Chapitre IV. Les strates
p. 125-211
Texte intégral
1Starobinsky, en expliquant que « l’un des modes favoris de la composition de Michel Butor » est « la superposition d’éléments1 », nous met sur la voie et cela d’autant plus que dans Le Génie du lieu, on retrouve cette même attention à la superposition d’éléments : « J’ai commencé par trois villes qui m’avaient spécialement frappé : Cordoue, Salonique, Istanbul. Chacune m’avait intéressé en particulier à cause de sa stratification historique » (OC XI, p. 1086). Passage de Milan, avec ses différents étages, ses différentes classes sociales mais aussi ses références à différentes cultures et à différentes périodes temporelles, est déjà typiquement un roman de la stratification. L’Emploi du temps reprend et amplifie le processus amorcé :
Dans L’Emploi du temps, je voulais intégrer mon expérience à Manchester mais aussi reprendre le schéma de Passage de Milan, en l’élargissant : après avoir décrit une nuit dans un immeuble, je me suis dit que je pourrais peut-être raconter une année dans une ville. Puis j’ai eu l’idée d’un récit qui ne serait pas linéaire mais qui brasserait des strates temporelles différentes2.
2Reste bien sûr à préciser les strates en question et pour cela, comme précédemment, il nous faut repartir à la chasse aux faiscèmes.
« Mais cette superposition n’est pas immuable comme la stratification d’une montagne » (Proust)
3Commençons par redire que le genre journal intime est par essence stratification de temporalités et que séparer de sept mois temps de l’énonciation et temps de l’histoire et indiquer au début de chaque recension les différents mois concernés, c’est emphatiser cette caractéristique.
4Rappelons aussi que nous avons précédemment vu que L’Emploi du temps est à la fois un journal intime et un roman-mémoire, à la fois un roman à énigmes, type Agatha Christie, Conan Doyle, et un roman policier hard-boiled, type Chandler, Hammett. On pourrait ajouter, en reprenant la classification de Todorov3, qu’il est aussi « roman curiosité » et « roman suspense » : le lecteur veut trouver le meurtrier potentiel de Burton et suspecte de plus en plus James (« roman curiosité ») mais, parallèlement, il s’inquiète de plus en plus pour Revel qu’il sent en danger psychologique et sentimental (« roman suspense »). Nous avons aussi montré que L’Emploi du temps est à la fois un récit fantastique traditionnel, type Poe ou Maupassant, et un récit fantastique moderne, type Kafka et Blanchot. Or rédiger un texte qui est la fois « journal intime », « roman mémoire », « roman à énigmes », « roman hard-boiled », « roman curiosité », « roman suspense », « récit fantastique traditionnel », « récit fantastique moderne » voire « roman de formation », « roman philosophique », « livre d’alchimie », « lettre » (9 juin, p. 107/292), etc. amène à superposer et à fusionner les temporalités propres à chacun des genres en question et donc à donner au texte en question une étonnante et complexe épaisseur temporelle.
5Cette pluralité et cette fusion de temporalités, on les retrouve au niveau énonciatif. Dans les quatrième et cinquième parties du roman, Revel relit ce qu’il avait écrit précédemment. Se superposent alors sur plusieurs pages au moins deux strates énonciatives : celle qui raconte et commente les faits sept mois après leur déroulement et celle qui « reraconte » et « recommente » ces mêmes faits un peu plus tard. Butor n’enchâsse pas, comme par exemple Henry James dans Le tour d’Écrou, des narrateurs différents ; il enchâsse des narrations différentes. Nous n’avons pas un personnage qui raconte à un autre personnage une histoire que lui a racontée un troisième, nous avons un narrateur qui raconte à nouveau ce qu’il a raconté antérieurement. Le filtrage et les déformations ne proviennent plus des différences d’identité, de subjectivité et de perception des uns et des autres, ils proviennent de l’écoulement du temps, du fait qu’un même personnage, au fur et à mesure des jours, des semaines, des mois, évolue, change, se modifie et ne voit donc plus le réel comme il le voyait antérieurement.
6La différence entre les deux procédés est de taille. Dans le schéma traditionnel, type Henry James, les points de vue sont séparés, totalement discontinus ; dans le schéma butorien, il y a continuum. Ce continuum est tel que ce n’est que lorsque le narrateur s’arrête et compare sa perception d’aujourd’hui à celle d’il y a deux mois que le lecteur prend conscience de l’écoulement du temps et découvre que le « je », tout en étant toujours lui-même, est devenu « autre ». Pour rendre plus perceptible cette modification, cette discontinuité dans la continuité, assez souvent Butor, après nous avoir gratifiés de sommaires résumant ce qu’il avait précédemment raconté, termine l’énumération des faits en soulignant les différences de perception et d’interprétation. Faits « objectifs » (dates, lieux, noms propres), connecteurs d’addition (« d’abord », « puis »), syntagmes courts, verbes d’action à l’imparfait ou au plus-que-parfait font alors place à des déictiques (« depuis huit jours », « maintenant »), à des passés composés, à des verbes d’introspection, à des modalisateurs (« que je croyais »), à une syntaxe plus hypotaxique, à un regard, parfois péjoratif, sur le narrateur qu’il était jadis (11 août, p. 275-276/405).
7En écrivant « L’introduction du narrateur, point de tangence entre le monde raconté et celui où on le raconte, moyen terme entre le réel et l’imaginaire, va déclencher toute une problématique autour de la notion de temps » (OC II, p. 417), Butor invite cependant à ne pas se satisfaire de ces seules strates énonciatives. En effet tout écrivain, qu’il le veuille ou non, qu’il en soit conscient ou non, introduit dans le temps de sa fiction le temps de sa réalité présente et le temps de sa réalité passée ou plus exactement la représentation présente de ses expériences présentes et passées. Écrire, c’est effectivement fondre des strates temporelles du réel dans les strates temporelles de la fiction. On le voit dès Passage de Milan. Butor y décrit l’univers parisien de son enfance mais en même temps y glisse un peu partout des allusions à l’Égypte, pays dans lequel il séjourne justement lorsqu’il rédige son roman. Mireille Calle-Gruber montre qu’on trouve cette même ambivalence dans L’Emploi du temps :
C’est à Salonique, où Butor part comme professeur au lycée français de 1954 à 1955, peu après la publication de Passage de Milan, que la majeure partie de L’Emploi du temps est écrite. Si le récit se nourrit de l’étape précédente à Manchester, il utilise également, en contraste, les éléments de l’étape contemporaine du travail : ses visites d’Istanbul, de Delphes et de la Crète où le romancier découvre les lieux de la mythologie grecque, fondatrice de la culture occidentale, en particulier le Labyrinthe du Palais de Minos et les exploits de Thésée4.
8Les multiples références météorologiques au brouillard et au soleil méditerranéen doivent aussi être lues à cette aune :
L’année suivante, au lieu de revenir en Égypte, j’ai eu l’occasion d’aller en Angleterre, comme lecteur à l’Université de Manchester où je suis resté deux ans. Quand j’étais en Égypte, j’avais une nostalgie de la France, mais dans l’émerveillement ennuyé du beau temps. Au contraire, dans le nord de l’Angleterre, j’étais dans le brouillard de cette époque.
C’était alors une des villes les plus sombres des îles britanniques, la ville du smog par excellence. […] Cela a été un choc climatique considérable pour moi. À la nostalgie de la France que j’avais en Égypte et que j’ai gardée en Angleterre, s’est superposée une nostalgie de l’Égypte presque aussi forte. C’est passé dans le roman que j’ai écrit lors de ces deux années5 […]
9Lire, c’est également additionner et fusionner des interprétations différentes. Butor a encodé son texte pour que nous en prenions conscience. À une première étape de la lecture, nous voyons par exemple derrière James un être blessé par les remarques désobligeantes que Revel a proférées sur la cathédrale bâtie par son grand-père. À un deuxième moment de lecture, nous nous mettons à suspecter ce même personnage d’être l’assassin de Burton. Les indices allant dans ce sens sont nombreux : la Morris noire, le fait que James ne cesse de poser des questions sur Burton, relit Le Meurtre de Bleston, évite Revel juste après l’accident, se culpabilise (17 juillet, p. 218/366 ; 24 juillet, p. 235/377), etc. La troisième strate de lecture conduit à une tout autre vision des événements : si James a une attitude suspecte, c’est parce qu’il est amoureux d’Ann ; il évite Jacques non pas parce qu’il a tenté de tuer Burton mais parce qu’il se sent coupable de courtiser l’amie de son ami et parce qu’il préfère passer son temps libre avec Ann (12 août, p. 280/408). On comprend alors pourquoi, de morose et angoissé qu’il était, il paraît par la suite plus apaisé : Ann a répondu favorablement à ses avances (28 août, p. 326-327/438). S’expliquent aussi soudain pourquoi James est toujours dans le voisinage d’Ann, pourquoi celle-ci n’est jamais là, pourquoi Rose, à l’évocation de ces absences, se met à sourire (14 août, p. 287/412 ; 15 août, p. 293/416 ; 22 août, p. 311/429 ; 29 août, p. 329/440 ; 21 août, p. 311/428).
10Par cette troisième strate de lecture, certains passages, qui au début semblaient innocents et insignifiants, deviennent pleins de sel. Ainsi parlant du mois d’octobre et de sa première visite dans la librairie d’Ann, Revel écrit : « bien des choses avaient changé entre nous trois depuis ce jour d’octobre où James, qui ne la connaissait alors qu’à peine, m’avait mené dans sa boutique et m’avait présenté à elle » (6 août, p. 263/398). Il ne pense pas si bien dire. De même, un peu plus loin, le sens qu’il attribue aux verbes « charmez » et « appréciez » diffère de l’interprétation des lecteurs : « ce James Jenkins que vous charmez, qui vous poursuit, que vous appréciez à bon droit » (29 août, p. 330/440). Il veut dire que James trouve Ann agréable et que cette dernière voit en James un bon camarade. Le lecteur, lui, comprend que James est envoûté par Ann et que cette dernière est amoureuse de lui. Une nouvelle fois, les mots prononcés par Revel sont plus significatifs qu’il ne le croit.
11On trouve sans doute dans ce jeu énonciatif une influence de Proust. Dans À la Recherche du temps perdu, le lecteur découvre effectivement de même, peu à peu, la véritable identité de certains personnages. Par exemple, Charlus, à sa première apparition, est présenté comme une sorte d’escroc d’hôtel en train de repérer sa future proie. Un peu plus loin, on comprend qu’il est en fait l’oncle de Robert de Saint-Loup. De multiples pages plus tard, son attitude devient claire : l’homosexuel qu’il est faisait tout simplement des avances à Marcel. Cependant chez Butor, la progression vers l’interprétation n’est pas linéaire, elle est hésitante, balbutiante, elle est surtout constamment réinterprétée et réanalysée à un niveau autre : James n’a pas attenté à la vie de Burton physiquement mais ne s’oppose-t-il pas à ce que représente ce dernier ? La deuxième strate n’était donc pas si fausse et l’on pourrait dire la même chose de la première car c’est bien cette incompréhension originelle qui est à la source de la mort symbolique de Burton. Chez Proust, les strates se succédaient, s’annihilaient. Chez Butor, elles se superposent, se complètent, se précisent, fusionnent en un grand tout.
12Un détour par La Modification permet de prendre conscience que la stratification est aussi omniprésente aux niveaux de l’histoire et du récit. Van Rossum-Guyon a montré que dans ce roman ce n’étaient pas moins de dix grandes strates temporelles qui s’entrecroisaient6. L’Emploi du temps fonctionne exactement sur le même modèle si ce n’est que, antériorité chronologique du roman oblige, nous n’avons droit qu’à cinq grandes strates.
13Comme nous l’avons vu, la première débute avec l’arrivée de Revel à Bleston en octobre et raconte tout au long du roman, dans l’ordre chronologique, les événements de novembre, décembre, janvier et février.
14À partir du mois de juin, apparaît une deuxième strate temporelle :
comme il vient de se passer un événement très important pour lui, qui le perturbe beaucoup, il note ce qui est arrivé le jour ou la semaine même. Il entrelace ainsi le récit des semaines de novembre par celui des semaines de juin7.
15Tout en continuant à relater ses souvenirs d’il y a sept mois, Revel se met à raconter ce qui vient juste de se passer. Autrement dit, en juin il raconte les événements de juin, en juillet les événements de juillet, en août les événements d’août, etc.
16Au mois de juillet, ayant de plus en plus de mal à se souvenir des événements d’il y a sept mois, conscient qu’oublier son passé c’est mettre en péril son « moi », Revel tente de se raccrocher aux souvenirs qu’il se rappelle le mieux, ceux du passé proche. Il se met alors à fouiller ce dernier en allant de ses souvenirs les plus récents, les plus vivants, aux plus lointains. S’ajoute donc aux deux précédentes une troisième strate temporelle :
cet événement qui s’est passé au début de juin continue à le perturber tellement que, pour essayer de mieux le comprendre, il s’oblige à remonter en arrière. Il s’efforce de se souvenir de ce qui s’était passé la veille de ce premier juin, et puis de fil en aiguille il va remonter méthodiquement le temps8.
17Autrement dit, la strate du passé se divise en deux strates : une strate du passé lointain directive, une strate du passé proche rétrograde. Ce qui fait qu’en juillet, Revel raconte les mois de décembre et de juillet à l’endroit et le mois de mai à l’envers ; en août, les mois de janvier et d’août dans l’ordre, celui d’avril à l’envers ; en septembre, les mois de février et septembre dans le sens directif, celui de mars dans le sens rétrograde. Mais, bien vite, cette nouvelle tentative s’avère à son tour insuffisante.
18Ce qui amène Revel au début du mois d’août à ajouter aux trois précédentes une quatrième strate temporelle :
À la fin de juillet il a déjà sur sa table une assez grande masse de pages.
Le texte écrit devient de plus en plus encombrant. Le narrateur-scripteur a des difficultés à s’y retrouver non seulement dans ses souvenirs, non seulement dans la ville compliquée dans laquelle il cherche, mais aussi dans le texte qu’il a écrit et qui fait partie de la réalité qui l’entoure. Il a des difficultés à se souvenir non seulement de ce qu’il a fait sept mois plus tôt, ou quelques jours plus tôt, ou à une distance de plus en plus grande entre les deux, mais aussi de ce qu’il a écrit. Il est alors amené à relire son texte9.
19Dans la cinquième partie de son roman, exactement comme avec la strate du passé, une des strates précédemment repérées se divise à son tour en deux :
Dans la cinquième partie, le mois de septembre, une cinquième voix va s’ajouter. […] certains événements font qu’il relit aussi ce qu’il a écrit au mois d’août, mais cette fois en mouvement rétrograde, depuis la fin jusqu’au début10.
20A l’ordre linéaire chronologique de la première partie fait donc place non pas, comme on aurait pu le croire chaos et désordre mais un nouvel ordre : l’ordre relecture rétrograde, relecture directive, passé proche rétrograde, présent directif, passé lointain directif. Ce nouvel ordre fait que plus le roman progresse plus il y a de passages où plusieurs mois se superposent : zéro fois dans la première partie, quatre fois dans la deuxième partie, cinq dans la troisième, neuf dans la quatrième (édition Minuit double). La dernière partie voit le phénomène s’accroître à un tel point que non seulement la plupart des chapitres contiennent trois superpositions et que l’on peut comptabiliser douze superpositions mais le dernier chapitre, le dernier jour, est une superposition des cinq strates. Si le mouvement général du roman est à la multiplication des strates, il est donc aussi à une fusion des strates en question.
21Même si la cinquième strate est rétrograde, il est important de remarquer que les strates avançant en direction du futur sont majoritaires (trois contre deux). Si Revel recule, c’est pour mieux avancer. Il n’est absolument pas un passéiste et, d’ailleurs, il reproche justement à certains de ses contemporains de vouloir transposer telle quelle la période de l’avant-guerre11. Butor ne recherche pas le passé pour lui-même, pour le reproduire ou le répéter, il le cherche pour ne pas être absorbé, annihilé par Bleston, pour pouvoir y puiser, pour bâtir du neuf en s’appuyant sur lui.
22Toute son exploration du passé tend, en fait, à reconquérir le présent et cette reconquête, le lecteur en est le témoin. Ne serait-ce qu’en nombre de pages, le présent qui n’était même pas typographiquement notifié en haut des pages de « L’Entrée » égalise le passé lointain dans la troisième partie et le dépasse largement dans les parties suivantes.
23Parallèlement à cette reconquête du présent, la relecture des événements monte elle aussi en puissance. C’est bien sûr une façon de nous faire comprendre que pour vivre le présent, certes le passé est fondateur et essentiel mais tout aussi essentielle est la relecture, l’analyse de ce passé. On peut peut-être aussi voir dans cette montée en puissance une annonce de la vocation de Revel : la relecture du réel, ou plus exactement, puisque la relecture en est le miroir, l’écriture du réel.
24Notons que « d’autres distributions, d’autres organisations » (18 juin, p. 135/311) se superposent à cette savante stratification.
25Au cycle des douze mois que passe Revel à Bleston, se surajoute par exemple le cycle des foires : « cette petite ville mobile un peu moins morose qui fait le tour de la grande en huit mois, s’arrêtant quatre semaines dans chacun des arrondissements extérieurs à l’exception du douzième » (18 juin, p. 135-136/311).
26Partant du neuvième (à l’Est de la ville), la foire va vers le Sud (11e puis 10e), remonte vers l’Ouest (6e, 3e, 1er), atteint le Nord (2e, 5e) puis recommence une nouvelle fois le cycle (11e, 10e). L’ensemble n’est pas sans rappeler une horloge. Non seulement les emplacements sont en pourtour de la ville, non seulement le mouvement d’ensemble est cyclique mais le sens du déplacement est le même que celui des aiguilles d’une montre cependant, ici, le temps n’est pas divisé en douze unités mais en huit. C’est sans doute d’abord une façon de montrer que le temps scientifique n’est qu’une convention mais aussi que, dans le monde des foires, monde qui est excentré et très différent de celui de la ville moderne, le temps ne passe pas à la même vitesse. Il passe plus vite car, comme le précise le journal de Revel, la vie y est bien moins morose et les gens bien moins individualistes. Notons qu’une seule foire n’est pas mentionnée dans L’Emploi du Temps, celle du mois de février, celle du 6e. Cette ellipse est en parfaite adéquation avec la lacune fondamentale du roman, avec cette journée ultime que Revel n’a pas le temps de nous relater : la journée du 29 février. De là à en déduire que ce 29 février, à la foire du 6e…
27Un autre cycle parcourt le roman avec, là aussi, un rythme temporel différent : le cycle des feux.
28L’on a encore droit à un tour complet de Bleston dans le sens des aiguilles d’une montre. Tout commence symboliquement au centre puis, après un balbutiement prémonitoire nous faisant passer du Nord au Sud, les feux se mettent à tournoyer régulièrement. Dans la première quinzaine de juin ainsi que les 25 juin et 3 juillet, ils s’en prennent au Sud de la ville. Pendant tout le mois de juillet, ils sont à l’Ouest et remontent progressivement vers le Nord qu’ils atteignent le 29 juillet. Au mois d’août, ils sont à l’Est et redescendent peu à peu vers le Sud. Le cycle total ne dure donc plus un an ou huit mois mais aux alentours de trois mois. L’écart entre chaque feu n’est plus de quatre semaines mais d’abord d’environ quinze jours puis d’environ huit jours.
29On peut percevoir une gradation dans les dégâts : le jeu de massacre de la boutique d’« Amusements », une baraque de la foire, le grand huit, un grand hangar, un dépôt de pneus, un dépôt de pétrole. À noter que cette gradation trouve sans doute son origine dans celle qui précède à savoir la gradation : tentation de brûler le négatif (p. 345/452), ticket brûlé, plan brûlé.
30Si l’on dessine sur la carte pour chaque incendie un point, on décèle, en fait, à cause des incendies de la boutique d’« Amusements » et du Royal Bamboo, non pas une boucle mais deux boucles, autrement dit… un « grand huit ». Cette observation est d’autant plus intéressante que nous venons de voir que le cycle régulier commence justement avec l’incendie du grand huit et que cet incendie, rappelons-le, est raconté dans le livre II, livre intitulé… « Les présages » :
j’apercevais au-dessus des baraques immobiles de cette grosse foire, découpure étrangement sinistre dans la brume légère et lumineuse, les sommets des poteaux calcinés du Scenic Railway, du grand huit […] comme ces moignons qui jaillissent toujours du tronc désécorcé des arbres frappés de foudre […] (23 juin, p. 150/320)
31À noter aussi que, même si cela n’est jamais dit explicitement dans le roman, les lieux brûlés tendent à accuser Horace. Premier indice : tout commence après l’incendie de la boutique d’« Amusements » où, là, il est nettement suspect puisque nous l’avons vu s’énerver et avoir des paroles et un comportement douteux (25 juillet, p. 238/379 ; 13 août, p. 283/41 ; 18 août, p. 296/419). Deuxième indice : plusieurs incendies commencent près de lieux souvent fréquentés par Horace : les terrains des foires, Plaisance Gardens. Troisième indice, les personnages qui disputent Revel à Horace semblent atteints puisque le 11 juillet est noté un incendie près de la maison des Burton et surtout le 3 juillet près de la maison de James, James qui, le roman le montre, est raciste. Quatrième indice, semblent particulièrement visés les lieux d’aliénation et d’oppression : la prison, l’Écrou mais aussi le monde industriel (dépôt de pneus, dépôt de pétrole). La tentative de destruction de tels lieux prend sens si l’on se rappelle qu’Horace est un double d’Erostrate.
32Il est intéressant enfin de remarquer que certaines des dates les plus importantes du roman correspondent à des incendies : le 31 mai (jour où Burton se fait photographier), le 11 juillet (date de l’accident de Burton). Incendie et écriture sont liés. Les métaphores de la fin du texte le confirment (28 juillet, p. 246/384 ; 4 septembre, p. 347/453 ; 25 septembre, p. 391/484). Revel semble en fait comme prendre le relais d’Horace. De mai à août, ce dernier, en véritable Erostrate, a tenté d’incendier aussi systématiquement que possible Bleston mais les feux ont eu beau se succéder, ils ont tous fini par s’éteindre. C’est évidemment le signe de l’inefficacité de ces incendies, c’est le signe que ce dont Bleston a besoin ce n’est pas d’une flamme destructrice mais d’une flamme de forgeron, d’une flamme créatrice. C’est ce que comprend Revel dans la dernière partie, partie où les incendies d’Horace cessent et font place à la flamme acharnée de Revel.
33Parfois, dans L’Emploi du temps, la stratification n’est pas que superposition de couches mais imbrication de couches, mises en abyme. Déjà dans Passage de Milan, Butor avait recours à ce procédé puisqu’on y découvrait une toile qui représentait à la fois l’immeuble où prenait place l’intrigue et le roman lui-même12.
34Dans L’Emploi du temps, on peut lire de même Le Meurtre de Bleston d’Hamilton-Burton. Les deux œuvres ont un cadre semblable et l’intrigue de l’une répète l’intrigue de l’autre. À chaque fois, nous avons droit à un « accident », une enquête, des suspects. Harriett note d’ailleurs elle-même la ressemblance entre les événements du Meurtre de Bleston et l’accident de son mari (15 juillet, p. 215/364). Burton ne tarde pas à faire de même (23 juillet, p. 232-233/375-376). Autre similitude, certains des protagonistes du roman de Burton semblent vivre dans le même intérieur que Richard Tenn qui, d’ailleurs, a perdu son frère dans un accident d’auto or le roman d’Hamilton repose sur un fratricide et Burton a lui aussi un accident d’auto. De plus, la future victime de l’œuvre de Burton déjeune à l’Oriental Bamboo avec le détective. Or, Burton, future victime, mange dans ce restaurant en compagnie de Revel, futur enquêteur. Dans les deux œuvres, la façade de la cathédrale est aussi décrite (7 juin, p. 103/289). Revel tente même de reconstituer le repas mentionné dans l’ouvrage de Burton (10 juin, p. 112/296).
35On trouve un jeu comparable avec les tapisseries du musée. Là encore, la plupart des critiques l’ont dit et redit, les personnages représentés sont de parfaites mises en abyme des protagonistes du roman. Thésée ressemble à Revel parce que, comme ce dernier, il combat un monstre (Bleston), découvre une nouvelle ville (Bleston), en prend peu à peu possession. Si l’on en croit Pierre Grimal, Thésée réussit aussi à « réunir en une seule cité les habitants jusque-là disséminés dans la campagne », « institua la fête des Panathénées, symbole de l’unité politique de l’Attique », et, à la fin de sa vie, son « tombeau devint un lieu d’asile pour les esclaves fugitifs, et les pauvres gens persécutés par les riches, car, de son vivant, Thésée avait été le champion de la démocratie13 ». On retrouve, là, le Revel qui n’hésite pas à aller vers Horace et qui cherche à faire se rencontrer tous ses différents amis, le Revel qui lutte contre le racisme, le Revel qui en quelque sorte sauve Bleston.
36Cohérence oblige, Ann devient une jumelle d’Ariane, Rose un écho de Phèdre. Les descriptions de l’une et l’autre dans la tapisserie motivent et confirment les ressemblances :
une jeune fille que l’on revoit à droite, au loin, sur la proue d’un bateau qui file, sa voile noire gonflée de vent, en compagnie du même prince et une autre jeune fille très semblable mais plus petite et drapée de violet. (4 juin, p. 88/280)
37La jeune fille de l’arrière-plan est drapée de violet or, à plusieurs reprises, Rose est caractérisée par cette couleur : « Rose dont les iris sont presque aussi violets que […] » (2 juin, p. 76/272) ; « Rose à ma droite, les traits de son visage comme effacés dans l’ombre, le chignon dans lequel elle roule ses tresses sombres sur les vibres, et comme vibrant de cils violets » (3 juin, p. 78-79/273). La jeune fille de l’arrière-plan est également décrite comme plus petite qu’Ariane or Rose est aussi de petite taille : « Ann est aussi grande que moi, tandis que le front de Rose arrive à la hauteur de mes narines » (3 juin, p. 79/273-274).
38Lucien, quant à lui, est un nouveau Pirithoüs. Selon le mythe, Thésée l’emmène avec lui pour capturer Proserpine. Par une belle ironie du sort, c’est bien ce qui se passe dans le roman : Revel emmène Lucien avec lui et « l’aide » (bien malgré lui) à capturer Rose. À noter que Revel par erreur voit dans Dionysos un double de Pirithoüs (22 juillet, p. 228/372-373), erreur là encore programmatique puisqu’elle fait des deux êtres mythiques une répétition et qu’effectivement James sera la répétition de Lucien. Comme ce dernier, il enlèvera la promise de Revel.
39Les tapisseries sont aussi des mises en abyme du roman par certains des éléments représentés, éléments qui reviennent constamment dans L’Emploi du temps : la tortue, les arbres, les saisons. D’ailleurs Revel explicite à plusieurs reprises la ressemblance (24 septembre, p. 388-389/482). De même, dans ces tapisseries, figure en arrière-plan une ville qui rappelle d’autant plus Bleston qu’à la fin elle est représentée en feu (26 juin p. 161/327, 12 août p. 280/408) alors que ce n’est pas le cas dans la version de Plutarque qui semble être la source principale de Butor.
40Les tapisseries d’Harrey peuvent également être perçues comme mise en abyme métatextuelle. En effet, elles ne répètent pas que l’histoire de Revel, elles répètent aussi le récit de Revel. De même que le passé de Revel n’est pas relaté chronologiquement, les tapisseries ne sont pas décrites dans l’ordre du mythe. Revel commence par celles qu’il arrive tout de suite à interpréter et plus particulièrement par le panneau onze, le panneau retraçant le combat de Thésée contre le Minotaure. Plusieurs fois, il revient sur la même tapisserie, par exemple la première, alors qu’il ne fait que survoler certaines qui ne nous sont même pas décrites. De même, dans son journal, Revel ne cesse de revenir sur la fin du mois de mai ou sur la journée du 11 juillet alors que les mois de février et mars sont à peine racontés.
41L’on se doit aussi de remarquer que ces différentes tapisseries sont réparties en cinq pièces (4 juin, p. 87/279) comme le roman de Butor est réparti en cinq grandes parties. Plus que cela, il existe des « correspondances » entre les parties et les pièces en question. La première salle contient « l’enfance de Thésée », « le meurtre de Sinnis », « le meurtre de Sciron » et « le meurtre de Cercyon ». Or la première partie raconte l’arrivée de Revel à Bleston, un Revel qui, comme Thésée, a donc quitté ses parents, a changé de pays, est devenu un voyageur solitaire, sans réel domicile fixe, a pénétré dans un environnement hostile et dangereux qu’il lui a fallu peu à peu vaincre, a fréquenté des marginaux « douteux » comme Horace.
