Introduction
p. 7-10
Texte intégral
1Ce livre se propose de faire le bilan de la réception de l’œuvre de Michel Tournier, cet écrivain français au parcours original, baigné depuis l’enfance dans la culture germanique, qui rêvait d’enseigner la philosophie mais qui fut, après son échec à l’agrégation, tour à tour traducteur1, directeur littéraire aux éditions Plon2, producteur à la radio et à la télévision3 avant de s’imposer, à quarante-quatre ans, comme écrivain, aussitôt couronné par le prix de l’Académie Française (1967) puis par le prix Goncourt (1970). Membre de l’Académie Goncourt depuis 1972, membre du comité de lecture chez Gallimard, Michel Tournier est une figure reconnue de la littérature française en France et à l’étranger.
2Plusieurs ouvrages collectifs lui ont déjà été consacrés : les actes du colloque international de Cerisy-la-Salle, en 1990, publiés chez Gallimard sous le titre Images et signes de Michel Tournier4 ; Relire Tournier5, publié aux Presses de l’université de Saint-Étienne en 2000 ; le numéro 61 de la revue Sud6 en 1986 ; le numéro 232 de la Revue des Sciences Humaines7 en 1993-1994 ; le numéro XXIII de la revue internationale Œuvres critiques8 en 1998 et deux publications collectives : à Londres et New York, en 1994, Michel Tournier9, aux éditions Longman, et, à Dijon, un autre Michel Tournier10, aux éditions L’Échelle de Jacob, en 2005.
3En 2012, Michel Tournier aura 88 ans. Son œuvre, depuis la première publication en 1967, il y a 45 ans, a donné lieu à de très nombreuses traductions dans les principales langues européennes mais aussi en finnois, en estonien, en lituanien, en albanais, en bulgare, en croate pour n’en citer que quelques unes ainsi que, hors d’Europe, en hébreu, chinois, japonais, thaï, coréen. Plus de trente-trois langues ont été répertoriées dans le fonds Tournier de la Bibliothèque Universitaire d’Angers, créé en 1996.
4Chaque pays semble s’approprier l’œuvre de Michel Tournier, en fonction de contextes différents, comme le montrent les titres retenus pour Le Coq de Bruyère, recueil de contes et de nouvelles, qui s’intitule : « Le Fétichiste » en anglais, « Le Nain rouge » en suédois, « La Famille Adam » en allemand, « L’Aire du muguet » en polonais, « La Jeune fille et la Mort » en roumain. Chaque pays a choisi de privilégier un conte ou une nouvelle différente.
5Tenter de faire, en 2011, un bilan de la réception de l’œuvre de Michel Tournier en France et à l’étranger nous a paru s’imposer, d’autant plus que de nombreux prix l’ont couronnée à l’étranger :
- en Allemagne, le prix du livre pour la Jeunesse pour Pierrot ou les secrets de la nuit et, en 1993, la prestigieuse médaille Goethe, décernée par l’Institut Goethe au cours d’une cérémonie à Weimar.
- en Italie :
- le prix Isola d’Elba, en 1985, à l’occasion de la parution de la traduction de Gaspard, Melchior et Balthazar,
- le prix Cavour décerné à Turin en 1991, à l’occasion de l’édition italienne du Médianoche Amoureux,
- le prix Méditerranée décerné à Palerme, en 1992,
- le prix Malaparte attribué à l’unanimité en 1993, dont voici les attendus du jury :
L’écrivain qui, plus qu’un autre, a exprimé dans son œuvre « l’homme moderne ». Il nous apparaît comme l’écrivain qui a compris l’importance des racines culturelles, historiques, linguistiques et religieuses qui ont formé la civilisation européenne et que les idéologies croyaient avoir suffoqué (e) depuis longtemps […] La grande actualité de son œuvre littéraire – des Météores jusqu’à l’histoire de Jeanne d’Arc, revue dans le récit de Gilles et Jeanne – réside dans l’intuition de l’actualité du mythe dans le monde contemporain11.
6L’article précisait encore : « L’œuvre de Michel Tournier figure cette rentrée au programme des lectures scolaires des écoliers de la Péninsule. »
7Enfin, Michel Tournier a obtenu le titre de docteur « honoris causa » de l’University College de Londres les 9 et 10 juin 1997.
8Les thèses soutenues sur l’œuvre de Michel Tournier, autant que d’étudiants français, sont le fait d’étudiants étrangers : thaïlandais, coréens, italiens, américains, canadiens, néerlandais, suédois, allemands… pour n’en citer que quelques-uns. Il en est de même pour les ouvrages critiques qui lui sont consacrés. Or, pas plus que les traductions à l’étranger et la réception qu’elles impliquent n’ont été étudiées, jusqu’ici, les illustrations des œuvres pour la jeunesse qu’il s’agisse, pour ce qui est du domaine français, de Georges Lemoine qui a illustré Vendredi ou la vie sauvage, Barbe d’or, L’Aire du Muguet, d’Alain Gauthier pour Le Miroir à deux faces, Amandine, La Fugue du petit Poucet, ou de Claude Lapointe pour La Couleuvrine, ou encore d’Alain Letort pour La Famille Adam.
