Le thème de la machine chez Alain Pacadis1 : une métaphore pour écrire les musiques électroniques
p. 163-174
Texte intégral
1En 1978, le groupe allemand Kraftwerk, précurseur des musiques électroniques, sort son septième album, The Man-Machine ou Die Mensch-Machine, sous son propre label (Kling-Klang). Sur la pochette de l’opus, les quatre membres du groupe, chacun vêtu de rouge et d’une sobre cravate noire, ont le regard fixé dans une même direction, l’expression neutre. Le premier morceau de l’album est intitulé The Robots:
We’re charging our battery/And now we’re full of energy/We are the robots/We are the robots/We are the robots/We are the robots/We’re functioning automatic/And we are dancing mechanic/We are the robots/We are the robots/We are the robots/We are the robots1.
2L’introduction d’éléments électroniques dans la production des musiques populaires2 a été accompagnée d’une esthétique spécifique soulignant, parfois exagérant, cette modernité. En réalité, cet usage de l’électronique s’est fait de manière progressive et diffère selon les musiciens, mais il a été mis en évidence par certains artistes de la fin des années 1970. En effet, l’usage d’instruments électroniques modifie le rôle du compositeur et du musicien. L’instrument électronique bénéficie d’un statut hybride puisqu’il viendrait empiéter sur l’aura du producteur ou de l’interprète virtuose. Les membres de Kraftwerk, comme d’autres producteurs de musiques électroniques, ont tenté de mettre en évidence la dimension créative d’une telle démarche en feignant la passivité et en confondant les prétendues oppositions entre l’homme et la machine3.
3Si une partie des médias4 a longtemps manifesté sa réticence à l’égard de cette évolution des musiques populaires, inquiétée par la déshumanisation de cette pratique artistique, certains journalistes ont néanmoins vu dans cette innovation une source d’inspiration. Ce fut le cas du critique rock Alain Pacadis dont le discours, la prose, voire l’attitude5 étaient, à la fin des années 1970, inspirés de ces groupes. En 1978, il écrit dans L’Écho des Savanes : « Kraftwerk c’est (également) une image clean : cheveux courts, pattes rasées, chemises rouges et cravates noires, lèvres rouges. Regard tourné vers l’Est, vers la Russie des années vingt, quand l’utopie a pris le pouvoir. […] Beaucoup de musiciens calquent leur attitude sur Kraftwerk […]. Il s’agit là d’un nouveau courant, d’une nouvelle musique, celle de demain, celle du monde moderne6. » En tant que journaliste culturel et chroniqueur mondain, Alain Pacadis s’enthousiasme de la dimension « novatrice » de ce groupe et du courant qu’il représente.
4Au-delà de cette fascination particulière pour le quatuor allemand, Alain Pacadis a déployé dans ses nombreux articles de la fin des années 1970 une réflexion considérable sur l’usage de ce qu’il appelle symboliquement « la machine » au sein des musiques populaires. