de deuxième main pour la plupart ». Bien que l’éditeur eût annoncé un fort tirage de la traduction allemande, l’hebdomadaire Spiegel parlait de la mauvaise presse du roman en Italie. Là en effet, le roman avait été diffamé comme étant un roman « fasciste », objections qui n’ont pas arrêté l’édition allemande du roman. Fin 1972 la traduction et la mise en page de l’Erlkönig dans sa version allemande étaient terminées.
7Dans le champ littéraire de l’Allemagne de l’Ouest, Michel Tournier fut dès le début lié à Hoffmann & Campe, éditeur de tradition. Après 1945 cette maison d’édition de Hambourg s’était, avec l’autorisation de l’administration militaire britannique, d’abord spécialisée dans les traductions de l’anglais, du français et du finlandais. Bientôt à son catalogue figurèrent à nouveau des auteurs allemands. En 1951 Hoffmann & Campe devint l’éditeur de Siegfried Lenz. En 1968, l’année où parut la version allemande du premier roman de Tournier, il publia le roman de Lenz Deutschstunde (La leçon d’allemand), une sorte de « cours de soutien politique » sur un mode littéraire « destiné à un très large public de lecteurs7 ». Le livre compte parmi les romans les plus importants de l’après-guerre et il est de ceux qui ont eu le plus fort tirage ; il trouve sa place en littérature dans la confrontation de l’Allemagne de l’Ouest avec son passé national-socialiste. La traduction en français parut en 1970.
8Dix ans plus tôt, chez le même éditeur Hoffmann & Campe, parut le roman autobiographique et documentaire Elegie der Nacht (Tanguy, 1957) de l’auteur francophone Michel Del Castillo dont la thématique – l’auteur traitait de ses expériences traumatiques dans le camp de concentration de Mauthausen et dans une école de Jésuites – déclencha des discussions en Allemagne de sorte que sa récompense par le Prix de la Jeunesse fut très contestée. Pourtant (ou à cause de cela), le livre se vendit particulièrement bien. Del Castillo devint l’enseigne de l’éditeur Hoffmann & Campe, qui alors essaya d’entraîner Tournier sur cette vague de succès. Malgré l’écho réservé qu’avait trouvé son premier roman, le Erlkönig fut tiré d’abord à 10 000 exemplaires en raison de sa thématique accrocheuse. L’auteur et son éditeur Albrecht Knaus présentèrent ensemble le livre le 25 janvier 1973 à Hambourg. La publicité faite pour le roman de Tournier se fit autour de deux arguments censés parler à un lectorat très large : c’était un roman d’aventure fantastique sur un « prisonnier de guerre » dont les traits caractéristiques fatals trouvent dans l’Allemagne du IIIe Reich un terrain par trop favorable et y prennent des formes monstrueuses. La jaquette du livre broché conçue par le graphiste renommé Werner Rebhuhn est ornée d’une photo sépia dans les tons verts qui rappelle les vieux albums, représentant un paysage de la Prusse orientale, sur laquelle se détachent en jaune le titre et le nom de l’auteur. Ce contraste devait ranimer des souvenirs et éveiller la curiosité. Le traducteur Hellmut Waller, un juriste ami de l’auteur depuis leurs études à Tübingen, qui s’est consacré exclusivement à la traduction des œuvres de Tournier, ce qui lui a valu le prix du Land de Bade-Wurtemberg, était déjà conseiller de Tournier pendant la rédaction du roman : il fut donc compétent pour renseigner sur les sources de l’auteur données en annexe (quand elles étaient citées directement ou indirectement dans le roman) dans l’édition allemande. Lors de la traduction, le texte original se transforma en une version allemande sensiblement différente. Tandis que les mots laissés en allemand dans le texte français avaient la fonction de donner aux lecteurs français un sentiment d’exotisme, pour les lecteurs allemands des mots de la terminologie national-socialiste étaient curieusement familiers dans la version traduite, même si leur effet était brisé par le regard plein d’allusions et d’ironie que portait le protagoniste français sur l’Allemagne nazie. Dans leurs rubriques littéraires, les journaux donnèrent dans l’ensemble des critiques favorables avec une lecture réaliste de cette période historique vue dans une perspective française plutôt que comme une fiction ayant une dimension strictement littéraire. Certains commentateurs firent des comparaisons entre Tournier et certains auteurs allemands, montrant combien certains se complétaient, d’autres s’opposaient dans leur démarche littéraire autour du national-socialisme. C’est justement cette perspective de l’extérieur inédite d’un auteur français que l’on considéra dans le champ littéraire de l’Allemagne de l’ouest comme un enrichissement.