42La deuxième salle contient « le meurtre de Procruste », « Thésée reconnu par son père », « le meurtre des Pallantides ». Or, dans la deuxième partie du roman, dès le lundi 2 juin, est annoncée la rencontre de Revel avec son père adoptif, symbolique, Burton. Chez Plutarque, Egée renoue avec son fils grâce à son épée ; chez Butor, Revel est « reconnu » par Burton grâce à son roman. On suit dans les tapisseries les « aventures » de l’épée qui passe de main en main comme on suit dans L’Emploi du temps « les aventures » du Meurtre de Bleston qui passe lui aussi de main en main.
43La troisième salle du musée doit contenir « l’enlèvement d’Hélène », « l’enlèvement d’Antiope », « le départ pour la Crète » et « le meurtre du Minotaure ». Or c’est dans cette troisième partie que Rose se fait « enlever » (30 juillet, p. 248/386) et surtout que Burton manque de se faire tuer. Rappelons encore une fois aussi que la tapisserie représentant le meurtre est la onzième et que l’accident de Burton a lieu un 11 juillet.
44Dans la quatrième salle sont probablement exposés « l’abandon d’Ariane », « la mort d’Égée », « Thésée roi d’Athènes ». Là encore, on peut détecter des similitudes. À la fin de la quatrième partie, Revel apprend que celle qu’il avait d’abord abandonnée, Ann, vient de lui être enlevée par James. De plus, la mort d’Égée est due à une négligence, négligence occasionnée, si l’on en croit Revel, par le fait que Phèdre occupait trop son esprit :
la voile noire que son fils n’aurait pas laissée, certes, s’il n’y avait pas eu cette Rose, cette Phèdre pour laquelle il avait abandonné Ariane, cette femme dont il ne réussissait pas à se protéger, qui occupait tout son esprit, qui le rendait traître et aveugle […] (22 juillet, p. 228/373)
45Or si Revel met en danger la vie de Burton, c’est aussi par négligence, c’est parce que Rose l’obsède et qu’il ne veut surtout pas la perdre, c’est parce qu’elle devient plus importante que tout pour lui, plus importante que le salut de son propre père adoptif, Burton. Mais, surtout, Thésée « tuant » indirectement son père, n’est-ce pas Revel tuant indirectement, symboliquement, Burton ? Dans le mythe, le fils réussit là où le père a échoué et devient donc le nouveau roi. Le suicide d’Égée n’est finalement rien d’autre que la matérialisation d’un changement de pouvoir. C’est exactement ce qui se passe dans L’Emploi du temps. Burton « écrasé » par la Morris noire, c’est la littérature d’hier dépassée par la littérature d’aujourd’hui. Même si les détails, le cadre, la situation diffèrent, on a, en structure profonde, une réécriture du mythe d’Égée.
46Dans la cinquième salle, doivent se trouver « la descente aux enfers », « Phèdre et Hippolyte », « la rencontre d’Œdipe » et « l’exil de Thésée ». Au début de la cinquième partie, Revel, exactement comme Thésée, est littéralement immobilisé et n’arrive plus à bouger un membre. Il vit un véritable « enfer » et d’ailleurs cette lexie est utilisée deux fois à se suivre : « mes mains paralysées, comme rivées par des anneaux dans cet enfer de mon enfer » (1er septembre, p. 338/447). L’intertextualité avec l’Hadès est omniprésente : « immobilité de marbre funéraire glacé » (p. 338/447), « une neige de soufre crépitant » (p. 338/448), « devenant plainte, lamentation » (p. 339/448). Comme il se doit, est aussi décrite une femme fantomatique et aimée, une femme que le protagoniste ne peut saisir et donc ramener avec lui au grand jour : « cette tête d’Ann qui m’apparaissait dans les intervalles des vagues opaques, cette tête phosphorescente aux prunelles épouvantées » (1er septembre, p. 338/447). À la fin, cependant, Revel, toujours comme Thésée, finit par retrouver sa liberté de mouvement : « Alors, peu à peu, dans l’air délivré, j’ai pu commencer à remuer les doigts, j’ai pu les arracher l’un après l’autre aux invisibles serres qui les avaient maintenus si étroitement toute la nuit » (1er septembre, p. 339/448). Notons également que, dans le roman, Rose est parfois comparée à Proserpine (22 juillet, p. 227/372 ; 8 août, p. 274/404) et que, comme Thésée, Revel ne pourra pas la ramener avec lui. Autre similitude entre les tapisseries et les cinq parties du roman, à la fin du roman, Revel, toujours et encore comme Thésée, s’exile, quitte Bleston.
47Terminons en redisant que les tapisseries mettent en abyme la temporalité de L’Emploi du temps. Dans ce roman, une même page peut juxtaposer des événements séparés par un grand laps de temps mais cependant les épisodes relatés, loin d’être des instantanés isolés dans le présent, sont en fait à chaque fois étroitement reliés à des faits passés, ce qui a pour conséquence que le temps représenté est, en langage bergsonien, plus durée qu’instant or Revel ne découvre-t-il pas dans les tapisseries qu’« une même figure peut y participer à des événements parfois évidemment séparés par plusieurs années comme dans le numéro 1 » (12 août, p. 279/407), qu’« elles ne sont pas des instantanés mais […] représentent presque toutes des actions qui durent un certain temps » (12 août, p. 278/407) et qu’enfin « ce qui est fixé, ce n’est pas un instant seulement de sa course, mais toute une très longue histoire, toute une croissance, tout un très lent changement » (12 août, p. 280/408) ?
48Si Le Meurtre de Bleston et les tapisseries d’Harrey sont donc, comme nous venons de le voir, de parfaites mises en abyme du journal de Revel, il en est de même de La Nouvelle Cathédrale. Remarquons d’abord que celle-ci est une réduplication infidèle de l’Ancienne Cathédrale, « a distorted shadow » (24 juin, p. 157/325). La distorsion se caractérise par une certaine violence. L’attitude de Burton en est la meilleure preuve, il réagit trop épidermiquement pour ne pas s’être senti agressé. La Nouvelle Cathédrale est aussi présentée comme un ensemble unifié cherchant à tout contenir : « La végétation, les poissons, les insectes, les animaux et les différentes races humaines qui, de manière substitutive, figurent sur ses chapiteaux trahissent en tout cas un désir de totalité14. » Elle est parcourue par « un sourd pouvoir germinateur » (24 juin, p. 157/325). D’ailleurs, dans le rêve de Revel, on la voit grandir et peu à peu contenir sous son immense X toute la ville. Cependant, même si elle est censée garder pendant un certain temps cette grandeur et rester même sur certains points plus novatrice que les nouvelles œuvres, elle n’est pas achevée (24 juin, p. 157/325) et est appelée à être dépassée. Récapitulons : réutilisation des œuvres du passé, transformation de ces œuvres, violence, totalité, germination, imperfection, appel à être dépassée… Nous avons là une véritable poétique de la grande œuvre pour Butor.
49Les statues de la Nouvelle Cathédrale, mise en abyme de Mme Jenkins, nous font découvrir deux autres caractéristiques de la grande œuvre d’art :
non que les gestes fussent littéralement semblables, mais ceux des statues étaient comme le déploiement immobile, la fixation accentuée de ceux de la vivante qui n’en donnait que la première esquisse, l’indication timide et momentanée ou, dans certains cas, plutôt l’ultime concentration, le résumé parfait repris dans le rythme réel. (18 juillet, p. 221/367)
50Toute grande œuvre est reprise condensée et immobilisée de la réalité. Cependant, la grande œuvre est telle que, par retour, elle influe sur le réel. La réalité devient alors à son tour copie de la grande œuvre :
j’imagine que, faisant de son père le véritable Pygmalion, elle s’est lentement appropriée dès son enfance tout ce qu’elle a pu de ces regards, de ces courbes, de ces élégances qu’il avait taillés dans la pierre, qui se sont réunis et incarnés en elle. (18 juillet, p. 221/368)
51On retrouve ici à la fois une illustration de la célèbre citation d’Oscar Wilde « La nature imite l’art » et une annonce de la fonction éthique de l’art.
52Inutile de spécifier que le roman de Butor reprend un à un tous les critères que nous venons d’énumérer. Le journal de Revel s’inspire du Meurtre de Bleston tout en étant en rupture totale et violente avec lui, d’autant plus violente d’ailleurs que la vie de Burton est mise en danger. Il est totalité puisqu’il se veut un miroir multiple du monde moderne, puisqu’il met en scène non pas un petit individu particulier nommé Revel mais bel et bien l’homme de l’après-guerre. Il est germination par sa profusion, par la multiplication des strates, par le fait que chaque partie génère des pistes qui sont démultipliées exponentiellement tout au long du roman. Il est inachevé puisqu’on ne saura jamais ce qui s’est passé le 29 février, puisqu’on ne saura jamais si Burton a été volontairement ou non accidenté. Il est présenté comme imparfait d’abord parce que Butor est modeste mais aussi et surtout parce qu’il faut laisser la place aux œuvres ultérieures qui le remettront en cause comme Revel remet en cause le Meurtre de Bleston. Il s’inscrit dans une perspective réaliste mais son but n’est pas que d’imiter le réel, il veut aussi influencer le réel, le modifier, le faire avancer.
53Terminons en rappelant, avec Pirvu, que si « un texte peut se démultiplier intérieurement (c’est-à-dire, vers un autre texte qui lui est intérieur), par mise en abyme », il peut aussi le faire « extérieurement (vers un autre texte, qui lui est extérieur), par intertexte15 ». Butor explicite dans « Palimpseste » le rapport avec la notion de stratification :
Mais sous la ville de Troie il en est une autre antérieure, et plusieurs […]
Et sous le texte de Michel il y a celui de Marcel, sans oublier naturellement celui d’Arthur, de Paul, Honoré, Jean-Jacques, Denis ; et suivons aussi les autres filières ; James, William, Publius, Homère.
Si bien que le moindre imprimé, la moindre épreuve, tout manuscrit, brouillon, inscription, toutes les traces, fouilles et sols sont palimpseste16.
54Nous avons déjà repéré plus haut les influences de Maupassant, Sartre, Kierkegaard, etc. Nous pourrions allonger la liste sans difficulté tant Butor est un auteur pétri de littérature. L’exergue de Résistance le dit fort bien : « Je suis un ventre lourd comme une malle pleine de livres ».
55Les vitraux de la cathédrale semblent par exemple sortis tout droit de l’église de Combray. En effet, comme ceux d’À la Recherche du temps perdu, ils sont fortement colorés, ils illuminent par mauvais temps la nef, mettent en valeur un personnage imaginaire du passé, représentent une lutte entre des hommes, sont le fruit d’une subjectivité consciente, ont une dimension fantastique et surtout sont sous le signe du feu :
Il y en avait un qui était un haut compartiment divisé en une centaine de petits vitraux rectangulaires où dominait le bleu […] mais soit qu’un rayon eût brillé, soit que mon regard en bougeant eût promené à travers la verrière, tour à tour éteinte et rallumée, un mouvant et précieux incendie, l’instant d’après elle avait pris l’éclat changeant d’une traîne de paon, puis elle tremblait et ondulait en une pluie flamboyante et fantastique17.
56Le vitrail de Caïn rappelle tout particulièrement la verrière de Gilbert le Mauvais :
– « Le frère de Gilbert, Charles le Bègue, prince pieux […] exerçait le pouvoir suprême […] Gilbert, voulant se venger de Charles, fît brûler l’église de Combray […] Il n’en reste que la crypte […] puisque Gilbert brûla le reste. Ensuite il défit l’infortuné Charles […] Mais il ne semble pas avoir su se concilier la sympathie des habitants de Combray, car ceux-ci se ruèrent sur lui à la sortie de la messe et lui tranchèrent la tête […] »
entre ciel et terre, comme ce Gilbert de Guermantes dont je ne voyais aux vitraux de l’abside de Saint-Hilaire que l’envers de laque noire18 […]
57Dans les deux cas, c’est un prêtre qui sert d’informateur, prêtre féru en étymologie et en histoire. Dans les deux cas, le personnage représenté est censé être du côté du mal. D’ailleurs, Gilbert est nommé par tous « Gilbert le Mauvais ». Tous deux ont tué leur frère et sont associés au feu. Caïn comme Gilbert sont présentés comme les ancêtres d’une lignée : les Guermantes pour Gilbert, les habitants de Bleston pour Caïn. Mais, en fait, l’un et l’autre sont plus complexes et ambigus qu’il n’y paraît. Certes, leur envers est noir mais leur autre côté est flamboyant et coloré. Certes, Gilbert a tué mais Charles était bien loin d’être un innocent aux mains pures. De plus, Gilbert a été absous par saint Hilaire et, même si son action n’a pas été reconnue, il semble avoir œuvré pour le bien de la population. De même, Caïn est présenté comme le patron des tisserands, des forgerons, des artistes, comme le père fondateur de Bleston. On peut aussi légitimement se demander si Gilbert n’est pas la source de l’évêque catholique du XVIe siècle mis en scène par Butor. Dans les deux cas, les personnages sont associés à des problèmes d’élocution : l’évêque n’arrive pas à parler au moment propice, le frère de Gilbert s’appelle Charles le Bègue. Mais, surtout, l’un et l’autre se font tuer près de leur église par une foule en délire. Dernier détail intéressant, à plusieurs reprises le narrateur révèle qu’un artiste, excellent, est en train de peindre le vitrail de Gilbert. Cet artiste n’est pas nommé. Serait-ce Elstir ? Ne pourrait-on pas alors y voir un double de Revel qui lui aussi cherche à peindre dans son journal intime le vitrail de Caïn ?
58On peut peut-être également lire dans les tapisseries de Butor un écho du couronnement d’Esther. Sont présents dans les deux textes le thème de l’amour, des références aux arbres tantôt verts tantôt jaunes, des allusions aux saisons :
Deux tapisseries de haute lice représentaient le couronnement d’Esther (la tradition voulait qu’on eût donné à Assuérus les traits d’un roi de France et à Esther ceux d’une dame de Guermantes dont il était amoureux), auxquelles leurs couleurs, en fondant, avaient ajouté une expression, un relief, un éclairage […] et la verdure des arbres restée vive dans les parties basses du panneau de soie et de laine, mais ayant « passé » dans le haut, faisait se détacher en plus pâle, au-dessus des troncs foncés, les hautes branches jaunissantes, dorées et comme à demi effacées par la brusque et oblique illumination d’un soleil invisible19.
59Mais, surtout, ce que Butor semble emprunter à Proust, c’est l’assimilation de tel ou tel personnage fictif à tel ou tel personnage représenté. Si Ann devient Ariane et Rose Phèdre, ne serait-ce pas parce que, pour Marcel, la comtesse de Guermantes est Esther, et le duc, Gilbert le Mauvais20 ?
60Une autre œuvre a pour origine l’opus de Proust : la Nouvelle Cathédrale. Cet édifice n’a pas qu’une fonction référentielle, il est une mise en abyme de L’Emploi du temps en particulier et de toute grande œuvre en général. Cette idée n’est pas une invention de Butor mais une reprise des réflexions de Proust sur sa propre œuvre, réflexions que Butor cite longuement dans Répertoire I :
Que celui qui pourrait écrire un tel livre serait heureux, pensais-je, quel labeur devant lui ! Pour en donner une idée, c’est aux arts les plus élevés et les plus différents qu’il faudrait emprunter des comparaisons ; car cet écrivain, qui d’ailleurs pour chaque caractère en ferait apparaître les faces opposées pour montrer son volume, devrait préparer son livre minutieusement, avec de perpétuels regroupements de forces, comme une offensive […] le construire comme une église, […] Et dans ces grands livres-là, il y a des parties qui n’ont eu le temps que d’être esquissées, et qui ne seront sans doute jamais finies, à cause de l’ampleur même du plan de l’architecte. Combien de cathédrales restent inachevées ! (OC II, p. 608)
61La thématique du temps conduit à une deuxième source fondamentale : Tristram Shandy. Butor n’a jamais caché son admiration pour Sterne et a même été jusqu’à écrire : « Il est d’ailleurs jusqu’à présent le plus grand artiste que je connaisse dans l’organisation du volume » (OC II, p. 465). Lyotard confirme la dette de Butor à l’égard de cet auteur :
Lorsque j’étais professeur à La Flèche, après mon retour d’Algérie, il est venu nous voir. […] il était en train de mettre en place le schéma, la structure de L’Emploi du Temps. […] Avec, en particulier, ce paradoxe merveilleux de L’Emploi du temps qui est un très beau livre.
MC – De l’écriture qui court après l’écriture…
JFL – Qui vient de Sterne. Il avait lu Sterne évidemment. […] On ne peut rien comprendre à son œuvre si l’on ne sait pas que derrière L’Emploi du temps, il y a Sterne21 […]
62La dette la plus criante est indéniablement la composition de l’œuvre. Si Revel écrit en effet un livre tous les mois, livre divisé à chaque fois en quatre ou cinq chapitres, Shandy a, quant à lui, le projet « d’écrire douze volumes par an, soit un par mois22 ». Inutile de spécifier qu’il divise aussi chacun de ses volumes en chapitres. Autrement dit sur cinq mois, Revel réalise le projet de Shandy.
63De plus, exactement comme Revel, Sterne ne tarde pas à découvrir les limites de son travail. Plus il écrit, plus il a à écrire et plus il prend conscience qu’il manque de temps pour tout raconter. Très vite, il n’arrive plus à rattraper son retard et, comme le signalait Lyotard, se met alors à courir désespérément après lui-même :
je puis écrire autant que je voudrai […], je ne me rejoindrai jamais fût-ce par la plus effrénée des galopades. Car en mettant les choses au pire pour moi j’aurai dans tous les cas un jour d’avance sur ma plume : or un jour vaut bien deux volumes et deux volumes valent bien un an23.
64C’est en fait dès le livre I qu’il s’en prend au récit linéaire :
Si un historiographe pouvait s’en aller sur son histoire comme un muletier sur sa mule, droit devant lui de Rome à Loretto, sans un seul regard à droite ou à gauche, il pourrait se risquer à vous prédire à une heure près la fin de son voyage : mais la chose est, moralement parlant, impossible. Car pour peu que l’auteur ait d’esprit, il lui faudra cinquante fois dévier de sa route en telle ou telle compagnie et sans qu’il pense s’y soustraire ; des points de vue se présenteront et le solliciteront sans cesse : impossible de ne pas s’arrêter pour les contempler […] Pour ma part, j’y travaille depuis six semaines avec toute la rapidité possible et je ne suis pas encore né24.
65Cette remise en cause de la linéarité, il l’explicite à la fin du livre VI en s’appuyant sur des schémas. À une belle ligne droite qu’il dessine, il oppose les tracés tortueux de ses premiers livres. Il feint certes de vanter la ligne droite mais les italiques, le ton lyrique, le rapprochement théologiens/planteurs de choux, les allusions grivoises et surtout la chute du livre révèlent toute la distance qu’il prend par rapport à ce modèle canonique :
Si je m’améliore à cette allure, il n’est pas impossible qu’avec la gracieuse permission du démon de Benevento je parvienne bientôt à la perfection suivante : |
ligne que j’ai tracée moi-même avec la meilleure règle d’un maître d’école empruntée pour la circonstance et qui ne dévie ni à droite ni à gauche. |
66D’ailleurs, une soixantaine de pages plus loin le démenti explicite arrive :
malgré tout ce que j’ai pu écrire sur les lignes droites en divers passages de mon livre – oui, je défie le plus rectiligne des planteurs de choux au monde, qu’il les plante d’ailleurs en avançant ou en reculant peu importe […] de continuer à planter ses choux un à un froidement, exactement, canoniquement, en files impeccables et à intervalles réguliers […] – sans jamais, jamais un écart, une bosse, une fuite oblique vers quelque digression bâtarde26.
67Tout aussi fondamentale est chez lui la notion d’inachèvement. Exactement comme dans L’Emploi du temps où nous ne découvrirons finalement jamais ce qui est vraiment arrivé à Burton, de nombreux épisodes n’ont pas de résolution. Dans le « conte de Slawkenbergius », nous rencontrons un étrange personnage doté d’un nez incroyablement long. Sterne entretient un terrible suspense sur ce nez or jamais nous ne saurons si ce nez est naturel ou non27.
68Il faudrait ajouter que les deux œuvres ont la même fonction. Ce ne sont pas des romans à clé, des romans idéologiques ou satiriques mais des romans qui cherchent à aider le lecteur à lutter contre la mélancolie ambiante, des œuvres ayant une fonction… éthique :
j’ai cependant pris la chose sur un tel ton de nonchalante fantaisie que je ne viens pas maintenant sans quelque honte réclamer de votre indulgence un entretien sérieux et vous prier de me croire sur parole si je vous affirme que, dans l’histoire de mon père et de ses noms de baptême je n’avais pas la moindre intention de bousculer François Ier ; que ma digression sur les nez ne visait pas François IX, qu’en peignant mon oncle Toby je n’ai pas songé à peindre l’esprit militaire de mon pays […] ; que mon livre n’est pas écrit contre la prédestination, le libre arbitre ou les impôts, et que s’il faut l’avoir écrit contre quelque chose, ce sera, n’en déplaise à Votre Honneur, contre le spleen28 […]
69Butor a parfaitement compris que derrière ses rodomontades et ses plaisanteries, Sterne, comme son successeur Burton, tente d’apprivoiser la mort :
Les Thraces pleuraient à la naissance d’un fils (nous n’en fûmes pas loin dit mon oncle Toby) mais festoyaient et riaient à chaque mort avec raison. La mort ouvre les portes de la gloire et ferme celles de l’envie ; elle délie les chaînes des captifs et, soulageant enfin l’esclave, passe à un autre sa besogne.
Montrez-moi l’homme qui, connaissant la vie, craigne la mort, et je vous montrerai un prisonnier craignant la liberté. […]
Être délivré des soucis et des fièvres, de l’amour et de la tristesse, et de tous les chauds et froids de l’existence ne vaut-il pas mieux que d’arriver chaque soir à l’auberge comme le voyageur amer qui se sait condamné à repartir le lendemain29 ?
70Qu’en conclure ? Que le présent a lui aussi une profondeur, que le présent est le sommet provisoire d’une pluralité d’autres couches temporelles. Se référer ou citer un auteur de jadis, c’est en effet signifier que n’importe quel texte littéraire est une stratification d’autres textes et donc d’autres temps, c’est montrer qu’en même temps que le présent, le passé est là.
71Cette démarche, loin d’être seulement ludique ou honorifique, est vitale : « Utiliser une citation, ce n’est pas seulement rendre hommage à un auteur qu’on aime : c’est éclairer notre propre naissance, le sous-sol de la maison que l’on construit30. » Bien sûr, nous l’avons vu, il ne s’agit aucunement de passéisme ou de conservatisme et cela d’autant plus qu’à chaque fois, à cause des couches des niveaux supérieurs, la citation en question, tout en restant chargée de son sens passé, se trouve dotée de nouvelles significations :
En parodiant méthodiquement des textes anciens ou récents, on peut leur donner une couleur toute nouvelle, changer ce qu’ils peuvent nous dire. De même, en modifiant la lumière, nous forçons l’objet que nous photographions à nous dévoiler ses autres aspects.
La citation la plus littérale est déjà dans une certaine mesure une parodie. Le simple prélèvement la transforme, le choix dans lequel je l’insère, sa découpure (deux critiques peuvent citer le même passage en fixant ses bords tout différemment), les allègements que j’opère à l’intérieur, lesquels peuvent substituer une autre grammaire à l’originelle, et naturellement la façon dont je l’aborde, dont elle est prise dans mon commentaire… (OC II, p. 728)
72L’intertextualité est également le signe vivant d’une collaboration, d’une solidarité entre les hommes du passé et du présent. Butor ne cesse de le souligner :
Travailler sur les citations, c’est mettre en évidence le fait qu’on n’est jamais seul auteur d’un texte, que la culture est un tissu31.
La littérature comme expression et propriété d’un individu fait place à une littérature faite par tous et pour tous. À la notion de chef-d’œuvre unique et intouchable se substitue la notion d’œuvre ouverte indéfiniment transformable32.
73Cette dernière remarque permet d’approcher le cœur de toute démarche intertextuelle : la lutte contre la mort. La présence d’un texte du passé dans un texte du présent est la preuve que le passé n’est pas totalement annihilé, la preuve que la mort ne l’a pas complètement emporté. Par l’intertextualité, le passé subsiste, ce qui induit que la nouvelle œuvre sera peut-être un jour, à son tour, citée et donc sera pour son auteur un moyen de résister un peu plus longtemps à la mort. Qui plus est, le simple fait de répéter un texte le dédouble et lui permet donc d’« être » davantage. Autre pas vers l’immortalité, texte cité et texte citant sont l’équivalent de rimes, le nouveau texte s’en trouve « poétisé ». Butor ajoute que puisque nous utilisons les œuvres du passé pour nous dire, avant même notre naissance nous étions donc déjà dits. Par l’intertextualité, la survie devient possible en amont comme en aval de la vie :
nous naissons à l’intérieur des livres, nous sommes nés dans un monde où littérature, musique, peinture existaient déjà de telle sorte que l’on peut dire de chacun d’entre nous que nous avons été lus avant de parler, que nous avons été peints non seulement avant de peindre mais avant de nous faire voir ; (…) De même, on peut dire que nous avons été racontés avant même de vivre33 […]
74Enfin, nous venons de le voir, la reprise d’un texte du passé dans un contexte et un cotexte autre que le contexte ou le cotexte originel donne de nouveaux sens au texte premier. Par l’intertextualité, loin d’être de vieilles statues que l’on ressort de temps en temps, les textes sont donc des êtres vivants qui évoluent et ne cessent de se revivifier.
75Reste à préciser quel schème matriciel pourrait correspondre à tout ce que nous venons de souligner. Comme précédemment, la réponse pourrait bien se trouver dans le référent. Spitzer suggère une première piste : « Même l’acte d’écrire n’est donc plus celui d’un moment, mais une architecture se composant de couches historiques différentes représentées par la pile de papiers amoncelés qui se trouve devant l’écrivain34. »
76Un deuxième potentiel schème matriciel serait celui des strates géologiques et cela d’autant plus que la métaphore de l’archéologie revient sans cesse sous la plume de Butor :
On va remonter le cours du temps, plonger de plus en plus dans le passé, comme un archéologue ou un géologue qui, dans leurs fouilles, rencontrent d’abord les terrains récents, puis, de proche en proche, gagnent les anciens. (OC II, p. 440)
Cette idée des couches historiques qui se superposent, de la sédimentation, c’est quelque chose qui revient constamment dans mes livres35.
77Cette métaphore est d’autant plus intéressante que si elle induit la notion de stratification, elle la relie au concept de temps. Butor signale ce fait et invite à analyser ses romans avec cette clé :
Cette écriture par strates, elle existe depuis le début, depuis les romans. Elle m’est apparue extrêmement féconde car elle me faisait découvrir toutes sortes de rapports nouveaux : j’ai donc approfondi cela. Et naturellement, ces strates de matériaux ce sont aussi des strates de temps36.
78On comprend d’autant mieux pourquoi Revel, dans L’Emploi du temps, descend dans la section géologie (21 août, p. 308/427) du Musée d’Histoire Naturelle et, à plusieurs reprises, évoque lui-même cette thématique : « ce sondage dans ton sous-sol » (8 septembre, p. 353/458) ; « reconnaissant à des niveaux intermédiaires toute une série de relais ou d’échelons sur lesquels mon effort de mémoire ce soir prenait appui pour parvenir jusqu’à ce sol d’antan » (19 septembre, p. 381/477), etc.
79Si ce schème semble assez bien correspondre à certains des faiscsèmes découverts plus haut (pluralité, prolifération, simultanéité, discontinuité, fusion, etc.), un passage du roman invite cependant à ne pas totalement s’en satisfaire et à chercher une alternative :
le Musée d’Histoire Naturelle, où je suis descendu dans la section de géologie, au sous-sol, parmi les dioramas qui évoquent avec maladresse le paysage de Bleston avec ses plantes et ses bêtes, tout au long des ères, jusqu’aux temps romains, parmi les cartes si proches parentes, avec leurs couleurs bien tranchées signalant des périodes différentes […] (21 août, p. 308/427)
80Le syntagme « avec maladresse » révèle que la représentation proposée ne satisfait pas totalement Revel et cela d’autant plus que la « collusion » de la lexie « carte » et de la caractérisation « couleurs tranchées » nous conduit à une autre carte aux couleurs vives, qui, elle aussi, tente de diviser le réel en zones bien claires et bien nettes, celle liminaire du roman, celle décrite le jeudi 22 mai, carte qui s’avère insatisfaisante puisque Revel, tout en l’ayant à la main, se perd lorsqu’il cherche une nouvelle demeure. Un passage de Degrés conduit à la même conclusion : « alors toutes les cartes que l’on a ne servent plus à rien, tout ce travail de découverte et d’arpentage ; on est obligé de partir à l’aventure comme les premiers hommes » (OC I, p. 707-708). Dans le réel, les superpositions, les stratifications, sont plus nombreuses, plus complexes, plus entremêlées que tel ou tel plan, voire telles ou telles strates géologiques, le montrent. Revel ne cesse de le dire et de le répéter :
ce plan sur lequel se superposent dans mon esprit d’autres lignes, d’autres points remarquables, d’autres mentions, d’autres réseaux, d’autres distributions, d’autres organisations, d’autres plans en un mot […] (18 juin, p. 135/311)
le plan que je n’ai plus, le plan que j’ai détruit, auquel je superposais déjà cet autre qu’aucun imprimeur n’a encore tiré […] (24 juillet, p. 236-237/378)
81Strates géologiques et cartes ont pour défauts majeurs de simplifier le réel, de séparer ce qui ne l’est pas totalement mais aussi de figer ce qui est mobile et donc de ne pas prendre suffisamment en compte les changements.
