Lectures plurielles de Vendredi ou les Limbes du Pacifique de Michel Tournier
p. 29-40
Texte intégral
1Vendredi ou les limbes du Pacifique1 est le premier livre publié par Michel Tournier, en 1967. Le jeune philosophe de vingt ans cède la place au romancier de quarante-trois ans. Le succès est immédiat. Tournier obtient le grand Prix de l’Académie Française par sept voix sur onze dont celle de Maurice Genevoix qui fut un farouche défenseur du livre. Le prix couronne d’ordinaire un romancier qui a déjà fait ses preuves. Or c’est ici un premier roman mais la maîtrise de l’auteur surprend les critiques. Robert Sabatier écrit dans Le Figaro Littéraire du 26 juin 1967 :
La grotte, la boue, l’eau, le feu, la sexualité sont utilisés dans un contexte cosmique et philosophique qui élève le débat au-dessus de sa trame anecdotique. À ce coup d’essai, Monsieur Michel Tournier (retenez bien ce nom !) a fait un coup de maître.
2À l’époque, la fin des années soixante, où la littérature à thèse est discréditée et où le formalisme règne, Michel Tournier, à la façon des initiateurs, « va permettre à la littérature de se réconcilier avec une part d’elle-même – l’imaginaire, l’excès, le romanesque – qu’elle avait un peu laissés en déshérence2 ». Le livre est aussitôt traduit et connaît une gloire quasi mondiale : les États-Unis, la Grande Bretagne, l’Italie, le Portugal, les Pays-Bas et l’Allemagne ont acheté les droits de traduction dès 1967. Il sera aussi traduit en hébreu (1967), en tchèque (1977) et même, ce qui est rare, en estonien car le personnage du petit mousse, Jeudi, est estonien.
3L’article de Gilles Deleuze : « Michel Tournier et le monde sans autrui » paraît dans la revue Critique3 en 1967 et prouve son succès auprès des philosophes tandis que les ethnologues mettent le roman au dossier de l’ethnocide. Il devient la bible des hippies comme le raconte Tournier dans un article du Figaro du 26 novembre 1974, intitulé : « Vendredi ou l’école buissonnière » en même temps qu’on l’accusait aux États-Unis de faire l’éloge du pouvoir noir. Enfin, dans Rite, Roman, Initiation4, paru en 1973, Simone Vierne salue en lui le retour du roman initiatique. Cette fortune se prolongera avec la réécriture, réalisée dès 1971, de Vendredi ou la Vie Sauvage qui donnera lieu à l’adaptation d’Antoine Vitez en 1973 au Palais de Chaillot et à la première traduction en braille pour l’Institut national des jeunes aveugles.
4Je me suis reportée aux dossiers de presse déposés chez Gallimard pour restituer dans toute sa vitalité l’impact de cette œuvre qui allait précipiter une évolution.
Les éloges
5Parmi les premiers lecteurs professionnels qui ont d’emblée remarqué l’œuvre, citons Raymond Queneau, membre du comité de lecture de Gallimard, qui imposera ce manuscrit (déposé en avril 1966) à son éditeur. La surprise est sensible devant l’originalité du texte, malgré quelques réticences :
Un « remake » de Robinson Crusoé par quelqu’un qui a lu Freud, Sartre et Lévi-Strauss. La ligne générale est celle de Defoe mais il y a des variantes dans un esprit « moderne » et parfois me semble-t-il inspirées par le film de Bunuel. Robinson par exemple est amoureux de son île et lui fait des enfants-mandragores. Ses rapports avec Vendredi sont des plus complexes, oscillant entre l’attitude colonialiste et l’attention de l’ethnologue. […]
Ce compte rendu ne peut donner qu’une faible idée de la richesse d’idées et d’inventions de ce récit, richesse il faut bien le dire, parfois assez sophistiquée et même frelatée. On est souvent tenté de n’y voir qu’un jeu d’esprit, une sorte d’acrobatie littéraire, mais on est toujours pris par l’intérêt du sujet – pris et surpris. Le vocabulaire est riche ; la langue se veut classique […]. Une entreprise bien singulière, un livre bien curieux dont la publication me paraît s’imposer. Qui peut bien être l’auteur5 ?
6Queneau est sensible à l’apport de l’ethnologie, de la psychanalyse, de la philosophie, aux inventions surprenantes comme celle des enfants-mandragores, à l’humour également.
7Le second critique à remarquer Vendredi ou les limbes du Pacifique, avant que le livre soit couronné par le Grand Prix de l’Académie Française, est R.-M. Albérès, auteur d’une Histoire du roman. Voici ce qu’il écrit dans un article des Nouvelles Littéraires du 6 avril 1967, intitulé « Un nouveau Robinson et ses mythes » : C’est un jeune auteur, Michel Tournier, qui ressuscite et remet en question Robinson
Crusoé, le vieux Robinson de notre enfance. Vendredi ou les limbes du Pacifique n’est ni un récit, ni une chronique, ni une épopée, ni un simple pastiche mais tout cela à la fois : une série de variations lyriques, cyniques, philosophiques, oniriques, psychanalytiques autour de la véritable histoire de Robinson. Robinson revu et corrigé à travers Freud, Jung et même Claude Lévi-Strauss.
Il faut dire que le Robinson traditionnel pouvait sembler un peu bête. Une fois oubliées et devenues insensibles pour nous les intentions de Daniel Defoe et de son grand roman de foi en une humanité pieuse et industrieuse, cette belle et lente chronique de l’activité, de la patience, de l’énergie avait perdu de son mordant pour devenir un conte pour enfant et le grand Anglais tenace, vêtu de peaux de bouc, faisait figure de lourdaud… Déjà Giraudoux ne le lui avait pas envoyé dire dans Suzanne et le Pacifique.
8Il cite alors quelques lignes de Giraudoux :
Je le trouvai geignard, incohérent. Ce puritain accablé de raison, avec la certitude qu’il était l’unique jouet de la Providence, ne se confiait pas à elle une seule minute […]
Ne brûlant jamais sa forteresse dans un élan vers Dieu, ne songeant jamais à une femme, sans divination, sans instinct.
9Ce texte déjà ancien de Giraudoux (1921) trouve à ses yeux une réponse dans le livre de Michel Tournier, celle d’un esprit de 1967 :
Robinson repensé et revécu par un écrivain alerte d’aujourd’hui est un Robinson en folie, qui brûle sa forteresse. À la légende, Tournier ajoute de la poésie, de la psychologie, de la plaisanterie : tout le fourmillement d’idées incongrues, d’excès de conscience et de névrose qui caractérise l’intellectuel de notre temps […].
Au lieu de vivre une patiente aventure de naufragé, Robinson vit une aventure intérieure, un registre de toutes les possibilités mentales de l’homme : affamé d’abord d’organisation, de possession, de construction […] et en sortant pour entrer dans la mystique […] Il écrit ses réflexions sur la nature, le soleil et la sexualité (absente chez Defoe) […] il fait de la philosophie, de l’anthropologie « structuraliste ». Tous les vices du dernier tiers du XXe siècle […].
Il est bien amusant et instructif, ce livre qui n’est pas un simple pastiche, un « à la manière de… »
Étourdissant et incongru, incohérent. Déroutant. Et cela pour une bonne raison : il montre […] l’effrayante distance mentale qui existe entre un intellectuel de 1720, rationnel, rationaliste, d’esprit patient et simplificateur, et un intellectuel de 1967 à l’imagination foisonnante, obsédé par l’introspection, les mythes et les mythologies. Sous les pieds de Robinson-Defoe, l’île était une terre solide à organiser et à labourer. Sous les pieds de Robinson-Tournier, l’île n’est plus qu’une succession de mirages. Le monde cesse d’être une conquête de l’homme pour devenir un rêve de l’homme, une série de rêves. Phénoménologiquement – car il n’y a pas à dire Robinson-Tournier est phénoménologiste – la réalité est remplacée par l’image que l’homme s’en fait. Le monde moderne est un monde de mythes, nous sommes des mythomanes.
10On pourrait multiplier les exemples d’articles élogieux. Je mentionnerai encore un dernier exemple, celui de François Nourissier dans Les Nouvelles Littéraires du 23 novembre 1967 dont la verve et l’humour traduisent l’enthousiasme pour la modernité du propos :
Nous voilà arrivés à « la révélation » de Vendredi, à son règne aérien et poétique, aux mille ingéniosités […] aux rires innocents, au cerf-volant, à la vie dans les arbres. Passé de l’état de prédicateur quaker et de missionnaire bâtisseur à celui de « baron perché », Robinson ose enfin offrir sa peau laiteuse à la morsure du soleil, vivre nu. C’est Adam passé le péché, se risquant à se hâler le torse au Club Méditerranée : c’est Caïn réconcilié à Vendredi-Abel devenu adepte du naturisme et transformant Speranza en île du Levant style 1785.
Les critiques
11Les critiques n’ont pas été moins virulentes. Dans La Croix des 9-10 avril 1967, Lucien Guissard juge malséantes et malsaines les innovations sexuelles du livre :
Quant aux divagations sur la sexualité, à ce mariage païen de l’homme et de la terre, c’est peut-être encore de la mythologie mais ce freudisme littéraire est aussi malsonnant que difficile à prendre au sérieux. Là le poème tellurique devient travail d’intellectuel.
12Malgré l’audience populaire du roman (ou à cause d’elle) le livre est boudé par l’avant-garde. On lui reproche une écriture traditionnelle à l’époque où le Nouveau roman impose sa conception du récit. Ainsi un critique américain, Roger Shattuck s’étonnait-il en 1986 :
Dans son propre pays même, son succès auprès du grand public et une reconnaissance quasi officielle semblent le disqualifier aux yeux des cercles intellectuels en vogue […] La position paradoxale qu’il occupe en France est sans doute à mettre au compte du pouvoir d’une doctrine littéraire dominante6.
13Dans Le Vent Paraclet7 Tournier répond aux Nouveaux Romanciers :
Non aux romanciers nés dans le sérail qui en profitent pour tenter de casser la baraque. Cette baraque j’en ai besoin, moi ! Mon propos n’est pas d’innover dans la forme mais de faire passer au contraire dans une forme aussi traditionnelle préservée et rassurante que possible une matière ne possédant aucune de ces qualités.
14On reproche aussi à l’auteur de trop mêler la philosophie au roman. Dans le journal La Dernière Heure du 27 juillet 1967, on peut lire à propos du roman Vendredi ou les limbes du Pacifique :
Le jeu littéraire, s’il est parfois plaisant est plus souvent déroutant lorsqu’il n’est pas rebutant même ; et l’on est parfois pris de vertige à la lecture de ces pages lourdes de soliloques et d’abstractions.
À recommander donc, de préférence, aux âmes contemplatives !
15Michel Tournier a sans doute été sensible à cette critique puisqu’il a écrit un second Vendredi : Vendredi ou la Vie Sauvage, qu’il estime meilleur que le premier et qui a eu un succès considérable : on le trouve actuellement, en 2011-2012, semaine après semaine, parmi les meilleures ventes des ouvrages pour la jeunesse.
16Au contraire, Robert Poulet, dans le journal Rivarol du 7 décembre 1967 redisait le plaisir qu’il avait à retrouver unis l’humour et la philosophie dont on croyait, dit-il, le divorce définitif.
17Par son foisonnement Vendredi ou les limbes du Pacifique se prête aux lectures plurielles et d’abord à une lecture politique.
Les lectures plurielles de Vendredi ou les limbes du Pacifique : une lecture politique
18Plusieurs critiques ont parlé de parodie, de pastiche de Robinson Crusoé. Tournier se livre en effet à une déconstruction du mythe de Robinson, d’abord écrit à la gloire du colonialisme et de l’action prométhéenne de l’homme sur la nature. La critique de la société occidentale de consommation est patente dans l’évocation de l’exploitation forcenée de la nature par Robinson, dans la première partie du livre. Par sa frénésie d’organisation, de possession, de construction, alors qu’il est seul sur son île, Robinson obéit à la morale de salut par le travail et la production. C’est là un clin d’œil critique de Michel Tournier à Max Weber, auteur de L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme8.