Ce que Günter Grass dans Le Tambour arrivait à réaliser seulement par le biais de la déformation vers le grotesque, Michel Tournier a pu le faire d’une manière remarquable grâce à sa plus grande distance : montrer brutalement la séduction et le sacrifice de la jeunesse allemande durant la guerre8.
9Bien sûr, il y eut aussi des réactions plus critiques. On peut noter en particulier la critique de l’essayiste et journaliste Jean Améry – lui-même survivant d’Auschwitz – qui, en janvier 1973 dans la revue mensuelle Merkur, a reproché à Michel Tournier une « dangereuse esthétisation de la barbarie », voyant dans ce roman une « justification esthétique » des crimes national-socialistes. Un an auparavant, Améry avait travaillé intensément sur l’Holocauste en écrivant son essai Jenseits von Schuld und Sühne (Par-delà le crime et le châtiment, 1966). Avec sa réflexion sur Auschwitz, il avait essayé de se faire entendre également en France. En 1965 avait paru son texte intitulé « Les intellectuels à Auschwitz9 » dans l’édition française de la revue franco-allemande Documents, qu’Améry avait écrit à l’occasion du procès d’Auschwitz à Francfort. Pendant longtemps, ce fut le seul texte d’Améry en France. Dans la République fédérale allemande des années 1960, Améry se fit connaître, avec des essais et des articles, comme « passeur entre les cultures des deux côtés du Rhin10 ». Il suivit d’un regard attentif et critique ce qui se publiait et se discutait en France. Il jugea que c’était dans le cas de Tournier « un courage ambigu » de la part de l’auteur de faire du national-socialisme un « sujet littéraire » comme un autre, en donnant un « charme exotique à ce qui est moralement intolérable11 ». Ce n’est pas qu’Améry n’ait pas été réceptif aux « mérites esthétiques » ou à la « maestria virtuose du style » mais c’est justement ce pourquoi il dénonçait et démasquait le « kitsch » ou le « romantisme de l’opéra wagnérien » de certaines scènes. Tournier se sentit attaqué profondément lorsqu’Améry formula le jugement que l’auteur avait agi en irresponsable, en utilisant un arsenal esthétique sur un tel sujet. Il est d’ailleurs toujours revenu sur ces critiques pour se justifier et les rejeter :
J’aurais menti si je n’avais pas écrit cela. On ne peut pas nier la beauté de la violence et de la guerre. Toute la propagande national-socialiste dans le roman était construite sur la fascination et c’est de cela qu’il s’agit dans Le Roi des aulnes. « Je jouerai tant de jolis jeux avec toi. » Voilà mon thème12.
10La critique de Jean Améry restait pourtant marginale par rapport à l’écho majoritairement positif en RFA.
Le Roi des aulnes, un livre « dangereux » en RDA ?
11Même si cela prit d’autres formes qu’en RFA, la réception de Tournier dans le champ littéraire de la RDA fut également marquée par la question des possibilités et des limites de la confrontation avec le national-socialisme dans l’art, ainsi que par la question de la responsabilité de l’auteur dans les conséquences de son texte. Les deux grandes maisons d’édition est-allemandes – Aufbau et Volk & Welt – avaient refusé le premier roman de Tournier comme le montrent les expertises retrouvées dans les archives. Ces plus grands éditeurs de littérature de Berlin-Est étaient en principe tous deux compétents dans des domaines différents de la littérature étrangère, mais dans la pratique ils étaient en concurrence dans la recherche d’auteurs. Une expertise – rédigée par des lecteurs de l’éditeur ou par des personnes ayant une renommée littéraire, par exemple des romanistes universitaires ou des traducteurs – n’est pas comparable à une critique littéraire de journaux ou d’autres médias. En effet, cette sorte de textes suivait des règles et des schémas de réception, elle était destinée à l’usage interne et préparait des formalités d’acceptation. Sans l’assentiment de l’administration centrale du ministère de la Culture responsable des maisons d’éditions et des librairies, aucun livre ne pouvait paraître. Les maisons d’édition devaient soigneusement peser leurs arguments pour obtenir le « laissez-passer ».