9Roger Shattuck, universitaire américain, notait en 1986 dans un article de Sud intitulé : « Comment situer Michel Tournier ? » : « Les ventes se chiffrent confortablement en millions d’exemplaires dans un pays où les écoles ont inscrit certaines de ses œuvres à leur programme. Ses romans sont traduits dans plus de vingt langues12 » et il s’interrogeait devant « un talent qui a connu une rapide ascension vers la gloire, sans avoir besoin du support d’aucune faction littéraire ou politique13 ». Il remarquait en effet que Michel Tournier n’a pas que des amis. Et il citait en 1975 Les Météores qui simultanément déclenchèrent un tollé – reproche d’obscénité, de perversion – et un concert d’éloges dans la presse : « génie apocalyptique » selon L’Aurore, « magnifique, subversif » selon Le Point, « riche, œuvre de maturité » selon Le Monde.
10Nous nous interrogerons donc sur les multiples facettes d’un écrivain dont la personnalité ne laisse personne indifférent. Et je citerai pour cela le portrait qu’en fait Jacques de Decker, écrivain belge, dans un article du Soir du 14 mars 1992, intitulé « Une intelligence différente » :
Il aime balancer entre les deux extrêmes, du sublime et du grotesque aussi. Tournier est un des esprits les plus atypiques des lettres françaises d’aujourd’hui.
Il arrive, en ouvrant l’un de ses livres, qu’on soit déconcerté. Et puis il s’avère qu’il était allé si loin dans le paradoxe que sa pensée demandait une certaine acclimatation. Il évoque irrésistiblement cette boutade de Jean Paulhan selon laquelle personne n’était bête, mais qu’il existait des intelligences différentes.
Non que Tournier fût bête, bien sûr, mais l’intelligence différente il l’a sans conteste. Parce qu’elle est nourrie de cultures très diverses où la française n’a pas une place primordiale. Il a étudié en Allemagne, il s’intéresse aux civilisations orientales, il connaît fort bien l’Islam. Il a l’art de traiter du coup de notre héritage judéo-chrétien, comme il l’a fait dans son évocation des Rois Mages, avec la distance qui sied à un esprit capable de tout considérer du point de vue de l’universel.
Il déconcerte aussi par le fait que, tout en excellant à préserver jalousement son isolement de créateur, il ne rechigne pas de rencontrer son public et en particulier les jeunes. Il ne refuse jamais, par exemple, une invitation à se rendre dans une école, parce qu’il adore parler non des livres qu’il a écrits mais de ceux qu’il a l’intention d’écrire […] « Je teste mes histoires des dizaines de fois avant de les rédiger », confie-t-il […] C’est sa manière de s’assurer qu’elles soient accessibles, qu’elles ne se perdent pas dans les hautes sphères de la spéculation pure. « Le talent consiste à rendre la création ductile et communicable » aime-t-il dire. […] C’est ce souci de communication qui a fait de lui l’un des écrivains français contemporains les plus lus dans le monde. Au point qu’en France, il arrive qu’on l’oublie quelquefois. On ne peut pas être prophète partout…
11En faisant entendre la voix des universitaires, des traducteurs, des illustrateurs français ou étrangers, venus d’Europe, des Pays Bas, d’Allemagne, d’Italie, de Roumanie, de Russie ou de plus loin, du Canada, des États-Unis, de Tunisie ou du Japon, ce livre s’efforcera de dégager les interprétations qui ont été données, comme autant de facettes d’un écrivain, que nous renverraient, en miroir, des contextes spatio-temporels différents. Sera étudiée d’abord la réception en France, à travers dossiers de presse ou polémiques, des romans les plus marquants, puis la réception des contes et nouvelles et le rôle des illustrateurs ; enfin la réception en Europe et hors d’Europe, en soulignant chaque fois le rôle des principaux médiateurs qu’ils soient éditeurs, journalistes, traducteurs, enseignants chercheurs qui ont été les passeurs d’une œuvre diverse, souvent paradoxale, riche en contrastes.
Notes de bas de page
1 Michel Tournier a traduit d’allemand en français les œuvres d’Éric Maria Remarque.
2 Il a travaillé 10 ans pour les éditions Plon à partir de 1958.
3 De 1961à 1965, il a réalisé 50 émissions de télévision consacrées à la photographie sous le titre Chambre Noire.
4 Images et signes de Michel Tournier, s.d. Arlette Bouloumié et Maurice de Gandillac, Gallimard, 1991.
5 Relire Tournier, s.d. Jean-Bernard Vray, Presses de l’université de Saint-Étienne, 2000.
6 Sud, numéro 61, s.d. Christiane Baroche, 1986.
7 Michel Tournier, Revue des Sciences Humaines, s.d. Liesbeth Korthals Altes, Presses de l’université de Lille 3, 1993-1994.
8 Œuvres critiques, Revue internationale d’étude de la réception critique des œuvres littéraires de langue françaises, s.d. Wolfgang Leiner, numéro spécial consacré à Michel Tournier, XXIII-2, Gunter Narr Verlag Tübingen, 1998.
9 Michel Tournier, s.d. Michael Worton, Longman, London & New York, 1994.
10 Michel Tournier, s.d. Jacques Poirier, éd. l’Échelle de Jacob, Dijon, 2005.
11 Kornicker V., « Michel Tournier reçoit le prix Malaparte », in Le Figaro, vendredi 1er octobre 1993.
12 Shattuck R., « Comment situer Michel Tournier », in la revue Sud, no 61, 1986, p. 134.
13 Ibid., p. 135.
Auteur
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