Réflexions sur la lecture du Roi des aulnes par Jean Améry
p. 41-57
Texte intégral
1Il y a une importance et une spécificité du Roi des aulnes comme texte français utilisant la fiction, et le regard d’un personnage équivoque (Tiffauges), pour évoquer le nazisme, et in extremis, l’extermination. Dans le champ romanesque français, c’est sans doute le premier livre de cette importance à s’emparer de cette matière.
2Je reviendrai à la lecture de Jean Améry, en 1973, qui précède d’une quinzaine d’années les premières synthèses universitaires consacrées à l’œuvre de Tournier. Je la présenterai d’abord, dans le désir de lire pour lui-même ce texte important. Je montrerai certaines limites, mais surtout la fécondité de la lecture d’Améry. Je prendrai enfin appui sur le travail de Paul Ricoeur dans Temps et Récit III, à propos de la catégorie du « narrateur digne de confiance », reprise de Wayne Booth, et de celle de « lecteur qui répond » lorsque le narrateur n’est pas « digne de confiance » pour éclairer la réception d’un roman qui souvent a suscité le malaise du lecteur.
Le malaise du témoin : Jean Améry
3Né en 1912 à Vienne, Hanns Maier, émigre en Belgique en 1938. En 1943, il fut torturé par la Gestapo en « (sa) double qualité de juif et de membre de la Résistance belge1 », puis déporté à Buchenwald, Bergen-Belsen, d’autres camps de concentration « mais aussi une année entière à Auschwitz, plus exactement dans le camp annexe Auschwitz-Monowitz2 ». Il eut pour « camarade de baraque » Primo Levi3. Il a vécu après la guerre à Bruxelles, a pris en 1955 le nom de Jean Améry4, s’est consacré à la rédaction d’une œuvre critique et littéraire. « Philosophe suicidé et théoricien du suicide5 », il s’est donné la mort à Salzbourg en 1978.
4Lorsqu’il écrit, peu après la publication de la traduction allemande du Roi des aulnes par Hellmut Waller, « Ästhetizismus der Barbarei. Über Tourniers Roman Der Erlkönig6 », c’est « à chaud ». Il ne revendique pas sa qualité de témoin, mais nul ne l’ignore.
5Avec virulence, il dénonce le danger du livre qui vient d’être traduit, et ce d’emblée : « Les anciens SS et Führer des jeunesses hitlériennes peuvent jubiler : une justification de leurs actes – pas morale il est vrai, mais une justification esthétique d’autant plus efficace – leur vient, après des années, de France7 ! » (p. 51). Il place Tournier aux côtés de Brasillach et Drieu La Rochelle parmi les « Français à qui l’Allemagne fait du tort » parce que, sous l’emprise des paysages, des mythes et réalités allemandes, ils cèdent « à une fascination malsaine, exacerbée par un amour de la haine » (p. 51). Il évoque la jeunesse de Tournier8 au moment où se développe en France la « collaboration avec le national-socialisme », ajoutant : « Il peut se livrer aujourd’hui à une ivresse trouble, sans risque politique, qui lui aurait coûté cher il y a trois décennies » (p. 51). Il lui reproche d’être félicité, en France et en Allemagne pour le « courage » qu’Améry juge « douteux » « de rendre l’époque nazie digne d’une littérature », de conférer un « charme exotique » à ce qui est « moralement insupportable », d’ouvrir une voie qui permettrait « peut-être demain de proposer une biographie apologétique de Hitler » (p. 51). La traduction d’Hellmut Waller qu’il juge « tout à fait remarquable » (p. 55) relance Le Roi des aulnes comme texte original, et le rend « doublement dangereux » (p. 55).
6Améry procède à un exposé de l’action du roman. Présentation fidèle, si l’on excepte l’erreur suivante : de Tiffauges, il est dit9 « il a fait venir près de lui de jeunes garçons pour les photographier, et par malheur l’un d’entre eux l’a accusé d’actes de débauche qu’en fait il n’a pas commis » (p. 52). Il étaie ensuite son analyse par l’introduction de sept séquences de citations du Roi des aulnes : une séquence relative à Göring qui procède à l’émasculation des cerfs après la tuerie d’une grande chasse10, trois à la vie des Jungmannen de la napola de Kaltenborn11, deux relatives à Ephraïm12, et la dernière phrase du livre.
7Améry concède à Tournier une « réelle virtuosité ». Les critiques sont les suivantes. Améry s’en prend à Tournier comme auteur impliqué : pour sa « complicité » dans la manière dont il décrit le monde de la napola, parce qu’il (l’auteur) renonce à prendre position, même de manière indirecte, pour « montrer clairement ce que l’école des pauvres enfants sacrifiés a été devant l’histoire » (p. 55) et procède à « une justification esthétique de la barbarie » (p. 53) et à « une nouvelle mythisation du troisième Reich » (p. 55). Le Roi des aulnes témoigne d’un « enthousiasme à peine dissimulé pour les formes de vie du national-socialisme, si ce n’est pour son idéologie ». Il se comporte en « lecteur qui répond13 », dans une lecture éristique :
[…] cet ensemble est jalonné de symboles lourds et pesants, empli d’allusions, orné d’éléments composites disposés dans un réseau extrêmement serré qui les met en relation les uns avec les autres, si bien que seule une analyse structurale précise peut en éclairer le sens. Je me refuse à ce travail philologique, non par paresse, mais avec la conviction que les éléments symboliques ne méritent pas d’être pris en considération si nous les mettons en regard des implications politiques de cette œuvre. (p. 52)
8Améry dit que les épisodes au cours desquels Tiffauges prend soin de l’enfant juif Ephraïm lui causent « un malaise encore plus grand et important que ceux qui célèbrent la beauté dramatique de la napola » (p. 56). Il juge « insupportable » « cette élévation mytho-poétique que l’auteur croit devoir maintenir jusqu’à la fin » (p. 56). Il s’agit là encore d’un dialogue polémique du lecteur Améry avec l’auteur impliqué dans le texte. Il formule un argument qui pèse de tout son poids. En effet, comme le rappelle Jacques Rancière, « à celui qui a vécu l’horreur on estime ne pas avoir le droit de demander des comptes sur la validité éthique des moyens qu’il emploie pour en rendre compte. » Le témoin est « intouchable parce que dépositaire du vécu impartageable de l’événement14 ». Mais Tournier n’est ni Jorge Semprùn ni Primo Levi et Améry écrit :
Le mélange de réalisme et de fantastique peut apparaître ici ou là comme une expression artistique légitime. Mais dans un pareil cas où le poids moral de la réalité est si accablant, où l’histoire en elle-même a atteint déjà les dimensions d’un fantastique horrible, un tel style ne se justifie plus. Plus grave : cela tourne la réalité en dérision et devient insulte aux victimes. Car on ne peut s’empêcher de se représenter un véritable Auschwitz et un enfant juif qui a échappé à la mort. Un tel enfant ne considérerait pas seulement son sauveteur mystérieux comme « cheval d’Israël », il comprendrait que toute cette scène n’est que sortilège sournois et moqueur. Je me demande ce qu’un écrivain comme Elie Wiesel qui a été enfant dans un camp de la mort penserait de la fin du livre de Michel Tournier (p. 7).