12L’éditeur Volk & Welt a consacré au Roi des aulnes en décembre 1971 une première expertise13 très élaborée qui a abouti à un clair refus. Les raisons de ce jugement montrent certaines divergences avec les arguments de Jean Améry contre l’œuvre de Tournier sur le plan de l’interprétation de l’histoire, donc dans ce cas idéologique de l’action du récit : « Malgré certaines positions critiques, il est à peine possible de lire le livre comme une distanciation de l’idéologie fasciste et des pratiques des SS », donc le roman a semblé « dangereux ». L’expert reconnut pourtant qu’il n’y avait pas de « penchant de l’auteur pour le fascisme » et qu’au moins le début du roman était réussi stylistiquement. Dans les archives de la maison d’édition, on trouve également de nombreuses copies de critiques littéraires venant de l’Allemagne de l’ouest. Le fait que l’auteur ait été accueilli positivement dans le champ littéraire de l’autre partie de l’Allemagne a été pris au début pour un phénomène typique d’une « bourgeoisie française et ouest-allemande assez décadente de la fin du capitalisme » et il fallait se démarquer du goût littéraire de celle-ci.
13Bien que ses deux premiers romans aient été refusés par les éditeurs, Tournier a pu entrer dans le champ littéraire de la RDA. Ce fut d’abord, et totalement indépendamment des critiques concernant ses grands romans, dans la catégorie « livres pour la jeunesse ». En 1981 Tournier reçut pour l’édition allemande du livre Pierrot ou les secrets de la nuit un prix du Salon du livre de Leipzig. Tournier vint alors pour la première fois officiellement en RDA. Etant donné que Tournier était invité par le Ministère de la culture, les éditeurs se sont trouvés dans la situation inconfortable de « remédier au paradoxe qu’aucun livre de lui ne se trouvait dans ce pays14 ».
14Dans la maison d’édition Aufbau, on était favorable à une coopération avec l’éditeur ouest-allemand Hoffmann & Campe, puisqu’on avait acheté en 1974 les droits pour un de ses livres phares, Deutschstunde (La leçon d’allemand) de Siegfried Lenz. Et en retour, l’éditeur ouest-allemand s’intéressait depuis quelque temps à la RDA. Il avait publié plusieurs recueils de récits de Franz Fühmann et d’Erich Loest. De tels échanges entre les deux champs littéraires allemands n’étaient plus rares, les éditeurs de RDA qui avaient besoin de devises profitèrent aussi des possibilités de transferts littéraires interallemands dans le domaine des traductions de littérature étrangère.
15Il est probable que la maison d’édition Aufbau ait eu directement en main la traduction de son partenaire ouest-allemand, puisque dans l’expertise il est écrit « Erlkönig » et non pas le titre français. L’éditeur Aufbau avait commencé en 1975, c’est-à-dire deux ans après la sortie du livre en allemand, à s’intéresser au roman, et cela n’a pas été sans difficultés : un livre « effrayant au vrai sens du mot », en le lisant on a « en permanence le sentiment de faire quelque chose d’interdit, on ne sait pas vraiment où nous emporte la lecture et si l’intérêt qu’on trouve à ce Roi des aulnes n’est pas en fait un peu pervers15 ». Aussi bien les références données pour la conception du roman que la performance artistique de l’auteur furent reconnues. Ce qui posa problème, ce furent plutôt les interprétations historiques trop ouvertes et les conséquences potentielles sur les lecteurs. Contrairement à la stratégie de publicité de Hoffmann & Campe, on se méfiait des associations qu’évoquent les références à la Prusse orientale :
Je pourrais m’imaginer que des gens qui ont vécu en Prusse orientale pourraient lire le livre à partir de la 3e partie comme un roman glorifiant leur pays d’origine. Rominten, Trakhenen, le marais, la forêt, la bruyère, les élans, les cerfs. Toute cette flore et faune de la Prusse orientale renaît et fascine16.
16Sous le regard vigilant des experts, ce livre était forcément dangereux à cause de ces références et à cause de la mise en scène du potentiel de séduction inhérent au national-socialisme :
Faudrait-il publier ce livre chez nous ? […] Je n’y suis pas favorable. Je ne nie pas que ce roman ait été écrit dans une intention antifasciste mais ce qui fascine dans ce livre n’est justement pas l’antifascisme mais le fascisme17.