82À cause de ces différentes limites, on pourrait en arriver à la conclusion (provisoire et, elle aussi, certainement insatisfaisante) que, pour bien représenter le réel, plutôt que d’avoir recours à la métaphore de la liasse de feuilles ou à celle des strates géologiques ou des cartes géographiques, le schème matriciel le plus adéquat serait celui des affiches collées les unes aux autres et en partie déchirées, autrement dit, ce que Butor décrit lorsqu’il évoque les palissades du nouveau magasin :
cette place […] couverte d’affiches anciennes recouvertes par d’autres, puis d’autres, puis celles-ci, de plusieurs épaisseurs d’affiches dont j’apercevais des fragments à plusieurs niveaux au travers des déchirures des dernières. (20 août, p. 307/426)
83Ce qui fait qu’au premier plan affleure une sorte de kaléidoscope constitué de petits bouts discontinus ne semblant avoir aucun rapport les uns avec les autres mais formant malgré tout un grand tout cohérent savamment entrelacé où les éléments perçus comme discontinus appartiennent en fait à des strates sous-jacentes. Le choix du support est évidemment des plus judicieux : les palissades montrent bien le côté éphémère et évolutif de ce schème. La référence à un nouveau magasin souligne bien, quant à elle, sa modernité. Ce schème permet aussi de rendre compte de la plupart des faiscsèmes précédemment rencontrés et surtout résout plusieurs des ambivalences repérées plus haut : ordre et désordre, continuité et discontinuité, successivité et simultanéité, directivité et rétrogradation, singularité et fusion, pluralité et unification, etc.
84L’analyse du niveau de l’écriture va dans le sens des constats qui précèdent. La présence des grandes parties et des chapitres, présence inattendue dans un journal intime, est déjà, en soi, un stylème de stratification. Là où, d’ordinaire, il n’y a que deux niveaux enchâssés (le journal, les jours), l’on en découvre quatre : le journal, les grandes parties, les chapitres, les jours.
85De même, de nombreux paragraphes débutent par des tournures similaires à celles des paragraphes qui précèdent. Le paradigmatique prend le pas sur le syntagmatique :
Avec quel plaisir j’ai dit à cette jeune fille […]
Avec quel soulagement, le matin du dimanche 18 novembre, j’ai enfoncé […]
Avec quel soulagement je l’ai refermée […]
Avec quel soulagement reçu par madame Grosvenor […]
(20 juin, p. 143-144/315-316)
86Le concept de stratification permet aussi de rendre compte de la phrase de Butor. La métaphore qu’il utilise dans sa Petite histoire de la littérature pour caractériser le style de Beckett en est un bon indicateur. Après avoir insisté sur le fait que les phrases de cet auteur ont eu une grande influence sur la littérature moderne (donc sur lui), il les décrit comme des « phrases qui coulent horizontalement avec des étages37 ».
87Stylistiquement parlant, cette métaphore se matérialise par un recours quasi-systématique à ce que Molinié nomme les phrases par parallélisme : « une phrase par parallélisme présente un ou plusieurs redoublements de postes fonctionnels38 ». De telles phrases font que, comme ci-dessus avec les épanaphores, le paradigmatique discute le syntagmatique. Ce qui est cependant frappant chez Butor, c’est que nous retrouvons ces redoublements à tous les niveaux syntaxiques : propositions, syntagmes et même à l’intérieur de certains syntagmes.
88L’analyse de la temporalité des verbes conduit à des conclusions semblables. Nous allons le montrer en nous intéressant aux dernières lignes du roman, à savoir l’extrait où Revel sur le point de quitter Bleston attend le départ de son train. Ce texte est d’autant plus marqué comme stratifié que trois mois sont explicitement notifiés en haut de la page de l’édition Minuit double, « mars, septembre, février », et quatre en haut de celle de l’édition originelle, « août, juillet, mars, septembre » :
Dans ce coin de compartiment, face à la marche, près de la vitre grise couverte à l’extérieur de gouttes de pluie, par laquelle je viens d’apercevoir, s’en allant après m’avoir dit adieu, Ann et Rose Bailey, James Jenkins et même Horace Buck, il ne me reste plus que quelques instants, Bleston, avant que la grande aiguille soit devenue verticale sur l’horloge, avant que le train s’ébranle m’emportant loin de toi, quelques [5] instants pour esquisser les pages que je n’ai pas pu écrire hier soir comme je l’aurais voulu parce qu’il était bien trop tard, que je ne pouvais plus lutter contre le sommeil, au moment où j’ai fini de lire les phrases que j’avais tracées à la fin de juillet et au début d’août, avant et après les fiançailles et le départ de Lucien, de lire ces phrases, ce que je n’avais pas réussi à faire pendant le week-end comme je l’aurais voulu, ce [10] week-end au cours duquel je n’ai même pas pu aller regarder enfin la vieille église Saint-Jude, de l’autre côté de la Slee, ce week-end trop encombré de courses et de dernières visites que je n’ai pas le temps de détailler parce que la grande aiguille se redresse de plus en plus sur le cadran de cette horloge que je surveille sur le quai, sur ce quai de Hamilton Station que j’avais contemplé le samedi 1er mars comme tous [15] mes jours de liberté en cette région de notre année, Bleston, que j’avais contemplé depuis le hall, appelant de toute ma haine le moment lointain de ma délivrance, ce moment de notre séparation, Bleston, qui est sur le point de sonner.
le samedi 1er mars, avant d’apercevoir, dans un snack-bar d’Alexandra Place où j’étais entré pour me réchauffer en buvant une tasse de thé, un jeune homme avec une valise [20] qui manifestement venait de débarquer, et qui avait tellement l’air d’un Français que je n’ai pas pu m’empêcher de l’aborder huit jours plus tard quand je l’ai aperçu à l’intérieur d’un restaurant de City Street, ce jeune homme qui s’appelait Lucien Blaise ; il ne me reste plus que quelques instants, Bleston, pour évoquer une dernière fois la grande salle de chez Matthews and Sons où je ne retournerai plus, où tous les [25] employés de cette année se trouvaient réunis hier pour la dernière fois, Blythe, Greystone, Ward, Dalton, Cape, Slade, Moseley, Ardwick, et même James Jenkins dont les vacances étaient terminées ;
et je n’ai même plus le temps de noter ce qui s’était passé le soir du 29 février, et qui va s’effacer de plus en plus de ma mémoire, tandis que je m’éloignerai de toi, [30] Bleston, l’agonisante, Bleston toute pleine de braises que j’attise, ce qui me paraissait si important à propos du 29 février, puisque la grande aiguille est devenue verticale, et que maintenant mon départ termine cette dernière phrase.
89Comme dans les textes traditionnels, les tiroirs verbaux révèlent différentes strates temporelles : la strate du présent (« il ne me reste plus que quelques instants », l. 3-4), la strate du passé (« je n’ai pas pu écrire hier soir comme je l’aurais voulu parce qu’il était bien trop tard », l. 6-7), la strate du futur (« tandis que je m’éloignerai de toi », l. 30).
90Chacune de ces strates se subdivise à son tour. La succession subjonctif passé, subjonctif présent en est un bon exemple : « avant que la grande aiguille soit devenue verticale sur l’horloge, avant que le train s’ébranle » (l. 4-5). De la valeur aspectuelle d’accompli de la forme composée découle une valeur d’antériorité chronologique. La grande aiguille va devenir verticale et, après, le train va s’en aller. On retrouve un phénomène comparable avec le passé. La périphrase temporelle « je viens d’apercevoir » (l. 2) intercale une strate entre le présent et les périodes narrées au passé composé et à l’imparfait. Entre le moment de l’énonciation et le moment où Revel a relu son journal se glisse le moment où Ann, Rose, James et Horace lui ont dit adieu. La forte présence de périphrases verbales dans le texte trouve, bien sûr, là, une de ses raisons d’être. Elles permettent de diviser le procès en davantage d’étapes : expression du passé, sortie du procès, expression du futur. Le passé plus lointain, lui-même, se subdivise. Le conditionnel passé et le plus-que-parfait permettent, par exemple, de distinguer un futur du passé et un passé du passé : « il ne me reste plus que quelques instants […] pour esquisser les pages que je n’ai pas pu écrire hier soir comme je l’aurais voulu » (l. 6-7) ; « j’ai fini de lire les phrases que j’avais tracées à la fin de juillet » (l. 8). D’abord, Revel a voulu. Ensuite, il n’a pas pu. D’abord, Revel a tracé des phrases. Ensuite, il les a relues. Si l’on s’en tient donc à cette simple lecture, l’on peut donc au moins distinguer six strates temporelles : le passé antérieur qui est au plus-que-parfait, le passé qui est à l’imparfait et au passé composé, le futur du passé qui est au conditionnel passé, le passé proche, le présent, le futur.
91Mais, évidemment, un tel découpage est totalement insatisfaisant et la simple analyse du présent de l’indicatif montre bien que chaque période évoquée est à son tour divisible. Le lecteur perçoit le présent du début de la page (« je viens d’apercevoir » l. 2, « il ne me reste plus » l. 4) comme antérieur, comme passé, par rapport au présent du milieu de l’extrait (« je n’ai pas le temps de détailler » l. 13, « que je surveille » l. 14), qui, lui-même, est perçu comme passé par rapport à la série « il ne me reste » (l. 24) « et je n’ai même plus le temps de noter » (l. 29). Là, où nous n’avions distingué qu’une période, nous découvrons que ladite période ne cesse de se subdiviser. Le schéma de la page ci-contre dans lequel nous avons visualisé les références à la journée du 30 septembre le montre. Alors que le temps de l’histoire est très court, de l’ordre peut-être d’une minute, on peut repérer au moins une quinzaine de subdivisions.
92Mais la démultiplication est bien loin de s’arrêter là. Il est important de prendre conscience que, dans le texte, un même tiroir verbal peut correspondre à des réalités temporelles totalement différentes. L’imparfait, par exemple, correspond dans la première partie du texte à un passé « vieux » de 24 heures : « les pages que je n’ai pas pu écrire hier soir […] parce qu’il était bien trop tard » (l. 7). Le même tiroir verbal est utilisé quelques paragraphes plus loin pour raconter un événement vieux de sept mois : « un jeune homme avec une valise qui manifestement venait de débarquer » (l. 21). Ce constat est encore plus net avec le plus-que-parfait. Sa première apparition correspond à des événements datant de deux mois (« que j’avais tracées à la fin de juillet et au début d’août », l. 8-9), la suivante à seulement trois jours (« ce que je n’avais pas réussi à faire pendant le week-end », l. 10). La troisième occurrence nous ramène sept mois plus tôt (« que j’avais contemplé le samedi 1er mars », l. 15). Comment expliquer ce phénomène ? Tout simplement par la présence de cinq périodes correspondant aux cinq grandes strates repérées plus haut. Revel nous raconte des événements se passant en septembre, début août, fin juillet, mars et février, événements correspondant à un récit des événements ayant eu lieu sept mois avant le moment de l’énonciation (grande strate 1, février), un récit directif des événements du présent de l’énonciation (grande strate 2, septembre), un récit rétrograde des événements du passé proche (grande strate 3, mars), une relecture progressive du journal (grande strate 4, fin juillet) et enfin à une relecture rétrograde de ce même journal (grande strate 5, août). Autrement dit, le texte ne contient pas, comme aurait pu le faire croire notre première approche, un point de repère autour duquel se positionnaient le passé et le futur mais cinq points de repère autour desquels se positionnent du passé et du futur. Le nombre déjà impressionnant de strates repéré plus haut doit donc être multiplié par cinq.
93Figurer toutes les périodes évoquées permet de voir que le temps a une véritable épaisseur. En effet, si l’axe des abscisses du schéma de la page suivante était proportionnel à l’axe des ordonnées, il ferait sans doute moins d’un millimètre or, dans cette infime portion, comme le montre bien la vaine et certainement incomplète tentative de restitution qui suit, ce sont plus de quarante périodes différentes qui sont évoquées (afin de rendre plus visibles les événements de la fin septembre, les proportions ne sont de même pas respectées en haut de l’axe des ordonnées). Sans cesse, la conscience fait des allers et retours. Sans cesse, elle passe du présent au passé, du présent au futur, du passé au encore plus passé, etc. Elle alterne moments relativement courts (« il ne me reste plus que quelques instants », l. 24) et périodes relativement longues (« comme tous mes jours de liberté en cette région de notre année », l. 16), des faits censés s’être réellement passés avec des faits qui auraient pu se passer (« ce que je n’avais pas réussi à faire pendant le week-end », l. 10) voire des faits pas encore passés (« avant que le train s’ébranle » l. 5, « m’emportant loin de toi » l. 5, « tandis que je m’éloignerai » l. 30, etc.).
94Mais, en fait, le découpage temporel est encore bien plus complexe que la présentation ci-dessus pourrait le laisser croire. En effet, ce tableau ne figure pas la simultanéité. La succession des formes « qui va s’effacer » (l. 30), « tandis que je m’éloignerai » (l. 30) ne correspond pas à une successivité chronologique. En réalité, deux procès vont se passer en même temps : Revel va s’éloigner et durant cette même période il va oublier le 29 février. Dans l’idéal, il faudrait presque un schéma à trois dimensions où l’épaisseur du trait symboliserait les événements se passant simultanément. À de nombreuses reprises, on trouve de telles simultanéités dans l’extrait étudié. Par exemple lorsque Revel note sur son journal « je n’ai pas pu écrire hier soir comme je l’aurais voulu parce qu’il était bien trop tard, que je ne pouvais plus lutter contre le sommeil, au moment où j’ai fini de lire les phrases […] », les faits de ne plus pouvoir écrire, de vouloir écrire, d’avoir l’impression qu’il est tard, de ne plus pouvoir lutter contre le sommeil et de finir de lire sont quasi-simultanés. Nous les avons recensés plus haut par les étapes 9, 10 et 11 mais ne faudrait-il pas plutôt en faire un seul point, un point épais, un point dans la troisième dimension ?
95Qui plus est, les périodes évoquées ne sont pas séparées par des murs infranchissables, elles se rejoignent. La concomitance des deux formes subjonctives (« il ne me reste plus que quelques instants, Bleston, avant que la grande aiguille soit devenue verticale sur l’horloge, avant que le train s’ébranle » l. 4-5) fait prendre conscience que le futur proche et le futur lointain se jouxtent. Le temps les séparant est infinitésimal. Nous sommes à la limite de la simultanéité. De même, nous avons déjà vu que le passé composé peut être un présent accompli et que ce tiroir verbal, contrairement par exemple au passé simple, crée un lien avec le présent. Son omniprésence dans le texte tend à dire que les strates du présent et du passé sont en étroite relation, en continuité. Les périodes évoquées par Revel accentuent encore un peu plus ce phénomène. En effet, il se réfère aux phrases tracées « à la fin de juillet et au début d’août, avant et après les fiançailles et le départ de Lucien » (l. 8-9). À première lecture, il semble se reporter à des épisodes vieux de deux mois correspondant à une seule grande strate. Mais, en fait, il n’en est rien. Les syntagmes « à la fin de juillet » et « avant […] les fiançailles et le départ de Lucien » correspondent à la quatrième grande strate du roman, c’est-à-dire à celle de la relecture progressive, alors que les syntagmes « au début d’août » et « après les fiançailles et le départ de Lucien » correspondent, eux, à la cinquième grande strate du roman, c’est-à-dire à celle de la relecture rétrograde. Le fait d’écrire : « les phrases que j’avais tracées à la fin de juillet et au début d’août, avant et après les fiançailles et le départ de Lucien » plutôt que « les phrases que j’avais tracées à la fin de juillet avant les fiançailles et le départ de Lucien et au début août après les fiançailles et le départ de Lucien » fait que les deux lignes plutôt que de se rejoindre à la date du 1er août, s’enchevêtrent, s’entremêlent et avec elles, ce sont les points de référence évoqués plus haut qui fusionnent. Ce qui était le futur du premier point de référence devient le passé de l’autre. Par la fusion, le futur devient passé, le passé devient futur. Par l’entremêlement, non seulement on ne sait plus quel est le point de repère mais on ne sait plus ce qui est futur et ce qui est passé de quoi.
96L’ordre des périodes évoquées conduit à des conclusions voisines. Butor aurait pu choisir de restituer les faits dans l’ordre chronologique (février, mars, juillet, août, septembre) ou dans l’ordre chronologique inversé (septembre, début août, fin juillet, mars et février). Il aurait aussi pu choisir de reprendre l’ordre d’apparition des grandes strates dans le roman, à savoir : 1 (février), 2 (septembre), 3 (mars), 4 (juillet), 5 (août). Or, si l’on s’en tient au découpage opéré plus haut, nous avons droit à l’ordre : 30 septembre, 29 septembre, 27 ou 28 septembre, fin juillet, début août, 29 septembre, week-end du 27 au 28 septembre, 30 septembre, 1er mars, 30 septembre, 1er mars, 8 mars, 30 septembre, 29 septembre, 30 septembre, 29 février, 30 septembre, 29 février, 30 septembre ; ce qui donne, si l’on raisonne en grandes strates, la combinaison 2, 4, 5, 2, 3, 2, 3, 2, 1, 2, 1, 2. Comment mieux figurer l’enchevêtrement, la continuité, la fusion des différents temps et grandes strates ? Le fait que la séquence commence et termine par le présent et que le présent est la seule strate à revenir régulièrement ne tend-il pas aussi à dire que le présent, en appelant à lui les strates du passé, les fusionne et les unifie, en lui ?
97À cela, il faudrait ajouter que certaines notations temporelles comblent les espaces de notre dernier schéma, remplissent l’épaisseur du temps, et ce dans le passé comme dans le futur. Weinrich a montré que la dualité imparfait/passé composé permet de distinguer le premier plan de l’arrière-plan. Dans l’énoncé « je n’ai pas pu m’empêcher de l’aborder huit jours plus tard quand je l’ai aperçu à l’intérieur d’un restaurant de City Street, ce jeune homme qui s’appelait Lucien Blaise » (l. 22-23), l’arrière-plan est le fait que le jeune homme s’appelle Lucien Blaise, le premier plan le fait que Revel l’aperçoit et ne peut pas s’empêcher de l’aborder. Mais, l’imparfait étant sécant, il déborde temporellement le passé composé qui vient le couper en deux moments. Lucien Blaise s’appelait ainsi bien avant que Revel l’ait aperçu et il continuera de s’appeler ainsi bien après que Revel l’a abordé. Autrement dit, l’une des périodes s’enchâsse dans l’autre. Autrement dit encore, le 1er février, le 15 février, le 1er mars, le 15 mars, le 30 avril, le 30 mai, le 30 juin, le 30 juillet, le 30 août, le 30 septembre et, bien sûr, durant toutes les périodes qui sont entre ces différentes dates, le jeune homme évoqué s’appelait Lucien Blaise. C’est donc, cette fois, toute l’épaisseur de la période analysée qui est restituée par l’imparfait d’arrière-plan. On a exactement le même phénomène avec l’énoncé « tandis que je m’éloignerai » (l. 30) et cela d’autant plus que l’éloignement en question pourrait fort bien ne pas être seulement spatial, pourrait fort bien ne pas seulement se rapporter au parcours du train mais désigner métaphoriquement la fuite du temps, représenter le fait que plus Revel vieillira, plus il s’éloignera de sa période passée à Bleston. Or cet éloignement n’est pas un fait épisodique, c’est une longue continuité qui comblera, qui remplira tout le futur de Revel. La litanie des « il ne me reste plus que », de même, ne correspond pas à un instant mais à une période englobant tout ce qui sépare le moment de l’énonciation du moment du départ du train. Il ne faudrait cependant pas croire que seule la période correspondant au séjour de Revel a droit à ce traitement. Le temps tel que se le représente Butor est débordant et en tant que tel creuse le passé toujours plus loin. On a là une des raisons de la référence à « la vieille église Sainte-Jude » qui, par sa simple présence, remplit à son tour le temps, comble à son tour toute la période entre sa construction et le moment où Revel la notifie. Notons aussi que le nom donné à ce bâtiment est des plus judicieux car il permet de continuer l’épaississement temporel, il relie l’église à ce qui l’a précédé et engendré, à savoir le judéo-christianisme. Dans les quelques secondes que dure la scène racontée par Revel, ce ne sont donc pas trois jours, deux mois, sept mois ou neuf siècles qui sont condensés mais au moins trois millénaires. Non seulement le temps s’avère donc épais mais son épaisseur est à la fois considérable et totalement remplie.
« Perpétuellement des soulèvements font affleurer à la surface des couches anciennes » (Proust)
98Les analyses ci-dessus de l’architextualité, de l’énonciation, du récit et de l’histoire comme celles de l’écriture ont amené à découvrir dans L’Emploi du temps une multitude de strates qui se superposent, s’imbriquent et s’interpénètrent. Les faiscsèmes mis à jour (pluralité, prolifération, fusion, unification) nous ont aussi conduit à déceler de nouveaux schèmes matriciels, celui des couches géologiques et celui des affiches déchirées, rendant mieux compte du réel et du temps et permettant de dépasser un grand nombre des contradictions jusqu’alors croisées : ordre et désordre, continuité et discontinuité, successivité et simultanéité, directivité et rétrogradation. Reste maintenant à découvrir quelles conceptualisations ont pu générer ces schèmes. Reste également à s’interroger sur leurs conséquences existentiales et à vérifier leur validité, efficacité et compatibilité avec les valeurs de Butor.
99Faisons cependant d’abord remarquer qu’à plusieurs reprises nous avons croisé la figure du cercle. Les foires, les feux correspondent à un parcours cyclique, plusieurs des déplacements de Revel sont circulaires et à moult reprises lui-même le signale : « J’étais revenu à mon point de départ de midi » (16 mai, p. 39/245), « j’étais retourné, sans m’en douter, à cet arrêt de bus 27 dans Brandy Bridge Street, d’où j’étais parti » (16 mai, p. 43/248). Le 1er septembre (p. 337/447), il caractérise justement ses « longues et lentes marches » par l’adjectif « circulaires ». Ajoutons que si le roman commence à la gare Hamilton, il termine à cette même gare. Plusieurs objets du référent sont également de forme ronde. Tel est par exemple le cas de la « grande roue » des fêtes foraines (1er juillet, p. 176/339 ; 2 juillet, p. 180/342, etc.). Tubalcaïn, un des fondateurs de la ville, est d’ailleurs lui aussi relié à une roue : « ancêtre de tous ceux qui travaillent les métaux, les tenailles dans la main gauche, tenant une roue sur l’enclume » 5 juin, p. 94/283. Caïn est encore plus sous le signe du cercle : « cette scène au sommet, inscrite dans un cercle » (5 juin, p. 90/280), « dans cette grande scène centrale au-dessous du cercle du meurtre » (5 juin, p. 92/282), « En haut, dans ce cercle où, de l’autre côté du transept » (6 juin, p. 96/284), etc.
100Si l’on cherche les conceptualisations passées qui pourraient expliquer cette récurrence, il n’est pas inintéressant de se rappeler que Passage de Milan, L’Emploi du temps ou La Modification abondent en références mythologiques et que ces dernières sont pour la plupart justement sous-tendues par une structure cyclique, la structure vie/mort/vie. Le Thésée des tapisseries d’Harrey connaît la mort puisqu’il descend aux enfers mais il revient ensuite à la vie et a droit à d’autres aventures. Caïn a un itinéraire parallèle : il est confronté à la mort via le meurtre de son frère et le bannissement de Dieu mais cette mort le ramène à la vie puisque c’est à cause d’elle qu’il fonde une ville et devient maître des forgerons, des tisserands et des artistes.
101De nombreux schèmes mythiques fonctionnent sur le même principe. C’est par exemple le cas du schème de l’animation accélérée qui, si l’on en croit Gilbert Durand, se cache derrière les représentations d’animaux fuyant et dont le taureau serait un des archétypes :
Les cornes des bovidés sont le symbole direct des « cornes » du croissant de lune, morphologie sémantique qui se renforce par son isomorphisme avec la faux ou la faucille du Temps Kronos, instrument de mutilation39 […]
102Cet animal symboliserait le mouvement, le changement brusque, qui met en danger la société, voire la mort qui peut, en un instant, en une ruade, en un coup de corne, nous emporter. Si l’on ajoute à ces remarques le fait que, selon ce même auteur, Cocteau, « avec un très sûr instinct », a modernisé dans son film Orphée ce schème « en le transformant en motocyclettes messagères du Destin40 », il devient légitime de se demander si Butor, avec « un [tout aussi] sûr instinct », n’aurait pas fait de même, pas cette fois avec une mobylette mais avec une… Morris. Rappelons que ce véhicule surgit dans le roman d’une façon inattendue, met en péril la vie de Burton, fuit, est caractérisé par le noir et que son signifiant commence par la syllabe « mor », homophone du substantif « mort ». Gilbert Durand, cependant, continue en montrant que dans les mythes, on constate généralement un processus d’euphémisation. L’animal sauvage peu à peu se pacifie :
C’est que devant le vainqueur comme devant le temps il n’y a pas une seule attitude possible. Certes, on peut résister et héroïquement hypostasier les périls et les maléfices que l’envahisseur ou le temps fait subir au vaincu. On peut aussi collaborer41.
103N’est-ce pas exactement ce qui se passe dans L’Emploi du temps ? Revel, à force de méditer sur la Morris, à force d’essayer de l’identifier, de l’approcher, finit par « l’apprivoiser », par découvrir qu’elle est parfois grise et non noire. Il finit même, par l’intermédiaire de James, par se déplacer dans Bleston grâce à elle. On retrouve le processus observé avec les murs. Ce qui semblait négatif s’avère positif. Ce qui était associé à la destruction sert à reconstruire. Ce qui était source de mort conduit à la vie.
104L’isotopie du /sommeil/ pourrait être étudiée de la même façon. En effet, si, symboliquement parlant, le sommeil est synonyme de mort, il est malgré tout toujours immanquablement suivi d’un réveil. C’est particulièrement net dans L’Emploi du temps : « le terrible engourdissement dont je viens de me réveiller » (1er mai, p. 11/226) ; « Alors j’ai décidé d’écrire […] pour me réveiller de cette somnolence » (5 août, p. 261/396), etc.
105Le schème de la « chute » serait tout aussi significatif. Sa dimension mythique est dans le roman de Butor à peine voilée puisque la chute de Revel se situe au seuil d’un site sacré et, connotativement, ramène à la Genèse : elle a pour cause une tentation, une jeune fille, et a lieu sur un « parvis », mot que l’étymologie rapproche de la lexie « paradis ». Or les mythologues et anthropologues analysent ce motif comme un écho de la naissance, un écho du nouveau-né quittant le monde utérin et tombant dans le monde terrestre42.
106L’ordre vie/mort est inversé dans un autre schème qui va s’avérer capital dans L’Emploi du temps, celui de l’or. La bague de Madame Jenkins est en or, la grande mouche de la cathédrale est en or, les tapisseries d’Harrey sont tissées d’or, etc. Or Gilbert Durand rappelle que « Le sel, l’or, c’est pour le “chymiste” la preuve de la pérennité de la substance à travers les péripéties des accidents43 ». Évidemment une telle thématique conduit tout droit à une autre que nous avons croisée en étudiant le motif du mur, celle de l’Alchimie, et cela d’autant plus que Montandon et Léonard-Roques ont montré que Caïn et Revel réunissaient toutes les caractéristiques de l’alchimiste et passaient par toutes les étapes du processus alchimique :
les premiers mois du séjour sont placés sous le signe de la nigredo (dominance du noir des eaux, de l’air des façades qui induit pour les personnages un « obscurcissement de [lui]-même ») […] Dans un réseau urbain aux noms de rues symboliques (Brown Street, Iron Street, Copper Street, Silver Street…)44.
107Suivent le blanc et le jaune, mâtiné, comme il se doit, de rouge :
De nombreuses journées de janvier, Revel retiendra rétrospectivement « la neige jaune », « le brouillard jaune et râpeux ».
