Michel Tournier, traduction et accueil de ses œuvres en Allemagne
p. 123-133
Texte intégral
1À la fin de la guerre, je rentrai au pays natal, la petite ville universitaire de Tübingen qui était devenue entre-temps la capitale de la zone française d’occupation du Wurtemberg. Les autorités françaises d’occupation furent les premières à rouvrir les universités. J’étudiai ainsi à Tübingen, à partir de l’automne 1945, d’abord un semestre les Mathématiques, puis le Droit.
2Pendant les vacances d’été de 1946, le curateur français de notre université, René Cheval, professeur de germanistique à Dijon, organisa un premier grand cours de vacances pour étudiants et étudiantes allemands, français et britanniques – vraie fête de la paix, qui dura six semaines – d’abord trois semaines dans une petite station thermale en Forêt Noire, puis trois semaines à Tübingen. Je n’ai aucune idée de la raison pour laquelle je fus invité, moi précisément, à ce cours de vacances, moi qui n’étais ni germaniste ni romaniste et ne parlais ni anglais ni français comme je l’aurais souhaité. Peut-être est-ce le destin qui l’avait voulu. Peut-être dois-je précisément à la mauvaise qualité de mon français que nous soyons devenus, un Français et moi, très vite amis. Car ce Français voulait avant tout parler allemand. Il s’appelait Michel Tournier.
3À la fin du cours de vacances, Michel resta à Tübingen pour y étudier la philosophie et comme nous étions toujours amis, j’appris alors beaucoup de lui. Michel Tournier éveilla mon intérêt pour la littérature française ancienne et contemporaine – je découvris le charme des poèmes français et j’en connus bientôt un grand nombre par cœur. Rien n’a autant stimulé mon sens et mon amour de votre langue que les poèmes de Paul Valéry, Baudelaire et Verlaine… Ils se fixèrent en moi comme des poèmes allemands et avec le temps ils m’incitèrent de plus en plus à tenter de les rendre en allemand avec leurs sonorités, leur rythme et leur atmosphère.
4Et peu à peu se développa en moi une passion irrésistible : la traduction.
5Revenons à Michel Tournier ! Nous avions alors vingt-cinq ans. Après quatre années d’études à Tübingen il retourna à Paris pour passer l’agrégation de philosophie et devenir professeur d’université. Mais Michel s’était tellement éloigné des usages de l’enseignement en France et des singularités des examinateurs qu’il échoua en juillet 1949 au concours d’agrégation. C’est ce qu’il considère comme le début de sa vocation littéraire. Il ne se représenta pas à l’agrégation. Mais il lui fallait vivre. Il dit à propos de cette période de sa vie : « Je gagnais ma vie en bricolant des émissions pour la radio et en abattant pour les éditions Plon des milliers de pages de traduction ». Dans cette tâche une connaissance décisive de la nature de la traduction s’ouvrit à lui – connaissance que je conquis moi aussi par expérience. En tant que juriste, il n’est pas rare que l’on me demande : « Ah bon ? Vous traduisez ? Alors vous connaissez sans aucun doute parfaitement le français ? » Je réponds par la négative à cette question et ceux qui m’interrogent prennent cela pour de la modestie, mais c’est la vérité. Bien plus tard, alors que j’avais traduit depuis longtemps Le Roi des aulnes, j’en trouvai l’explication dans Le Vent Paraclet de Tournier. Adapté à mon travail de traduction du français en allemand, cela signifie :
Traduire du français en l’allemand, ce n’est pas un problème de français, c’est un problème d’allemand. Certes la connaissance du français est indispensable. Mais il s’agit pour le traducteur d’une connaissance passive, réceptrice, incomparablement plus facile à acquérir que la possession active, créatrice impliquée par la rédaction en allemand. C’est toute la différence qui sépare la lecture de l’écriture1.