17Les responsables du champ littéraire en RDA étaient toujours fidèles au mythe fondateur de l’antifascisme18 et ils favorisaient encore des protagonistes et des intrigues fictives qui pourraient donner un exemple d’engagement antifasciste aux lecteurs. Le roman de Michel Tournier était trop complexe pour guider les lecteurs sans faille dans le bon sens ; c’était au moins le bilan des experts.
18Quant à la mémoire de la Prusse orientale, la maison d’édition Aufbau a préféré publier d’abord Heimatmuseum (Le Musée de la terre natale) de Siegfried Lenz, publié en 1978 chez Hoffmann & Campe et accueilli en RDA comme « l’une des œuvres les plus importantes de la littérature contemporaine en RFA19 ».
19Contrairement à ce que l’on pensait de Michel Tournier, on prenait Lenz pour un auteur qui savait garder « une distance critique et réaliste par rapport à l’Histoire20 ». Notons au passage que Siegfried Lenz a été diffamé par la critique conservatrice en RFA comme étant un auteur trop proche de la RDA. D’autres critiques remarquaient qu’il y avait une véritable vague d’une « nouvelle littérature critique qui s’approprie son pays d’origine21 » à laquelle on associait également l’écrivaine est-allemande Christa Wolf et son roman Kindheitsmuster (Trame d’enfance, 1976) qui fut publié 1977 en RFA.
20Le transfert entre les deux champs littéraires allemands est devenu de plus en plus intense. On notait plutôt des ressemblances. La reconnaissance des auteurs est-allemands par la critique littéraire en RFA et par les lecteurs à l’extérieur de la RDA a renforcé à l’intérieur une tendance qu’Hermann Kant, à cette époque vice-président de l’association des écrivains, avait remarquée déjà en 1973, plein d’espoir, y voyant un « contact plus libre de notre littérature avec le monde22 ».
21Au début des années 1980, le champ littéraire est prêt à accueillir Michel Tournier. De nouvelles expertises mettent Le Roi des aulnes en relation avec Trame d’enfance de Christa Wolf et avec l’œuvre de Thomas Mann. L’essai philosophique et autobiographique Le Vent Paraclet (1977), qui se trouvait uniquement entre les mains des experts, leur servait de guide pour mieux comprendre l’œuvre de Tournier. On était prêt à le lire comme l’œuvre « d’un des écrivains français contemporains les plus importants par sa richesse intellectuelle et créative » tout en voyant dans l’intrigue de son livre la présentation « des aspects de l’idéologie fasciste […] encore trop négligés chez nous, dans l’optique marxiste23 ».
22Pour mieux préparer les lecteurs à ce livre, une postface détaillée fut indispensable. Joachim Meinert – depuis 1978 lecteur, traducteur et éditeur de la maison d’édition Aufbau – écrivit un essai de 38 pages qui servait de postface à la première édition de l’Erlkönig en RDA. Ce genre de texte ajouté à un livre traduit était pour le lecteur « une possibilité de mieux connaître l’œuvre d’un auteur encore inconnu » ; pour la maison d’édition une postface était indispensable dans sa « fonction d’assurance24 », autrement dit : l’insertion du livre dans un contexte d’interprétation bien précisé. L’interprétation fournie par Joachim Meinert est loin d’une simple lecture idéologique du livre. Michel Tournier et le traducteur Hellmut Waller ont été impressionnés par le texte d’un connaisseur est-allemand avec lequel ils ont noué par la suite un contact par correspondance. Insatisfait de la traduction allemande du premier livre de Tournier, Hellmut Waller proposait même à son collègue de l’autre côté du Mur, de réaliser – pour « l’honoraire symbolique de un Deutsche Mark par page » – une nouvelle traduction de Vendredi ou les limbes du Pacifique pour l’édition est-allemande25. Ce projet fut abandonné par manque de temps.
23Tout comme chez l’éditeur ouest-allemand, la première édition de l’Erlkönig fut publiée en 10 000 exemplaires. Par sa couverture noire avec des caractères blancs pour le titre et le nom de l’auteur, le livre ne ressemble en rien à l’exemplaire publié chez Hoffmann & Campe (voir à la fin de l’article les illustrations 1 et 2). Le graphiste Franz-Peter Biniarz avait trouvé des moyens pour visualiser le « terrain frontalier entre l’intrigue réaliste et l’impact symbolique » mentionné sur la quatrième de couverture. En dessous du titre, il y a la photo d’une petite sculpture gris clair qui pourrait à la fois montrer deux bûches d’aulnes ou deux corps entrelacés. Ce qui manque à l’édition est-allemande, c’est la liste des sources utilisées par l’auteur. Par contre, la postface montrait les dimensions « historiques et politiques, sexuelles et psychologiques tout comme mythologiques et religieuses du livre qui forment une unité indissoluble26 ».