19Si l’on songe à la date où fut écrit Vendredi ou les limbes du Pacifique, 1966 (publié en 1967), on pressent la crise de l’autorité et la volonté de libération des mœurs qui se manifesteront lors de la révolution de 1968. Le rire subversif de Vendredi conteste l’autorité du mégalomaniaque Robinson qui abandonne bientôt son « aspect solennel et patriarcal, ce côté Dieu-le-Père » (VLP, 191) pour rajeunir et retrouver le sens de la fête. Les hippies qui ont fait leur bible de Vendredi ou les limbes du Pacifique et que Michel Tournier a rencontré au Canada9 en 1974 avaient bien compris cette valeur contestataire du livre :
Face à une culture estimée répressive, coupée des vraies valeurs ils veulent créer une contre culture pacifique, libérée de toute autorité, en contact avec la nature […] Ils refusent la violence, ils réhabilitent l’amour censuré dans la société. Poursuivant une quête mystique ils rejettent les valeurs conventionnelles de la société de consommation10.
[…]
Ils se rassemblent sur une colline pour saluer le soleil levant. Ils voient dans une fleur une vie libre, sous le soleil, toute de douceur. Ils cherchent à travers la respiration et le rythme de leur corps à s’identifier au rythme du cosmos11.
20David Bevan écrit en 1986 : « Les rapports entre Vendredi et Robinson restent d’une actualité potentiellement des plus tragiques même au vingtième siècle12 ». Dans Le Vent Paraclet (1977), Michel Tournier évoquait déjà « ces Vendredi dépêchés vers nous par le tiers-monde » (VP, 236) et il lançait cet avertissement : « Prenons garde que la voix de cette foule muette n’éclate pas tout à coup à nos oreilles avec un bruit de tonnerre ! » (VP, 237). Ces préoccupations passeront au premier plan dans La Goutte d’or (1985), histoire d’un immigré en France.
La lecture ethnographique
21Une lecture ethnographique de Vendredi ou les limbes du Pacifique s’impose, comme y invite l’influence de Lévi-Strauss sur Tournier, soulignée par les textes de Queneau et d’Albérès. L’attitude colonialiste et raciste de Robinson change en effet pour faire place au point de vue de l’ethnologue. Lors d’un entretien avec les étudiants de l’université d’Angers, Michel Tournier précisait : « Pour Lévi-Strauss il n’y a pas de sauvage. Dans la forêt gabonaise le pygmée n’est pas un sauvage. Chaque homme appartient à une civilisation qui a sa conception du monde, lisible à travers ses règles de mariage, d’héritage, ses dieux ». Après avoir nié à Vendredi la qualité d’être humain à part entière parce qu’il est un métis d’indien et de nègre, donc, selon lui, au plus bas de l’échelle humaine, Robinson se met à l’écoute de Vendredi. Ce n’est plus Robinson qui convertit Vendredi à la civilisation mais Vendredi qui l’initie à une autre relation, fusionnelle et régénératrice, avec la nature. Robinson acquiert ce que Lévi-Strauss appelle le « doute anthropologique qui ne consiste pas seulement à savoir qu’on ne sait rien mais à exposer résolument ce qu’on croyait savoir […] aux insultes et aux démentis qu’infligent à des idées et des habitudes très chères celles qui peuvent les contredire au plus haut degré13 ». Il acquiert cette distance par rapport à sa civilisation qui, pour Lévi-Strauss dans Le Regard éloigné14, fait l’essence de l’approche ethnologique. Il prend conscience, à la fin du roman, de « la brutalité, la haine, la rapacité que ces hommes civilisés et hautement honorables étalaient… » (VLP, 243). Or, les marins du Whitebird sont ses frères. Ils sont à l’image de ce qu’il était lui-même au début du roman. Il a acquis ainsi une nouvelle sagesse, à l’écoute de l’autre, conquise sur ses préjugés, ses tabous, ses certitudes d’homme blanc, occidental et chrétien. Mais Vendredi ou les limbes du Pacifique n’est pas pour autant un roman ethnographique dont le sujet serait le dialogue nord-sud des pays développés et du tiers-monde et où Robinson étudierait la société de Vendredi.
22La structure du roman retrouve aussi les étapes d’un rituel initiatique emprunté aux sociétés dites primitives. La mort à l’ancien moi rendue possible par l’épreuve du naufrage et de la solitude aboutit à l’élaboration d’un homme nouveau, sous la conduite de l’initiateur Vendredi. Simone Vierne a bien montré comment Robinson renoue avec une longue tradition mythique où le héros plonge dans les ténèbres de la mort pour en surgir autre, égal aux dieux15.