6Jusqu’en 1958 Tournier a dirigé la rédaction européenne à la radio française. En 1958, il est passé chez Plon comme directeur du comité de lecture pour la littérature allemande. À côté de ce travail alimentaire, Tournier – comme vous le savez – cherchait un chemin praticable qui conduisît de la métaphysique au roman et sur lequel il pourrait introduire sans qu’il y paraisse sa pensée philosophique dans une œuvre littéraire : mode opératoire – selon son expression – pour « faire sortir un roman de Ponson du Terrail de la machine à écrire de Hegel2 ». Il chercha longtemps ce mode opératoire. Il dit avoir rempli ses tiroirs, pendant quinze ans, avec des manuscrits de ce type qui restèrent des créatures mort-nées.
7Je n’appris presque rien de ces essais. Il avait en effet quitté Tübingen et ses lettres pendant ces années se firent rares. Ce n’est qu’après une carte postale en date du 19 janvier 1962 – qu’il m’écrivit en allemand – que nous recommençâmes à nous écrire. Nous correspondîmes fréquemment, oralement aussi par de petites cassettes de magnétophone, dont j’ai bien conservé le contenu pendant trente ans sur une grande bande d’enregistrement avant de le transférer très récemment sur un DVD. Je n’eus pas l’occasion de voir grand-chose de sa création. Il me fit lire une fois seulement des parties du manuscrit d’un roman, en 1964 peut-être ; il s’appelait Les Plaisirs et les pleurs d’Olivier Cromorne. Ce projet romanesque dont je ne me souviens plus des détails, mais que j’ai reconnu plus tard comme le précurseur du Roi des aulnes, finit par atterrir dans le tiroir de Tournier ; il le fit lire cependant à quelques collègues de chez Plon. Ils le félicitèrent pour cet essai et lui conseillèrent d’éditer son opus. Tournier ne le fit pas mais en tira la confirmation que sa synthèse de la littérature et de la philosophie devait passer par le mythe. Et effectivement son œuvre se nourrit entièrement de cette imbrication intime avec le mythe, qu’il expose en détail dans son essai Le Vent Paraclet3. Il ne m’appartient pas ici de faire des commentaires à ce sujet.
8Au cours de l’année 1965-1966 il me décrivit quelques éléments du thème et du travail sur son roman Vendredi, qu’il tirerait du mythe de Robinson, et par la suite nous discutâmes même de maints détails – sans d’ailleurs que mon point de vue ait jamais eu la moindre influence sur l’œuvre. Mais j’ai eu l’occasion, intéressante pour moi au plus haut point, de lire le roman avant sa version définitive. J’en eus la plus haute opinion. Ici et là des idées s’offraient à moi pour la traduction de tel ou tel passage, mais je ne pensais pas le moins du monde me charger de ce travail.
9 Vendredi ou les limbes du Pacifique parut en 1967 et fut aussitôt distingué par le Grand prix du roman de l’Académie française. Quelques voix avaient proposé le roman pour le Prix Goncourt, sans cependant parvenir à s’imposer. Michel Tournier, qui le savait, m’écrivit alors sur une carte postale : « C’est très bien ainsi. Dans trois ans j’aurai le Goncourt… » Et effectivement, trois ans et trois jours s’écoulèrent et il obtint – et même à l’unanimité – le Prix Goncourt.
10Mais nous en sommes toujours à Vendredi. Sa traduction allemande, que nous devons à Herta Osten, parut en 1968 avec un tirage de 4 000 exemplaires chez Hoffmann et Campe à Hambourg. Je lus un morceau de cette traduction et ne fus pas satisfait. Ce n’était pas une mauvaise traduction, elle était seulement moyenne. Je me saisis des premières pages du texte français, les traduisis – et fus convaincu : on pouvait faire beaucoup mieux.
11À cette époque, je savais déjà beaucoup de choses du roman suivant de Tournier, Le Roi des aulnes, nous en avions beaucoup parlé et nous nous en étions entretenus par correspondance. Je savais qu’il se passerait en grande partie en Allemagne, dans une napola de Prusse orientale – un prytanée nazi. Je lui fournis de la littérature secondaire et des renseignements détaillés sur nombre de faits touchant à l’Allemagne nazie.