9À plusieurs reprises Améry s’en prend au déficit d’éthique de l’écriture du Roi des aulnes. Il emploie pour cela à quatre reprises un terme qui stigmatise le défaut moral de ce texte qui procèderait à « une justification esthétique de la barbarie » : « Dans ce cas, les normes esthétiques elles-mêmes ne peuvent qu’entrer en déchéance, et l’esthétisme, faute d’ancrage moral, se perd dans les bas-fonds du Kitsch le plus pur » (p. 53). L’expérience d’Améry importe pour comprendre sa réaction. Il insiste beaucoup dans ses deux préfaces de Par delà le crime et le châtiment (1966 et 1967) sur la question de la vigilance nécessaire face à une « actualisation » possible de l’antisémitisme. Il fut effrayé dans les années 1970 lorsque des militants pro-palestiniens antifascistes visent non seulement le « sionisme » mais vont jusqu’à adopter des slogans du type « Mort au peuple juif ». La lecture qu’il fait du texte de Tournier participe de cette hantise des années 1970, sans doute alimentée par des faits réels, d’un retour de ce qui fut refoulé après-guerre, que Saul Friedländer nomme « la part maudite de la civilisation occidentale15 ».
10Tournier a répondu longuement à l’accusation d’esthétisation de la barbarie portée par Jean Améry, notamment dans deux entretiens organisés par Arlette Bouloumié avec des lycéens du lycée Montaigne :
Certes, la barbarie que je décris dans Le Roi des aulnes est esthétique, tout le côté wagnérien, tout le côté fête, cathédrale de lumière, le côté grande lumière, le côté grande parade… Mais ce n’est pas ma faute. C’est parce que cette barbarie, en effet, était esthétique. Ce n’est pas moi qui l’ai inventée. Je lui ai rappelé un mot de Léon Blum disant : « Le communisme est une technique, le socialisme est une morale et le fascisme une esthétique. » Que ce soit celui de Hitler ou celui de Mussolini, le fascisme est inséparable d’un certain faste wagnérien avec des défilés de musique, des monuments qui se ressemblent tous et des fêtes nocturnes avec des flambeaux, des projecteurs qui se rejoignent en voûte. Et si vous faites abstraction de cet aspect du nazisme, vous le dénaturez, vous en donnez une image imparfaite… C’était une fête nocturne, une fête meurtrière… Ce n’était pas ridicule, c’était terrifiant… Si on donne une image totale du nazisme, ce que j’ai fait dans Le Roi des aulnes, il faut décrire sa vitrine, avec ses fêtes, avec ses fastes, et tout son côté de séduction par la violence et en même temps, naturellement, ce que je n’ai pas manqué de faire aussi, l’arrière-boutique avec ses camps de concentration et son côté meurtrier éminent. Les choses sont inséparables16.
11Il a répondu à nouveau à la critique de Jean Améry dans la discussion avec Volker Schlöndorff publié par la NRF17 à la sortie du film. Son propos est simple et cohérent : la barbarie nazie est en effet esthétique ; il a montré dans le Roi des aulnes les deux faces du nazisme : la « vitrine » avec ses fastes, sa séduction et « l’arrière boutique » avec les camps de concentration et la violence meurtrière.
Ironie et kitsch
12L’apport de Jean Améry est décisif pour la réception universitaire ultérieure du Roi des aulnes. On a à peu près unanimement reconnu que, comme le dit Tournier, il y a une composante esthétique du nazisme18. Et le texte d’Améry peut appeler des remarques de la part des « spécialistes » de l’œuvre de Tournier. D’abord, il ne prend pas en compte la distinction des instances narratives (Tiffauges narrateur en première personne/narrateur en troisième personne). Deux de ses sept citations appartiennent aux Écrits sinistres et il y lit une fascination de Tournier-auteur pour le nazisme.
13De plus, Améry ne prend pas en compte les phénomènes textuels d’ironisation du nazisme qui représentent le contraire de la fascination qu’il dénonce19. L’ironie est un phénomène subtil, dur à percevoir. Liesbeth Korthals-Altes montre que, dans son ouvrage Reflets du nazisme, Friedländer, lui aussi, ne prend nullement en compte l’ironisation du nazisme. Les travaux sur l’ironie dans le Roi des aulnes sont venus progressivement. La somme sur l’ironie tourniérienne est récente, c’est la thèse décisive de Susanna Alessandrelli, Les modalités de l’écriture ironique et humoristique dans l’œuvre de Michel Tournier20.
14On sent un engagement du lecteur Améry dans une lecture grave, c’est-àdire lourde et lestée, lorsqu’il écrit que « le kitsch a pour caractéristique d’être très voisin de l’art » et ajoute : « il n’est sans doute reconnaissable que lorsqu’un regard sensible à la beauté le considère en prenant en compte aussi une orientation morale » (p. 54). Ce terme allemand, intraduisible, « est d’emblée affecté d’un sens péjoratif : le kitsch, c’est l’art de mauvais goût, stéréotypé, la beauté artificielle, réduite à son emphase ou à ses apparences21 ». Hermann Broch est le premier à avoir tenté une réflexion d’ensemble sur le kitsch, reprise dans Création et connaissance : « La vision de Broch, observe Guy Scarpetta, d’emblée, est morale22. » Pour lui, « tout découle d’un divorce ente l’esthétique et l’éthique ». Le kitsch représente le mal dans les valeurs de l’art :
[…] dans la perspective de Broch (celle que Kundera prolonge aujourd’hui), le partage est clair, les lignes de démarcation bien tranchées : d’un côté, le style (l’art, le « bon goût », l’invention, l’originalité) ; de l’autre, le kitsch (les clichés, l’emphase, le « mauvais goût », le mensonge, le « toc »). Pas de conciliation possible : la lutte de l’art contre le kitsch recouvre celle du bien et du mal23.