23Ce terme : « le roman initiatique » a aussi fait rapprocher Michel Tournier du romantisme allemand, plus mystique que le romantisme français, après qu’il a écrit un article intitulé : « En marge du romantisme allemand. Les voyages initiatiques » où il présentait l’ouvrage que Marcel Brion leur a consacré et notamment : « ce grand roman initiatique du XXe siècle, La Montagne magique de Thomas Mann ». Ainsi Bruno Vercier, dans La littérature en France depuis 1968 peut-il écrire : « Michel Tournier ne serait-il pas notre premier romancier allemand de langue française16 ? »
La lecture religieuse
24Le roman initiatique implique une quête spirituelle. Il y a donc aussi une lecture religieuse possible de Vendredi ou les limbes du Pacifique. Robinson fait une conversion inversée. Ce puritain quaker, grand lecteur de la Bible, se convertit au culte païen de la terre et du soleil. La sacralisation des éléments est perceptible tout au long du texte. La terre de Speranza est vivante, comme un corps féminin, celui de la mère puis de l’épouse. Après la régression au stade fœtal suggérée par les bains de boue dans la souille et dont il sort, statue de glaise pareille à Adam, Robinson se charge, dans la grotte, de toutes les énergies telluriques pour renaître autre. Les moments d’extase tellurique amènent Georges Cesbron à rapprocher Robinson des « héros telluriques et dionysiaques de Giono dans La Trilogie de Pan et des romans Le Chant du monde, Que ma joie demeure17 ».
25Une lettre de Tournier, datée du 26 novembre 1967, adressée à Giono, confirme la proximité des deux inspirations et le soutien de Giono au livre de Tournier :
J’ai appris de plusieurs sources que vous aviez aimé mon roman Vendredi ou les limbes du Pacifique et que vous l’aviez soutenu pour le prix Goncourt.
Ce premier livre qui a été souvent bien jugé par la presse et m’a valu déjà de vrais amis ne m’aura cependant apporté aucune joie comparable à celle que me donne votre approbation. C’est un véritable miracle – et comme un sourire du destin – que parmi toutes les personnalités du monde des lettres, ce soit de vous précisément que me vienne cet encouragement.
Car c’est vous qui m’avez révélé « la chose littéraire » alors que j’avais treize ans. Je suis passé directement des albums de Mickey à La Naissance de l’Odyssée et au Chant du monde. Quel choc admirable ! Aucune initiation amoureuse ne peut se comparer à cette brutale initiation dont le souvenir trente ans après n’a pas fini de m’émouvoir. La Naissance de l’Odyssée, Le Chant du monde. Je ne voudrais pas faire ma propre exégèse, mais n’est-il pas vrai que l’influence de ces deux œuvres se retrouve mêlée dans mon Vendredi ?
26Le soleil aussi est sacralisé. Abandonnant parasol et peau de bouc, Robinson s’expose nu aux rayons du soleil. C’est encore une sorte d’extase, solaire, cette fois, qu’il connaît à la fin du livre, pareil à un stylite en contemplation mystique devant le soleil levant.
27Dans Le Soir du 8 août 1967, Marcel Lobet évoquait « un mode d’évasion cosmique, une sorte de révélation solaire désignée par Michel Tournier sous le nom d’héliophanie » ce qui amenait Jean Chalon, dans Le Figaro littéraire du 17-23 juillet 1967, à ironiser sur ce néologisme désignant « la cérémonie religieuse du lever du soleil » : « Héliophanie éblouira-t-il suffisamment nos académiciens pour le faire entrer dans nos dictionnaires ? » Eh bien oui, le mot est entré dans le dictionnaire Robert !
La lecture philosophique de Vendredi ou les limbes du Pacifique
28L’influence de Spinoza, de Sartre a déjà été étudiée par Colin Davis dans l’ouvrage intitulé : Michel Tournier, Philosophie and fiction (Clarenton Press. Oxford, 1988). Je m’intéresserai à l’influence de Nietzsche qui a été moins souvent développée. Car si l’ethnologie a pu servir de stimulus à l’imagination, la philosophie peut aussi nourrir des mondes imaginaires même si les associations ne sont visibles qu’à travers des allusions comme le soulignait Italo Calvino dans l’article : « Philosophy and Literature18 ». C’est ainsi que la philosophie nietzschéenne nous paraît sous jacente à l’évolution de Robinson vers un homme nouveau.