12J’appris par hasard d’un de mes collègues juge qu’il avait été l’élève d’une napola et je rendis possible de longues conversations entre lui et Tournier. Bien plus, le hasard voulut que résidât, là où j’habitais – un village de trois cents âmes – l’ancien chef de toutes les napolas, de sorte que Michel, lorsqu’il séjourna chez moi, put lui rendre visite et l’interroger sur beaucoup de points particuliers. Mais je ressentis, plus que tout autre chose, que cette Allemagne ne serait pas pour Michel, mon ami, seulement un sujet littéraire, mais bien au-delà, un sujet d’une importance vitale, qui le touchait profondément. Pour moi, il ne fit pas de doute un seul instant que Michel mettrait toutes ses capacités, sa passion et son ardeur, à écrire, avec ce livre, un roman incomparable. J’étais convaincu qu’il y réussirait.
13Je prévoyais que ce roman susciterait un grand intérêt en Allemagne également. Mais il me semblait tout à fait inapproprié que la grande œuvre de mon ami parût dans un médiocre allemand de tous les jours. Et c’est ainsi qu’un jour je dis à Michel – mot pour mot : « Laisse-moi traduire ton prochain livre, et j’en ferai un livre allemand ! » Je ne sais pas ce que Michel a cru de mon propos, cependant lorsque Le Roi des aulnes est sorti et a reçu le prix Goncourt, il a fait part de ma réflexion à Albrecht Knaus, patron de la maison d’édition Hoffmann und Campe. Knaus vint à Stuttgart, m’invita à dîner, et je lui exposai selon quels principes je voulais traduire ce livre. Le texte allemand ne devait absolument pas sentir la traduction, mais devait mettre en valeur la langue allemande dans toute sa plénitude. Mais en vérité, je voulais créer plus qu’un « livre allemand ». Le lecteur allemand devait être plongé insensiblement mais de manière vivante dans l’esprit, la diction, et même, si possible, dans les sonorités et le rythme de l’original français. J’étais guidé en cela par le désir de mon ami soucieux de transmettre aux Allemands la grande œuvre dans son intégrité. Mais un autre sentiment, un double sentiment me motivait : l’amour de la langue française, dont j’étais tombé sous le charme irrésistible, mais aussi de la langue allemande qui devait acquérir par là de nouvelles possibilités d’expression. Je ne me suis jamais senti traducteur professionnel. Je fus et restai au sens propre du terme un amateur.
14Je réussis à intéresser l’éditeur Knaus à ma vision. Et l’invraisemblable se produisit : il m’engagea. Il alla même jusqu’à m’accorder quinze mois pleins et entiers à la place des huit mois qu’il souhaitait – j’en avais absolument besoin, car j’exerçais une profession à plein-temps dans la magistrature. Pendant ces mois je produisis trois versions et demie différentes de la traduction, ma femme les tapa toutes à la machine. À un moment ou à un autre, dans ce lent processus de maturation quantitative, jaillit dans l’instant créateur comme de son propre mouvement la seule version convaincante. Cette longue maturation et vision quantitative et le saut final vers la réussite, le passage à la qualité correspondait exactement au processus que Tournier décrivit plus tard dans son Vent Paraclet4 comme son mode créateur : dans la traduction aussi il n’était pas rare que je vécusse ce brusque déclic, ce basculement du quantitatif au qualitatif, avec un soudain bouillonnement du sang dans le cerveau – avec une chaleur et une violence telles que parfois, après coup, j’étais incapable de dormir.