15Je pense qu’Améry emploie le mot avec ces connotations. Les travaux des historiens Saul Friedländer24 et Peter Reichel25 reprennent sans doute les analyses d’Améry sur cette question du kitsch ainsi que nombre d’analyses littéraires.
16Je crois aussi qu’Améry ne peut percevoir l’usage tourniérien du kitsch, car pas plus que Friedländer il ne réfléchit en impliquant la question de l’énonciation. Il y a un « angle mort » qui les empêche de percevoir l’ironisation du nazisme. Or, « un élément kitsch “au premier degré” peut parfaitement être intégré, ponctuellement, dans une stratégie ironique26 ». Nous avons maintenant le recul nécessaire pour observer que le Roi des aulnes inaugure une période où « le kitsch, d’une certaine façon, est réapproprié dans toutes sortes de stratégies perverses, ironiques27 ».
17Dans une démarche de second degré, le kitsch devient « un matériau que l’on peut traiter, un élément dans un dispositif de transgression28 ». Guy Scarpetta note qu’au cinéma on rencontre à cette époque des exemples d’« intégration d’un matériau kitsch dans un art majeur : la façon dont Stanley Kubrick requalifie le “péplum” (Spartacus), dont Visconti sublime l’univers kitsch de Louis II de Bavière ». Emblématique est la reprise de l’actrice de Sissi, Romy Schneider, dans Ludwig. Michel Tournier fait de même une reprise d’un genre kitsch : le roman d’aventures dans le « grand roman » qu’est Le Roi des aulnes29. Chez Tournier, très attentif aux chromos, qui joue sans cesse sur la stéréotypie, le cliché à l’œuvre dans les discours et monstrations nazis, c’est me semble-t-il, le montage qui est important, « ce n’est pas l’objet lui-même qui sera décrété “kitsch” ou “non kitsch”, mais son maniement, son montage, la combinatoire où il est inséré30 ».
Des « lecteurs soupçonneux » et un narrateur « non digne de confiance »
18Dans la section « Monde du texte et monde du lecteur », du tome III de Temps et récit, Paul Ricoeur s’intéresse à ce qu’il nomme, reprenant le terme de Wayne Booth31, une rhétorique de la fiction, qui met l’accent non sur les intentions de l’auteur ou le processus présumé de création de l’œuvre « mais sur les techniques par lesquelles l’œuvre se rend communicable32 » ; sur les ressources rhétoriques dont dispose l’auteur de fiction « dès lors qu’il s’efforce, consciemment ou inconsciemment, d’imposer son monde fictif à son lecteur33 » et ceci quelles que soient les ruses ou artifices « dont l’auteur use pour se muer en auteur impliqué34 ».
19La notion de « narrateur digne de confiance » ou « non digne de confiance » est une notion centrale de cette rhétorique de la fiction. « Le degré auquel le narrateur est digne de confiance est une des clauses de ce pacte de lecture35. » Wayne Booth prend comme exemple de narrateur non digne de confiance celui de La Chute de Camus. Paul Ricoeur observe que Booth « ne cache pas ses réticences à l’égard de la stratégie employée par Camus dans la Chute : le narrateur lui paraît ici entraîner son lecteur dans l’effondrement spirituel de Clamence. »
20Le roman de Camus, publié en 1956, est le monologue de Jean-Baptiste Clamence, ancien avocat parisien, dont la « chute » commence lorsqu’il ne porte pas secours à une jeune femme sur le point de se noyer (suicide). C’est sa confession à un autre homme, dans un bar d’Amsterdam. Ce monologue pourrait être titré « Écrits sinistres » Il vit désormais à Amsterdam,
dans le quartier juif où nos frères hitlériens ont fait de la place. Quel lessivage ! Soixante-quinze mille juifs déportés ou assassinés, c’est le nettoyage par le vide. J’admire cette application, cette méthodique patience ! Quand on n’a pas de caractère, il faut bien se donner une méthode. Ici elle a fait merveille, sans contredit, et j’habite sur les lieux d’un des plus grands crimes de l’histoire36.
21Ce personnage est un frère de Tiffauges37. Il se présente comme un être double, au « sourire double38 », qui a « accepté la duplicité39 », un « juge-pénitent40 ». Provocateur, Jean-Baptiste Clamence (clamans) est un « prophète vide pour temps médiocres » réfugié dans « un désert de pierres, de brumes et d’eaux pourries41 » qui ne cesse de mettre à jour « la duplicité profonde de la créature42 », et vitupère le monde contemporain. Le lecteur est enfermé dans ce monologue qu’aucune voix narrative ne vient mettre en perspective.
22Paul Ricœur commente ainsi la démarche de Booth :
Booth n’a certainement pas tort de souligner de quel prix de plus en plus lourd doit être payée une narration privée des conseils d’un narrateur digne de confiance. Il peut être justifié à craindre qu’un lecteur plonge dans la confusion, mystifié, bafoué, « jusqu’à perdre pied », soit insidieusement invité à renoncer à la tâche assignée à la narration par Erich Auerbach : « celle de conférer signification et ordre à nos vies ». Le danger est en effet que la persuasion cède la place à la séduction de la perversité. […] Booth peut dès lors craindre qu’une grande partie de la littérature contemporaine ne s’égare dans une entreprise de démoralisation d’autant plus efficace que la rhétorique de persuasion recourt à une stratégie plus dissimulée43.