29Michel Tournier a consacré un article à Nietzsche, en page 8 du Figaro Littéraire du jeudi 13 octobre 1994, intitulé : « L’aventure d’une pensée dominée par Dionysos », où il déclare :
C’est sous sa dictée que Nietzsche va écrire l’essentiel de son œuvre […] Ses vertus cardinales s’appellent la lucidité, le pessimisme et la gaîté. Son rire fait voler en éclat la morale menteuse, l’État oppresseur, l’érudition pesante.
30Michel Tournier a repris cette idée dans Le Miroir des idées, avec l’opposition Apollon Dionysos. De Dionysos, il affirme : « Il a le culte de la vie. Un pessimisme gai est sa philosophie ». L’influence du livre : Nietzsche et la philosophie, publié par Gilles Deleuze, ami de Michel Tournier, en 1962, aux Presses Universitaires de France, y est sensible, particulièrement le chapitre « Dionysos et le Christ ».
31J’ai développé ce rapprochement dans le petit livre de la collection foliothèque consacré à Vendredi ou les limbes du Pacifique en 199119. Il a été repris depuis dans l’ouvrage de Zhaoding Yang : Michel Tournier, la conquête de la grande santé chez Peter Lang en 2001 ainsi que dans divers ouvrages pédagogiques. Quelques indices suggèrent ce rapprochement qui n’avait pas été dégagé auparavant comme il apparaît dans l’article de Susan Petit sur « L’inspiration biblique dans Vendredi ou les limbes du Pacifique » de la revue américaine French Forum20. Tournier suggère cette influence lorsqu’il compare Robinson à Zoroastre : « Ainsi Zoroastre après avoir longuement forgé son âme au soleil du désert avait-il plongé à nouveau dans l’impur grouillement des hommes pour leur dispenser sa sagesse » (VLP, 237). Derrière Vendredi se profile Dionysos, « le seigneur de l’arbre » comme l’appelle Plutarque, celui qui « répand la joie à profusion » selon Hésiode, le jeune garçon divin21. Vendredi apparaît déguisé en « homme plante », la tête dissimulée sous un « casque de feuilles et de fleurs ». Des rameaux et des feuilles dessinées avec du jus de génipapo « montaient le long de ses cuisses et s’enroulaient autour de son torse » (VLP, 164). Il rit aux éclats et exécute une danse triomphale autour de Robinson.
32C’est la part positive bienfaisante du dieu qui est développée par Tournier, influencé par Nietzsche. Dionysos-Vendredi appelle à la réalité du corps, de la nature, du cosmos, dont la civilisation puritaine a séparé Robinson. Sous son influence Robinson rompt avec ses inhibitions et ses tabous. Les barrières que son éducation religieuse a dressées entre la nature et l’homme se brisent. Nietzsche soulignait cet aspect libérateur :
Sous le charme de Dionysos, non seulement le lien d’homme à homme vient à se renouer mais la nature – hostile ou asservie – célèbre de nouveau sa réconciliation avec son fils perdu, l’homme22.
33Nietzsche dénonce en effet dans le christianisme la haine pour le monde, sa beauté et sa sensualité, au nom d’un au-delà inventé pour calomnier l’en deçà et qui cache une aspiration au néant. Tournier, dans Vendredi ou les limbes du Pacifique, lui fait écho : « Le fond d’un certain christianisme est le refus radical de la nature et des choses » (VLP, 51).