15 Le Roi des aulnes, en allemand : « Der Erlkönig », que Knaus publia à l’automne 1972 avec déjà un premier tirage de 10000 exemplaires, fut dans les pays de langue allemande un livre qui fit sensation, dont on débattit partout, et qui eut un succès considérable. L’Académie allemande de langue et littérature le choisit dès sa parution comme « livre du mois ». Les motifs de l’Académie méritent d’être notés : « parce que la tentative d’un Français, de rendre intelligible à ses compatriotes l’inquiétant mystère allemand dans un grotesque au réalisme fantastique, est riche de sens même pour des lecteurs allemands. » La traduction reçut une approbation unanime, en partie enthousiaste. Quelques critiques pressentirent même le lien entre la « longue maturation » et la qualité de la traduction5. Il allait de soi que je traduirais aussi les œuvres futures de Tournier (ce qui, à l’exception des livres pour enfants, que je n’aurais pas eu le temps de mener à bien, se fit effectivement, presque exclusivement, même en RDA. Plusieurs éditions de poche suivirent l’édition originale, jusque dans la décennie suivante). La critique du contenu du roman fut elle aussi presque exclusivement positive, à quelques exceptions près.
16La critique négative la plus connue est celle de Jean Améry, écrivain et essayiste important, qui écrivit en 1973 sur le Erlkönig de Michel Tournier :
Que la forme des attaques contre des traductions soit moins âpre – et en tant que telle celle réalisée par Hellmut Waller est tout fait excellente – que contre les originaux allemands, ne fait que rendre à mon avis doublement dangereux le livre de Michel Tournier… [Tournier] récolte des lauriers, tant français qu’allemands, parce qu’il fait preuve du courage ambigu de rendre l’époque national-socialiste digne d’une œuvre littéraire. Ce qui est moralement intolérable est affecté d’un charme exotique… On ouvre la voie à ceux qui demain peut-être nous présenteront une biographie apologétique de Hitler6…
17Améry dénonce brutalement le fait que l’histoire de Tournier « débouche sur une justification esthétique de la barbarie. » Des reproches semblables furent également adressés à Tournier en 1989 à cause d’une interview qu’il avait donnée à l’hebdomadaire américain Newsweek et qui avait même conduit à l’exigence insensée de l’exclure de l’Académie Goncourt.
18Ces reproches sont absurdes. Pour faire comprendre au lecteur français l’ivresse de la mort dans l’action des « Jungmannen » de Kaltenborn et des Allemands en général, il fallait que Tournier rendît visible et sensible pour lui, quelle force de séduction émanait de la mise en scène esthétique du nazisme. Tournier cite Léon Blum et la vérité qu’il nous livre : « Le communisme est une technique, le socialisme une morale et le fascisme une esthétique. » Le livre de Tournier devait et voulait aussi ouvrir les yeux au lecteur allemand sur l’envers de cette esthétique – car la fin absurde et effrayante des jeunes garçons de Kaltenborn est sans aucun doute l’épisode le plus horrible du roman. Améry se refuse totalement à voir cette fin infernale de la barbarie, même s’il montre, non sans raison, l’étourdissement romantique auquel les Allemands succombèrent plus peut-être que d’autres Européens au point d’être séduits par l’idée que la guerre et la mort étaient belles. Richard Wagner, le compositeur favori d’Hitler, célébrait ses orgies dans ce romantisme, par bonheur avec les seules armes de l’orchestre… Thomas Mann, que Michel appréciait beaucoup, fait dire de la musique de Wagner à un personnage des Buddenbrooks qu’elle est « une épaisse fumée parfumée dont jaillissent des éclairs ». Moi aussi, je ressentais souvent comme un mensonge, comme du kitsch, l’esthétique pompeuse des nazis – et parfois pourtant je m’y laissais prendre. Je n’ai jamais aimé les opéras de Wagner.
19Michel Tournier aimait l’Allemagne, mais pas cette esthétique. Cependant il la comprenait. Par Le Vent Paraclet nous savons qu’il écrivit le Roi des aulnes en étant sous influences musicales – mais c’était le « Chant des adolescents » de Stockhausen et « L’art de la fugue » de Jean-Sébastien Bach, vénéré par lui comme modèle et œuvre suprême de tout art. Michel m’a dit un jour, non sans une pointe de tristesse, qu’avec Le Roi des aulnes il avait voulu créer une œuvre d’art absolue du même niveau mais qu’il n’y avait pas réussi.