24Bien qu’une trame d’interprétation domine, celle-ci ne reste pas la seule, ni la seule valable :
Là où la raison est détrônée et où l’individu, dans son égocentrisme démesuré, franchit ou ignore les barrières de moralité et de l’esprit, le chemin est ouvert à la barbarie. Cette interprétation de l’Erlkönig serait – dans notre contexte national et historique – pour nous la plus intéressante27.
25Joachim Meinert termine sa postface par une phrase presque subversive qui souligne le fait que le roman de Tournier ne se laisse pas résumer en une seule interprétation et que le rôle du lecteur est éminent : « Un livre a deux auteurs, l’écrivain et le lecteur. Sans lecteur il n’est rien28. » Un des lecteurs enthousiastes du livre fut le réalisateur de la DEFA (le studio cinématographique de la RDA) Rainer Simon qui s’adressait en 1985 à Michel Tournier avec l’idée de porter « Le Roi des aulnes » à l’écran. C’est seulement en 1996 qu’un autre cinéaste, Volker Schlöndorff, a réalisé cette idée en tournant le film Der Unhold29 avec John Malkovich dans le rôle d’Abel Tiffauges.
Michel Tournier – le médiateur entre la France et les deux Allemagnes
26Durant les années 1980, l’écrivain Michel Tournier est suffisamment connu en Allemagne pour se retrouver dans le rôle de médiateur. En juin 1985, Tournier participa à la première visite du Premier ministre français Laurent Fabius à Berlin-Est. Un an plus tard, il séjourna pendant plusieurs semaines en RDA. La revue Börsenblatt für den deutschen Buchhandel publia une longue interview avec l’auteur français, qui portait sur l’idée d’écrire un roman sur le sport de haut niveau en RDA. Eva ou la République des corps restera un des projets jamais terminés de l’auteur qui, pourtant, en avait beaucoup parlé :
J’ai beaucoup « pratiqué » la DDR, et je projetais en effet un roman sur l’institution sportive telle que je l’ai découverte dans ce pays […]. Il y avait là une utopie – assez inhumaine, comme toutes les utopies – aboutissant à la naissance d’un nouveau type de femme30.
27Michel Tournier a toujours osé critiquer ouvertement la division politique de l’Allemagne, ce qui a empêché la maison d’édition Aufbau de publier l’essai autobiographique Le Vent Paraclet dont existait depuis 1979 une version ouest-allemande publiée par Hoffmann & Campe. Ce qui posait problème, c’étaient des passages comme le suivant, qui auraient trouvé un écho énorme dans la population est-allemande :
la dénomination de Deutsche Demokratische Republik […] a pris place dans le vocabulaire ouest-allemand. Cette reconnaissance fait-elle de la RDA une nation ? On me permettra d’en douter, aussi longtemps qu’il faudra la menace permanente de l’Armée rouge pour que le régime tienne en place, et des champs de mines et des barbelés pour empêcher ses habitants de ficher le camp à l’Ouest. Une nation, c’est d’abord un consensus. Aussi longtemps que ce ciment manquera à la RDA, elle ne sera jamais que le châtiment du IIIe Reich31.
28Ces réflexions critiques n’ont pourtant pas conduit Tournier à se tenir à distance de ses collègues écrivains. En 1986 il accepta « avec plaisir et fierté » son élection de membre par correspondance de l’Académie des Arts de la RDA comme « la plus belle fin » de son voyage32. L’année suivante, il participa à un colloque de l’Académie des Arts à Berlin-Est et son éditeur de la maison d’édition Aufbau a réalisé une interview avec lui. Le journal quotidien Neues Deutschland – l’organe officiel du parti au pouvoir SED – refusa de le publier parce que ni Tournier ni Meinert n’étaient d’accord pour retirer certains passages de l’interview. Tournier avait agacé le comité de rédaction du ND en traçant des parallèles historiques entre la RDA et la Prusse :
Si je devais construire des liens entre la RDA et une des époques historiques de l’Allemagne, je ne prendrais pas l’époque du national-socialisme mais la Prusse. Pour moi, il est évident que la RDA est héritière de la Prusse. Le « dressement à la Prussienne » correspond en RDA au culte du sport et de la compétition33.