L’image de la rubedo ne se dessine dans le récit qu’avec l’entrée en écriture, au printemps, sous un ciel qui vire au rose […] La maîtrise du feu marque l’affirmation de la vocation alchimique du personnage, mais n’intervient pleinement qu’à partir de la nuit du 30 août où celui-ci se voit marqué du signe caïnique45.
108On pourrait même dire, et le fait que les passages les plus alchimiques se situent dans la dernière partie du roman tend à le confirmer, que c’est Bleston dans son ensemble qui subit une transmutation. Cette ville est en effet, depuis son industrialisation, sous le signe du plomb : « le plomb du ciel commençait à fondre » (29 mai, p. 66/263) ; « jusqu’à se recouvrir de cette écume de plomb qui tombe en fines gouttelettes sur ma vitre » (23 juillet, p. 231/375). Cependant, peu à peu, sous l’influence des feux qui s’allument un peu partout, ce plomb se liquéfie : « Mes yeux se fatiguaient dans cet effort de telle sorte que bientôt les lignes de plomb se sont mises à trembler et à fondre » (5 août, p. 258/394). En toute cohérence, à la fin du roman, l’or se met à jaillir des briques (10 septembre, p. 357/460 ; 25 septembre, p. 391/484).
109Il ne faudrait cependant pas croire, et les différentes phases alchimiques que nous venons d’identifier en sont un premier signe, que la structure cyclique mythique ne se limite qu’à trois étapes, celle de la « vie », celle de la « mort » puis celle de la « renaissance ». La renaissance est au contraire à chaque fois l’aboutissement d’un long et périlleux parcours initiatique, parcours dont l’on retrouve toutes les étapes ou presque dans L’Emploi du temps.
110Dans les premières pages, Revel, pour rejoindre Bleston, territoire inconnu, est en effet obligé de quitter son passé or, dans les initiations traditionnelles, tout commence, de même, « par la séparation du néophyte d’avec sa famille et une retraite dans la brousse46. » Les premiers jours de Revel à Bleston semblent d’autant plus initiatiques qu’ils sont accompagnés d’un véritable rituel :
Au sortir de la gare, Jacques cherche un coiffeur, comme pour se soumettre à quelque ablution rituelle. Plus tard, boire de la bière brune, liquide semblable aux eaux de la Slee, équivaudra à se faire baptiser dans la rivière. […]. Jacques s’essuie avec le mouchoir qu’il vient d’acheter chez Philibert’s, l’un des grands magasins de la ville, où il s’était rendu « dans l’intention d’y acheter une sorte de talisman, un objet fait à Bleston et dans la matière de Bleston, qu’[il] pourrai [t] porter sur [lui] comme signe protecteur47 ».
111Normalement, le parcours de l’impétrant n’est pas sans douleur. Les affres de Revel à Bleston en sont la confirmation. Non seulement il connaît la solitude, est en quête d’un gîte, a l’impression d’avoir toute la ville contre lui mais il doit aussi renoncer aux deux sœurs : « Les sévices que subit l’initié sont souvent des mutilations sexuelles : castration totale ou partielle48 ». Par sa vie de plus en plus ascétique, par les thèmes du feu ou de la révolte contre Bleston, l’attitude de Revel n’est pas non plus sans points communs avec le fait que les initiés, à un moment ou à un autre, sont « invités » à chasser les mauvais démons :
la cérémonie d’expulsion des démons, maladies et péchés se laisse ramener aux éléments suivants : jeûne, ablutions et purifications ; extinction du feu et sa ranimation rituelle dans une seconde partie du cérémonial ; expulsion des « démons » au moyen de bruits, de cris, de coups (à l’intérieur des habitations) suivie de leur poursuite à grand renfort de vacarme à travers le village […] Bien entendu, il est rare de rencontrer à la fois tous ces éléments réunis explicitement49 […]
112Souffrances et mort sont cependant généralement euphémisées50 par un simulacre symbolisé par des motifs comme ceux de la nuit, de l’endormissement, de la plongée dans l’eau, qui correspondent à ce que les spécialistes appellent le regressus ad uterum :
Dès les stades archaïques de culture, l’initiation des adolescents comporte une série de rites dont le symbolisme est transparent : il s’agit de transformer le novice en embryon […] Le retour à la matrice est signifié soit par la réclusion du néophyte dans une hutte, soit par son engloutissement symbolique par un monstre, soit par la pénétration dans un terrain sacré identifié à l’utérus de la Terre-Mère51.
113Dans L’Emploi du temps, Revel, pour écrire son journal, au détriment de sa vie sociale, s’enferme dans sa chambre et, surtout, « trempé de pluie et de boue charbonneuse », il ne cesse de dire qu’il se sent comme englouti dans un marais qui est en train de l’absorber. Bleston est aussi constamment comparé à un monstre qui avale et dévore. Si l’on en croit les mythologues, les nombreux labyrinthes du roman seraient reliés à ce motif, ils seraient des substituts symboliques d’intestins et illustreraient donc le thème de l’engloutissement52. Notons que Revel régresse à un tel point que, après les épreuves Rose puis Ann, il est réduit à un être immobile et figé qui ne peut même plus s’exprimer.
114Pourtant l’initié finit par sortir de sa torpeur mais cette sortie n’est pas alors une reprise de sa vie passée : « les jeunes initiés sont censés avoir tout oublié de leur vie antérieure, […] avec l’initiation tout recommence à nouveau53 ». Dans L’Emploi du temps, Revel semble effectivement avoir oublié tout ce qui précède son séjour, il renonce aisément à Rose et Ann, et rompt tout aussi aisément avec Bleston. Autrement dit, conformément à ce que nous venons de voir, après sa phase de « mort », il entame une nouvelle vie, une vie où, enfin adulte, il se prend en main.
115Il ne faut cependant certainement pas s’arrêter là. Derrière ce cycle initiatique, s’en cache un beaucoup plus important, le cycle de la nature. Dans le roman, on le perçoit à travers les descriptions des saisons. Quand Revel arrive à Bleston, le cycle est déjà lancé : le climat est marqué comme explicitement automnal, l’hiver approche à grands pas (2 mai, p. 13/228). Il reste certes, de temps en temps, quelques traces de l’été mais le soleil a alors une dimension plus symbolique que saisonnière. Il surgit par exemple au moment où Revel découvre une clé essentielle pour comprendre Bleston : l’Ancienne Cathédrale. De même, plus loin, il apparaît lorsque Revel commence son journal intime (28 juillet, p. 245/384). On doit aussi sans doute interpréter psychologiquement sa présence quand Rose rit ou quand Rose et Lucien s’embrassent (2 septembre, p. 343/451 ; 8 août, p. 272/403). L’inverse est d’ailleurs vrai. Lorsque Revel découvre qu’il a perdu Ann, tout devient hivernal :
j’étais resté sur mon lit […] après cette interminable journée […] dans […] le froid, comme poursuivi par un vol de taons blancs et sales aux ailes trempées dans l’eau de la Slee, ombre me débattant dans un brouillard de boue […] (1er septembre, p. 337/447)
116Si l’on excepte ces écarts, le soleil de l’automne est constamment caractérisé par un terme euphémisant et il n’est jamais accompagné d’un intensif de haut degré : « avec un soleil pâle et bas, un peu rose » (7 mai, p. 18/231) ; « le temps doux et clair » (13 mai, p. 28/237) ; « ce bleu, ces éclats de soleil pâle sur les vitres […] cet air doux » (26 mai, p. 58/258). Il a même presque toujours pour sèmes afférents cotextuels les sèmes /liquide/ et /mort/ : « Un rayon de soleil traversait la flaque de sang ruisselant des blessures » (5 juin, p. 91/282) ; « Ils étincelaient, semblables à des barques d’or dans le ciel rougeoyant » (5 juin, p. 94/283). D’ailleurs, la pluie ne tarde pas à surgir : « encore humide de la pluie du matin, sous le ciel éclairci » (5 juin, p. 89/280) ; « La pluie, nous l’entendions gratter de tous ses ongles » (6 juin, p. 96/285).
117Elle est par la suite omniprésente et graduelle. Aux gouttes et au ruissellement du départ, fait bientôt place une pluie de plus en plus intense, pluie qui continue sans interruption jusqu’en décembre (1er mai, p. 9/225 ; 14 mai, p. 31/239 ; 12 juin, p. 119/300 ; 13 juin, p. 126/304). La terre semble même se liquéfier :
les haillons du ciel qui s’effilochaient comme de vieilles wassingues, puis, l’après-midi, par le bus 17, à travers la brume, je suis allé jusqu’à la place de l’Ancienne Cathédrale, dont les vieux pavés étaient couverts d’une pellicule de boue presque liquide. (29 mai, p. 67/264)
118On peut aussi noter que l’obscurité est de plus en plus présente (16 mai, p. 40/245 ; 27 mai, p. 62/260). Les métaphores le confirment : aluminium, zinc, étain et plomb envahissent Bleston. Le brouillard, de même, ne cesse de s’épaissir (29 mai, p. 69/265 ; 4 juin, p. 85/277 ; 15 août, p. 294-295/417 ; 22 août, p. 312/429). La nuit envahit tout (11 juin, p. 116/298 ; 16 juin, p. 130/307 ; 24 juin, p. 155/323 ; 10 juillet, p. 202/355). L’hiver s’annonce également par le froid, un froid qui, lui aussi, ne cesse de s’intensifier (10 juin, p. 112/295 ; 13 juin, p. 124/303 ; 5 septembre, p. 350/455). Eau, nuit et froid prennent même corps : la pluie devient neige, neige sale, neige noire (18 juillet, p. 219/366 ; 18 juillet, p. 220/367 ; 1er septembre, p. 338/448).
119Malgré tout, cette neige, puisque fondante avant même d’être posée, annonce la saison qui suit. Le soleil, timide et fragile, ne tarde pas alors à réapparaître (2 juin, p. 75/272 ; 9 juin, p. 106/292). Il finit même par reprendre totalement le dessus (18 juin, p. 136/311 ; 23 juin, p. 149/320 ; 24 juin, p. 152/321). Le printemps est aussi matérialisé par la nature qui s’éveille et renaît (2 juin, p. 75/271 ; 27 juin, p. 161/327-328). Le thème de la germination ne se limite d’ailleurs pas seulement à la végétation, même les personnages semblent concernés : « les derniers effluves du soleil tamisé faisant fleurir dans la moitié de sa chevelure blonde toute la rousseur qui n’y est qu’en germe en plein jour » (3 juin, p. 78/273) ; « leurs quatre mains […] s’épanouissaient comme des cyclamens » 3 juin, (p. 79/274).
120Cependant dès les derniers jours du printemps, de nombreux indices (comparaison avec la Crète, référence à la nuit, à la lune, à l’eau, à la boue, adverbes et comparaisons contenant des sèmes réducteurs, etc.) annoncent les mauvais jours (16 juin, p. 130/307-308 ; 18 juin, p. 135/310 ; 23 juin, p. 148/319, p. 151/321). Ce phénomène va en s’accentuant puisque, très vite, sont à nouveau notifiés pluie et froid (26 juin, p. 158-159/325-326 ; 27 juin, p. 161/327). Les mois censés être les plus cléments sont tout aussi dysphoriques. L’été est sous le signe de la lourdeur, de l’orage et de la pluie et cette dernière est presque autant évoquée qu’en automne. En toute cohérence, cette saison ne tarde pas à être explicitement décrite (9 juillet, p. 196/332 ; 21 août, p. 309/427). Les dernières pages de L’Emploi du temps, nous l’avons dit, ramènent aux premières : (18 septembre, p. 377/473 ; 25 septembre, p. 390/483). Comme si Butor cherchait à accentuer le parallèle, la même métaphore ressurgit alors : « près de la vitre noire couverte à l’extérieur de gouttes de pluie, myriade de petits miroirs » (1er mai, p. 9/226) ; « les innombrables gouttes d’eau, minuscules miroirs sphériques, tomber inlassablement dans Dew Street » (25 septembre, p. 391/484).
121De même, pour bien faire sentir la dimension cyclique, Revel met constamment en vis-à-vis les saisons opposées : « déjà l’obscurcissement commence, les soirées durent encore jusqu’à neuf heures, mais les voici qui diminuent comme diminuaient les après-midi en décembre, quand la nuit tombait dès trois heures » (14 juillet, p. 209/360). Cette symétrie est d’autant plus consciente que Butor lui-même la commente : « Jeudi, c’est le jour du jeu. Le 1er mai, c’est le printemps, la vie qui renaît. Tout le contraire de ce que va dire mon narrateur qui raconte son arrivée à Bleston en octobre, dans le froid, la pluie et le brouillard » (Clavel, 1996, p. 77). Sans doute toujours dans le même but, Revel semble faire aussi explicitement alterner croissance et décroissance, disparition et apparition (9 juillet, p. 196/351-352 ; 28 juillet, p. 245/384). De même, il oppose très souvent les éléments naturels, les arbres, les fleurs (« je me promenais dans Green Park parmi les tulipes remplacées aujourd’hui par des dahlias et déjà, en certains endroits, par des chrysanthèmes » 25 août, p. 316/432) et se réfère à des phénomènes naturels cycliques tels les marées ou les vagues (17 juin, p. 132/309 ; 23 juin, p. 148-149/31). Il ne cesse aussi d’évoquer la lune, astre évidemment éminemment cyclique (16 juin, p. 131/308 ; 23 juin, p. 152/321 ; 30 juin, p. 168/332 ; 1er juillet, p. 175/338 ; 6 août, p. 265/398, 1er septembre, p. 338/448 ; 12 septembre, p. 363/464).
122C’est que le cycle naturel est primordial, il fonde le précédent. C’est sur son modèle que les initiés passent de la mort à la vie, deviennent matière informe, chaos originel puis renaissent. Cependant, dans la modélisation de Butor, le dysphorique a une importance inhabituelle. Vu l’omniprésence de la pluie, vu qu’il pleut même en été, vu que le soleil n’est jamais total, qu’au grand maximum il perdure pendant quatre jours, que, sans cesse, il est accompagné de lexies euphémisantes, on pourrait même aller jusqu’à se demander si la belle machine de la nature ne serait pas comme enrayée. Elle patine, elle balbutie, elle achoppe. De nombreux autres indices confortent cette impression. Non seulement chaque saison avant même d’être achevée ressemble à la suivante mais l’alternance des saisons est difficilement percevable. L’été, par sa pluviosité, semble hivernal et l’on peut constater un peu partout dans le roman une tendance au bouleversement : mélange des quatre éléments, constantes synesthésies, intrusion de la nuit en plein jour, intrusion de la pluie en plein soleil, pénétration du climat extérieur dans la psyché intérieure. Certains extraits conduisent même à des visions quasi-apocalyptiques. Tout tend à montrer que la régénérescence et la renaissance attendues ne sont pas totales, que le cycle ne fonctionne plus normalement.
123Parallèlement, il n’est pas inutile de se rappeler que le séjour de Revel dure un an et que le narrateur ne cesse de revenir sur ce fait. Ce détail n’est pas anodin. Cette durée correspond à un motif, sans doute d’origine chaldéenne, ayant eu une influence énorme dans l’histoire des mentalités, le motif de « la Grande Année » :
L’Univers y est considéré comme éternel, mais il est anéanti et reconstitué périodiquement chaque « Grande Année » […] Il est probable que cette doctrine de conflagrations universelles périodiques était également partagée par Héraclite (par exemple fragment 26B = 66D). En tout cas, elle domine la pensée de Zénon et toute la cosmologie stoïcienne54.
124Butor connaît ce motif puisque dans son analyse de l’œuvre de Roussel (OC II, p. 177), il l’évoque explicitement. Or cette « Grande Année » a une structure bien définie qui n’est pas sans rapport avec ce que nous venons de décrire. Elle commence par un début chaotique qui correspond à la cosmogonie première55 et se caractérise par une forte présence de l’élément aquatique, parfois même, comme dans La Bible, sous la forme d’un déluge. Suit, peu après, une phase ascendante où « le temps est vécu et pensé comme localement progressif : l’avenir proche fait objet d’espoir et le passé, supposé périmé, est regardé avec un sentiment de supériorité56 ». Et cela jusqu’à ce que la moitié du cycle soit dépassée. Arrive alors la phase descendante : « le temps est appréhendé comme localement régressif, l’avenir proche suscite des angoisses et c’est dans le passé que l’on cherche des modèles à imiter57 ». La fin de cette phase est toujours une période de forte perturbation, une période de terrible confusion58 se caractérisant cette fois par un surgissement de feux59 dont le rôle est de brûler le monde usé et corrompu mais aussi de le purifier, de le régénérer voire de le fertiliser60.
125Nous le voyons, l’arrière-plan mythique, l’omniprésence de la succession vie/mort/vie, la dimension initiatique, l’emphatisation sur l’annuel, les perturbations météorologiques, le climat apocalyptique conduisent à lire les douze mois de Revel à Bleston non pas comme la simple année d’un simple individu mais comme une « Grande Année ». Puisque dans le roman l’avenir est source d’angoisse, puisque Revel via Caïn et Thésée se tourne vers le passé, puisque ciel et terre paraissent se dissoudre, puisque des feux jaillissent partout, on pourrait même aller jusqu’à dire que le moment décrit ressemble trait pour trait à une phase descendante. Cependant, les feux décrits sont, quand on y regarde de plus près, plus positifs que négatifs. Comme l’a montré Roudaut, ils sont à chaque fois ou presque associés aux thèmes de la lumière et de l’écriture. Qui plus est, dans Répertoire II, Butor relie le feu de l’écriture au thème du réveil : « Un livre doit être un mobile réveillant la mobilité des autres livres, une flamme ravivant leur feu. » Autrement dit, même si les contemporains de Butor ne le perçoivent pas encore et croient même le contraire, plutôt que d’annoncer le pire, les feux qui cernent Revel et surtout la pluie qui tombe en plein été et qui, à l’image du déluge biblique, se déverse pendant des jours et des jours pourraient bien vouloir dire que l’on n’est pas à la fin d’un cycle mais, au contraire, au début d’une Grande Année, que, malgré les apparences, la situation n’est pas désespérante mais riche d’avenir et que le nouveau Caïn qui fondera l’ère nouvelle est un certain Revel.
126Doit-on en déduire que la temporalité cyclique est un mondain supérieur aux précédents, qu’elle rend compte des faits précédemment observés, qu’elle est « La » réponse aux difficultés existentielles que connaît l’homme moderne ? Peut-on aller jusqu’à voir en elle un potentiel substitut aux schèmes matriciels linéaires et labyrinthique voire à celui des affiches déchirées, une piste, « La » piste, pour mieux rendre compte de la réalité du temps, mieux vivre demain, affronter plus sereinement le futur ?
127Quelques éléments tendraient à aller dans ce sens. Un retour aux caractéristiques physiques du cercle fait en effet ressurgir plusieurs des faiscsèmes recensés plus haut. Tout cercle est successivité et continuité. Rien ne l’interrompt. Un doigt pourrait parcourir sa circonférence sans jamais s’arrêter. Qui plus est, par un joli paradoxe, dans le cyclique, directivité et rétrogradation deviennent compatibles. Si l’on est sur une ligne droite, le passé est toujours derrière, l’avenir toujours devant. Plus on avance, plus le point de départ s’éloigne, plus le passé s’étend. Sur un cercle, au contraire, plus on avance plus le passé se rapproche. À ces quelques faiscsèmes, il faudrait bien sûr au moins rajouter celui de l’ordre. Les points qui composent un cercle ne sont pas placés aléatoirement. De plus, un cercle, puisque la ligne qui le compose est fermée, forme un tout.
128Du point de vue des existentiaux, un tel schème matriciel conduit aussi, par bien des aspects, à ce que cherche Butor, à savoir une sortie de crise, une existence plus apaisée, moins anxiogène. En effet, percevoir derrière le désordre apparent, derrière la multitude des « phénomènes », un fonctionnement, un processus aussi simple que du cyclique fait soudain passer d’un monde confus, aléatoire, chaotique à un monde qu’il devient possible d’appréhender et d’analyser. Qui plus est, l’être qui est entraîné dans la continuité du grand mouvement cyclique n’a plus à vivre le choc traumatisant de l’inattendu. Il connaît la suite de son trajet, sait ce que seront demain et après-demain, un demain et un après-demain rassurants puisque ressemblant comme deux gouttes d’eau à hier et avant-hier. Une lecture nietzschéenne conduirait même à faire émerger des existentiaux « joyeux ». Dans Le Gai savoir, Nietzsche nous invite à vivre nos vies comme si nous étions condamnés à un éternel retour :
Et si, un jour ou une nuit, un démon venait se glisser dans ta suprême solitude et te disait : « Cette existence, telle que tu la mènes, et l’as menée jusqu’ici, il te faudra la recommencer et la recommencer sans cesse ; sans rien de nouveau ; tout au contraire ! La moindre douleur, le moindre plaisir, la moindre pensée, le moindre soupir, tout de ta vie reviendra encore […] Ne te jetterais-tu pas à terre, grinçant des dents et maudissant ce démon ? À moins que tu n’aies déjà vécu un instant prodigieux61. »
129Non seulement une telle approche implique de ne plus postuler en l’existence d’un créateur (puisqu’il n’y a plus de début) et de ne plus attendre indéfiniment une finalité précise, un au-delà paradisiaque (puisqu’il n’y pas de fin) et donc de ne plus se morfondre dans un passé fantasmé ou dans un hypothétique futur meilleur (puisqu’il sera le même) mais elle incite aussi à chasser de toutes nos forces le négatif de nos vies (car sinon, nous serons condamnés éternellement à revivre ce négatif), à bien réfléchir à ce que nous voulons (car si nous l’obtenons, nous l’aurons à tout jamais), à le vouloir à fond et à assumer et vivre « joyeusement » tout ce qui nous arrive, épreuves et souffrances comprises.
130Sans aller jusqu’à une telle radicalité, postuler un temps cyclique, c’est forcément avoir comme point de mire le moment de sa renaissance, un moment de fertilité, de forces vives, un moment où tous les possibles sont encore là. C’est également pouvoir repasser sans cesse par le même chemin et donc, à chaque fois, avoir la possibilité d’agir un peu mieux ou d’en profiter un peu plus. Puisqu’il forme une figure fermée et se suffit à lui-même pour être ce qu’il est, puisqu’il unifie ce qui jusqu’alors était séparé et antinomique, le cercle est aussi censé générer un sentiment de sérénité et de plénitude. Mais surtout un cercle n’ayant pas de fin, la mort ne guette plus l’homme au bout de la route, ce qui conduit à la fois à l’abolition de l’histoire62 et à l’abolition du temps. Voilà qui confine au divin et cela d’autant plus que le cyclique recèle en lui une véritable fonction démiurgique, créative, auto génératrice : « Ce cercle est aussi un lieu de créativité [= l’auto naissance]63. »
131Pourtant, comme l’écrit Gilbert Durand, « tout symbole relié au cycle poss[è]d[e] à la fois sa part de ténèbres et sa part de lumière64 ». Même si par bien des points la conception cyclique semble plus satisfaisante que le temps linéaire, elle n’est pas la panacée et pose en fait presque autant de problèmes qu’elle en résout. Non seulement plusieurs des faiscsèmes recensés ci-dessus (pluralité, discontinuité, prolifération) ne semblent pouvoir s’incorporer que bien difficilement dans un tel schème mais, surtout, encore une fois, ce schème matriciel génère des existentiaux que Butor ne peut que refuser.
132En effet, autant dans un univers sacralisé, le cyclique est synonyme de recommencement, de renaissance, autant dans un univers désacralisé, il mène à une terrible impasse :
la répétition vidée de son contenu religieux conduit nécessairement à une vision pessimiste de l’existence. Lorsqu’il n’est plus un véhicule pour réintégrer une situation primordiale, et pour retrouver la présence mystérieuse des dieux, lorsqu’il est désacralisé, le Temps cyclique devient terrifiant : il se révèle comme un cercle tournant indéfiniment sur lui-même, se répétant à l’infini65.
133Le cyclique devient alors, par excellence, la figure de la répétitivité stérile, de la routine et donc de la monotonie, de l’ennui, de l’apathie et de la tristesse : « le temps tourne vraiment en rond ; chaque événement se répète quand vient son heure et rien de réellement neuf ne peut apparaître66 ». Le genre journal intime surmarque bien cette dimension routinière du cyclique. Amiel y revient d’ailleurs souvent dans son oeuvre :
Rien n’est mélancolique et lassant comme ce Journal de Maine de Biran. C’est la marche de l’écureuil en cage. Cette invariable monotonie de la réflexion qui recommence sans fin énerve et décourage comme la pirouette interminable des derviches67.
134Dans la mythologie comme dans la littérature, la figure du cercle se trouve aussi très souvent associée à l’existential de l’emprisonnement. Tracer un cercle, c’est en effet ne pas pouvoir s’écarter d’un trajet imposé. De plus, la surface qui est à l’intérieur du cercle est entourée par une ligne continue qui en quelque sorte est un mur hermétique.
135On pourrait même aller jusqu’à dire que le temps cyclique fait obstacle à l’agir. Avec un tel temps, l’homme est en quelque sorte condamné à marcher à reculons, à avoir pour seul horizon son passé. Ce qu’il a devant soi, c’est toujours du déjà vécu. Comment alors avoir envie d’aller de l’avant ? Comment changer le monde ? Voilà qui cette fois condamne à l’immobilisme, au conservatisme et surtout au désespoir.
136Comme le laissait pressentir Plaisance Gardens, qui dit cercle, dit enfin « roue » or la roue, Gilbert Durand le rappelle, est indissociable du zodiaque, indissociable de « la prédiction de l’avenir68 ». Recourir à un schème matriciel cyclique, c’est implicitement signifier que tout est déjà écrit, qu’on ne peut déroger à ce qui est prévu. L’homme, une nouvelle fois, est réduit à l’état de corpuscule obéissant à des lois physiques. Il se retrouve donc dans une situation très voisine de celle décrite plus haut en analysant le temps hégélien ou le temps de la mécanique traditionnelle et cela, nous l’avons vu, Butor ne peut s’y résoudre.
137À ces arguments, il faudrait ajouter que le schème matriciel cyclique conduit, nous venons de le dire, à une abolition de la mort or, chez Butor, non seulement la mort n’est pas abolie, n’est pas considérée comme un épiphénomène, comme un petit « accident » mais elle est placée, via ce qui arrive à Burton, au cœur du roman. Si l’on cherche donc un schème matriciel qui rende compte de la vision du réel de Butor, il est primordial d’en trouver un qui loin d’abolir la mort en fait l’équivalent d’une clé de voûte.
138En conclusion, même si le retour à la nature et au cyclique semble plus rassurant, aide à vivre plus sereinement le temps, permet de mieux rendre compte de la réalité observée et prouve que l’on ne se voile plus la face en se faisant croire que le monde ne cesse de progresser, Butor a pleinement conscience que passer du linéaire au cyclique, c’est échapper à Charybde pour tomber sous les crocs de Scylla. Le temps cyclique, employé seul, n’est pas plus satisfaisant que le linéaire car il fait, lui aussi, de l’homme un être déterminé qui se ment sur la mort.
139Cela ne veut cependant pas dire qu’il faut renoncer totalement au mythologique. Il a trop contribué à fonder et à construire nos sociétés et il est un substitut trop idéal à la pensée rationaliste mécaniste pour qu’on puisse le rayer d’un trait rageur. Cela veut plutôt dire qu’il faut inventer une nouvelle mythologie capable d’engendrer une nouvelle temporalité.
140Pour trouver cette nouvelle temporalité, Butor va se tourner vers les conceptions philosophiques les plus en vogue à son époque et donc vers Kierkegaard. Nous avons déjà vu que le Revel des premiers mois doit beaucoup à l’homme du stade esthétique. Kierkegaard ne limite cependant pas son analyse de l’existence à cette seule étape.
141Au contraire, il montre que le désespoir et l’angoisse ressentis par l’homme du stade esthétique sont parfois tels que ce dernier, déçu par sa pitoyable existence, se regarde avec un détachement aussi moqueur qu’impitoyable et devient alors ce que Wahl appelle un démoniaque. Est « démoniaque » un « être replié, enfermé dans son individualité, vivant dans son silence69 », un être qui est
dans un état de révolte désespérée, dans un paradoxe perpétuel ; il veut désespérément être soi, – non pas comme le faible s’échapper de lui, mais être si pleinement soi, qu’il fait de soi un horrible dieu70.
142Et Wahl d’ajouter :
Semblable à une bête profondément blessée, sa misère est telle qu’il veut qu’on le laisse dans sa tanière, qu’il ne veut rien de commun entre lui et le monde. […] De loin en loin cependant, il tentera de se révéler, obliquement, par des actes manqués, suivant la remarque de Freud – par de petites choses risibles, des enfantillages, dit Kierkegaard.[…] derrière les aspirations du démoniaque, on entend un cri, qui est : « Au secours71 ! »
143Ce « Au secours » est si pressant qu’il amène l’homme à faire un saut, à se jeter dans la phase suivante, le stade éthique, stade qui « préconise l’accomplissement des devoirs comme but de la vie72 ». Celui qui vit éthiquement se consacre avec sérieux et application à son travail, « voit des tâches partout73 » et est « pleinement conscient du fait qu’il est responsable74 ». L’homme du stade éthique a donc une vie sociale beaucoup plus développée que celle de l’homme du stade esthétique. Il est l’homme de l’amour conjugal :
L’amour romantique se laisse excellemment bien représenter dans l’instant, mais non pas l’amour conjugal ; car un époux idéalisé n’est pas quelqu’un qui l’est une fois dans la vie, mais quelqu’un qui l’est tous les jours75.
144Nous le voyons, ce qui différencie d’abord et avant tout les deux stades est le temps. En effet, si le stade esthétique est le mode d’existence de l’instant, le stade éthique est celui du « mode d’existence de la durée et du devenir terrestre76 », « où le temps acquiert à la fois consistance et continuité77 ». Cette caractéristique fait que l’homme du stade esthétique note constamment les événements de son existence et donne une grande importance à la mémoire78.
145Les parallèles entre cette théorisation et l’itinéraire de Revel ne manquent pas. Son existence esthétique lui paraît si désespérante qu’il ne tarde pas à basculer dans le stade ironique, stade où l’a précédé Horace, le « démoniaque », cet « Ours » blessé qui, enfermé dans la « tanière » de sa chambre et de son quartier, exécrant son existence, refusant toute pitié, prêt à endosser le rôle de Dieu vengeur, est dans un état de révolte permanent. Même l’acte manqué évoqué par Wahl le caractérise bien : ne provoque-t-il pas par inadvertance un début d’incendie à la boutique d’« Amusement » ? Revel, au début du roman, marche sur ses pas. D’ailleurs, le ticket de Plaisance Garden et le plan de Bleston brûlés sont eux aussi de parfaits actes manqués. Cependant, Jacques se retrouve si peu dans le rire et dans la rage de son compagnon et sa propre attitude le met si mal à l’aise qu’il fait le grand saut et « se jette » dans le stade suivant.
146Sa vie devient alors, comme celle de James, « accomplissement de devoirs », devoir d’écrire chaque soir, chaque semaine, devoir de raconter jusqu’au bout son année à Bleston, devoir de ne pas prendre de retard, devoir de tout dire, de ne rien oublier, etc. De plus, à partir du mois de mai, il envisage une relation durable avec Rose puis Ann. Il suffit de voir la peine qu’il éprouve à l’annonce des fiançailles des deux sœurs pour comprendre qu’il cherchait bel et bien une relation dans le long terme. De même, contrairement à ce que ferait par exemple un Don Juan, dès que les jeunes filles sont engagées, il y renonce totalement. Ne s’inscrit-il pas enfin dans la durée par son journal, par la recherche incessante de son passé, par son désir impérieux de retrouver la mémoire de sa vie ?
147Pourtant, non seulement le stade éthique ne rend pas satisfait l’homme mais il lui fait prendre conscience qu’il est pécheur. Cette prise de conscience le conduit à se placer devant Dieu et donc, par comparaison avec l’infinitude de celui-ci, à soudain mesurer ses propres limites, à découvrir « à la fois une proximité infinie, mais aussi, mais surtout une distance infinie entre le fini et l’infini, entre l’homme et Dieu79 ». La conséquence est que l’homme atteint alors « le fond de lui-même, le fond de l’existence80 » et ressent une terrible souffrance. Cette prise de conscience du péché a une autre conséquence cruciale, elle fait percevoir que le temps est composé d’instants :
Comment vient le péché dans le monde ? Il vient comme tout ce qui est du domaine du qualitatif, non pas peu à peu, mais soudainement, par un saut qu’aucune science ne peut éclaircir ; la chute n’est pas quelque chose de successif. Un instant avant, il y avait l’innocence, et quand l’esprit s’éveille, il voit qu’il a été coupable. En un instant, tout a été changé81.
148Cependant, par un beau paradoxe, le péché fait aussi accéder « aux plus hautes valeurs […] l’éloignement de Dieu nous rapproche de Dieu, puisque c’est le péché qui permet que nous nous sentions devant Dieu82 ».
149Un nouveau saut a alors lieu, le saut du stade éthique au stade religieux : « devenir chrétien ne s’entend pas d’un devenir continu mais d’un saut qualitatif analogue à celui par lequel on passe de la possibilité à l’être83 ». Le simple fait qu’il y a saut montre que le stade religieux est au-delà du moral. L’attitude d’Abraham en est l’exemple et la confirmation. Alors que le devoir moral de ce patriarche était de protéger son fils, s’opposant à toutes les lois de la tradition, il saute dans l’inconnu, il accepte de sacrifier celui qui est la chair de sa chair et de faire totalement confiance à Dieu. Par cet acte, non seulement il se sépare de la pluralité, de la « règle, norme valable pour tous84 », et se place du côté de l’exception mais il risque gros, il renonce au sûr, au permanent, il se condamne à l’instabilité et à la solitude, il accepte la défaite de la pensée, il accepte de tout perdre. S’il agit ainsi, ce n’est aucunement pour des raisons morales, « ce n’est pas pour délivrer un peuple comme Jephté, ou pour affirmer l’idée de l’état comme Brutus, ou pour réconcilier les dieux irrités comme Agamemnon, mais pour se manifester à lui-même sa relation avec Dieu85 ». Ce saut est terrifiant, angoissant, mais, à l’horizon, c’est la liberté authentique, c’est la plénitude, la sérénité, la félicité, c’est une vie non plus dans l’instant mais dans l’éternel qui l’attend…, peut-être.
150Même si la dimension religieuse est occultée dans le roman de Butor, Revel passe lui aussi du stade éthique au stade religieux. Ne peut-on pas effectivement dire que Revel, bien que moins dispersé qu’à son arrivée, bien que se consacrant avec sérieux à son travail, à son journal intime, aux Jenkins, Burton, Bailey, à Horace et à Lucien, se sent appelé vers autre chose ? Ne se rend-il pas aussi chaque jour un peu plus compte des limites de la vie Blestonienne, de la petitesse « morale » de James, de l’étroitesse de Burton ?
151Ne pourrait-on pas aussi dire que Caïn est pour Revel l’équivalent d’Abraham pour Kierkegaard ? En analysant les vitraux de la Nouvelle Cathédrale, ne découvre-t-il pas que c’est parce que Caïn a été au-delà de la morale qu’il s’est approché de l’infini ? Si ce dernier n’avait pas tué son frère, il n’aurait pas été chassé par son père, il n’aurait donc pas fondé Bleston, il n’y aurait pas eu de forgerons, de tisserands, d’artistes, d’art. Ne pourrait-on pas aussi dire que Revel finit par l’imiter, par choisir l’au-delà du moral ? En rédigeant son journal intime qui montre les limites du Meurtre de Bleston, qui bouscule, donne un coup, écrase Le Meurtre de Bleston, Revel « accidente » son père adoptif Burton, trahit les liens de plus en plus étroits qui le reliaient à lui, renonce à ses devoirs moraux les plus élémentaires. Cependant, en faisant ce terrible saut, ce saut si culpabilisant, il s’approche potentiellement de l’infini qu’est tout acte créateur. La conséquence est terrifiante : solitude, inquiétude, culpabilité, angoisse, peur de s’être trompé, etc. Mais le fait qu’à la fin du roman Revel a en mains un manuscrit et peut enfin quitter la ville, n’est-il pas en soi le signe qu’à défaut d’avoir gagné avec certitude l’éternité, il a au moins déjà conquis sa liberté ?
152Un autre philosophe du temps permet de rendre compte de plusieurs des stylèmes et faiscsèmes recensés plus haut : Bergson. Nous avons déjà vu que pour lui le présent n’est pas un point, un instant, séparé de celui qui le précède et le suit mais un incessant et insaisissable progrès du passé vers l’avenir, une contraction d’instants successifs. Le présent vécu est un présent qui dure, un présent qui retient les instants précédents et qui anticipe les instants qui vont suivre. Deleuze qualifie cette synthèse de « passive86 » car « elle n’est pas faite par l’esprit mais se fait dans l’esprit », elle n’est le fruit d’aucune réflexion consciente et les faits de mémoire qui y participent ne sont pas non plus conscients.
153A cette première synthèse se superpose, nous dit Bergson, une deuxième que Deleuze qualifie cette fois d’« active » :
à partir de l’impression qualitative de l’imagination, la mémoire reconstitue les cas particuliers comme distincts, les conservant dans « l’espace de temps » qui lui est propre. Le passé n’est plus alors le passé immédiat de la rétention, mais le passé réflexif de la représentation, la particularité réfléchie et reproduite. En corrélation, le futur cesse aussi d’être le futur immédiat de l’anticipation pour devenir le futur réflexif de la prévision, la généralité réfléchie de l’entendement87 […]
154Cette mémoire ou cette prévision sont complètement coupées du présent. De plus, elles sont conscientes, elles impliquent « un travail de l’esprit qui ira chercher dans le passé, pour les diriger sur le présent, les représentations les plus capables de s’insérer dans la situation actuelle88 ». Elles ne participent pas de la sensation, elles sont non sensori-motrices. Cette autre mémoire retient, enregistre, aligne, sous forme d’images souvenirs, tous nos états, tous les événements de nos vies, « avec leur contour, leur couleur et leur place dans le temps89 ». Contrairement à la première mémoire qui répétait, elle imagine. Contrairement à la première mémoire qui oubliait l’objet perçu, elle ramène à cet objet et contribue à en souligner les contours. Autre différence fondamentale, la synthèse active n’est pas orientée dans le sens de la flèche du temps, « laissée à elle-même, [elle] irait plutôt en sens contraire90 ». Intéressant pour notre propos, les deux synthèses, les deux mémoires, loin de se succéder ou de se remplacer, sont superposées. Deleuze lui-même le signale : « C’est dire que les synthèses actives de la mémoire et de l’entendement se superposent à la synthèse passive de l’imagination, et prennent appui sur elle91 ».
155Une analyse plus précise des rapports entre ces deux synthèses révèle même que la stratification, loin de s’arrêter à ces deux « strates », contient au moins quatre niveaux : mémoire pure, images souvenirs, mémoire habitude, images perceptions. Face à une situation, en un premier temps, la perception, puisque tendue vers le futur et l’agir, élimine « de l’ensemble des images toutes celles sur lesquelles92 » elle n’aura aucune prise et retient au contraire celles qui exigent une réaction. Si la situation est inhabituelle, la conscience ne peut se contenter de l’intuition instantanée, fruit de la synthèse passive. En effet, le souvenir d’intuitions antérieures analogues amenant avec lui les événements qui ont suivi ces intuitions antérieures permettra une réponse plus adéquate. Contrairement à son habitude, l’intuition instantanée ne fait pas alors passivement appel à sa réserve d’actes automatiques mais arrête dans son élan le progrès de la sensation vers l’action, se fait attentive et réfléchit, au sens étymologique du terme, ce qu’elle perçoit en une image perception qui appelle une image souvenir. Comme le dit Bergson, « percevoir finit par n’être plus qu’une occasion de se souvenir93 ».
156Se pose cependant une question : comment s’opère la sélection ? Parmi l’infinité de souvenirs, pourquoi un souvenir plus qu’un autre remonte-t-il à la conscience ? La réponse tient en deux mots : ressemblance et contiguïté. Face à un fait nouveau, l’intuition instantanée fait appel à des images souvenirs, « véritables points brillants autour desquels les autres forment une nébulosité vague94 », qui « ressemblent » aux images perception. Si la ressemblance n’est pas pleinement satisfaisante, à cause par exemple d’une différence majeure entre l’image perception et l’image souvenir, l’image perception se morcelle en ce qui est ressemblant et dissemblable à l’image souvenir et un appel est lancé aux couches plus profondes de la mémoire pour y chercher une image souvenir plus semblable au fait observé et donc intégrant la différence majeure découverte lors de la phase précédente et ainsi de suite, jusqu’à ce que le souvenir trouvé permette de bien rendre compte du perçu et donc permette de passer à la phase mouvement. Inutile de préciser qu’avec un tel processus, les souvenirs ne surgissent absolument pas dans l’ordre chronologique.
157Le processus ne fonctionne cependant pas que par ressemblance, il fonctionne aussi, nous l’avons dit, par contiguïté, c’est-à-dire que les actes ou faits consécutifs au souvenir ont aussi tendance à ressurgir95. Si l’on en croit Bergson, il semblerait même que plus l’on se rapproche de la mémoire pure, plus l’association par ressemblance se meut en association par contiguïté, plus ont tendance à ressurgir les images consécutives au souvenir évoqué. La conséquence est un retour à l’ordre chronologique.
158Contrairement à la première synthèse qui est tendue vers l’action, vers le futur et à la seconde qui aurait plutôt tendance à aller vers le souvenir pur, vers le passé, le véritable processus mémoriel serait donc, pour Bergson, composé d’allers et retours. Au seuil de l’action, il y aurait comme un arrêt puis un mouvement rétrograde vers le passé mais « la mémoire ne consiste pas du tout dans une régression du présent au passé96 », son but est de repartir vers le présent. Cependant bien souvent, ce mouvement directif est suivi à nouveau d’un mouvement rétrograde mais allant un peu plus loin dans le passé, dans le but bien sûr encore une fois de repartir vers le présent et ainsi de suite jusqu’à ce que la sensation débouche sur un mouvement.
159Pour expliquer l’ensemble du processus, Bergson a recours à une métaphore qui rend bien compte de la dimension stratifiée de la démarche, la métaphore du cône de la mémoire :
Si je représente par un cône SAB la totalité des souvenirs accumulés dans ma mémoire, la base AB, assise dans le passé, demeure immobile, tandis que le sommet S, qui figure à tout moment mon présent, avance sans cesse, et sans cesse aussi touche le plan mobile P de ma représentation actuelle de l’univers. En S se concentre l’image du corps ; et faisant partie du plan P, cette image se borne à recevoir et à rendre les actions émanées de toutes les images dont le plan se compose. La mémoire du corps, constituée par l’ensemble des systèmes sensori-moteurs que l’habitude a organisés, est donc une mémoire quasi instantanée à laquelle la véritable mémoire du passé sert de base97.
entre les mécanismes sensori-moteurs figurés par le point S et la totalité des souvenirs disposés en AB, il y a place, […] pour mille et mille répétitions de notre vie psychologique, figurées par autant de sections A’B’, A”B”, etc., du même cône. Nous tendons à nous éparpiller en AB à mesure que nous nous détachons davantage de notre état sensoriel et moteur pour vivre de la vie du rêve ; nous tendons à nous concentrer en S à mesure que nous nous attachons plus fermement à la réalité présente, répondant par des réactions motrices à des excitations sensorielles. En fait, le moi normal ne se fixe jamais à l’une de ces positions extrêmes ; il se meut entre elles, adopte tour à tour les positions représentées par les sections intermédiaires98 […]
160Précisons qu’en fonction de la propension à aller plus ou moins dans les différentes strates décrites ci-dessus, Bergson définit différents types de personnalité. Celui qui a tendance à rester dans le souvenir pur, qui tient « sous son regard à tout moment la multitude infinie des détails de son histoire passée99 », qui s’abstrait de l’action présente, qui ne voit plus que ce qui diffère, que le singulier, correspond à ce que Bergson appelle « le rêveur ». Il n’agit pas, il vit dans le passé. Le fait que ce passé, que les images engendrées sont glissants et labiles est pour Bergson la preuve que la mémoire rétrograde est constamment contrariée par l’autre mémoire « dont le mouvement en avant nous porte à agir et à vivre100 ». Celui qui au contraire ne vit que dans l’instant présent et refuse de plonger dans ses souvenirs est prisonnier de l’habitude et ne perçoit plus que le ressemblant ou alors il répond par une réaction immédiate et donc inadéquate qui fait de lui un impulsif. Pour Bergson, l’homme équilibré, l’homme adapté à la vie, est entre les deux. En tant qu’homme d’action, face à un événement nouveau, il appelle au secours tous les souvenirs qui s’y rapportent mais ne s’y complaît pas et élimine tous les souvenirs inutiles ou indifférents. Sa mémoire est « assez docile pour suivre avec précision les contours de la situation présente, mais assez énergique pour résister à tout autre appel101 ».
161Un retour à L’Emploi du temps confirme que Butor est influencé par la grille de lecture bergsonienne. On peut d’abord noter qu’à plusieurs reprises, il explicite le fait que le surgissement des souvenirs est à relier au présent : « je possède toujours à ce sujet un certain nombre de renseignements que je n’y avais point notés, sans doute pour la plupart parce qu’ils se tenaient alors dans l’ombre, et que ce sont les événements qui ont suivi qui les en ont arrachés » (4 août, p. 256/393) ; « chaque événement faisant en résonner d’autres antérieurs qui en sont l’origine, l’explication ou l’homologue » (24 septembre, p. 388/482). Cependant, bien souvent, l’image souvenir ne satisfait pas Revel. Il ne la juge pas complète, pas assez semblable à l’image perception, ce qui le conduit alors à continuer sa recherche, à essayer de se rapprocher un peu plus du souvenir pur, d’où dans de nombreux passages du roman (par exemple le 10 juin, p. 111-112/295-296 ou dans la dernière page) des allers et retours présent-passé et une tendance à remonter toujours plus loin dans le passé et, ce, dans un unique et seul but : agir d’une façon adaptée, dans le présent.
162Ce qui est vrai au niveau local est vrai au niveau global. La première partie raconte des épisodes vieux de sept mois, autrement dit elle cherche à restituer la base du cône, mais, l’approche étant non bergsonienne, elle est vouée à l’échec et ne conduit qu’à un passé incomplet, superficiel, artificiel, qu’à un passé qui, en tous les cas, n’aide pas du tout Revel à agir dans le présent. La deuxième partie du roman ajoute aux faits d’il y a sept mois, les événements qui viennent de se passer et qui continuent à se passer, autrement dit le sommet du cône. Le rapprochement présent – passé se fait bien par « ressemblance ». Ce sont les coups d’horloge d’All Saints qui ramènent Revel à la Toussaint et donc à ses souvenirs de novembre. Quelques phrases plus loin, c’est le miroir de la salle qui le conduit à un miroir de son passé, celui de la maison des Burton. Cependant, là encore, l’approche n’est pas satisfaisante. Revel n’est pas plus capable d’agir et reste donc, globalement, totalement insatisfait et marqué par le manque. La suite du roman est à la fois prise de conscience et exploration du cône de la mémoire. Chaque grande partie explore un peu plus ce qui sépare le sommet de la base du cône et, à chaque fois, il y a allers et retours. La dernière grande partie, avec ses cinq grandes strates, est celle qui matérialise le plus le processus représenté par le cône de la mémoire et cela d’autant plus que l’ordre des séquences, qui de partie en partie s’est mis en place et que nous avons découvert en analysant les cinq grandes strates (relecture rétrograde, relecture directe, passé proche rétrograde, présent directif, passé lointain direct), est parfaitement bergsonien. Non seulement un tel ordre souligne qu’il y a constamment des allers et retours présent, passé, présent, passé… et une alternance sens rétrograde, sens directif, sens rétrograde, sens directif… mais il montre que Revel s’approche de plus en plus de la base du cône. Autre ressemblance : alors que, dans les étapes intermédiaires, la grande règle est l’association d’idées, le passé lointain, lui, conformément à la théorisation de Bergson, est restitué chronologiquement. Étant donné que le présent est après les relectures, que la séquence s’achève sur un redoublement du directif, et, surtout, que la partie termine avec le départ volontaire de Revel, l’on voit enfin qu’il n’est absolument pas question de s’en tenir au passé, que celui-ci est au service du présent et de l’agir.
163On peut même légitimement se demander si dans l’application de la grille bergsonienne Butor n’irait pas plus loin que son modèle, s’il ne postulerait pas l’existence d’une mémoire collective ayant exactement la même dynamique que la mémoire individuelle. Effectivement, non seulement Revel puise dans sa mémoire biographique en allant de plus en plus loin dans son passé pour mieux revenir vers son présent mais il puise aussi dans la mémoire culturelle, il fait résonner entre elles des périodes
dont l’épaisseur et la distance se mesurent non plus par semaines ou par mois mais par siècles, se détachant sur le fond confus et obscur de notre histoire entière, bien au-delà des limites de notre année […] (24 septembre, p. 388/482)
164Avec les tapisseries, sa mémoire nous conduit au XVIIIe siècle et les images souvenirs qu’il en tire lui servent à agir en faisant par exemple de lui un nouveau Thésée. La ressemblance avec le présent étant insatisfaisante, il se tourne vers une image souvenir plus lointaine, l’évêque du XVIe siècle achoppant sur le parvis de la cathédrale, ce qui évidemment rappelle sa propre chute mais ne correspond pas pour autant à une analogie exacte, ce qui l’amène à retourner dans un passé encore plus lointain, à s’intéresser au personnage de Caïn et ainsi de suite. Butor ne nous dirait-il pas par là que si le sommet du cône correspond à la biographie de Revel, sa base en serait l’histoire de l’humanité voire du monde, que si un individu réussit à agir d’une façon adéquate en s’appuyant sur son propre passé, sur ses souvenirs, le processus mémoriel étant similaire, il en serait de même d’une civilisation ? Bergson n’avait pas été si loin.
165Terminons en notant que même la théorie bergsonienne des différents types de personnalité semble transposable à L’Emploi du temps. On se rappelle que pour Bergson, plus on se rapproche de la base du cône plus les risques de dispersion et d’enfermement dans le rêve sont nombreux. Ne venons-nous pas de voir que, même si elle le faisait inefficacement, la première partie cherchait à restituer la base du cône et que pratiquement aucune dynamique de retour vers le présent ne venait contrecarrer le processus ? Ne constate-t-on pas que, dans la partie en question, Revel s’enferme dans sa chambre, voit de moins en moins les deux sœurs, s’abstrait de plus en plus de l’action présente ? On pourrait presque dire qu’il n’agit plus, qu’il ne vit plus que dans le souvenir. Il a donc toutes les caractéristiques de ce que Bergson appelle le « rêveur ». D’ailleurs, à plusieurs reprises, son journal devient explicitement un recueil de rêves et ce n’est sans doute pas un hasard si, comme n’ont cessé de le signaler les critiques, son nom commence par les lettres de « rêve ». Nous pourrions rajouter qu’inventer comme il le fait des histoires, que voir dans Bleston un monstre qui cherche à l’abattre ou imaginer des scénarios « abracadabrantesques » sur l’accident de Burton, c’est aussi être plus dans le rêve que dans le réel.
166Par opposition, avant de prendre la décision d’écrire, sa mémoire n’est que mémoire du corps, mémoire de la synthèse passive. Revel vit au jour le jour, est prisonnier de l’habitude, de la routine. Toutes ses semaines se ressemblent, il est incapable de se rappeler des événements de tel ou tel mois. Il agit au coup par coup et, d’ailleurs, à plusieurs reprises, a envie, sur un coup de tête, de tout brûler. N’ayant pas d’assise, il est, l’isotopie du /marais/ en est la meilleure preuve, sur le point d’être absorbé, phagocyté par Bleston. Autant de traits qui sont caractéristiques de l’être qui n’est rien d’autre que le sommet du cône.
167Situé, avant de se mettre à écrire, au sommet du cône, situé, dans la première partie du roman, à la base du cône, ce n’est que peu à peu, non sans crises et régressions, qu’il devient homme équilibré, homme adapté à la vie. Véritable homme d’action, il appelle alors au secours ses souvenirs mais ne s’y complaît pas. Preuve en est, le roman ne redevient jamais un pur récit chronologique du passé ou un récit de rêves partant dans toutes les directions. Preuve en est, surtout, Revel se prend en main, lutte contre la ville et crée une œuvre. Il est intéressant, de ce point de vue, de noter que si l’ordre « chronologique » de la lecture, qui est l’ordre de la mémoire pure, faisait émerger dans le nom de Revel, le mot « rêve », l’ordre rétrograde, qui amène à chercher dans le passé de quoi rebondir dans le présent, fait apparaître dans ce même mot, non plus un nom mais une forme verbale non encore actualisée mais tout de même porteuse d’un procès, le verbe « lever ». Nous avons là un bon résumé du roman. Revel, qui n’était rien, ne vit ensuite que dans le passé : il « rêve » alors sa vie. Un jeu d’aller et retour présent passé présent le conduit peu à peu à se prendre en main, à « se lever ».
168Les stylèmes, faiscsèmes et existentiaux découverts plus haut conduisent à la pensée de Bergson par une deuxième voie : la théorie de l’élan vital. Commençons par rappeler que pour Bergson, à l’origine, le monde n’est que « matière brute » se comportant dans des conditions déterminées de façon déterminée, obéissant à des « lois fatales ». Il n’est qu’« inertie, géométrie, nécessité102 ». Autrement dit, si l’on s’en tenait à cette matérialité pure, une science suffisamment avancée pourrait prévoir « tout ce qui se passera dans l’univers matériel inorganisé, dans sa masse et dans ses éléments comme nous prévoyons une éclipse de soleil ou de lune103 ».
169Mais c’est sans compter avec l’apparition de la matière vivante. Bergson l’imagine, à l’origine, comme une masse de gelée protoplasmique, déformable à volonté, vaguement consciente. Selon lui, deux tendances opposées sont fondues dans les premières créatures : un élan les poussant à opter pour le mouvement, l’action, l’aventure, synonyme de danger, de risque, de dispersion, d’inefficacité mais aussi de changement, d’avancée, ou alors une aspiration à obtenir sur place, quitte à les générer, les réponses à leurs besoins : « c’est alors l’existence assurée, tranquille, bourgeoise, mais c’est aussi la torpeur, premier effet de l’immobilité ; c’est bientôt l’assoupissement définitif, c’est l’inconscience104 ». Ces deux tendances, grandissant de plus en plus, seraient vite devenues incompatibles au sein d’un même organisme. De là, un premier dédoublement des êtres vivants. De là, deux « évolutions divergentes » : une partie de la matière vivante aurait choisi la première voie, le monde animal ; une autre la seconde, le monde végétal.
170De nouvelles tendances auraient bientôt suivi, entraînant de nouvelles divisions. Les premières cellules végétales se seraient peu après divisées entre cellules pouvant fixer carbone et azote et cellules renonçant à fixer l’azote. De dissociations en dissociations, la vie aurait ainsi progressé, se compliquant toujours davantage, se multipliant, s’éparpillant, devenant sans cesse plus touffue, multiple, profuse, variée. À chaque étape, se seraient retrouvées à chaque fois deux voies, une orientée vers la reproduction, une autre vers l’évolution, ces deux voies manifestant, toujours selon Bergson, « le double besoin de croître en nombre et en richesse par multiplication dans l’espace et par complication dans le temps105 ».
171À chaque étape, certains organismes en seraient restés là, ne faisant plus alors que se répéter, ce qui expliquerait que certaines formes vivantes actuelles sont semblables à ce qu’elles étaient dans les temps les plus reculés. La progression de la vie n’aurait donc pas été linéaire, graduelle, régulière, ordonnée. Bien au contraire : « Il est visible que l’effort a rencontré des résistances dans la matière qu’il utilisait ; il a dû se diviser en chemin, partager entre des lignes d’évolution différentes les tendances dont il était gros ; il a dévié, il a rétrogradé ; parfois il s’est arrêté net106. » Certaines espèces ont même disparu : « il en est qui rebroussent chemin. L’évolution n’est pas seulement un mouvement en avant ; dans beaucoup de cas on observe un piétinement sur place, et plus souvent encore une déviation ou un retour en arrière107 ».
172Perdu dans le foisonnement de la vie, cherchant des repères pour lire le réel, pour se rassurer, pour agir, l’homme aurait eu tendance à se raccrocher à ce qui se répète ou, tout au moins, à ce qui semble se répéter. Il aurait eu tendance à voir dans la nature non ce qui diffère mais ce qui se ressemble, à simplifier le monde en le transformant en un bel édifice géométrique :
En tant que nous sommes géomètres, nous repoussons donc l’imprévisible. Nous pourrions l’accepter, assurément, en tant que nous sommes artistes, car l’art vit de création et implique une croyance latente à la spontanéité de la nature. Mais l’art désintéressé est un luxe, comme la pure spéculation. Bien avant d’être artistes, nous sommes artisans. Et toute fabrication, si rudimentaire soit-elle, vit sur des similitudes et des répétitions, comme la géométrie naturelle qui lui sert de point d’appui108.