20Tournier avait une sensibilité musicale profondément enracinée. Pendant mes années de traducteur, je m’étais adressé à lui à plusieurs reprises, l’interrogeant sur le fait que sa prose possédait un rythme agissant secrètement, que je voulais, si possible, conserver en allemand. Il m’a toujours assuré en hochant la tête qu’il ignorait tout d’un tel rythme. Je doutai de moi-même. Cependant la critique Anne Fried, une juive extraordinairement intuitive, aux origines autrichienne et française, familière depuis des années de l’œuvre de Tournier, reconnut et célébra en 1984 précisément, ce rythme perceptible dans l’original et dans sa traduction allemande7. Il est facile de prouver avec des recensions extrêmement élogieuses sans exception que le Erlkönig en Allemagne fut hautement apprécié par la critique littéraire en sa qualité de roman contemporain d’un niveau exceptionnel. Des amis, auxquels j’offris le livre, furent presque toujours enthousiastes quand ils avaient une culture littéraire. D’autres m’avouèrent qu’ils n’aimaient pas le livre. En les interrogeant plus précisément, il s’avéra que le royaume des aulnes d’Abel Tiffauges placé sous le signe de la cruauté amoureuse les dérangeait et les dégoûtait, mais aussi que la vision du monde dans le roman les exaspérait. Je reviendrai là-dessus.
21Ce n’est pas le moindre signe du statut particulier du Roi des aulnes que Volker Schlöndorff ait absolument voulu porter sa matière au cinéma. Le film qu’il en tira, Le Monstre, fut un échec. Contre l’avis de Tournier, Schlöndorff s’était tenu très près du roman – mode opératoire qui avait été un grand succès dans son film « Le Tambour ». Il n’y a pas bien longtemps, j’ai encore une fois regardé le Monstre qui est accessible sur DVD. Il est raté parce que Schlöndorff – que j’avais moi-même mis en garde dans une conversation téléphonique – sans doute par estime pour le roman, a voulu insérer toutes ses scènes autant que possible dans son film. Cela a surchargé le film d’épisodes particuliers, au détriment d’une grande ligne directrice et d’un mythe du Roi des aulnes constamment perceptible.
22Restons-en là provisoirement pour ce qui est du roman, Le Roi des aulnes, l’œuvre vraiment grande de Tournier, qui fut accueillie comme telle particulièrement en Allemagne. En accord avec mon thème, je vais encore aborder quelques autres œuvres importantes de Tournier :
23En premier, Les Météores (1975), en allemand : Zwillingssterne (1977, tirage de 10 000 exemplaires également). Ce roman a été plusieurs fois désigné par Michel comme son œuvre principale, parce que, selon son argument, elle fut créée par lui-même dans tous les thèmes de sa composition. Le jugement est juste et dit beaucoup, car le roman déborde littéralement de sa polyphonie thématique, tous les thèmes se trouvant finalement reliés par la « gémellité ». Ce lien me semble, il est vrai, trop lâche, pour rassembler le contenu très disparate en une œuvre homogène. C’était également sans doute l’avis du frère de Michel, Jean-Loup, qui (comme me l’a raconté Michel en souriant) s’est fraternellement moqué des Météores : « J’aime ton livre parce qu’il est raté ! » La matière du roman n’en est pas moins étonnante. L’action nous conduit dans le temps de 1930 à 1960, dans l’espace, entre autres, de la côte bretonne aux « collines vallonnées » aux montagnes de déchets de Miramas près de Marseille, à Djerba, en Islande, au Canada, au Japon et à Berlin, et tout aussi étonnants dans leur