23Booth a raison, dit Ricœur, de « souligner […] que la vision des personnages, communiquée et imposée au lecteur, a des aspects non seulement psychologiques et esthétiques, mais sociaux et moraux44 ». Booth, s’il a lu Le Roi des aulnes, a dû être plus troublé encore par le narrateur non digne de confiance qu’est Tiffauges. Aura-t-il jugé « digne de confiance » l’autre narrateur-régisseur, l’auteur, que Améry et Friedländer jugent non digne de confiance parce que fasciné lui aussi, sinon par l’idéologie, du moins par des formes de vie liées au nazisme ? Une partie de la critique tourniérienne est ainsi troublée par ce « roman inquiétant45 ». Troublée bien sûr par le personnage de Tiffauges, sans toujours observer le propos évaluatif du narrateur qui le déclare « fou » à plusieurs reprises46. Mais aussi par le narrateur et par l’auteur. Un auteur que certains jugent, comme Liesbeth Korthals-Altes « en sympathie avec ce Moi antisocial, ce “singulier” qui cherche à imposer au monde et à autrui la figure de ses désirs47 ». Dès 1988, au terme d’une étude fouillée du mythe de l’ogre dans Le Roi des aulnes, Arlette Bouloumié en vient au récit d’Ephraïm (RA, 554-559). Elle dit que « ce n’est pas une pirouette » pour dénoncer in extremis ce que le livre admirerait par ailleurs puisque l’horreur du nazisme était déjà stigmatisée dans l’évocation de Göring, Blättchen, Raufeisen. Elle établit la référentialité de ce récit en renvoyant à un document conservé au Centre de documentation juive contemporaine, signalé par Tournier dans une note. Elle dit que si ce récit « semble peu convaincant, c’est que l’horreur défie le langage48 » et elle cite Saul Friedländer : « L’inadéquation croît entre le langage et certains événements49. » On pense à Améry affirmant que « le poids moral de la réalité est si accablant » que l’usage d’un « style mythico-poétique » ne se justifie plus, tourne en dérision la réalité et « devient insulte aux victimes ».
24Je reviens pour ma part à Ricoeur, qui poursuit :
On peut toutefois se demander qui est juge de ce qui est ultimement pernicieux. S’il est vrai que le ridicule et l’odieux du procès de Madame Bovary ne justifie pas a contrario n’importe quelle insulte au minimum de consensus éthique sans lequel nulle communauté ne pourrait survivre, il est vrai aussi que même la plus pernicieuse, la plus perverse entreprise de séduction (celle par exemple qui rendra estimable l’avilissement de la femme, la cruauté et la torture, la discrimination raciale, voire celle qui prône le désengagement, la dérision, bref le désinvestissement éthique à l’exclusion de toute transvaluation, comme de tout renforcement des valeurs) peut, à la limite, revêtir au plan de l’imaginaire une fonction éthique : celle de la distanciation50.
25Et il explique pourquoi il ne partage pas la sévérité de Booth « à l’égard du narrateur équivoque de la littérature contemporaine », dans un propos que je veux référer au Roi des aulnes :
Ainsi le roman moderne exercera-t-il d’autant mieux sa fonction de critique de la morale conventionnelle, éventuellement sa fonction de provocation et d’insulte, que le narrateur sera plus suspect et l’auteur plus effacé, ces deux ressources de la rhétorique de la dissimulation se renforçant mutuellement.
[…] un lecteur désorienté, comme peut l’être celui de La Montagne magique égaré par un narrateur ironique, n’est-il pas davantage appelé à réfléchir ?
26Ricoeur envisage ensuite le danger que peut représenter le roman moderne :
Que la littérature moderne soit dangereuse n’est pas contestable. La seule réponse digne de la critique qu’elle suscite, et dont Wayne Booth est un des représentants les plus estimables, est que cette littérature vénéneuse requiert un nouveau type de lecteur : un lecteur qui répond.
C’est en ce point qu’une rhétorique de la fiction centrée sur l’auteur révèle sa limite : elle ne connaît qu’une initiative, celle d’un auteur avide de communiquer sa vision des choses. À cet égard, l’affirmation selon laquelle l’auteur crée ses lecteurs paraît manquer d’une contrepartie dialectique. Ce peut être la fonction de la littérature la plus corrosive de contribuer à faire apparaître un lecteur d’un nouveau genre, un lecteur lui-même soupçonneux, parce que la lecture cesse d’être un voyage confiant fait avec un narrateur digne de confiance, mais devient un combat avec l’auteur impliqué, un combat qui le reconduit à lui-même51.
27Le Roi des aulnes est-il un roman inquiétant, un roman dangereux ? La question reste ouverte. C’est en tout cas une œuvre « corrosive », « vénéneuse » diront certains, qui a trouvé d’emblée en Jean Améry un lecteur qui répond. Je souhaite que la lecture de ce roman, mais aussi de l’œuvre de Tournier, notamment dans les travaux universitaires, s’inspire de la libre pugnacité de cette lecture éristique dont parle Ricœur et de l’intransigeance dont Jean Améry fait preuve.
Annexe
Annexe
Jean Améry : Esthétisme de la barbarie Au sujet du roman de Michel Tournier Le Roi des aulnes52
Thierry Léonce (traducteur), docteur en littérature moderne et contemporaine, chargé de cours à l’université de Saint-Étienne
Les anciens SS et Führer des jeunesses hitlériennes peuvent jubiler : une justification de leurs actes – pas morale il est vrai, mais une justification esthétique d’autant plus efficace – leur vient, après des années, de France ! Les citadelles de l’ordre national-socialiste se voulaient avant tout esthétiques : les sacrifices d’enfants que l’on poussait dans le feu de l’ennemi étaient des actes sacrés d’une haute portée spirituelle ; même le grand veneur et maréchal d’empire Hermann Göring, que Thomas Mann a appelé une « joviale bedaine d’assassin », connaît une transformation mythique et devient en définitive un géant de conte populaire somme toute pas du tout antipathique.
Il y a des Français à qui, visiblement, l’Allemagne ne réussit pas. Dès qu’ils pénètrent plus profondément dans les paysages allemands, les mythes allemands, les réalités allemandes, ils sont la proie d’une fascination profondément malsaine, exacerbée par un amour de la haine : cela a été la tragédie d’écrivains français collaborateurs tels que Brasillach et Drieu La Rochelle. L’auteur dont il est ici question était jeune lorsque s’est épanoui le temps de la collaboration avec le national-socialisme. Il peut se livrer aujourd’hui à une ivresse trouble, sans risque politique, qui lui aurait coûté cher il y a trois décennies. Au contraire : il recueille des lauriers, français et allemands, parce qu’il a le courage douteux de rendre l’époque nazie digne d’une littérature. Ce qui est moralement insupportable se dote d’un charme exotique. Ce travail constitue un préalable pour ceux qui, peutêtre demain, oseront nous proposer une biographie apologétique d’Hitler.