173Pourtant si la répétitivité est « essentielle » dans l’ordre physique, elle n’est qu’« accidentelle » dans l’ordre vital. Ce qui se répète, ce sur quoi se fondent les réflexions scientifiques, n’est qu’élément secondaire. Même les « représentants d’une même espèce ne se ressemblent tout à fait. L’hérédité ne transmet pas seulement les caractères ; elle transmet aussi l’élan en vertu duquel les caractères se modifient, et cet élan est la vitalité même109 ». Les répétitions perçues dans le vivant ne sont pas inexorables, elles n’ont que l’apparence de l’inexorable. Derrière le ressemblant se cache la dissemblance, la variation sur laquelle se construit l’élan vital. On comprend soudain pourquoi Bergson écrit dans L’Évolution créatrice : « Je poserai donc, au sommet de la hiérarchie, l’ordre vital, puis, comme une diminution ou une moins haute complication de celui-là, l’ordre géométrique, et enfin, tout en bas, l’absence d’ordre. »
174L’ordre vital est pour Bergson au-dessus de l’ordre géométrique car il est du côté de l’art, il fait de l’évolution « une création sans cesse renouvelée », il « crée au fur et à mesure, non seulement les formes de la vie, mais les idées qui permettraient à une intelligence de la comprendre, les termes qui serviraient à l’exprimer110 ». Il est aussi du côté de la liberté, à l’opposé du finalisme qui estime que la vie réalise un plan et que l’harmonie se trouve au bout de la route. Pour Bergson, au contraire, puisque l’unité de la vie est le fruit de l’élan qui l’a produite, l’harmonie n’est pas « posé[e] au bout comme un attrait » mais « donnée au début comme une impulsion » (ibid.). L’origine de tout, Bergson y revient à plusieurs reprises, est le soleil111.
175Tout ce qui précède ou presque peut encore une fois être transposé au roman de Butor. Exactement comme l’organisme protoplasmique décrit ci-dessus, les premières lignes de « L’Entrée » hésitent constamment entre deux voies, d’un côté la reproduction, la répétition de la tradition, de l’autre l’évolution, le dynamisme de la nouveauté. La première partie, chronologique et linéaire, tend vers la première solution. Elle est avant tout reflet, répétitivité, des romans du XIXe siècle mais pourtant déjà les temporalités se mêlent, les phrases s’allongent et se complexifient de plus en plus. Plus le roman avance, plus le phénomène s’amplifie, plus la simplicité du micro-organisme de départ devient complexité, multiplication, éparpillement, profusion, variété, etc. Le genre journal intime devient à la fois roman policier, récit fantastique, poème lyrique, lettre, etc. Les deux strates principales deviennent trois, puis quatre, puis cinq. Les phrases s’allongent au point de devenir des paragraphes hybrides. La structure par parallélisme prend des proportions jamais atteintes auparavant. Les tiroirs verbaux conduisent, de même, à une démultiplication incroyable des périodes temporelles. Même le titre, au fur et à mesure du roman, devient de plus en plus lourd de sens. On pourrait faire un constat comparable avec les narrateurs et narrataires, les mises en abyme, etc., etc., etc. Tout s’enfle, tout gonfle.
176Pourtant, tout n’est pas graduel. Certaines pistes, comme par exemple celle de la Morris noire, piétinent ou s’arrêtent net. Parfois, exactement comme dans le monde décrit par Bergson, l’on a aussi droit à des régressions, des disparitions. L’aventure avec Rose échoue avant même d’avoir vraiment commencé. Celle avec Ann va un peu plus loin mais elle n’aura pas plus de lendemain. Deux des strates principales, nous l’avons vu, sont aussi à rebours.
177Le lecteur d’abord perdu a l’impression d’être au milieu d’un chaos mais très vite, exactement comme les scientifiques face au monde, il se raccroche à certains éléments qui reviennent, il croit percevoir des ressemblances, des jeux d’écho, de symétrie, des répétitions. Il essaye de relier les événements, les lieux, les objets, les moments. Il tente, en un mot, de déceler, derrière le flux et la profusion des mots et des choses, la géométrie du roman mais, même si çà et là des schémas réguliers semblent apparaître, jamais il n’arrive à réduire le roman à un tout bien clos et totalement maîtrisable. C’est bien sûr parce qu’aucune répétition n’est l’exacte reproduction de son modèle. C’est aussi et surtout parce que Butor cherche à reproduire le réel et que, pour lui, celui-ci n’a pas été conçu par un grand architecte mais est le fruit de l’élan vital.
178Il est aussi intéressant d’observer que Butor, en reculant constamment dans le temps (XVIIIe siècle, XVIe siècle, Moyen Âge, antiquité romaine, Grèce, etc.), nous conduit jusqu’aux premiers pas de la civilisation européenne, Petra, la Crête, et associe ces lieux au soleil, qui, nous l’avons dit, est, pour Bergson, l’origine, la source, de l’élan vital. On comprend aussi d’autant mieux pourquoi, pendant tout le roman, Butor est en quête de soleil et de lumière, pourquoi, quand il commence enfin à sortir de l’engourdissement, de la simple reproduction, pour devenir à son tour vecteur d’évolution, son mode d’action, l’écriture, est relié au feu. Luttant pour perpétuer l’élan vital, il essaye de se régénérer à sa source et devient, ensuite, à son tour, un nouveau soleil permettant la perpétuation de ce qui l’a perpétué.
179Un dernier élément important dans le roman doit aussi être relié à l’élan vital, le rire. On se rappelle que pour Bergson, le « mécanique plaqué sur du vivant112 » est source de rire : « Un homme qui courait dans la rue, trébuche et tombe : les passants rient. […] Ce n’est donc pas son changement d’attitude qui fait rire, c’est ce qu’il y a d’involontaire dans le changement, c’est la maladresse113. » Ce célèbre exemple est d’autant plus intéressant pour notre propos que, dans L’Emploi du temps, nous le retrouvons : « est sorti quelqu’un qui m’a heurté sans me voir, ce qui m’a fait me retourner de telle sorte que le pied m’a manqué, que je suis tombé à plat ventre sur ces pierres glissantes » (29 mai, p. 68/264). Peu après, des « petites filles de douze à quinze ans » voyant Revel éclatent « d’un rire strident ». Cependant, si Jacques engendre le rire, il en est de même d’un autre actant fondamental du roman, Bleston. Horace et Burton se moquent haut et fort de cette ville : « puis tout d’un coup le rire est né dans l’arrière de sa gorge, à partir de “magnificent”, s’est retenu, troublant les derniers mots, puis a éclaté, sarcastique, rongé de rage, faisant vibrer les vitres pour s’arrêter soudain, comme cassé » (15 mai, p. 35/242-243), « il a coupé court d’un éclat de rire brusque tout en pointes tranchantes comme une vitre cassée, qui nous a enveloppés, emportés » (14 juillet, p. 211/361).
180Notons qu’à chaque fois les rires sont collectifs. Les adolescentes sont plusieurs. Horace rit avec Revel, Burton rit avec Revel. On retrouve là encore un trait bergsonien : « On ne goûterait pas le comique si l’on se sentait isolé. Il semble que le rire ait besoin d’un écho » ; « Notre rire est toujours le rire d’un groupe » ; « Si franc qu’on le suppose, le rire cache une arrière-pensée d’entente, je dirais presque de complicité avec d’autres rieurs, réels ou imaginaires114 ». C’est que le rire a, selon ce philosophe, une dimension éminemment sociale. L’Emploi du temps le confirme. Sourire et rire rapprochent les individus, créent du lien. L’ecclésiastique, par un sourire, encourage Revel à continuer leur échange (6 juin, p. 95/284). Harriett, alors qu’elle est profondément angoissée, non seulement ne raccroche pas au nez de Revel mais rit de sa boutade, par politesse (15 juillet, p. 214/363).
181Cependant, pour Bergson la vraie fonction sociale du rire est ailleurs… Il permet de corriger celui qui ne s’est pas comporté comme attendu : « Toujours un peu humiliant pour celui qui en est l’objet, le rire est véritablement une espèce de brimade sociale115. » Il réprimande « une imperfection individuelle ou collective116 », une « inadaptation particulière de la personne à la société117 ». C’est la raison pour laquelle, le comique est très souvent « relatif aux mœurs, aux idées – tranchons le mot, aux préjugés d’une société118 ». En cas d’écart léger mais pouvant potentiellement lui porter préjudice, cette dernière ne peut
intervenir ici par une répression matérielle, puisqu’elle n’est pas atteinte matériellement. Elle est en présence de quelque chose qui l’inquiète, mais à titre de symptôme seulement – à peine une menace, tout au plus un geste. C’est donc par un simple geste qu’elle y répondra. Le rire doit être quelque chose de ce genre, une espèce de geste social119.
182Sans en avoir l’air, cette réflexion de Bergson nous ramène à celle qui précède car à chaque fois « Ce qu’il y a de risible […], c’est une certaine raideur de mécanique là où on voudrait trouver la souplesse attentive et la vivante flexibilité d’une personne120 ». On pourrait paraphraser par « ce qu’il y a de risible, c’est ce qui met en danger l’élan vital ». À l’image de ce que nous avons vu dans la nature, la société, bien souvent, est en effet elle aussi plus tentée par la répétitivité que par l’évolution, par l’arrêt que par le mouvement. Rire de ce qui est raide, de ce qui se répète, c’est inconsciemment lutter contre cette tendance dangereuse à long terme. Horace et Burton rient de Bleston pour cette raison. Ils perçoivent au fond d’eux qu’à cause de la révolution industrielle, la ville qui les abrite est devenue une immense mécanique qui va les absorber, une immense mécanique qui va les broyer.
183L’autre rire, celui des jeunes filles qui se moquent de Revel, même s’il ne dénonce pas le même danger, a exactement le même but. Outre la matérialisation qui conduit au déterminisme, un autre péril menace le monde, la distraction, l’esprit de chimère, le rêve. Rêver, nous l’avons vu, c’est se perdre dans la mémoire pure, c’est ne pas être dans le présent mais dans le passé, c’est ne plus vivre dans le réel, c’est ne plus agir. À noter que ce qui fait alors rire, c’est la passivité du sujet, son absence, en un mot, tout ce qui est l’opposé du vivant. Le rire est censé réveiller le sujet, le secouer un peu, le ramener à la réalité. C’est bien ce qui se passe dans L’Emploi du temps. La vexation subie par Revel suite à sa chute va le pousser à se reprendre, à réagir et, d’ailleurs, le rire en question s’avérera fondateur puisque Revel partira, via la troisième strate, à la quête de ce qui l’a gêné dans ce rire.
184Mais le rire est loin d’être univoque. S’il a une fonction sociale, s’il favorise l’élan vital en s’attaquant au mécanique, à la répétition, au rêve, il est aussi vecteur d’insensibilité : « Le comique exige […], pour produire tout son effet quelque chose comme une anesthésie momentanée du cœur121. » Burton comme Horace en sont la meilleure preuve. L’un et l’autre sont envahis par le cynisme et Revel, lui-même, est menacé par ce mal. Ce cynisme n’est pas sans danger, il neutralise l’espoir, la croyance en l’avenir. Bien souvent, le rire est aussi paresse : « Notre premier mouvement est de nous associer à ce jeu. Cela repose de la fatigue de penser122. » Cette paresse, exactement comme le rêve, empêche d’aller de l’avant, d’agir pour le bien de la société. Telle est l’attitude de Burton quand il se moque de la Nouvelle Cathédrale. À cause de sa paresse intellectuelle, il voit une simple reproduction là où il y a pure évolution. Le rire, puisque instrument de régulation sociale, s’oppose aussi à la différence, à l’individu et, donc, est bien loin d’être moral. Bergson le montre en s’appuyant sur le personnage d’Alceste : « La vérité est que le personnage comique peut, à la rigueur, être en règle avec la stricte morale. Il lui reste seulement à se mettre en règle avec la société123. » Le rire n’est pas juste, il « châtie certains défauts à peu près comme la maladie châtie certains excès, frappant des innocents, épargnant des coupables, visant à un résultat général124 ». Cette injustice est d’autant plus problématique que les victimes peuvent être les bras et mains de l’élan vital, ceux et celles qui permettent à la société de progresser. Le risque est grand : un figement et une minéralisation généralisée. C’est exactement ce qui arrive à Bleston. Elle enserre les hommes dans la routine et la répétition, elle endort ses habitants, éteint un à un tous les feux qui s’allument, elle recouvre tout d’une couche minérale solide et froide qui est sur le point d’absorber les Blestoniens et de les transformer en matière morte. Heureusement, de temps à autre : « il y a des éruptions volcaniques. Et si la terre était un être vivant, comme le voulait la mythologie, elle aimerait peut-être, tout en se reposant, rêver à ces explosions brusques où tout à coup elle se ressaisit dans ce qu’elle a de plus profond125 ». Ces éruptions permettent à l’élan vital de reprendre sa poussée, permettent à la société de repartir. Or ces éruptions surgissent précisément de ce que le rire social cherchait à museler, à savoir du différent. Dans L’Emploi du temps, Revel, l’étranger, et son journal sont ce « différent » que la ville a voulu absorber mais qui finalement va la sauver de la minéralisation et de la mort.
185Le rire est donc beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. Il est bénéfique parce qu’il stigmatise le mécanique, le répétitif et le rêve qui sont des obstacles à la vie mais il est nocif parce qu’il est vecteur d’insensibilité et conduit au cynisme, parce qu’il n’est bien souvent que réaction de paresse, parce qu’enfin il fait frein à la différence qui est le moteur premier de l’élan vital. Voilà qui permet de mieux comprendre pourquoi Revel écrit, dès la mi-mai, en parlant d’Horace : « Il a éclaté de ce rire bruyant qui n’efface jamais tout à fait sa tristesse, de ce rire imprévisible auquel, même aujourd’hui, je ne parviens à m’associer que très rarement » (13 mai, p. 30/239). Cela veut-il dire pour autant que Butor renonce au rire ? Certes non. S’il se méfie du rire social, du rire de Démocrite, il affectionne celui d’Hippocrate, il cherche à imiter le « rire arc-en-ciel », le « rire d’ébriété » de Joyce (OC III, p. 720). Et d’ailleurs dans L’Emploi du temps, les rires de James et de Rose (11 juin, p. 113/296 ; 6 août, p. 26/397 ; 2 septembre, p. 343/451) sont tout autres que ceux de Burton et Horace. Ce sont des rires qui, loin de fustiger le monde, les autres ou soi-même, sont reliés à l’enfance et à l’élan vital :
Peut-être même devrions-nous pousser la simplification plus loin encore, remonter à nos souvenirs les plus anciens, chercher, dans les jeux qui amusèrent l’enfant, la première ébauche des combinaisons qui font rire l’homme […]. Trop souvent surtout nous méconnaissons ce qu’il y a d’encore enfantin, pour ainsi dire, dans la plupart de nos émotions joyeuses126.
186Kierkegaard, Bergson… Un dernier philosophe, également croisé plus haut, permet encore de rendre compte des stylèmes, faiscsèmes, existentiaux et schèmes matriciels découverts dans cette quatrième partie : Heidegger.
187Nous avons vu que, dans sa théorisation, le Dasein, en tant qu’être-au-monde, est condamné au « dévalement », à « la déchéance », à « la quotidienneté », à « l’historialité » inauthentique, à « l’intratemporéanité », autrement dit, à un temps qu’il appelle impropre, temps qui se concrétise par l’attendance (futur impropre), l’oubli (passé impropre), l’apprésentation (présent impropre) et conduit à une foule d’existentiaux anxiogènes comme l’angoisse, l’apathie, le bavardage, la bougeotte, la curiosité, l’équivoque, etc. Heidegger ne s’arrête cependant pas là.
188Si le Dasein, en tant qu’être-jeté, est originellement dans l’impropre, il n’est pas programmé pour y rester : le fait d’être-en-faute le pousse à chercher des « possibilités d’être » plus authentiques. Heidegger nomme cette étape « l’appel ». La prosopopée de la façade de la cathédrale en est la matérialisation. Conformément à la théorisation d’Heidegger, elle est en effet, puisque seul Revel l’entend, sous le mode authentique du « silence » et prend la forme d’un monologue intérieur, non prémédité, appelant « indépendamment de notre volonté127 ». L’auteur de l’appel est, qui plus est, indéterminé128 car on ne sait qui parle. Puisque venant de nul actant humain, puisqu’évoquant la mythologie, puisque remettant en cause la Temporalité ordinaire, cet « appel » paraît à Revel totalement « étranger » et est à l’opposé du « on-dit » de l’époque qui, nous l’avons vu, lui, propage la croyance à un grand soir censé entraîner l’effondrement total de la civilisation : « quelle brûlure minuscule provoquera tout ce que tu pourras rassembler de braise ! » (20 août, p. 306/425). Et pourtant, cette voix, ne serait-ce que parce qu’elle jaillit sous la plume de Revel, est bel et bien, comme tendent aussi à le prouver l’utilisation du « je » et surtout les commentaires ultérieurs de Jacques (« j’ai retrouvé au fond de moi », 15 septembre, p. 368/469), celle de Revel lui-même. Il ne s’agit cependant plus du Revel de la quotidienneté mais du Revel authentique qui, enfin, cesse de se leurrer sur lui-même, d’où, dans la prosopopée, apostrophes, impératifs, mises en garde et reproches : « Jacques Revel qui veux ma mort, regarde » (20 août, p. 305/425) ; « regarde, Jacques Revel, rien ne m’a recouverte […] regarde comme je suis encore toute neuve » (20 août, p. 306/425) ; « ne va pas croire pour autant que moi je tombe en ruines » (20 août, p. 306/425). Cette prosopopée se veut, cependant, également « invitation », « rappel instigateur de vocation », incitation à vivre plus authentiquement129. Ces caractéristiques éminemment heideggériennes sont rappelées explicitement quand Revel relit son récit et le commente quelques pages plus loin : « la voix tonnante et dure […], ta voix hargneuse, autoritaire et satisfaite, qui certes subsiste, mais que traverse maintenant en ma faveur, une tout autre voix […], la voix de ton désir de mort et délivrance, que je m’efforce d’amener au jour, à la parole » (15 septembre, p. 369/468).
189Dans la théorie de Heidegger, l’« appel » conduit à la « déclosion ». Celle-ci n’est pas synonyme de fin du « on-dit » mais de révélation et résistance à la « préoccupation » et au « souci des autres ». Étant « parti-d’y-voir-clair-en-conscience130 », elle est dévoilement. En toute cohérence, au début de L’Emploi du temps, Bleston est justement, sous le signe du voilé : « tout le reste n’est que voile devant eux » (11 juin, p. 118/299), « le plan de cette ville encore tellement inconnue, qui se camoufle elle-même comme un manteau dont les plis cachent d’autres plis », « telle une femme dont on ne pourrait apercevoir le visage qu’en arrachant son voile » (18 juin, p. 135/311). Nous avons aussi vu qu’au début du roman, Revel, lui-même, est voilé, caché derrière son imperméable. Mais, de même que Revel finit par ôter ce manteau, le dévoilement finit par l’emporter : « c’était comme une piste […] où à chaque étape, on me dévoilait le terme de la suivante » (7 juin, p. 103/289). Le nom de Revel est en lui-même une annonce de ce dévoilement et, à cette aune, l’on n’en comprend que mieux l’importance donnée dans le roman à la figure de l’enquêteur qui est par excellence celui qui révèle : « Toute sa vie est tendue vers ce prodigieux moment où l’efficacité de ses explications, de sa révélation, de ces mots par lesquels il dévoile et démasque » (7 juillet, p. 192/349).
190Notons que, toujours conformément à la pensée de Heidegger qui montre que certains existentiaux poussent à réagir, à vivre authentiquement, la « déclosion » de Revel trouve une de ses origines dans l’angoisse qu’il ressent, une angoisse là encore heideggerienne puisqu’elle n’a aucune cause concrète :
Je me sens tout environné d’une sorte de terreur immobile et muette, telle une eau glacée, absolument calme, lourde de boue, qui monterait irrésistiblement dans ce début d’été, comme si quelque chose se tramait tout autour de moi me concernant, se rapprochant, prenant peu à peu hideuse figure, sans que je puisse nullement pourtant l’identifier […] (26 juin, p. 160/326-327)
191Grâce à cette angoisse, grâce aussi à la sensation d’étrangeté, Revel, peu à peu, en arrive à la conclusion que « le devant-quoi de l’angoisse est le monde en tant que tel131 », que ce qui l’angoisse, « ce n’est donc ni ceci, ni cela » mais bel et bien Bleston : « Je sentais en Bleston une puissance qui m’était hostile » (29 mai, p. 66/263), « cette ville dont j’essayais d’exorciser les sinistres envoûtements » (30 juillet, p. 250/387), « la main de Bleston s’est abattue » (25 août, p. 316/432). Sans le savoir, Revel approche de l’authenticité car à chaque fois que la lexie « angoisse » apparaît dans le roman, elle est associée à la notion de mort :
le détective fréquemment étant appelé par la victime pour qu’il la protège de l’assassinat qu’elle craint, les jours de l’enquête commençant ainsi avant même le crime, à partir de l’ombre et de l’angoisse qu’il répand au-devant de lui […] (21 juillet, p. 226/371)
on décrit angoisses et meurtres ; on amuse avec des cadavres. (23 juillet, p. 232/375)
celles, bien moins lumineuses, celles teintes d’angoisse moite et frissonnante de ces petits sarcophages lugubres comme un bouquet de roseaux morts […] (27 août, p. 323/436)
j’ai eu un moment d’horrible angoisse, je me suis demandé si ce que j’avais pris pour un rêve n’était pas la réalité, si ce n’était pas moi le coupable […] (16 septembre, p. 373/471)
192Cette proximité n’est en rien un hasard car pour Heidegger, parmi toutes les possibilités particulières de l’« être » que la « déclosion » fait « entendre » au Dasein, il en est une primordiale, parce qu’extrême, que l’on ne doit pas se cacher : la possibilité de l’impossibilité, la possibilité de « ne plus être là ». La mort d’autrui est une étape déterminante de cette « déclosion devançante ». Tenir compagnie à un mourant fait quitter le mode de la préoccupation utilitaire et glisser vers un « soucimutuel » authentique. Cependant, « Nul ne peut décharger l’autre de son trépas […] Le trépas, c’est à chaque Dasein de le prendre chaque fois lui-même sur soi132 ». Il est primordial de prendre conscience que la mort n’est pas de l’ordre de l’accidentel ; n’est pas un événement parmi d’autres ; ne touche pas que les autres ; n’est pas, ainsi que le prétend le « on-dit », un « on finit bien un jour par mourir mais pour le moment nous-on demeure à l’abri133 » ; n’est pas non plus un simple « être-là » que l’on croise de temps en temps à travers les autres. En effet, le « on-dit », en cherchant à tranquilliser le sujet, en « accidentalisant » la mort, en essayant de faire passer l’angoisse pour une peur, « ne laisse pas se manifester le courage d’affronter l’angoisse devant la mort » et donc « s’aliène son pouvoir-être le plus propre134 ». Au contraire, en être au stade de la « déclosion devançante », prendre conscience que, depuis la naissance, l’on est un être « vers la fin », un être « finissant », un être « mourant », c’est atteindre son entièreté. Tant qu’il vit, le Dasein peut toujours être quelque chose qu’il n’est pas encore. En mourant, il n’a enfin plus la possibilité d’être autre chose. Contrairement à l’attendance qui est anticipation sur la possibilité d’un étant, le devancement de sa mort est donc anticipation d’une possibilité d’« être ». Être authentique, c’est affronter cette vérité, c’est même la réaliser. Bien sûr, cela ne veut pas dire qu’il faut se suicider mais qu’il faut vivre comme si l’on allait mourir d’un moment à un autre. Une telle perspective incite en effet à ne plus se laisser emprisonner par le « on-dit » et « la préoccupation » mais, au contraire, à devenir ce que l’on « est » potentiellement, à passer de la Temporalité inauthentique, impropre, à la Temporellité authentique, propre.
193Dans L’Emploi du temps, l’accident de Burton peut se relire à cette aune. Pour la première fois, Revel est confronté à la mort d’autrui (jusqu’alors il n’avait croisé la mort que de loin : le vitrail de Caïn, un journal annonçant un meurtre, le roman de Burton en relatant deux). Qui plus est, la mort y est présentée comme le futur authentique. Preuve en est, que ce soit par des guillemets, des caractérisations, des ajouts parenthétiques, le mot « accident » est sans cesse discuté : « “l’accident” mal éclairci » (17 juillet, p. 216/365), « victime d’un étrange accident » (18 juillet, p. 219/366), « Il nous a raconté sa propre version de l’“accident” (c’est bien le mot qu’il employait, mais évidemment tout ce qu’il nous en disait ne faisait que confirmer nos craintes, nier cet euphémisme) » (23 juillet, p. 232/375). Bien sûr, à un premier niveau de lecture, il faut voir, dans cette prise de distance, Revel suspectant, derrière le prétendu accident, une tentative d’assassinat mais il est important de remarquer que cette hypothèse est constamment sous le sceau du « on-dit » : « On a dit que c’était un accident, je vous ai dit que c’était un accident, mais vous, Jacques, ne pensez-vous pas comme moi que c’était peut-être autre chose ? » (14 août, p. 290/414-415), « Ce n’est sans doute qu’un accident, n’est-ce pas ? On l’a dit, je l’ai dit… » (14 août, p. 291/415). Ajoutons que quand l’hypothèse du meurtre devient improbable, les guillemets ne sont pas supprimés : « cette affaire qui, même si ta Police et tes juges établissaient qu’il leur est impossible d’y déceler la présence d’un meurtre avorté, n’en resterait pas moins tout autre chose qu’un simple “accident” » (3 septembre, p. 345/452) ; « mais cela ne réduit pas le moins du monde cette affaire à un simple “accident” » (16 septembre, p. 371/470). À la fin du roman, Revel en arrive à discuter le mot lui-même : « l’“accident” de Brown Street, ce qui, je le pense maintenant, du moins au sens littéral et légal, est inexact » (15 septembre, p. 368/468).
194Il a raison. Il ne s’agit pas d’un « accident » car la mort n’est pas un simple accident, elle est ce qui nous attend tous, ce qui est inévitable : « tellement crispé (était-ce par la terreur même de cet accident dont il s’apercevait qu’il ne pourrait pas l’éviter […]) » (23 juillet, p. 233/376). Elle est ce qui peut nous arriver tout le temps à tout moment : « il n’aurait fallu que fort peu de choses, une différence infime dans les vitesses, pour que George Burton mourût, au lieu d’en être quitte pour quelques semaines d’hôpital » (16 septembre, p. 371/470). Elle n’est pas une fiction (« Le Meurtre de Bleston »), elle n’est pas un événement parmi d’autres, elle ne touche pas que les autres, elle n’est pas qu’un « être-là » que l’on croise par hasard de temps en temps à travers les autres, elle est notre possible le plus propre. Burton qui la sent passer de bien près ne dit pas autre chose :
on décrit angoisses et meurtres ; on amuse avec des cadavres, avec des rescapés aux morts les plus violentes ; et voilà que les choses arrivent, que la balle que l’on avait lancée comme par jeu, après avoir rebondi sur de multiples murs, revient vous frapper […] (23 juillet, p. 232/375-376)
195Bleston depuis le début est d’ailleurs sous son sceau : « rien d’autre ne saurait véritablement se passer dans un tel décor, que de sordides crimes, et tout le reste y mène à travers d’innombrables détours, tout le reste n’est que voile devant eux » (11 juin, p. 118/299). Ce n’est évidemment pas non plus un hasard si Caïn en est le personnage emblématique.
196Pendant tout le roman, Revel cherche une cause à la possibilité de mourir. Il tente toutes les explications possibles : Tenn, James, lui-même. Mais si à la fin aucun coupable n’est désigné ou démasqué, ce n’est pas parce que la police est inefficace ou parce que le roman de Butor ne se veut pas un roman policier traditionnel, c’est parce que la mort qui nous guette tous n’est pas le fruit d’une volonté extérieure, n’est pas un « accident » mais bel et bien notre possibilité la plus propre. Que cela lui plaise ou non, dès la naissance, l’homme tend « vers la fin ». Les tapisseries d’Harrey l’annoncent (« ce meurtre lui a été prédit dès sa naissance », 7 juillet, p. 193) comme l’annonce la macabre découverte que fait Revel dans le musée : « celles teintes d’angoisse moite et frissonnante, de ces petits sarcophages lugubres comme un bouquet de roseaux morts » (27 août, p. 323).
197Un autre détail du roman pourrait bien confirmer cette lecture. Butor est né un 14 septembre or, dans L’Emploi du temps, à la date du 15 septembre (et non du 14 qui est un dimanche, jour où Revel ne se consacre pas à son journal), on peut lire l’extrait suivant :
j’ai retrouvé au fond de moi, très atténuée, la voix tonnante et dure avec laquelle tu me proclamais ce discours impitoyable dont je viens de lire le texte […] la voix de ta guerre intime dont je me fais l’écho maintenant, ayant été forcé d’abandonner, par ton inévitable victoire, ma querelle particulière, la voix de ton désir de mort et de délivrance, que je m’efforce d’amener au jour, à la parole, en accomplissement de ce pacte qui est intervenu entre nous. (p. 369/468)
198Non seulement on peut noter dans ce passage la lexie « délivrance » et le syntagme « amener au jour » qui ne sont pas sans rappeler l’isotopie de la /naissance/ mais surtout « délivrance » est précédée du nom « mort » et tout ce texte peut être d’autant plus lu comme une révélation du futur propre (« la voix tonnante et dure », « ce discours impitoyable », « ton inévitable victoire ») qu’on y retrouve la thématique du dévoilement de la vérité.