diversité sont les personnages, leurs caractères et destinées, et la capacité de l’auteur à les réunir. Le roman, en cela différent du Roi des aulnes, est une image du monde, un panorama. Pour cette raison, les critiques littéraires en Allemagne sont naturellement moins nombreuses que celles du Roi des aulnes, mais celles-ci aussi sont positives sans réserve et pleines d’admiration. Gert Haedecke, le critique de la Deutsche Zeitung, écrit par exemple : « J’avoue qu’il n’est pour ainsi dire pas un autre livre parmi les nouvelles parutions, ces derniers temps, qui m’ait autant fasciné que celui-ci. Fasciné et troublé8 … » Kramberg, dans le numéro du 10 novembre 1977 de Süddeutsche Zeitung aborde même le contenu du reproche de complicité avec le kitsch nazi sur fond de chaos romantique qu’Améry oppose à Tournier. Cependant il prend la défense de Tournier :
Cela est contredit phrase après phrase par une langue de la clarté la plus pure, mélodieusement et conceptuellement structurée de la manière la plus délicate et […] soumise à un ordre jusque dans le jeu dialectique de sa rhétorique – ce que l’on peut non seulement deviner à partir de la traduction d’Hellmut Waller en allemand, mais aussi découvrir par sa lecture.
24Globalement, on voit que le Zwillingssterne fut accueilli en Allemagne par la critique faisant autorité d’une manière unanimement positive.
25Ensuite, Pierrot ou les secrets de la nuit. Mentionnons ici cette petite œuvre comme « principale » parce que Michel Tournier m’a confié un jour que ce conte resterait peut-être la seule de ses œuvres quand toutes les autres seraient oubliées depuis longtemps. Lorsqu’elle arriva chez nous sous la forme du recueil enchanteur de textes pour enfants de Danièle Bour et que nous l’eûmes lu, ma femme dit que c’était impossible à traduire. Je doutais moi aussi de cette possibilité – mais j’essayai et envoyai la traduction à l’éditeur allemand concerné. Et tenez-vous bien, l’édition allemande n’était pas encore imprimée que le Norddeutscher Rundfunk diffusa ma traduction du conte sur les ondes dans une version charmante sur fond musical. Cela nous convainquit qu’il pouvait devenir immortel en Allemagne aussi ! Michel l’aime beaucoup, il y voit après analyse approfondie la mise en forme intimement pénétrée de philosophie d’un sujet de l’ancienne commedia dell’arte.
26Puis Le Fétichiste. J’ai traduit avec un plaisir particulier cette pièce sous titrée Un Acte pour un homme seul. C’est la seule œuvre qui soit remplie d’un humour merveilleusement équilibré, profondément humain et empreint d’amour des hommes. Il fut mis en scène avec succès par différents théâtres allemands.
27Et encore Pyrotechnie ou La Commémoration. Je mets en évidence cette nouvelle, dont je ne possède pas de recension dans un média parce que j’ai trouvé dans mes connaissances un grand nombre de lecteurs possédant une culture littéraire qui considèrent cette nouvelle, tout comme moi, comme un chef-d’œuvre qui surpasse de loin le récit dont Goethe est l’auteur sous le titre « Novelle ». Le mode narratif aux emboîtements intelligents et que l’on domine parfaitement, la clarté de l’action, bien qu’elle insère l’histoire contemporaine et sociale, les caractères des personnages et l’intérêt qu’ils rencontrent chez le lecteur – tout cela réuni m’apparaît à moi et aux lecteurs évoqués comme la preuve la plus impressionnante parmi les récits de Tournier du génie de notre ami, ce que je n’aurais pas voulu passer sous silence.