Michel Tournier, 48 ans, fils d’un couple de germanistes, écrivain, philosophe, ancien directeur d’édition, fait paraître son livre Le Roi des aulnes53 (Hoffmann & Campe, 1972) qui a été couronné il y a deux ans en France par le prix Goncourt et a eu un succès à la hauteur d’une telle distinction. La critique et le public ont été unanimement charmés par cette rhapsodie germanique d’un compatriote, dans laquelle ils se sont plus à voir non seulement une œuvre en prose réussie, mais aussi le point d’aboutissement en France d’une problématique allemande.
L’action peut être rapidement résumée, avant que nous nous engagions dans une analyse critique. Le protagoniste Abel Tiffauges, qui raconte en partie à la première personne, est un mécanicien français qui grâce à l’éclatement de la Deuxième Guerre mondiale et à sa mobilisation, échappe à un procès pour atteinte à la morale : il a attiré près de lui des jeunes garçons pour les photographier, et par malheur l’un d’entre eux l’a accusé d’actes de débauche qu’en fait il n’a pas commis. Tiffauges, homme d’une force physique hors du commun et dont la corpulence le rend proche du géant, part en guerre au sein de l’armée française, est fait prisonnier par les Allemands et est emmené en Prusse orientale. Là il découvre ce que l’auteur Tournier appelle lui-même le « pays de ses rêves » : l’Allemagne. Mais pas seulement cela. Il découvre aussi le mode de vie et les façons de voir du national-socialisme. Après avoir été un prisonnier de guerre habile et obéissant, il devient traqueur dans une propriété de Göring, et finalement recruteur d’un institut d’éducation nationale, la napola, dans laquelle il fait venir des garçons qui selon les mots du Führer sont « vifs comme la belette, durs comme l’acier, tenaces comme le cuir ». Il disparaît lui-même avec le troisième Reich. Son amour des garçons trouve un prolongement inattendu et incroyable lorsqu’il rencontre un enfant juif échappé d’un camp de la mort qu’il charge sur ses épaules pour fuir une forteresse en feu. Avec cet enfant il périt dans un marécage.
Voilà pour la trame narrative. Car cet ensemble est jalonné de symboles lourds et pesants, empli d’allusions, orné d’éléments composites disposés dans un réseau extrêmement serré qui les met en relation les uns avec les autres, si bien que seule une analyse structurale précise peut en éclairer le sens. Je me refuse à ce travail philologique, non par paresse, mais avec la conviction que, en définitive, les éléments symboliques ne méritent pas d’être pris en considération si nous les mettons en regard des implications politiques de cette œuvre. Entre autres : Tiffauges se sent comme un être-centaure. Il se désigne lui-même comme un ogre, l’« ogre » du conte populaire français qui dévore les petits enfants. D’ailleurs il porte, pour rendre le symbolisme encore plus évident, un nom qui nous rappelle le château de ce Gilles de Rais qui n’était pas seulement compagnon d’armes de Jeanne d’Arc, mais aussi un meurtrier d’enfants sexuellement dépravé. Abel Tiffauges a découvert enfant de quelle nature est son fardeau, son désir et sa vocation : le port d’enfants, la joie « phorique », l’« eu-phorie ». C’est un ravisseur d’enfants euphorique, Roi des aulnes, mais il s’amande à la fin, portant l’enfant juif souffrant, devenant christophore, porteur du Christ.
Tout cela peut avoir des mérites esthétiques. Le contrepoint des symboles est la maîtrise du style. Nous reconnaissons à l’auteur une réelle virtuosité. Cependant nous souhaitons faire une distinction entre le formel et le contenu. Insistons, avec toute la fermeté nécessaire, sur la morale de l’histoire qui aboutit de manière injuste et regrettable à une justification esthétique de la barbarie. L’auteur est germaniste. À coup sûr, il a lu Nietzsche et la phrase de ce dernier affirmant que la vie ne se justifie que comme phénomène esthétique ; ce qui signifie en d’autres termes que l’esthétique justifie toute vie, y compris une vie monstrueuse. Dans ce cas, les normes esthétiques elles-mêmes ne peuvent qu’entrer en déchéance, et l’esthétisme, faute d’ancrage moral, se perd dans les bas-fonds du Kitsch le plus pur. Cela soulèvera des contestations, car on a loué la densité de la langue, la beauté des descriptions de paysage et la dramaticité wagnérienne de ce roman. Voyons comment Tournier décrit, lors d’une scène de chasse, l’« Ogre » de la lande de Rominten, Göring, auquel le protagoniste se sent depuis toujours apparenté :
Mais le grand veneur ne s’intéressait qu’aux cerfs, et c’était merveille de le voir courir pesamment de l’un à l’autre en brandissant son vouge de chasse. Il écartait les cuisses chaudes du grand corps palpitant, et y plongeait les deux mains. La droite sciait vivement, la gauche fouillait les bourses fendues et recueillait les daintiers qui ressemblaient à des œufs de chair vive d’un rose opalescent. C’est que le cerf abattu doit être émasculé sans retard, sinon la viande s’emmusque et devient impropre à la consommation, croit-on communément.
Tiffauges accueillit comme elle le méritait cette explication évidemment incongrue, surtout dans un domaine, la vénerie, où tout est chiffre et rite immémorial. Il se demandait une fois de plus quelle pouvait être la clé du cerf et le secret de sa place apparemment démesurée dans le bestiaire de la Prusse Orientale, en observant l’énorme croupe blanche que Göring, penché sur l’animal royal qu’il allait déshonorer, dressait vers le ciel. […]
Que les bois fussent aussi littéralement d’essence phallique donnait à la chasse et à l’art de la vénerie un sens d’une inquiétante profondeur. Forcer un cerf, le tuer, l’émasculer, manger sa chair, lui voler ses bois pour s’en glorifier comme d’un trophée, telle était donc la geste en cinq actes de l’ogre de Rominten, sacrificateur officiel de l’Ange Phallophore.