199On pourrait sans doute interpréter de même le fait qu’au début de son séjour, Revel mentionne un cimetière (« J’ai longé à ma droite le terrain vague où se trouvait la foire le mois dernier, puis à ma gauche le cimetière des juifs riches […] pour arriver à Oak park » 26 mai, p. 60/259) et qu’il recommence à la fin de son séjour : « je me suis promené […] parmi les chrysanthèmes du grand cimetière du sud » (25 septembre, p. 390/483). Au commencement du roman, il longe le cimetière ; à la fin, il le traverse. Cela en dit long sur sa progression et montre bien que, en un an, il est passé de la Temporalité à la Temporellité, du futur impropre au futur propre.
200La question du futur propre amène aussi à revenir à une observation laissée en suspens au tout début de ce travail, l’omniprésence de mouches dans le roman et la possibilité de lire derrière le titre de Butor : « L’emploi du taon ». Revel, lui-même, s’interroge sur ces mouches mais la brochure touristico-archéologique qu’il consulte ne lui permet pas de résoudre l’énigme : « aucun éclaircissement sur les mouches, pas même une mention de celles qui entourent la statue de la Vierge » (10 juillet, p. 200/357). L’approche scientifique ne lui réussit pas plus. Il a beau se rendre dans le Musée d’Histoire Naturelle de l’université de Bleston, il n’y trouve rien de bien substantiel (21 août, p. 308/427).
201Reste donc l’approche symbolique. Depuis la deuxième moitié du XIXe siècle et la fameuse tsé-tsé, qui dit mouche dit sommeil. Nous l’avons signalé, ce thème est omniprésent dans le roman. À peine arrivé, Revel s’assoupit dans la salle d’attente de la gare (2 mai, p. 14/228) et, surtout, Bleston endort tout ce qu’elle touche : « ce mauvais sommeil qui m’avait envahi et aveuglé » (9 juin, p. 105/290), « elle avait rendu ma tête poreuse à son venin de haine et de léthargie » (5 août, p. 262/396), « il me semblait que j’entendais bruire le sommeil des gens » (1er septembre, p. 340/449), etc. Étant donné que les mouches aiment à se prélasser sur les charognes, qui dit mouche, dit aussi saleté, corruption, maladie, brièveté de la vie135. Nul besoin d’être grand critique pour voir poindre derrière ces caractéristiques la mort. Si l’on en croit Doby, cette association mouche/mort serait d’ailleurs si ancrée dans notre imaginaire qu’on verrait justement ressurgir cet animal dans les œuvres d’art des périodes les plus troublées : la seconde moitié du XVe siècle, juste après la guerre de cent ans, la fin du XVIe siècle et la première moitié du XVIIe siècle, avec les guerres de religion, les Vanités, la vision du monde baroque136. Évidemment, une telle lecture amène à se rappeler que L’Emploi du temps a été publié en 1956, juste après la guerre de 39-45, dans une période qui, selon Butor, est précisément en pleine crise de civilisation.
202Les mouches de L’Emploi du temps ne démentent pas cette hypothèse. Elles sont terriblement mortifères. Dès la deuxième partie, elles font déjà penser à Atropos : « mouches duveteuses et irisées qui brisent les minces fils transparents tendus de pointe d’herbe en pointe d’herbe » (27 juin, p. 161/328). Dans la troisième partie, elles s’acharnent contre Burton. À noter qu’avant même l’« accident », la lexie « mouche » lui était associée :
les apercevant de nouveau entre deux têtes, loin, devant un stand, lui, tenant un fusil, visant, se détachant un instant, noir, dans un éclair de magnésium ; mais lorsque je suis arrivé moi-même, essoufflé, à cette boutique de tir photographique où il venait de prendre leur image en faisant mouche, ils avaient déjà disparu. (1er juillet, p. 176-177/339)
203Certes, le sème générique //animal// est totalement virtualisé dans cet emploi mais les lexies « fusils », « disparu », « noir » n’auraient-elles pas déjà une fonction annonciatrice ? Quelques pages plus loin, la mort est là sans équivoques. Burton se retrouve dans un lit d’hôpital, une « grosse mouche » décrit « des cercles de plus en plus étroits » autour de sa tête et finit par se poser sur « les pansements blancs qui […] ceign[ent] » son crâne,
pompant de sa minuscule trompe les gouttes de sueur, une mouche velue et métallique, « blue bottle » comme on dit ici (il avait fermé les paupières ; de sa main valide, il faisait des gestes las pour la chasser) […] (23 juillet, p. 231/375)
204Cette mouche ou plutôt une de ses consoeurs ne tarde pas à revenir le harceler et la réaction de Burton est alors si excessive qu’il est difficile de n’y voir qu’un simple realia :
Tandis que nous blaguions en prenant le thé, ses yeux se sont mis à suivre une mouche qui tournoyait dans les rayons, à la suivre si attentivement qu’il s’est tu, et peu après Harriett aussi, puis moi, si bien que l’on n’entendait plus que son bourdonnement et celui de la foule des dimanches dans le parc avec le souffle du vent dans les grands pins, lorsque soudain il s’est dressé, renversant son plateau et sa tasse, si bien que la petite cuiller est tombée sur le sol en tintant et que le thé a fait une grande tache sur le linge blanc qui s’est mis à goutter, puis retombant sur l’oreiller, haletant, la tête en arrière, la tournant à droite et à gauche, les yeux demi-fermés, les mains sur le visage comme pour les protéger, murmurant plaintivement à Harriett qui s’était immédiatement levée et penchée vers lui : « Ne pourrais-tu pas la chasser ? » Tandis que je restais immobile debout, ma tasse de thé dans les mains, elle la poursuivait, cherchant à l’écraser, la forçant enfin à s’échapper par la fenêtre qu’elle a fermée, de telle sorte que l’on n’entendait plus ni son bourdonnement, ni celui de la foule dans le parc […] (14 août, p. 289-290/414)
205Le Burton décrit ne ressemble-t-il pas plus à un agonisant qu’à un convalescent ? Il se tait, renverse son plateau, l’on découvre au milieu de son lit une grande tache qui goutte, sa tête retombe sur l’oreiller, ses yeux se ferment à moitié, il n’arrive plus à parler normalement. Si l’on ajoute à cela, le drap, blanc comme un linceul, la respiration haletante, l’attitude empressée ou figée des témoins mais aussi la fenêtre symboliquement fermée et la disparition de tout bruit extérieur, on comprend que Burton ne cherche pas à se protéger seulement d’une mouche mais bel et bien de la mort et cela d’autant plus lorsqu’on connaît l’expression idiomatique « he’s gone for a burton » qui, en anglais signifie, « il a eu son compte, il est fichu ».
206Burton n’est cependant pas le seul à être ainsi visé. Dans Bleston, les bourdonnements sont partout et à chaque fois ils sont fortement dysphoriques : « quelques mouettes rayaient de leurs cris de râpes le bourdonnement général » (26 mai, p. 59/259), « dans la pluie salissante et insidieuse, sur les trottoirs luisants et bourdonnants » (25 juillet, p. 240/380). La dernière référence est éclairante. Les « mouches » n’y sont pas présentées comme de simples « étants » mais comme une part de l’« être » de Bleston :
je désire ajouter quelques lignes au sujet de ces mouches qui se sont remises à bourdonner au travers de mes lectures d’aujourd’hui et d’hier (celle qui tourmentait George Burton à l’hôpital, le samedi 19 juillet, et celle qui le tourmentait dans sa maison de Green Park Terrace, le dimanche 10 août), au sujet de ces mouches qui t’appartiennent, Bleston, qui te sont attachées, qui font partie de toi. (23 septembre, p. 386-387/481)
207Ne serait-ce pas une façon de dire que la mort est inhérente au monde, qu’elle est notre futur propre ?
208Mais alors qu’en est-il de Revel, le personnage principal ? Est-il lui aussi poursuivi par les mouches ? Remarquons d’abord que, dès le début, via des métaphores, il les repère là où personne ne les verrait, dans le halo des lampes, dans les bruits de la ville, etc. Elles se tiennent cependant, en général, assez loin de lui et sont soit mortes (celle de la bague de Mme Jenkins, celle du musée), soit seulement représentées (celles par exemple de la Nouvelle Cathédrale), voire imaginées :
j’ai erré dans le déambulatoire, les yeux attachés au dallage sur lequel mes chaussures imprimaient leurs traces sur lesquelles je me suis amusé à remarcher, m’appliquant à remettre le talon sur l’emplacement du talon, la semelle à côté de la semelle, afin de produire une figure que j’ai enfin identifiée comme celle d’une mouche […] (9 juillet, p. 199/353)
209Cependant, peu à peu, elles se multiplient et deviennent plus inquiétantes :
je me suis mis à marcher très vite pour me calmer, à tourner et à retourner dans les rues, dans le brouillard jaune et râpeux, sous les halos des réverbères fusant, semblables à des essaims de mouches blanches, à la recherche d’une pharmacie […] (22 août, p. 313-314/430)
210Le rapprochement avec un extrait du 16 mai est particulièrement révélateur : « des réverbères insuffisants, trop espacés, sifflants de gaz, entourés chacun d’un halo de brume semblable à un essaim de mouches blanches aux ailes irisées » (p. 43/248). Le singulier « un halo » devient pluriel (« les halos »), l’« essaim » se pluralise en « des essaims ». La « brume » se meut en « brouillard jaune et râpeux », le verbe « sifflant » fait place au verbe « fusant », le deuxième référent, via la pharmacie, évoque implicitement le thème de la maladie et le seul élément caractérisant un tant soit peu euphorique disparaît : « ailes irisées ». Quelques pages plus loin, la diatypose s’hyperbolise en hypotypose : Revel se met à rêver d’une mouche gigantesque recouvrant la ville de son immense corps. Or, comme le rappelle Brehm :
Chez les Perses et chez les Égyptiens, rêver de mouches était considéré comme de très mauvais augure. Si ces insectes apparaissaient en grand nombre dans les rêves d’un roi en campagne de guerre, ils signifiaient que la bataille serait immanquablement perdue137.
211La gradation se poursuivant, à la fin du roman, les comparaisons se font de plus en plus visuelles, le virtuel s’actualise, l’imaginaire devient réalité, les mouches prennent corps :
Toute la nuit j’étais resté […] dans l’isolement, l’éblouissement, le bourdonnement et le froid, comme poursuivi par un vol de taons blancs et sales aux ailes trempées dans l’eau de la Slee, ombre me débattant dans un brouillard de boue, dans l’accablement et l’humiliation, dans l’extrémité de mon châtiment et de mon impuissance […] (1er septembre, p. 337/448),
et comme je longeais Lanes Park dans le troisième, aux pelouses jonchées de couples, un essaim de mouches s’est mis à bourdonner autour de ma tête ointe de sueur, couronne contre laquelle je me débattais avec les gestes de celui qui sombre et tente d’écarter les algues. (2 septembre, p. 344/451)
212Étant donné que les mouches se mettent à poursuivre Revel lorsqu’il doit renoncer aux deux jeunes filles qu’il aime, on peut certainement les interpréter comme des symboles de la mélancolie, de la tristesse, comme une métaphore des idées noires qui envahissent Revel, comme une réécriture du mythe de Myia :
La fable raconte qu’il y eut jadis une femme appelée Mouche, qui était parfaitement belle, mais bavarde, causeuse agréable et chanteuse, et qu’elle s’éprit d’Endymion en même temps que la Lune. Puis, comme elle éveillait continuellement le jeune homme endormi, par son bavardage, ses chants et ses sérénades bruyantes, il se fâcha et la Lune en colère la changea en mouche. C’est pour cela qu’à présent encore, en souvenir d’Endymion, elle refuse le sommeil à tous ceux qui dorment et particulièrement aux jeunes gens à la peau délicate. Sa morsure et le goût qu’elle a pour le sang ne sont pas une marque de sauvagerie, mais d’amour et d’amitié pour les hommes. Elle se donne les jouissances qu’elle peut et cueille la fleur de la beauté138.
213Mais, dans les extraits du un et du deux septembre, les accumulations, les caractérisations de plus en plus développées, les références à la nuit et à la Slee, nouvel Achéron, le registre du « moral », le polyptote « débattant », « débattais », la paronomase « ombre », « sombre », le verbe « tenter » qui met en doute l’actualisation du procès, le fait que Revel est en sueur et esquisse des gestes bien semblables à ceux de son mentor prouvent que l’on ne peut se contenter de cette analyse. Ces procédés d’écriture montrent que lui aussi est de plus en plus menacé par la mort.
214Certes, mais alors comment interpréter le fait que Madame Jenkins et la Nouvelle Cathédrale, bien que constamment associées à des mouches, ne semblent, elles, ni sous l’emprise de la mélancolie ni sous celle de la mort ? En refaisant un nouveau détour par l’histoire et la culture et en prenant conscience que dans de nombreux sites archéologiques de Mésopotamie ont été découvertes des amulettes en forme de mouche, qu’au Proche-Orient a longtemps été honoré le dieu Baalzebub, le « seigneur des mouches », et que les Philistins, pour se protéger contre la maladie, portaient des amulettes le représentant139. Significativement pour notre propos, on retrouve des coutumes semblables dans l’histoire d’un pays que Butor connaît fort bien puisqu’il y a passé une année, l’Égypte, et d’ailleurs lui-même dans une interview de 1956 mentionne qu’« en Égypte, les petits enfants ont les yeux pleins de mouches ; collée ; et le pus… Les mères ne veulent pas qu’on les leur enlève, crainte du mauvais œil140 … » Ces très vieilles croyances et coutumes se sont peu à peu propagées dans tout l’Empire romain et ce, au point que certaines villes, dans le but de se protéger, figuraient sur leur enceinte des représentations de mouches. Selon la tradition, Virgile en personne aurait ainsi fait placer sur une des portes de Naples une mouche de bronze. Dans son Éloge de la mouche, Lucien rapporte une autre vieille croyance allant dans le même sens :
Quand une mouche est morte, si l’on répand de la cendre sur elle, elle ressuscite, comme si elle recevait une seconde naissance, et recommence une nouvelle vie. On doit en conclure rigoureusement que l’âme de la mouche est immortelle comme la nôtre, puisque après avoir quitté le corps, elle y revient, le reconnaît, le ressuscite et que la mouche se remet à voler141.
215Plus intéressant encore, les amulettes mentionnées plus haut pouvaient être des bagues et, si l’on en croit Pigler, cette croyance était toujours en usage au deuxième siècle après J.-C.142. Même si elle a peu à peu disparu, cette utilisation de la mouche comme moyen de protection contre elle-même et a fortiori contre la maladie et la mort a perduré jusqu’à l’Ancien Régime. On en retrouve par exemple une application symbolique avec les « mouches thérapeutiques » qui étaient « des topiques de petites dimensions, constituées de rondelles de taffetas noir, sur lesquelles était étalé un emplâtre de substances médicamenteuses susceptibles de pénétrer au travers de la peau143 ». Mais, surtout, dans l’ancienne médecine, la mouche était considérée comme un excellent remède contre les problèmes oculaires. Pline, d’ailleurs, cite un certain Mucianus qui pour se protéger de l’ophtalmie avait constamment sur lui une mouche vivante enfermée dans un linge (Histoire naturelle, XXVIII, 5). Même en 1336, le dénommé Marcellin écrit dans son Liber de medicamentis que pour guérir les maux d’yeux, il faut tenir dans sa main gauche une mouche, prononcer le nom du malade puis lui attacher au cou la mouche vivante dans un petit sac de toile144. Dans le domaine de la peinture, au XVIIe siècle, on retrouve encore des traces de cette fonction protectrice. La mouche que Gérard Dou dans L’artiste dans son atelier (1635, Noortman and Brod Gallery, New York) a représentée au-dessus de lui serait ainsi une sorte d’ex-voto peint suite à une épidémie de peste à laquelle il aurait miraculeusement échappé. Mais surtout, selon une vieille croyance, le fait de représenter une mouche dans une peinture servait à éloigner ses congénères et ainsi protégeait le tableau des salissures, de la détérioration et donc, à long terme, de la mort145…
216Armé de ce bagage culturel, retournons maintenant à « l’emploi des taons » et plus particulièrement aux mouches de la Nouvelle Cathédrale et de Mme Jenkins. Butor ne cesse de les associer et va même jusqu’à évoquer à leur propos une parenté mystérieuse :
(j’étais hanté par celle, énorme, que James lui-même m’avait désignée sur le chapiteau des insectes que je venais de regarder à nouveau, et qui, naturellement, avait rappelé en moi le souvenir de celle, réelle, enfermée dans la bague de sa mère) […] (9 juillet, p. 199/353)
ce chaton de verre à l’intérieur duquel ce n’était certes pas par l’effet d’une coïncidence qu’était enfermée une mouche, une mouche réelle qui aurait pu elle aussi servir de modèle pour celles qui ornent la chapelle de la Vierge et le chapiteau des insectes, mais je le sentais, par l’expression d’une parenté dont je ne connaissais exactement ni la nature ni l’origine. (10 juillet, p. 201/355)
217Le détour culturel qui précède donne la clé de cette parenté. Si Mme Jenkins n’est pas pourchassée par la mort, c’est parce qu’elle porte au doigt « un anneau d’or dont le chaton est une bulle de verre dans laquelle est enfermée une mouche en parfait état de conservation » (30 mai, p. 70/266). La fonction protectrice de cette « amulette » est plusieurs fois mentionnée dans le roman. Lorsqu’elle est en difficulté, Mme Jenkins se concentre sur sa bague « comme pour y puiser encouragement ou du moins pardon » (18 juillet, p. 219/367). De même, quand il est à l’hôpital, Revel se rassure en pensant à cette même bague : « (c’était comme si son fantôme était présent dans cette pièce, ses yeux fixés sur le chaton de sa bague) » (24 juillet, p. 235/377). On retrouve aussi à plusieurs reprises dans L’Emploi du temps, la fonction thérapeutique évoquée plus haut. Non seulement, Mme Jenkins sait voir les qualités de Revel, sait voir l’intérêt esthétique de la Nouvelle Cathédrale mais la mouche qu’elle porte semble lui raviver la vue : « (quant à ses yeux, jamais ils n’avaient pu avoir plus d’éclat brillant qu’en ces instants où elle fixait la mouche de sa bague) » (18 juillet, p. 220/367). Cette amulette est, en fait, doublement vecteur de vie. Comme si elle se protégeait elle-même, elle est en « parfait état de conservation » et, surtout, sa détentrice, Mme Jenkins, traverse littéralement les siècles. Preuve en est, avant même sa naissance, elle était déjà là, sculptée dans la pierre de la Nouvelle Cathédrale. Et même après son décès, aussi longtemps que la Nouvelle Cathédrale subsistera, son image survivra. Ce monument, de même, semble ne pas être atteint par l’usure du temps. Si la Nouvelle Cathédrale subjugue tant Revel, c’est parce que celui-ci devine en elle des pistes fondamentales pour l’avenir. Or, exactement comme la porte de Naples ou comme certains monuments de l’antiquité, sur un de ses chapiteaux mais aussi autour d’une statue de la vierge sont sculptées… des mouches. On pourrait élargir cette analyse à la ville tout entière. Si, au début du roman, Revel pense pouvoir défier la cité et songe même à plusieurs reprises à l’incendier, il finit, peu à peu, comme nous l’avons vu, par prendre conscience que ce projet est vain, qu’elle ne mourra pas de si tôt. Or, symptomatiquement, dans la période où il prend conscience de cette immortalité, il rêve d’une mouche gigantesque d’or et d’émail tenant sous ses ailes de verre les habitants de Bleston. Burton, au contraire refuse et chasse les mouches. Les conséquences ne se font pas attendre. Non seulement il s’avère aveugle puisqu’il est incapable de voir la richesse de la Nouvelle Cathédrale mais son roman est sur le point d’être dépassé, sur le point de devenir œuvre morte. Son passage à l’hôpital était, en fait, préfiguratif.
218Revel, lui, balance entre les deux pôles. Il est indéniablement de la race des Jenkins, de la race des grands artistes, de la race de ceux qui voient. Preuve en est, dès le début, nous l’avons dit, il repère les mouches là où personne ne les aperçoit et, surtout, il perçoit rapidement la qualité de la Nouvelle Cathédrale. Cependant, lorsque la déception amoureuse le frappe et qu’à cause de sa mélancolie il renonce à l’écriture, il se met à refuser de voir : « J’aurais voulu brûler mes yeux qui ne m’avaient servi qu’à me leurrer, ces yeux » (30 août, p. 334/443). En toute cohérence, trois pages plus loin, comme s’il était déjà cadavre, les mouches se mettent à fondre sur lui (1er septembre, p. 337/447 ; 2 septembre, p. 344/451). Heureusement, peu après, il décide de rouvrir les yeux, de rouvrir son journal, de regarder à nouveau monde et mouches. Aussitôt, celles-ci cessent de le harceler de leur bourdonnement. Mieux, Revel passe symboliquement sous leur protection puisqu’au moment de l’« Adieu » final, Madame Jenkins « agit[e] en signe d’au revoir sa main droite où brill[e] le chaton de verre enfermant la mouche » (19 septembre, p. 378/474). Plus que cela, il est protégé par le talisman qu’il vient lui-même de créer : L’Emploi du temps. En effet, exactement comme les amulettes égyptiennes, comme les villes de l’antiquité, comme la Naples de Virgile, ce roman contient des mouches, gage d’immortalité.
219Notons que cette ambivalence mort/vie, nous la retrouvons dans l’œuvre de Butor, presque trente ans après L’Emploi du temps, dans un poème d’Exprès intitulé « Colloque des mouches » (OC IV, p. 1006-1010). D’une part les mouches y sont mortifères, dysphoriques, péjoratives : « Le sucre et la merde », « Le sang des blessures / Le pus des furoncles », « Éloges funèbres », « Et dès qu’ils s’endorment / Le festin commence / Ou dès qu’ils sont morts », « Viviers à microbe ». D’autre part, certaines de leurs caractérisations sont, au contraire, mélioratives : « Vitraux à nos ailes / Puissance de trompe / Beauté souveraine », « La grandeur diptère », « Gloire aux nobles mouches ». Leur sort est même présenté à plusieurs reprises comme enviable : « Ou les plus habiles / Rêvent d’être mouches », « Suivons leurs exemples ». Comme ci-dessus, si elles sont ainsi valorisées, c’est parce qu’elles sont associées à la fertilité : « Boire le lait qui perle // Aux seins de leurs femmes », « Nos œufs délicats […] Nos vols de printemps », « Nos jardins d’amour », « nos festivals ». Elles sont, paradoxalement, du côté de la vie : « Et vous jeunes mouches / Novices en colloque », « Sur tous vos anciens / Pour bien perpétuer ».
220Pour pleinement saisir ce qui se joue derrière cette ambivalence fondamentale, il est essentiel de se rappeler que Butor ne cesse de revenir sur l’influence déterminante qu’a eue Sartre dans la période de l’après-guerre. Il écrit par exemple dans Curriculum vitae :
Bien entendu. Sartre était pour nous l’écrivain lucide par excellence […]. Nous sentions que nous pouvions lui faire confiance. Avant la guerre, il avait publié La Nausée : nous étions submergés de nausée. Il avait également écrit Le mur : nous nous heurtions sans cesse à des murs146…
221Il serait d’autant plus tentant de rajouter « Il avait aussi rédigé Les Mouches : nous étions harcelés par les mouches » que, dans L’Emploi du temps, le mardi 27 mai, en seulement quatre lignes, les trois titres qui viennent d’être nommés sont réunis : « la saleté des murs ou leur ennui me donnait une véritable nausée), programme que j’ai suivi je ne sais combien de soirs sans autre résultat, rôdant à la surface de la ville comme une mouche sur un rideau » (p. 62/260-261).
222Les points communs entre L’Emploi du temps et Les Mouches ne manquent effectivement pas. Dans le roman de Butor, comme dans la pièce de Sartre, les villes, par exemple, ne sont pas de simples cadres mais des lieux hostiles où l’étranger ne peut pas véritablement s’intégrer, où les gens se côtoient sans s’aider : « – Demeurerais-tu cent ans parmi nous, tu ne seras jamais qu’un étranger, plus seul que sur une grande route. Les gens te regarderont de coin, entre leurs paupières mi-closes, et ils baisseront la voix quand tu passeras près d’eux147. » Argos, comme Bleston, est envahie par l’engourdissement et le sommeil : « notre ville. Elle est là, rouge sous le soleil, bourdonnante d’hommes et de mouches, dans l’engourdissement têtu d’un après-midi d’été ; elle me repousse de tous ses murs, de tous ses toits, de toutes ses portes closes148 », « Abraxas, galla, galla, tsé, tsé149 ». Argos, comme Bleston, est guettée par l’oubli, la disparition : « Nous avons beau faire, votre souvenir s’effiloche et glisse entre nos doigts ; chaque jour il pâlit un peu plus et nous sommes un peu plus coupables150 », « nous te recevrons dans nos bras, nos baisers déchireront ta chair fragile, et ce sera l’oubli, l’oubli au grand feu pur de la douleur151 ». Pour représenter cet engourdissement lancinant, cet oubli qui menace, Sartre, exactement comme le fera quelques années plus tard Butor, joue constamment sur le temps météorologique. À la fin de la pièce, par exemple, l’obscurité recouvre les lieux. Comme dans le rêve de Revel, cette obscurité est due aux mouches qui, en surplombant la ville, empêchent le soleil de percer :
Est-ce qu’il fera toujours aussi noir, désormais, même le jour ? […] – Elles pendent du plafond comme des grappes de raisins noirs, et ce sont elles qui noircissent les murs ; elles se glissent entre les lumières et mes yeux, et ce sont leurs ombres qui me dérobent ton visage152.
223Dans les deux oeuvres, le soleil est, de même, beaucoup plus qu’un astre, il symbolise l’espoir, un monde meilleur : « Electre, derrière cette porte, il y a le monde. Le monde et le matin. Dehors, le soleil se lève sur les routes. Nous sortirons bientôt, nous irons sur les routes ensoleillées153. »
224Dans la pièce de Sartre, les mouches représentent également bien plus qu’ellesmêmes. Sartre, loin de cacher ce fait, l’exhibe : « Qu’est-ce que les mouches ont à faire là-dedans ? – Oh ! c’est un symbole154. » Un symbole de mort, aurait-il pu ajouter. La pièce trouve en effet son origine dans le meurtre d’Agamemnon, se déroule le jour des morts et est sous l’égide de Jupiter qui n’a pas ses fonctions habituelles de dieu de la foudre ou de dieu des dieux mais est présenté, dès la première didascalie, comme le « dieu des mouches et de la mort155 ». Tout au long de la pièce, l’association mort/mouche est filée : « Ce ne sont que des mouches à viande un peu grasses. Il y a quinze ans qu’une puissante odeur de charogne les attira sur la ville. Depuis lors elles engraissent156 », « Je pue ! Je pue ! Je suis une charogne immonde. Voyez, les mouches sont sur moi comme des corbeaux ! Piquez, creusez, forez, mouches vengeresses, fouillez ma chair jusqu’à mon cœur ordurier157 », « Elles sentent les morts et ça les met en joie158 », « Nous t’escorterons jusqu’à la tombe/Et nous ne céderons la place qu’aux vers159 ». Tous les personnages sont, de même, des morts en puissance : « La belle affaire qu’un teint fleuri. Quelques coquelicots sur tes joues, mon bonhomme, ça ne t’empêchera pas d’être du fumier, comme tous ceux-ci, aux yeux de Jupiter. Va, tu empestes, et tu ne le sais pas160. »
225En toute cohérence Egisthe et Burton sont sous le signe de la mélancolie, Burton par son rire mais aussi par Robert Burton, l’auteur de L’Anatomie de la Mélancolie, Egisthe par sa caractérisation : « Un ruffian qui, à l’époque, avait déjà de la propension à la mélancolie161. » Dans les deux œuvres, la mort est en fait là en amont comme en aval. Bleston est la ville de Caïn, le meurtrier d’Abel, et, depuis, la malédiction se poursuit. Argos est la ville d’Egisthe, le meurtrier d’Agamemnon, et, depuis, la malédiction se poursuit. Egisthe va périr sous la main d’Oreste, son fils adoptif. Revel va attenter, par « l’accident », par la rédaction de son journal, à la vie de Burton, son père adoptif. Dans les deux cas, il faut bien sûr donner une portée universelle au crime premier. Il ne s’agit pas seulement de l’histoire d’une ville de Grèce ou d’une ville d’Angleterre, il s’agit bel et bien de l’homme en général, l’homme marqué à tout jamais non par le crime premier mais par la découverte de sa mortalité :
le premier crime, c’est moi qui l’ai commis en créant les hommes mortels. Après cela, que pouviez-vous faire, vous autres, les assassins ? Donner la mort à vos victimes ? Allons donc ; elles la portaient déjà en elles ; tout au plus hâtiez-vous un peu son épanouissement162.