28Enfin Le Vent Paraclet. Pour conclure encore quelques mots sur cet essai autobiographique. La plupart des critiques, qui s’attendaient à juger un volume, sont manifestement surmenés en passant par le récit d’une vie aux mille aspects et trois romans volumineux, et ils s’en tirent en rapportant au lecteur du journal le contenu de cette pile de livres. Cela ne nous intéresse pas, même s’ils sont, dans leur ensemble, dans des dispositions positives à l’égard de Tournier. La recension du Vent Paraclet la plus prégnante pour l’auteur et le traducteur est celle d’Armin Mohler qui écrit :
Ernst Jünger a dit un jour : celui qui se commente soi-même descend sous son niveau. Pratiquement, il s’est trouvé que Jünger pris d’ennui a reposé le Docteur Faustus de Thomas Mann au bout de quelques pages, mais a lu avec intérêt les notes du Journal sur Faustus. Il en va autrement pour Tournier. Chez lui les romans et l’exégèse sont des œuvres d’art équivalentes. Cela apparaît également dans la traduction, car Tournier a la chance d’avoir en Hellmut Waller un traducteur allemand touché par la grâce, qui fait passer ses œuvres dans l’autre langue et les sauve presque sans perte de transfert – et qui, plus encore, atteint à l’élégance précise du français sans écrire un allemand dépourvu de naturel. Mais Tournier a mérité cette chance9…
29Tant d’éloge est une grande satisfaction pour un traducteur amateur. Mais Mohler se trompe en employant l’expression « touché par la grâce ». Cette apparence n’est que le résultat du mode de travail quantitatif déjà décrit. Pour dire les choses clairement : cela vient de ce que le temps que je consacre à une traduction est illimité, que ce soit le jour ou, le plus souvent, la nuit.
30Reste la question : Comment évolue actuellement l’accueil de l’œuvre de Tournier en Allemagne ? Si l’on va aujourd’hui en Allemagne dans une librairie pour y chercher et acheter une des œuvres de Michel Tournier, on aura bien de la peine à trouver parmi les jeunes employés quelqu’un à qui ce nom dise encore quelque chose. Après une recherche sur ordinateur, on vous apprendra que ce livre – en édition de poche également – n’est plus disponible. On dirait que presque toutes les éditions autrefois existantes des œuvres de Michel ont été épuisées et n’ont pas été réimprimées. L’intérêt pour Tournier et son œuvre, par exemple Erlkönig, semble éteint. Comment en est-on arrivé là ?
31La première réponse qui vienne à l’esprit est que Erlkönig a été publié en gros il y a quarante ans et que le souvenir des événements qui y sont décrits s’en est allé avec la génération de lecteurs de cette époque. Ce n’est pas faux, mais ce n’est pas une explication suffisante pour une œuvre littéraire artistique à ce point brillante et couronnée par des prix. On ajoutera, à juste titre, que la Prusse orientale, où le roman se déroule dans sa plus grande partie, n’appartient plus à l’Allemagne depuis plus de soixante ans et que les habitants d’autrefois sont ou bien morts ou ont trouvé depuis longtemps leur subsistance à l’ouest. Il me semble cependant plus essentiel de constater – et cela vaut en gros depuis vingt ans – que, dès la fin de la guerre, les situations décrites dans Erlkönig : le pouvoir sans partage du « grand ogre » Hitler, l’approbation de la majorité des Allemands à son pouvoir, ses crimes et le malheur qu’il a apporté à l’Allemagne, ont été refoulées avec la plus grande force par une société aspirant au « miracle économique ». Contre ce refoulement qui persiste toujours de manière subliminale, le roman de Tournier ne pouvait s’imposer pour un temps limité que grâce à des lecteurs doués d’un certain discernement littéraire ; lorsque l’intérêt de ceux-ci fut satisfait, la majorité, avide de refoulement s’est imposée. À cela s’ajoute un élément essentiel déterminé spécifiquement par Tournier lui-même. Les personnages du roman, et pas seulement Tiffauges, apparaissent dans leur totalité non pas comme des êtres humains formés par eux-mêmes, décidant d’eux-mêmes, mais comme les exécutants d’un sombre destin à la puissance irrésistible. Tiffauges apparaît comme le seul qui sache cela et soit depuis des temps immémoriaux le complice de ce destin qui en sa faveur fait même brûler une école et déclenche une guerre. Le sentiment d’être mené par une puissance inaccessible se mêle, pour le lecteur capable de se souvenir, à la conscience d’impuissance de l’Allemand dans le Reich nazi – et ce traumatisme, qui exige une gravité de tous les instants et ne tolère pas l’humour, a une présence qui agit sur l’humeur et produit une distanciation subliminale du lecteur face au roman.