29L’interview n’a pu être publiée qu’en 1989, quelques semaines après la chute du mur, sous le titre « Leçons de la liberté » dans le journal hebdomadaire Sonntag et non pas dans Neues Deutschland.
30Un an auparavant, Tournier fit partie des invités lors de la réception du Président de la RDA, Erich Honecker, à l’Élysée par François Mitterrand. En même temps, Tournier devint membre du Haut Conseil Culturel entre la France et l’Allemagne de l’Ouest. Sa présence des deux côtés du mur lui valait le titre de spécialiste de l’Allemagne. C’est à ce titre qu’on l’interrogea souvent – en Allemagne comme en France – lors du processus de la réunification. Son engagement tout comme son œuvre littéraire lui valurent en 1993 la médaille Goethe de la ville de Weimar. En 1999 il tint le discours à l’occasion du 250e anniversaire de la naissance de Goethe de l’œuvre duquel il avait tiré le titre et le leitmotiv pour son roman Le Roi des aulnes. Tournier a témoigné de ses expériences littéraires et politiques avec l’Allemagne du temps des Nazis jusqu’à nos jours dans un essai intitulé Le Bonheur en Allemagne ? qui n’a pas encore trouvé une traduction allemande. Le point d’interrogation du titre souligne le fait que Tournier n’a jamais abandonné son regard critique envers l’Allemagne. Dans une interview de 1990 il disait avec un clin d’œil :
D’abord, je conteste que Tournier soit germanophile. Je suis désolé, ce n’est pas vrai. Il y a deux peuples que je juge d’une manière assez sévère parce que je les ai tous les deux en partie en moi : les Français et les Allemands34.
31Comme aucun autre écrivain français du XXe siècle, Michel Tournier a réussi à faire – dans un contexte franco-allemand au sens large – le lien entre le regard critique de l’auteur contemporain et la littérature de qualité.

Illustration 1 : Hoffmann & Campe (1972)

Illustration 2 : Aufbau (1983)
Notes de bas de page
1 Pfeil U., Die “anderen “deutsch-französischen Beziehungen. Die DDR und Frankreich 1949-1990 (Les « autres » relations franco-allemandes. La RDA et la France 1949-1990), Köln, Böhlau, 2004, p. 33.
2 Espagne M., Les transferts culturels franco-allemands, Paris, PUF, 1999.
3 Risterucci-Roudnicky D., France-RDA. Anatomie d’un transfert littéraire 1949-1990, Bern, Lang, 1999.
4 Genette G., Seuils, Paris, Le Seuil, 1987, p. 7-11.
5 Schmidt S., “Vom Roi des aulnes zum Erlkönig. Michel Tournier zwischen Frankreich und dem geteilten Deutschland “(« Du Roi des aulnes ou Erlkönig. Michel Tournier entre la France et les deux Allemagnes »), in Die DDR in den deutsch-französischen Beziehungen (La RDA dans les relations franco-allemandes), s.d. Anne Kwaschik, Ulrich Pfeil, Bruxelles, Lang, 2013.
6 « Erlkönigs Napola » (« La Napola du Roi des aulnes »), in Der Spiegel, no 49, 30 novembre 1970, p. 246.
7 Balzer B., Denkler H., Eggert H., Holtz G. (éd.) : Die deutschsprachige Literatur in der Bundesrepublik Deutschland (La littérature germanophone dans la RFA), München, Iudicium, 1988, p. 337.
8 Lind G.-R., « Ein Franzose bewältigt die deutsche Vergangenheit » (« Un Français s’occupe du passé allemand »), in Die Welt, 7 septembre 1972.
9 Améry J., « Les intellectuels à Auschwitz », in Documents, no 20, 1965, p. 12-33.
10 Baier L., « Lehrstück Frankreich. Jean Améry lange Reise von der Résistance zur Resignation » (« Leçon française. Le long voyage de Jean Améry de la résistance vers la résignation »), in Jean Améry, s.d. Heinz Ludwig Arnold, Text + Kritik, no. 99, juillet 1988, p. 48.
11 Améry J., « Ästhetizismus der Barbarei. Über Michel Tourniers Roman Der Erlkönig » (« Esthétisation de la barbarie. Sur le roman Le Roi des aulnes de Michel Tournier »), in Merkur. Zeitschrift für Europäisches Denken (Publication sur la pensée européenne) no 297, janvier 1973, p. 73.