34Nietzsche affirme Dionysos contre le crucifié, Tournier oppose Vénus au Christ. Robinson apprend à dire oui à la vie, il découvre la beauté d’un corps épanoui, instrument d’une fusion harmonieuse avec les éléments. Il découvre le jeu, le théâtre, la musique, toutes valeurs associées à Dionysos. Vendredi est l’instigateur de la fête, des mascarades ; il invente la musique avec la harpe éolienne, cette musique cosmique grâce à laquelle Robinson communie avec les éléments et perd conscience de lui-même. Or « l’art dionysiaque par excellence est la musique23 ». Vendredi sape l’ordre établi par Robinson mais il est aussi le créateur. Il représente l’aspect positif du désordre quand l’ordre devient mortifère. Il est l’homme du rire et de la danse. Vendredi met en pratique la découverte de Nietzsche dans Le Gai Savoir :
Écoutez-moi ! J’ai fait une découverte merveilleuse, gaie de surcroît ! Il n’y a de vérité que légère et chantante. La pesanteur est du diable. Il n’y a de dieu que chantant et riant sur la surface des grands lacs alpins24…
35Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier est un hymne à la vie. Le mythe de Dionysos milite pour la réhabilitation de toute une « part maudite » refoulée par notre civilisation : le jeu, le repos, le rire, l’érotisme. Il exprime l’énergie du vouloir vivre qui se ressource dans l’élan vital originel.
36Il y aurait encore à évoquer une lecture psychanalytique de Vendredi ou les limbes du Pacifique, sensible dans la recherche, par Robinson, d’une sexualité différente. Defoe éludait le problème de la sexualité chez un homme abandonné de longues années seul sur une île. Le héros de Tournier passe par une série d’étapes, d’abord végétale avec l’arbre Quillai, puis tellurique avec Speranza, épouse qui lui donne des enfants-mandragores, avant de se livrer à un « coït solaire ». Aucune tentation sodomite car Robinson, au moment où arrive Vendredi, se trouve déjà à un stade végétal et minéral.
37Cette possibilité d’une expérience orgasmique qui transcende la simple sexualité génitale a été jugée dans un contexte religieux comme une perversion. Mais le mot perversion a un sens en psychanalyse, qui n’implique pas le bien ou le mal, le vice ou la vertu, mais qui constate une déviation, l’existence d’un succédané.
38David Bevan écrit : « C’est la viabilité d’une sexualité non génitale, dans le sens le plus général du terme, que Tournier semble vouloir identifier, une sexualité qui serait une sublimation voire une sacralisation25 ».
39Enfin une lecture alchimique de Vendredi ou les limbes du Pacifique est clairement identifiable, suggérée par Michel Tournier lui-même, dans la revue Silex, (no 14) de 1979, lorsqu’il compare l’île déserte à un laboratoire expérimental. Comme un chimiste isole un corps dans une cornue, l’écrivain isole Robinson dans son île pour le soumettre à l’épreuve décapante de la solitude. L’art de transmuter les métaux vils en or devient le symbole sur un plan moral de l’accession à la perfection. Les trois étapes au noir, au blanc, au rouge, sont respectées dans le roman. La culmination du grand œuvre se fait sous le signe du soleil. Les cheveux rouges de Robinson et Jeudi sont le signe de leur élection solaire. L’assomption solaire de Robinson transformé en « être de soleil, dur et inaltérable » (VLP, 226) marque l’accession à un état divin26.
40En conclusion, Vendredi ou les limbes du Pacifique, roman publié il y a quarante-quatre ans peut-il être considéré encore d’actualité ? On peut répondre oui pour plusieurs raisons :
– C’est un livre sur autrui, la rencontre de l’autre aussi différent soit-il. À ce titre il n’a pas vieilli. Il fait partie des ouvrages que les découvertes anthropologiques ont nourris comme elles ont nourri les œuvres de J.-M. G. Le Clézio.
– C’est un roman écologique en ce sens qu’« il interroge notre façon d’être au monde », idée que Tournier développe dans un article récent de Marianne, hors série, de janvier-février 2010, intitulé : « Il ne faut pas détruire Speranza ». Des études récentes soulignent cet intérêt pour l’écologie dans l’œuvre de Michel Tournier, telles les recherches de Stéphanie Posthumus : La Nature et l’écologie chez Lévi-Strauss, Serres, Tournier, publié aux éditions européennes en 2010, ou son article « Deux truites frémissant, flanc à flanc : le structuralisme et l’écologisme chez Michel Tournier » dans la revue Dalhousie French Studies 85 en 2009.
– C’est un roman métaphysique, mystique, évoquant des états de bonheur contemplatif dans une plénitude retrouvée27, ce en quoi il rejoint certains thèmes chers à Julien Gracq dont Tournier a été rapproché en tant qu’écrivain géographique. Il marque le retour au sens, après le Nouveau Roman.