32L’ami que je suis, qui connaît Tournier depuis longtemps, est pris du pressentiment que l’auteur du roman lui-même – plus il s’enfonce dans la vieillesse – se sent mené par une puissance pesante et sombre et évite le plus possible les engagements et les décisions orientés vers l’avenir. Moi, son compagnon du même âge, cela m’attriste. Mais cela n’est plus notre sujet.
Annexe
Annexe
Liste des œuvres de Michel Tournier traduites par Hellmut Waller :
– Le Roi des aulnes – Der Erlkönig (1971), roman
– Le Fétichiste – Der Fetischist (1974), un acte pour un homme seul
– Les Météores – Zwillingssterne (1977) roman
– Pierrot ou Les secrets de la nuit – Pierrot oder Die Geheimnisse der Nacht (1978), conte
– Le Vent Paraclet – Der Wind Paraklet (1971), essai
– Le Coq de bruyère – Die Familie Adam (1981), récits
– Gaspard, Melchior et Balthazar – Kaspar, Melchior & Balthasar (1983), roman
– Gilles et Jeanne – Gilles & Jeanne (1985), roman
– La Goutte d’or – Der Goldtropfen (1987), roman
– Le Médianoche amoureux – Das Liebesmahl (1990), contes et nouvelles
– Le Vagabond immobile – Der Garten des Vagabunden (1990) fragments
– Éléazar ou La source et le buisson – Eleasar oder Quelle und Dornbusch (1998), roman
– La Couleuvrine – Lucio oder die Belagerung des Glücks (1999), roman
– Lili ou L’initiation parfumée – Lili oder der duftende Weg ins Leben (2002)
Notes de bas de page
1 Tournier M., Le Vent Paraclet, Gallimard, Folio, p. 164. Le texte de Michel Tournier est : « Traduire de l’anglais en français, ce n’est pas un problème d’anglais, c’est un problème de français. Certes la connaissance de l’anglais est indispensable. Mais il s’agit pour le traducteur d’une connaissance passive, réceptrice, incomparablement plus facile à acquérir que la possession active, créatrice impliquée par la rédaction en français. C’est toute la différence qui sépare la lecture de l’écriture. »
2 Ibid., p. 180.
3 Ibid., p. 188 sq.
4 Ibid., p. 183.
5 « Cependant l’édition allemande se fit attendre deux ans. Cela peut avoir contribué considérablement à la grande qualité de la version allemande. » Deutsche Zeitung/Christ und Welt, no 44, 1972 ? p. 18.
6 Améry J., « Stylisation esthétique de la barbarie. À propos du roman de Michel Tournier Le Roi des aulnes », in Merkur, Deutsche Zeitschrift für europäisches Denken, 1973, Heft 297, p. 73 sq.
7 Fried A., « L’excellente traduction de Hellmut Waller mérite une mention particulière. Il n’a pas seulement, de toute évidence, l’intimité la plus profonde avec le mode de pensée de Tournier, la langue et ses métaphores. Il a réussi aussi à rendre parfaitement en allemand le rythme qui confère leur beauté particulière à des récits si riches et si variés. » Evangelische Kommentare, Stuttgart, 1984, p. 46.
8 Haedecke G., Deutsche Zeitung, 14 octobre 1977.
9 Mohler A., in Die Welt, numéro du 10 octobre 1979. (Armin Mohler, Suisse allemand de naissance, fut correspondant en France de grands journaux suisses et allemands. Il n’avait lu Tournier qu’en français jusqu’en 1979.)
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