226On retrouve dans tout ce qui précède une matérialisation de certaines des thèses de L’Être et le Néant. L’homme qui se laisse assoupir, engluer dans la « mauvaise foi » du déterminisme devient l’équivalent d’une plante ou d’un objet, un « être en soi ». L’oubli, le sommeil, la disparition le guettent. Pourtant, s’il le veut vraiment, il peut réagir car, malgré les apparences, il est libre : « Le secret douloureux des Dieux et des rois : c’est que les hommes sont libres. Ils sont libres, Egisthe. Tu le sais, et ils ne le savent pas163. » Preuve en est, en trois actes, en cinq grandes parties, Oreste comme Revel passent du statut passif d’« être en soi » au statut actif d’« être pour soi ». Le résultat ne se fait pas attendre, alors qu’ils étaient prisonniers de la ville, ils réussissent à la quitter. Pour gagner cette liberté, tous deux ont recours au même levier : se mettre sous la protection des arts, se glisser non pas dans le giron de Jupiter, bateleur dérisoire, mais dans celui d’Apollon : « Viens ! Conduis-moi au sanctuaire d’Apollon ; nous y passerons la nuit, à l’abri des hommes et des mouches164. »
227Cependant, si Butor et Sartre lisent de la même façon le réel, si tous deux cherchent les « Chemins de la liberté », si tous deux s’estiment responsables de leurs choix et revendiquent l’art comme moyen de lutte contre la réification, Butor n’est pas pour autant un épigone béat du philosophe. Ce dernier, influencé par le marxisme, propose effectivement, pour gagner la liberté, la révolte. Dans Les Mouches, Electre la personnifie. Par sa flamme, elle réussit un temps et devient alors aussitôt l’opposé d’une mouche, non pas un animalcule noir mais une jeune femme, tout de blanc vêtue165, qui danse, non pas un être qui souille mais un être qui lave :
Je lave le linge du roi et de la reine. C’est un linge fort sale et plein d’ordures. Tous leurs dessous, les chemises qui ont enveloppé leurs corps pourris, celle que revêt Clytemnestre quand le roi partage sa couche : il faut que je lave tout ça. Je ferme les yeux et je frotte de toutes mes forces. Je fais la vaisselle aussi166.
228Or c’est là que les deux œuvres se séparent. Si Butor, par le personnage d’Horace et par l’envie presque irréfrénable de Revel de brûler la ville, semble songer lui aussi un instant à la révolte, nous l’avons vu, il y renonce. Contrairement à Sartre, contrairement au marxisme, il est plus réformateur que révolutionnaire. Il ne croit pas au grand soir, il ne veut pas éradiquer et annihiler l’ancien monde. Loin d’araser Bleston, il construit sa ville, son roman, sur l’Ancienne Cathédrale, sur le Musée, sur la Nouvelle Cathédrale, sur tous les pans de mur du passé. De même, à l’opposé de Burton, de Domitien167 ou du Roquentin de La Nausée168, il ne cherche pas à écraser du poing toutes les mouches qui bourdonnent autour de lui mais, au contraire, il se sert de cet animal pour bâtir son œuvre. Ce qui était porteur de mort devient sous sa plume créateur de vie. En cela, il réactive le mythe de Myia. Certes, cette dernière était une mouche mais elle était aussi une musicienne, une chanteuse, un parangon de beauté. Certes, cette dernière fut à l’origine du grand sommeil d’Endymion mais elle fut aussi la cause de son immortalité. L’étymologie du substantif « mouche » conduit à des conclusions parallèles. Si l’on en croit Le Dictionnaire historique de la langue française, ce mot viendrait d’une onomatopée latine qui aurait donné le terme « muet », annonciateur de mort, mais aussi la lexie « mot », support de toute littérature et donc annonciatrice d’immortalité. Détruire les mouches aurait donc été une erreur terrible. Détruire les mouches serait revenu à écraser un de nos derniers espoirs d’immortalité. Et c’est bien sûr là que nous retrouvons Heidegger et le futur propre. Tout ce qui précède ne montre-t-il pas qu’il ne faut pas chasser d’un revers de main les mouches, la mort, comme si elles n’existaient pas, comme si elles étaient nocives, mais qu’il faut au contraire vivre avec, les avoir, l’avoir, toujours en champ de mire et que c’est par ce biais et non pas par une utopique et violente tabula rasa que l’on peut atteindre une vie authentique ? Butor, en décidant de ne pas éradiquer cet insecte, en s’appuyant sur lui, dit à ses contemporains que suivre la voie de la dialectique historique, la voie de Sartre, conduirait à la catastrophe mais qu’en revanche la conceptualisation de Heidegger, elle, pourrait bien non seulement amener à mieux « voir » le réel mais aussi à mieux le vivre, à mieux exister.
229Si, comme nous venons de le montrer, le futur propre, la conscience de sa propre mort, traverse et nourrit L’Emploi du temps mais aussi l’œuvre ultérieure de Butor, qu’en est-il de ce que Heidegger appelle le passé propre, « la répétition », à savoir « le fait que le passé est repris, en quelque sorte, hors du passé et rendu à nouveau présent, réaffirmé169 » ?
230La décision de relater des événements vieux de sept mois, les deux strates rétrogrades du roman mais aussi les deux relectures du journal, le fait que Revel revient constamment dans les mêmes lieux, les jeux intertextuels, les analepses, l’emploi du passé composé, etc. montrent déjà en soi qu’il y a reprise du passé. Cette reprise est cependant, paradoxalement, synonyme d’abandon de la tradition et du « on-dit ». Certes, Revel s’intéresse aux tapisseries mais, contrairement à ses contemporains, il ne les relit pas chronologiquement, il ne voit pas en elles une succession de scènes séparées ou de simples fables mensongères. La « répétition » n’est pas une acceptation passive de la tradition, elle est un retour aux origines et, si besoin est, une réappropriation de ces origines :
C’est une chose qui m’a toujours frappé : le passé ne passe pas comme on croit, ce qui est terminé ne l’est jamais complètement. […] Il y a dans toutes ces époques anciennes quelque chose qui demeure, qui reste très présent, mais qui est obscur. Il faut donc essayer d’éclaircir170.
231En retournant dans la cathédrale, Revel découvre par exemple que, derrière les récits bibliques, la dimension cyclique du mythique est toujours présente. Comme nous l’avons vu, il se pose alors la question de la réactualiser pour faire face à la crise.
232Autre trace du passé authentique, autre point commun avec la pensée d’Heidegger, Revel se choisit un héros, une grande figure du passé dont il « répète » certaines attitudes ou certains vécus. Il choisit Caïn qui, à l’origine, en tant que nomade, vivait, comme lui, dans l’instabilité de la préoccupation. En tuant son frère, double charnel de lui-même, Caïn a pris conscience que lui aussi était mortel, que son possible le plus propre était la mort. Assumant cette dimension, il a renoncé à la dispersion, à l’agitation, s’est fixé, a bâti une ville et a réalisé ses possibilités d’être les plus propres en devenant le maître des forgerons, des tisserands et des musiciens. Revel qui par son œuvre novatrice tue symboliquement Burton « répète » point pour point l’itinéraire de son « héros », comme il « répète » point pour point l’itinéraire de Thésée qui, lui aussi, erra, qui, lui aussi, dut combattre ses monstres et fut confronté à la mort de son père, comme Revel est confronté à la mort symbolique de Burton, son père en écriture. Cela ne veut pas dire pour autant qu’une vie doit être l’exacte répétition de celle de tel ou tel héros. Si Revel s’intéresse au passé, c’est pour en tirer des renseignements, c’est pour ne pas retomber dans les fautes de ses prédécesseurs. Les plus grandes erreurs de Thésée et d’Œdipe sont sans doute leurs aventures sentimentales. Ayant pris, grâce à son exploration du passé, conscience de ce danger, Revel, lui, renonce à la vie conjugale. Revel, lui, fait ce que son héros n’a pas su faire. Plutôt que de courir après Proserpine, Ariane, Phèdre ou Jocaste, il fait le choix de se consacrer entièrement au possible qu’il a choisi.
233En conséquence de quoi, ainsi que l’a théorisé Heidegger, Revel se retrouve face à son destin d’artiste, possibilité héritée, destin dont le centre essentiel de gravité n’est ni dans le passé, ni dans l’aujourd’hui mais dans l’avenir, dans l’après-Bleston. Ce destin n’a cependant rien d’une fatalité. Revel a eu le choix, a eu la possibilité de brûler ou de ne pas brûler son manuscrit, aucune force ne le poussait à l’une ou l’autre de ces possibilités. Ces deux possibilités étaient juste des… possibles. Terminons ces remarques sur l’historialité propre en insistant sur le fait que le sort de Revel ou le sort de Butor ne sont pas les seuls en jeu. L’aventure historiale de Revel qui refuse de ne voir dans le monde que chaos, qui refuse de brûler Bleston et veut reconstruire sur les murs de la ville une nouvelle cité pour affronter l’avenir, c’est l’aventure historiale de tous les hommes de l’après-guerre qui, refusant la vision du monde absurde, qui refusant la solution marxiste, croient en un avenir déjà présent que le passé propulse en avant. Le destin propre de Revel « reçoit [donc] sa direction de la communauté de destin qui l’unit à ceux avec lesquels il partage le même monde171 ».
234Parce qu’il relie passé et futur, naissance et mort, le présent propre, appelé par Heidegger « l’instant », est, lui, continuité et simultanéité : « Dans cet instant, on n’est plus à proprement parler ramené au passé, on ne tend plus vers l’avenir ; car le passé et l’avenir sont devenus présents172. » N’étant plus écartelé, le Dasein y gagne « La constance du soi-même au sens non de la simple stabilité mais de celle qui se confirme constamment173 ». Ce qui fait que par opposition au présent impropre de la quotidienneté, enfin, il « a “constamment” son temps pour ce que la situation exige d’elle174 ». Ce rapprochement des trois ekstases n’est pas sans conséquences sur le « souci mutuel ». Le Dasein débordant vers ses possibilités d’être ne sent plus le besoin de freiner les autres dans leur pouvoir-être le plus propre. Il cherche au contraire à les aider à accomplir à leur tour leur pouvoir-être.
235Une nouvelle fois, il est possible de lire L’Emploi du temps à la lumière de cette conceptualisation. Chaque événement du roman n’en appelle-t-il pas constamment un autre qui en appelle un autre qui lui-même… ? Ce qui fait que chaque instant, loin d’être un maintenant séparé des autres maintenant, entremêle passé, présent et futur. Telle visite dans le parc, au musée, à la foire, à la cathédrale est en lien avec les précédentes ou les suivantes. En août, la relation de Revel avec Ann s’alourdit de celle avec Rose voire de sa relation avec cette même Ann durant l’hiver qui elle-même est en lien avec leur première rencontre dans la papeterie, etc. Cette perspective permet aussi de comprendre pourquoi le passé composé est le tiroir verbal dominant, pourquoi chaque lexie est lourde de toutes les acceptions qui précèdent ou suivent, pourquoi, surtout, la dernière page du roman voit les cinq grandes strates n’en faire plus qu’une seule, celle du présent.
236Ajoutons que dans le roman non seulement Butor invite explicitement le lecteur à se focaliser sur la lexie « instant » (« par conséquent, toute mon attention doit être réservée à l’instant présent », 9 juin, p. 105-106) mais il veille à ce que l’instant en question soit un instant relié aux ekstases qui le précèdent ou le suivent : « Rose a éclaté de rire (un instant elle m’a fait penser à ces jeunes filles qui s’étaient moquées de moi, la première fois que j’étais entré dans l’Ancienne Cathédrale) » (2 juin, p. 77/272-273). Autrement dit, quand Butor utilise la lexie « instant », il l’utilise avec une acception heideggérienne. Une relecture de la prosopopée de la façade de la cathédrale le confirme. Dans cet extrait, les trois ekstases ne sont pas juxtaposées mais en continuité. « L’appel » n’est pas que révélation de la mort, il est aussi remise en cause de l’intratemporéanité et révélation de la Temporellité :
je ne change pas, je ne meurs pas, je dure, j’absorbe toute tentative dans ma permanence […] (20 août, p. 306/425)
ce nouveau visage que je te montre, tu le vois bien, ce n’est pas vraiment un nouveau visage, ce n’est pas un visage du présent, […], c’est le visage présent de cette ville non pas ancienne, mais vieille que je demeure […] (20 août, p. 306/425)
cette ère dont tu voulais tant t’éloigner, elle n’a même pas encore fini de venir […] (20 août, p. 306/426).
237Notons que la dernière occurrence de la lexie « présent » semble, elle aussi, pouvoir être lue comme un aboutissement de toute la réflexion de Revel sur le temps. Le présent jusqu’alors impropre y devient enfin propre. « Instant » et « présent » sont associés et, surtout, jamais le présent n’a semblé si « extensif », si « débordant » :
Sur cette conversation du milieu de l’hiver, sous l’œil de bienveillant reptile du génie jaune, quelle végétation s’est développée soutenant cet instant présent, cet observatoire d’où je la repère, quelle végétation d’événements et de pensées, d’oublis, de réflexions, de tentatives immense échafaudage de branches bourgeonnantes, se ramifiant, se rencontrant […] (19 septembre, p. 381/476)
238Ce dévoilement du présent propre n’est pas sans conséquence sur la relation de Revel aux autres, sur le « souci mutuel ». Enfin en paix avec lui-même, Revel ne sent plus le besoin de freiner les autres dans leur pouvoir-être. Non seulement il ne se dresse pas contre James ou Lucien mais il aide Rose et Ann à accomplir leur dessein. Comme nous l’avons déjà fait remarquer plusieurs fois, il devient même « conscience morale » des autres : il amène James et Lucien à rencontrer Horace, il essaye de remettre en cause les préjugés des uns et des autres, etc.
239On le voit, tout L’Emploi du Temps pourrait être relu à la lumière de Heidegger : au début de son séjour, Revel vit dans la Temporalité, dans le temps de la quotidienneté, de l’historialité impropre et de l’intratemporéanité, sa vie n’est que dispersion et inauthenticité, qu’absurdité et non sens. Il est alors menacé par l’apathie et la néantisation. Quand il prend conscience grâce à « l’accident » de Burton que la mort n’est justement pas un accident, quand il utilise proprement son passé en le « répétant » pour mieux vivre son présent, présent qui devient non pas un simple maintenant mais une ekstase riche de passé prête à se propulser vers l’avenir, en un mot quand enfin il passe de la Temporalité à la Temporellité, quand enfin il « emploie » authentiquement son « temps », il découvre sa possibilité d’être la plus propre : l’écriture.
240Récapitulons. Non satisfait par les représentations traditionnelles du temps, en toute conformité avec sa tendance au syncrétisme, Butor juxtapose, superpose, confronte et fait même parfois fusionner les conceptualisations philosophiques du temps les plus en vogue à son époque. Par là, il nous dit que le mondain que nous percevons est une somme de reconstructions qui s’ajoutent sans cesse les unes aux autres, se complètent, s’enchâssent, s’interpénètrent, s’unifient. Étant donné qu’ils correspondent à ce constat, rendent compte de la plupart des faiscsèmes précédemment repérés (répétitivité, prolifération, fusion) et rendent compatibles certaines ambivalences paraissant indépassables (continuité/discontinuité, directivité/rétrogradation, ordre/désordre, successivité/simultanéité, pluralité/unification), les schèmes matriciels des couches géologiques et des affiches déchirées sont indéniablement un progrès dans la longue histoire des représentations du temps.
241Cependant la montée en puissance de la continuité, de la fusion et la tendance à l’unification constatée un peu partout invitent à ne pas s’arrêter en si bon chemin. La simple existence de strates n’induit-elle pas en effet, en elle-même, divisions, séparations, clivages ? N’est-elle donc pas par essence antinomique d’une quelconque unification ?
242Qui plus est, strates géologiques ou d’affiches déchirées sont des représentations éminemment statiques. Nous avons vu plus haut que c’est justement pour pallier ce défaut que Butor semble privilégier le deuxième schème mais même si celui-ci est, de ce point de vue, une indéniable amélioration, il n’est qu’une bien pâle copie du réel qui est constante mobilité, constant changement.
243On pourrait également reprocher à ces deux schèmes de ne pas assez intégrer le sujet, d’être comme en vis-à-vis de lui et donc de le transformer en simple observateur passif. Or le monde comme le temps ne sont pas des objets qui sont en face de l’homme mais, au contraire, des réalités qui englobent, entourent, enserrent, contiennent voire jaillissent de l’homme ou fondent l’homme. L’homme n’est pas face au monde, il est au cœur du monde, il est le monde.
244Enfin, si le lecteur, grâce à Heidegger, a retrouvé quelques repères, s’il sait que le réel n’est pas que chaos, s’il perçoit et comprend un peu mieux le monde, s’il se représente plus précisément le temps, si, avec Bergson, il devine même la présence d’un élan de vie qui pousse, malgré les vicissitudes et tourments du siècle, à espérer, il ne fait encore qu’entrevoir comment bien employer son temps. Il faut donc aller plus loin et ce « plus loin », L’Emploi du temps le prépare le 28 juillet : « Le cordon de phrases qui se love dans cette pile et qui me relie directement à ce moment du 1er mai où j’ai commencé à le tresser, ce cordon de phrases est un fil d’Ariane » (p. 247/385). Dans cet extrait, conformément à la thèse ici défendue, le linéaire (« le cordon ») se meut progressivement en potentiellement cyclique (« se lover »), en labyrinthique (« fil d’Ariane ») et en stratifié (« dans cette pile »). Cependant apparaissent aussi deux mots qui ne semblent correspondre ni au schème matriciel des couches géologiques ni à celui des affiches déchirées, les mots « relie » et « tissu », deux mots qui pourraient bien annoncer un nouveau schème matriciel, un schème matriciel structurel.
Notes de bas de page
1 Calle Mireille, Les Métamorphoses Butor, op. cit., p. 93.
2 Clavel André, Curriculum vitae, op. cit., p. 73.
3 Todorov Tzvetan, « Typologie du roman policier », Poétique de la prose, Paris, Le Seuil, « Points », 1978, p. 9-19.
4 Calle-Gruber Mireille, La Ville dans L’Emploi du temps de Michel Butor, Paris, Nizet, 1995, p. 22.
5 Butor Michel, Improvisations sur Michel Butor, op. cit., p. 66-67.
6 Van Rossum-Guyon Françoise, Critique du roman, Paris, Gallimard, « Tel », 1970, p. 195-196.
7 Butor Michel, Improvisations sur Michel Butor, op. cit., p. 81-82.
8 Ibid., p. 82.
9 Ibid., p. 83.
10 Ibid., p. 84.
11 Ibid., p. 13.
12 Butor Michel, Improvisations sur Michel Butor, op. cit., p. 70.
13 Grimal Pierre, « Thésée », Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, PUF, 2002, p. 453-455.
14 Dällenbach Lucien, « Le livre et ses miroirs dans l’œuvre romanesque de Michel Butor », Archives des lettres modernes, no 135, 1972, p. 21.
15 Pirvu Maria-Cristina, Un problème du faire artistique : la répétition, op. cit., p. 128.
16 Calle Mireille,, La Création selon Michel Butor. Réseaux – Frontières – Écart, Paris, Nizet, 1991, p. 8-9.
17 Proust Marcel, Du côté de chez Swann, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1954, tome 1, p. 60.
18 Ibid., p. 105, 172.
19 Ibid., p. 60-61.
20 Ibid., p. 171, 174-5.
21 Calle Mireille, Les Métamorphoses Butor, op. cit., p. 67.
22 Sterne Laurence, Vie et opinions de Tristram Shandy, Paris, Flammarion, « GF », 1982, p. 266.
23 Ibid., p. 266.
24 Ibid., p 54-55.
25 Ibid., p. 427.
26 Ibid., p. 487.
27 Ibid., p. 574.
28 Ibid., p. 279-280.
29 Ibid., p. 318.
30 Clavel André, Curriculum vitae, op. cit., p. 176-177.
31 Butor, Colloque de Cerisy, Raillard Georges (dir.), Paris, Union générale d’éditions, « 10/18 », 1974, p. 12.
32 Van Rossum-Guyon Françoise, « Aventure de la citation chez Butor », Butor, Colloque de Cerisy, Raillard, op. cit., p. 21.
33 Desoubeaux Henri, Michel Butor, Douze ans de vie littéraire parisienne, op. cité, p. 125.
34 Spitzer Leo, Études de style, op. cit., p. 487.
35 Allemand Roger-Michel, Michel Butor, op. cit., p. 87.
36 Calle Mireille, Les Métamorphoses Butor, p. 7.
37 « Murmure de Beckett », Petite Histoire de la littérature française, CD XXe siècle 5, Éditions Montparnasse Films, 2007.
38 Molinié Georges, Eléments de stylistique française, Paris, PUF, 3e édition, 1997, p. 68.
39 Ibid., p. 87.
40 Ibid., p. 80.
41 Ibid., p. 86.
42 Ibid., p. 123.
43 Ibid., p. 301.
44 Leonard-Roques Véronique, Caïn, Figure de la modernité, Paris, Champion, 2003, p. 308-309.
45 Ibid.
46 Eliade Mircea, Le Sacré et le profane, Paris, Gallimard, « Folio essais », [1957] 1994, p. 160-162.
47 Kerbrat Claire, Leçon littéraire sur L’Emploi du temps de Michel Butor, op. cit., p. 25.
48 Durand Gilbert, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, op. cit., p. 352.
49 Eliade Mircea, Le Mythe de l’éternel retour, op. cit., p. 68.
50 Ibid., p. 354-355.
51 Eliade Mircea, Aspects du mythe, op. cit., p. 103-104.
52 Eliade Mircea, Le Sacré et le profane, op. cit., p. 160-162.
53 Ibid.
54 Eliade Mircea, Le Mythe de l’éternel retour, op. cit., p. 105-106.
55 Ibid., p. 74.
56 Pomian Krzysztof, L’Ordre du temps, op. cit., p. VII.
57 Ibid.
58 Eliade Mircea, Aspects du mythe, op. cit., p. 88-89.
59 Eliade Mircea, Le Mythe de l’éternel retour, op. cit., p. 106.
60 Bachelard Gaston, La Psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1985, p. 93.
61 Nietzsche Friedrich, Le Gai Savoir, Paris, Gallimard, « Idées », [1882] 1968, p. 281-282.
62 Eliade Mircea, Le Mythe de l’éternel retour, op. cit., p. 67.
63 Lee In-Souk, La Temporalité dans l’œuvre romanesque de Butor, (Passage de Milan, L’Emploi du temps, La Modification), thèse, université de la Sorbonne nouvelle, Paris 3, février 1997, p. 169-170.
64 Durand Gilbert, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, op. cit., p. 378.
65 Eliade Mircea, Le Sacré et le profane, op. cit., p. 95.
66 Pomian Krzysztof, L’Ordre du temps, op. cit., p. VII.
67 Pachet Pierre, Les Baromètres de l’âme, op. cit., p. 36.
68 Durand Gilbert, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, op. cit., p. 372-374.
69 Wahl Jean, Kierkegaard, Paris, Hachette Littérature, [1930-1963] 1998, p. 51.
70 Ibid., p. 52.
71 Ibid., p. 52-53.
72 Kierkegaard Søren, Ou bien… Ou bien, op. cit., p. 535.
73 Ibid., p. 533.
74 Ibid., p. 539-540.
75 Ibid., p. 447.
76 Vial Stéphane, « Kierkegaard, L’existence est l’essentiel », Sciences Humaines, hors-série spécial no 9, mai-juin 2009, p. 45.
77 Wahl Jean, Kierkegaard, op. cit., p. 271.
78 Kierkegaard Søren, Ou bien… Ou bien, op. cit., p. 494.
79 Wahl Jean, Kierkegaard, op. cit., p. 102-103.
80 Ibid., p. 47.
81 Ibid., p. 48.
82 Ibid., p. 240.
83 Ibid., p. 201.
84 Ibid., p. 55.
85 Ibid.
86 Deleuze Gilles, Différence et répétition, Paris, PUF, « Epiméthée », 11e éd., [1968] 2008, p. 97.
87 Ibid., p. 98.
88 Bergson Henri, Matière et mémoire, op. cit., p. 82.
89 Ibid., p. 94.
90 Ibid.,
91 Deleuze Gilles, Différence et répétition, op. cit., p. 98.
92 Bergson Henri, Matière et mémoire, op. cit., p. 257.
93 Ibid., p. 68.
94 Ibid., p. 190.
95 Ibid., p. 186.
96 Ibid., p. 270.
97 Ibid., p. 169.
98 Ibid., p. 180-181.
99 Ibid., p. 172.
100 Ibid., p. 87-88.
101 Ibid., p. 170-171.
102 Bergson Henri, L’Énergie spirituelle, op. cit., p. 12.
103 Ibid.
104 Ibid.
105 Ibid., p. 21.
106 Ibid., p. 19.
107 Bergson Henri, L’Évolution créatrice, op. cit., p. 105.
108 Ibid., p. 45.
109 Ibid., p. 232.
110 Ibid., p. 104.
111 Ibid., p. 117.
112 Bergson Henri, Le Rire, Essai sur la signification comique, Paris, PUF, « Quadrige », [1900] 2007, p. 29.
113 Ibid., p. 7.
114 Ibid., p. 4-5.
115 Ibid., p. 103.
116 Ibid., p. 67
117 Ibid., p. 101.
118 Ibid., p. 106.
119 Ibid., p. 15.
120 Ibid., p. 8.
121 Ibid., p. 4.
122 Ibid., p. 149.
123 Ibid., p. 105.
124 Ibid., p. 151.
125 Ibid., p. 122.
126 Ibid., p. 51-52
127 Pasqua Hervé, Introduction à la lecture de Être et Temps, op. cit., p. 122.
128 Heidegger Martin, Être et Temps, op. cit., p. 331.
129 Ibid., p. 346.
130 Ibid., p. 347.
131 Ibid., p. 236.
132 Ibid., p. 293.
133 Ibid., p. 307.
134 Ibid., p. 309.
135 Doby Jean-Marie, Des compagnons de toujours… IV – La mouche, Bayeux, L’Hermitage, 1998, p. 2-3.
136 Ibid., p. 200-203.
137 Ibid., p. 228.
138 Lucien, « Éloge de la mouche », Œuvres complète, Paris, Laffont, « Bouquins », 2015, p. 66.
139 Doby Jean-Marie, Des compagnons de toujours… IV, op. cit., p. 51.
140 « Cinq minutes avec Michel Butor », in Butor Michel, Entretiens Quarante ans de vie littéraire, op. cit.
141 Lucien, « Éloge de la mouche », op. cit., p. 65.
142 Doby Jean-Marie, Des compagnons de toujours… IV, op. cit., p. 52-53.
143 Ibid., p. 79.
144 Ibid., p. 224.
145 Ibid., p. 208.
146 Clavel André, Curriculum vitae, op. cit., p. 41.
147 Sartre Jean-Paul, Les Mouches, Paris, Gallimard, « Folio », 1972, p. 177-178.
148 Ibid., p. 181.
149 Ibid., p. 120.
150 Ibid., p. 159.
151 Ibid., p. 224.
152 Ibid., p. 211.
153 Ibid., p. 223.
154 Ibid., p. 113.
155 Ibid., p. 104.
156 Ibid., p. 109.
157 Ibid., p. 154.
158 Ibid., p. 186.
159 Ibid., p. 218.
160 Ibid., p. 153.
161 Ibid., p. 111, 191.
162 Ibid., p. 198.
163 Ibid., p. 200.
164 Ibid., p. 212.
165 Ibid., p. 160.
166 Ibid., p. 129-130.
167 Suétone Caius, « Domitien », Vie des douze Césars, Paris, Le livre de Poche, 1963, p. 479.
168 Sartre Jean-Paul, La Nausée, op. cit., p. 149-150.
169 Wahl Jean, Kierkegaard, op. cit., p. 216.
170 Allemand Roger-Michel, Michel Butor, op. cit., p. 85.
171 Dastur Françoise, Heidegger et la question du temps, op. cit., p. 85.
172 Wahl Jean, Kierkegaard, op. cit., p. 78.
173 Heidegger Martin, Être et Temps, op. cit., p. 382-383.
174 Ibid., p. 477.
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2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007