41Après les écrivains de l’absurde, Michel Tournier, dès ce premier livre, se situe parmi les écrivains de la célébration qui disent oui à la vie et redécouvrent le merveilleux derrière le quotidien28.
Notes de bas de page
1 Tournier M., Vendredi ou les limbes du Pacifique, Gallimard, Folio, 1972, sera abrégé selon le sigle VLP.
2 Poirier J., Michel Tournier, Dijon, L’Échelle de Jacob, 2005, p. 3.
3 Deleuze G. : « Michel Tournier et le monde sans autrui », in Critique, 1967, sera repris dans La logique du sens, éd. de Minuit, 1969, et sert de postface à l’édition dans la collection Folio de Vendredi ou les limbes du Pacifique.
4 Vierne S., Rite, Roman, Initiation, nouvelle édition, Saint-Martin-d’Hères (Isère), PU de Grenoble, 2000 (1re édition en 1973), p. 151-156.
5 Tournier M., « Quand Raymond Queneau lisait Tournier », in Sud, no 61, 1986, p. 8-9.
6 Shattuck R., « Comment situer Michel Tournier ? », in Sud, no 61, p. 132 et 137.
7 Tournier M., Le Vent Paraclet, Gallimard, Folio, 1977, p. 195. Sera abrégé selon le sigle VP.
8 Weber M., L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon 1964.
9 Tournier M., « Vendredi ou l’école buissonnière », Le Figaro, 26 novembre 1974.
10 Bouloumié A., « La séduction de la réécriture », in Revue des Sciences Humaines, numéro spécial consacré à Michel Tournier, 1993, p. 13.
11 Lombard A., Le Mouvement hippie aux États-Unis, Castermann, 1972, p. 39.
12 Bevan D.-G., Michel Tournier, Amsterdam, Rodopi, 1986, p. 30.
13 Lévi-Strauss Cl., Anthropologie structurale, II, Paris, Plon, 1958, p. 37.
14 Lévi-Strauss Cl., Le Regard éloigné, Paris, Plon, 1983, p. 46.
15 Vierne S., Rite, Roman, Initiation, op. cit., p. 152.
16 Vercier B. et Lecarme J., La Littérature en France depuis 1968, Paris, Bordas, 1982, p. 71.
17 Cesbron G., « Notes sur l’imagination terrienne du corps dans Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier », in Revue de l’Université de Bruxelles, no 3-4, 1979, p. 357-365.
18 Calvino I., « Philosophy and Literature », The Times literary supplement, 28 septembre 1967.
19 Bouloumié A., Arlette Bouloumié commente Vendredi ou les limbes du Pacifique, Paris, foliothèque no 4, Gallimard, Folio, 1977, p. 31.
20 Petit S., « L’inspiration biblique dans Vendredi ou les limbes du Pacifique », in French Forum, 1985, p. 343-354.
21 Dictionnaire des symboles, Chevalier et Gheerbrandt, Seghers, 1973, « Dionysos ».
22 Nietzsche F., Naissance de la tragédie, Paris, Gallimard, Folio, 1977, p. 31.
23 Tournier M., Le Miroir des idées, Mercure de France, Folio, 1994, p. 100.
24 Nietzsche F., Le Gai Savoir, cité par Michel Tournier dans Petites Proses, Paris, Gallimard, Folio, 1986, p. 212.
25 Bevan D.-G., op. cit., p. 18.
26 Voir le développement de ce thème dans Arlette Bouloumié commente Vendredi ou les limbes du Pacifique, op. cit., p. 134-138.
27 Stribling J.-K., Plenitude Restored or Trompe l’œil, coll. « Francophone Cultures and Literatures », vol. 11, Peter Lang, 1998.
28 Voir le livre de Marie-Hélène Boblet, Terres promises, Récits d’émerveillement, A. Fournier, Breton, Dhôtel, Gracq, Germain (Corti, 2011) qui évoque cette génération d’écrivains dont l’œuvre, loin de cultiver le désenchantement prend le contre-pied d’une « littérature de l’épuisement » (Rabaté D., Vers une littérature de l’épuisement, Paris, Corti, 1991) en célébrant la beauté du monde terrestre et « la chance de vivre ici-bas et maintenant » (Boblet, p. 9)
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