Ai-je parlé de Kitsch ? Oui, mais il ne peut s’agir évidemment de ce Kitsch familier et innocent de la bonne vieille littérature Blut und Boden. Ici est exprimée la complicité sinistre avec les forces chtoniennes, élevée au niveau du mythologique, et même au-delà dans la mesure où elle s’empare de la personne du grand veneur d’empire qui n’a certainement pas rêvé de tels honneurs : l’« énorme croupe » du maréchal n’est ni ridicule ni répugnante, mais devient par voie esthétique une part rendue impressionnante de la nature environnante et de la scénique de la chasse. La mutilation bestiale, en étroite relation avec le sadisme sexuel, qui est un rite des plus anciens, devient un acte sacré décrit avec complaisance, et le meurtrier de masse, quoiqu’il s’appelle ogre comme Tiffauges lui-même, devient prêtre du sacrifice. L’ensemble du rituel n’apparaît pas comme une sorte de sombre reliquat d’une préhistoire sanguinaire, mais, comme le dit l’auteur, comme un « chant héroïque ». (RA, p. 329-330)
On ne peut concocter de Kitsch plus moderne. Il s’en trouve intensifié. La scène ne manque pas de romantisme lyrique wagnérien ; elle est vue de manière visionnaire et rendue avec force. Contrairement à la camelote esthétique, le Kitsch a pour caractéristique d’être très voisin de l’art. C’est la raison pour laquelle il n’est sans doute reconnaissable que lorsqu’un regard sensible à la beauté le considère en prenant en compte aussi une orientation morale. Les passages dans ce livre où l’élément du Kitsch est lié à un danger intellectuel, et finalement aussi à un péril politique sont tellement nombreux que l’on a l’embarras du choix ; considérons maintenant cette description de la napola de Kaltenborn où Tiffauges accomplit avec passion ses services en tant que recruteur d’enfants. L’ensemble du chapitre est placé sous le motif du roi des aulnes : « Veux-tu, bel enfant, venir avec moi ? » Il s’agit ici de la présentation d’une fête de Noël – pardon – d’une « Julfest » :
Cependant la cérémonie du Julfest réunissait tous les Jungmannen dans la salle d’armes autour d’un arbre de Noël scintillant de mille feux. Il ne s’agissait pas de célébrer la naissance du Christ, mais celle de l’Enfant Solaire, resurgi de ses cendres en ce solstice d’hiver. Parce que la trajectoire du soleil avait atteint son niveau le plus bas, et le jour sa durée la plus brève, la mort de l’astre-dieu était déplorée comme une fatalité cosmique menaçante. Des chants funèbres accordés à la misère de la terre et à l’inhospitalité du ciel célébraient les vertus du luminaire défunt, et le suppliaient de revenir parmi les hommes. Et cette complainte était exaucée, puisque désormais chaque jour allait regagner sur la nuit un temps d’abord imperceptible, mais bientôt d’une triomphale évidence.
L’Alei lut ensuite à haute voix les vœux envoyés à Kaltenborn par les quarante autres napolas dispersées sur tout le territoire du Reich […] et à chaque nom cité, un enfant se détachait du demi-cercle de ses camarades, et allait ajouter une bougie au grand sapin. Puis il y eut un silence traversé par les mugissements de la tempête, et l’Alei cria tout à coup, comme saisi par une soudaine inspiration : « Le paradis repose à l’ombre des épées ! »
Enfin d’une voix calme, il expliqua que chaque type d’homme se réalise par un outil privilégié qui est aussi un symbole. Il y a ainsi les gens de plume dont l’écriture est la fonction naturelle, les paysans qui se retrouvent dans le soc de leur charrue, les architectes dont l’équerre est l’emblème, les forgerons qui voient dans une enclume l’image de leur vocation. Les Jungmannen de Kaltenborn eux étaient doublement voués à l’épée, comme jeunes guerriers du Reich, d’abord, et par la vertu du blason du château ensuite. Tout ce qui ne relevait pas de l’épée devait leur être étranger. (RA, p. 411-412)
Je dois malheureusement le répéter : un seul qualificatif peut désigner la manière dont l’auteur décrit le monde de la napola : complicité. Non pas parce qu’à aucun moment l’auteur ne propose de distance critique – ce n’est pas toujours possible pour des raisons de composition – mais parce qu’il renonce à prendre position de manière indirecte et à montrer clairement ce que l’école des pauvres enfants sacrifiés a été devant l’histoire : une institution vouée à la maltraitance des hommes qui produit des écorcheurs. Au lieu de cela nous trouvons encore et encore l’expression d’un enthousiasme à peine dissimulé pour les formes de vie du national-socialisme, si ce n’est pour son idéologie. Dois-je citer encore ? Peut-être est-ce nécessaire pour que le lecteur se fasse une idée de la tonalité de cet hymne, étrange et attardé, à la barbarie dont la rumeur nous parvient fantomatiquement de France. Une veillée funèbre à la gloire d’un jeune hitlérien poignardé par les « rouges » en 1931 : « Ils chantent maintenant Un peuple jeune se lève pour monter à l’assaut… Les voix nettes comme des cristaux de glace montent dans l’air froid, tandis que l’oriflamme à svastika se tord autour de son mât, comme une pieuvre brûlée par le faisceau étroit d’un projecteur ». (RA, p. 416)
Un coup d’œil sur la communauté des Jungmänner :
Les grands qu’on envoie la semaine prochaine à l’égorgeoir font leur mise en train sur le glacis. […] Tous ces gaillards ont entre quinze et dix-huit ans, et la trace du rasoir se voit sur la plupart des mentons et des joues. Mais il faut reconnaître honnêtement que ces torses sont tous d’une émouvante tendresse que souligne la grossièreté de la ceinture, du pantalon et des bottes. Pas un poil sur ces poitrines blanches, et même la plupart des aisselles sont également glabres. (RA, p. 427-428)
Que l’on ne s’y trompe pas : ni le mot « égorgeoir » ni la description douce et homo-érotique de l’enfant ne permettent d’exprimer une protestation contre l’inhumanité de telles institutions. L’« égorgeoir » n’est pour l’ogre Tiffauges – et on se demande si ce n’est pas le cas aussi pour l’auteur – rien de sordide ; mais quelque chose de sacré. Et le charme de l’enfant ne prend sens que par le fait que la chair délicate et le vêtement grossier sont déchiquetés par des balles ennemies au cours d’un rituel ténébreux. L’inhumain glisse esthétiquement vers cette tonalité Kitsch dont j’ai déjà parlé. Des traductions attentives au style – celle qui a été faite par les soins de Hellmut Waller est tout à fait remarquable – trop complaisantes dans le texte original allemand, rendent à mon avis le livre de Michel Tournier doublement dangereux. Car, venu de l’étranger, un nouveau pas est fait, dans une certaine mesure sacro-saint, vers une nouvelle mythisation du troisième Reich : le poème Le Roi des aulnes de Goethe illustre de son auguste classicisme ce que Thomas Mann a appelé précisément le « règne de l’abject », et cette souveraineté mythiquement justifiée atteint, dans le domaine de la vie de l’esprit, le nouveau point culminant d’une spirale.