12 Interview avec Michel Tournier, in Die Zeit, no 43, 21 octobre 1983.
13 Expertise du 20 décembre 1971. Archive Volk & Welt, no. 3003, AdK, Berlin.
14 Expertise du 10 octobre 1981. Archive Aufbau, Dep. 38, A0344, SBB, Berlin.
15 Expertise du 4 avril 1975. Archive Aufbau, Dep. 38, A0686, SBB, Berlin.
16 Ibid.
17 Ibid.
18 Concernant cette notion du « mythe fondateur » de la RDA, voir : Herfried Münkler, Die Deutschen und ihre Mythen (Les Allemands et leurs mythes), Reinbeck, Rowohlt, 2010, p. 421-453 ; Raina Zimmering, Mythen in der Politik der DDR (Les Mythes dans la politique de la RDA), Opladen, Leske + Budrich, 2000.
19 Expertise non datée. Archive Aufbau, Dep. 38, A3175, SBB, Berlin.
20 Expertise datée de février 1979. Archive Aufbau, Dep. 38, A3175, SBB, Berlin.
21 Bienek H., « Besuch im Heimatmuseum » (« Une visite au musée de la terre natale »), in Die Zeit, no 43, 20 octobre 1978.
22 Kant H., exposé lors du 7e congrès des écrivains en 1973. Citation d’après Dieter Schlenstedt, Wirkungsästhetische Analysen (Analyses de l’esthétique de la réception), Berlin, Akademie-Verlag, 1979, p. 9.
23 Expertise du 10 octobre 1981. Archive Aufbau, Dep. 38, A0344, SBB, Berlin.
24 Sändig B., « Gide, Malraux und Céline », in Fenster zur Welt. Eine Geschichte des DDR-Verlags Volk & Welt (Une fenêtre vers le monde. L’histoire de la maison d’édition est-allemande Volk & Welt), s.d. Simone Barck, Siegfried Lokatis, Berlin, Links, 2003, p. 137.
25 Lettre de Hellmut Waller à la maison d’édition Aufbau. Archive Aufbau, Dep. 38, A0686, SBB, Berlin.
26 Postface de Joachim Meinert, in Michel Tournier, Der Erlkönig (Michel Tournier, Le Roi des aulnes), Berlin, Aufbau, 1983, p. 458.
27 Ibid. p. 463.
28 Ibid.
29 Le terme désigne l’élan aveugle qui effraie la population allemande et auquel Tiffauges, le héros, s’identifie dans le roman : « Ça veut dire la brute, le malgracieux mais aussi le sorcier, le diable », Le Roi des aulnes, Gallimard, Folio, 1970, p. 285.
30 Interview de Michel Tournier en 1984. Dans : Serge Koster, Michel Tournier ou le choix du roman, Paris, Zulma, 2005, p. 219.
31 Tournier M., Le Vent Paraclet, Paris, Gallimard, 1977, p. 144.
32 Lettre de Michel Tournier, in Akademie der Künste. Zwischen Diskussion und Disziplin. Dokumente zur Geschichte (Académie des Beaux-Arts. Entre discussion et discipline. Documentation sur l’Histoire), Berlin, Akademie der Künste, 1997, p. 483.
33 Interview avec Michel Tournier. Dans : Sonntag, no 52, 24 décembre 1989.
34 « Die Teilung ist widernatürlich » (« La séparation des deux parties de l‘Allemagne est contre nature »), in Der Spiegel, no 4, 22 janvier 1990, p. 142.
Auteur
Elle a publié, en allemand : Christa Wolf : de Cassandre à Médée (Grin Verlag, 2007), « Les Portes de la Mémoire. La France et l’Allemagne divisée » (in Documents/Dokumente, no 5/6, 2009, p. 91-94), « La littérature française dans le cadre littéraire de l’Allemagne divisée » (in Mythes et Tabous des relations francoallemandes au XXe siècle, s.d. Ulrich Pfeil, Berne, Peter Lang, 2012, p. 257-271), « Une petite présence : la littérature francophone en Allemagne depuis 1945 » (in Documents/Dokumente, no 3, 2012, p. 88-90). Elle fait actuellement sa thèse sur : « Le transfert littéraire entre la France et les deux Allemagne à l’exemple de Vercors, Robert Merle et Michel Tournier ».
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