Me suis-je laissé emporter dans un élan polémique ? Suis-je injuste si j’attribue des sympathies nazies à un germaniste français qui, avec une acribie qui aurait été digne d’un meilleur sujet, a travaillé sur les principes de la hitlerjugend ? N’est-ce pas le comble en définitive, lorsque le « porteur d’enfants » Tiffauges prend soin d’un enfant juif échappé des camps d’extermination pour périr avec lui ? Je dois avouer que ces épisodes précisément me causent un malaise encore plus grand et plus important que ceux qui célèbrent la beauté dramatique de la napola. Tiffauges découvre l’enfant Ephraïm…
[…] un enfant, coiffé d’un bonnet formé de trois pièces de feutre cousues ensemble. Il respirait, il vivait encore. Tiffauges le secoua doucement, voulut en tirer des réponses. Vainement. Il était plongé dans une torpeur qui paraissait proche de la mort. Lorsque Tiffauges le souleva dans ses bras, il eut le cœur serré de le trouver si incroyablement léger, comme s’il n’y avait rien dans le ballot de tissus grossiers d’où sortait sa tête. Il reprit au pas le chemin de Kaltenborn. […] La plus grande partie des combles du château n’était couverte que par la toiture en tuiles disjointes qui laissaient le passage à toute une population d’oiseaux nocturnes. Mais il existait cependant dans l’encoignure d’un grenier un petit galetas clos, point de convergence des tuyaux de chauffage et de purge, où il était possible, à l’aide d’un primus à pétrole d’appoint, d’entretenir une chaleur de serre. C’est là que Tiffauges installa son protégé. […] Puis il descendit aux cuisines, et en remonta un bol de bouillie de semoule au lait qu’il s’efforça vainement de lui faire avaler. Dès lors sa vie se partagea entre ses occupations habituelles à l’intérieur et à l’extérieur de la citadelle, et cette cellule matelassée, surchauffée où il tentait avec acharnement de rendre la vie au corps délabré d’Ephraïm. (RA, p. 551-552)
Le prisonnier de guerre français et recruteur de la napola le réveille en effet. Et comme il est un être phorique, porteur, il prend à diverses reprises l’enfant sur ses épaules et le porte, monture mythique, vers le grenier de la citadelle duquel on peut mieux voir le pays de rêve : la Prusse orientale. Pour l’enfant, c’est comme si un chant retentissait devant les chambres à gaz qu’il connaît. Il appelle son protecteur « cheval d’Israël » : « cheval d’Israël, emporte-moi […] montre-moi les arbres ; il faut que je surveille le dégel qui annoncera la nuit du 15 de Nissan ». (RA, p. 565)
Devons-nous rappeler encore à quel point cette élévation mytho-poétique que l’auteur croit devoir maintenir jusqu’à la fin est insupportable ? Le mélange de réalisme et de fantastique peut apparaître ici ou là comme une expression artistique légitime. Mais dans un pareil cas où le poids moral de la réalité est si accablant, où l’histoire en elle-même a atteint déjà les dimensions d’un fantastique horrible, un tel style ne se justifie plus. Plus grave : cela tourne la réalité en dérision et devient insulte aux victimes. Car on ne peut s’empêcher de se représenter un véritable Auschwitz et un enfant juif qui a échappé à la mort. Un tel enfant ne considérerait pas seulement son sinistre sauveteur comme « cheval d’Israël », il comprendrait que toute cette scène n’est que sortilège sournois et moqueur. Je me demande ce qu’un écrivain comme Elie Wiesel qui a été enfant dans un camp de la mort penserait de la fin du livre de Michel Tournier.
Il n’y a plus grand-chose à dire. Les troupes soviétiques progressent, incendient Kaltenborn ; Tiffauges, son enfant sur les épaules, fuit avec lui et périt dans le marécage. Ainsi se termine le livre : « Quand il leva pour la dernière fois la tête vers Ephraïm, il ne vit qu’une étoile d’or à six branches qui tournait lentement dans le ciel noir. » (RA, p. 581)
Mort et transfiguration – et le sentiment pénible que l’auteur a voulu prendre place dans la littérature mondiale, prenant comme alibi l’épisode d’Ephraïm sous l’égide duquel retentit l’étrange chant héroïque à la gloire de la napola. D’ailleurs je ne doute pas du succès international que le roman va obtenir sur les marchés allemands et français. Le temps a fait son œuvre, a rendu l’indicible à nouveau mûr pour l’esthétisation et la mythification. Ceux qui n’ont pas été témoin de la réalité s’en emparent pitoyablement. Mais il est permis à celui qui a été témoin d’intervenir et de mettre en garde. Michel Tournier a écrit un livre politiquement et esthétiquement dangereux. Je ne veux pas utiliser le qualificatif usé de « fasciste ». Cela serait trop et pas assez – beaucoup trop peu.
Notes de bas de page
1 Améry J., Par delà le crime et le châtiment. Essai pour surmonter l’insurmontable, trad. Françoise Wuilmart, (1966), Arles, Actes Sud, coll. « Babel », 1995, p. 23-24.
2 Ibid., p. 24.
3 Ibid., p. 25.
4 Le héros de son roman Lefeu ou la démolition, (Actes Sud, 1996) est un peintre, qui après-guerre, s’installe à Paris et change son nom de Feuermann en Lefeu.
5 Levi P., Les Naufragés et les rescapés, (1986, trad. rr. 1989, Gallimard, coll. « Arcades », p. 125).
6 Primo Levi fait référence à l’essai Porter la main sur soi (1976), Arles, Actes Sud, 1999.
Améry J., « Ästhetizismus der Barbarei. Über Tourniers Roman “Der Erlkönig” », in Merkur XXVI (1973) p. 73-79; Jean Améry, Werke, Band 5, Aufsätze zur Literatur und zum Film, Stuttgart, Klett-Cotta 2003, p. 174-187.
7 J’utilise la traduction de Thierry Léonce, qui figure dans ce volume. Je le remercie de me l’avoir communiquée lorsque je préparais cette communication.
8 Remarque : Tournier n’était pas si jeune que cela. Jorge Semprùn, né mois pour mois un an avant Tournier, est arrêté en septembre 1943 puis déporté à Buchenwald.
9 Avec une erreur de lecture puisque c’est la jeune Martine qui accuse Tiffauges.
10 Le Roi des aulnes, Paris, Gallimard, Folio, 1970, p. 329-330.
11 Évocation de la cérémonie de la Julfest par les Jungmannen de la napola lors du solstice d’hiver, avec l’exaltation de l’épée comme vocation des jeunes gens (ibid., p. 411-412) ; célébration du héros Herbert Norkus : après la projection du film Hitlerjunge Quex (ibid., p. 416) ; description des jeunes gens de quinze à dix-huit ans, qui s’entraînent sur le glacis avant de partir au front la semaine suivante (ibid., p. 427-428).
12 Découverte par Tiffauges du corps de l’enfant juif Ephraïm (ibid., p. 551-552) ; séquence où Ephraïm appelle Tiffauges : « Cheval d’Israël » (ibid., p. 565).
13 Ricœur P., Temps et récit III, Le Monde raconté, p. 238.
14 Rancière J., « L’irreprésentable en question », « Écrire l’extrême. La littérature et l’art face aux crimes de masse », Europe, juin-juillet 2006, no 926-927, p. 236.
15 Friedländer S., Reflets du fascisme, Paris, Le Seuil, 1982, p. 9.
16 Bouloumié A., « Tournier face aux lycéens », Magazine littéraire, no 226, janvier 1986, et « Interview de Michel Tournier avec les élèves du lycée Montaigne », L’École des Lettres II, 14 juin 1985,
17 « Michel Tournier et Volker Schlöndorff. Le Roi des aulnes à l’écran », La Nouvelle Revue Française, no 524 (p. 4-19), sept. 1996, p. 18.
18 Le philosophe Philippe Lacoue-Labarthe a créé en 1987 le terme de national-esthétisme. Cf. La Fiction du politique : Heidegger, l’art et la politique, Paris, Bourgois, 1988.
19 Cf. Korthals Altes L., Le Salut par la fiction ? Sens, valeurs et narrativité dans Le Roi des aulnes de Michel Tournier, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, p. 184.
20 Thèse dirigée par Arlette Bouloumié, soutenue à Angers le 27 mai 2004.
21 Scarpetta G., « Réflexions sur le kitsch », L’Artifice, Grasset, « Figures », 1988, p. 131.
22 Ibid., p. 132.
23 Ibid., p. 134.
24 Friedländer S., Reflets du nazisme, Paris, Le Seuil, 1982.
25 Reichel P., La Fascination du nazisme [Der Schöne Schein des Dritten Reiches, 1991Carl Hanser Verlag], éd. Odile Jacob, 1993 (trad. Olivier Mannoni).
26 Scarpetta G., L’Artifice, op. cit., p. 140.
27 Ibid., p. 134.
28 Idem, p. 134.
29 Jean Echenoz, autre bricoleur au second degré du Kitsch, publie en 1979 Le Méridien de Greenwich revisitant le roman d’espionnage avant de procéder de même avec le roman policier (Cherokee, 1983) et le roman d’aventure (L’Équipée malaise).
30 Scarpetta G., L’Artifice, op. cit., p. 135.
31 Booth W., The Rhetoric of Fiction, 1961, 1983.
32 Ricœur P., Temps et récit III, Le Temps raconté, Paris, Le Seuil, 1985, p. 232.
33 Booth W., Préface, de The Rhetoric of Fiction, 1983 ; cité par Ricoeur P., Temps et récit III, op. cit., p. 232.
34 Temps et récit III, op. cit., p. 233.
35 Temps et récit III, op. cit., p. 236.
36 Camus A., La Chute, Théâtre, récits, nouvelles, La Pléiade, 1962, p. 1479.
37 Comme Tiffauges avec ses Écrits sinistres et sa « Constitution sinistre », Clamence qui partage avec ce dernier une graphomanie mégalomaniaque et délirante, annonce « la publication d’un manifeste dénonçant l’oppression que les opprimés faisaient peser sur les honnêtes gens » se met à écrire une Ode à la police et une Apothéose du couperet (cf. La Chute, op. cit., p. 1520).
38 La Chute, op. cit., p. 1493.
39 Ibid., p. 1546.
40 Ibid. p. 1477.
41 Ibid., p. 1533.
42 Ibid., p. 1516.
43 Temps et récit III, op. cit., p. 236-237, note 1.
44 Ibid. p. 237.
45 Korthals Altes L., « Éthique et esthétique dans l’œuvre de Michel Tournier », Œuvres & Critiques, XXII, 2, 1998, p. 102. La même expression se retrouve sus la plume d’Antony Purdy : « Séduction et simulation : l’empire des signes dans Le Roi des aulnes », Revue des Sciences Humaines, no 232 (Michel Tournier), 1993-1994, p. 32.
46 Cf. le propos de Tiffauges, dans Le Roi des aulnes, qui se demande « si sa raison n’a pas commencé à craquer » (Paris, Gallimard, Folio, 1970, p. 512).
47 Korthals Altes L., Le Salut par la fiction, op. cit., p. 215.
48 Bouloumié A., Michel Tournier. Le roman mythologique, Paris, Corti, 1988, p. 113.
49 Reflets du nazisme, op. cit., p. 96.
50 Temps et récit III, op. cit., p 237, note 1.
51 Ibid., p. 238.
52 Améry J., « Ästhetizismus der Barbarei. Über Michel Tourniers Roman Der Erlkönig », in Jean Améry, Werke, Stuttgart, éd. Klett-Cotta, 2003, p. 174-187. Traduction de Thierry Léonce.
53 Tournier M., Le Roi des aulnes, Paris, Gallimard, Folio, 1970. Sera abrégé selon le sigle RA.
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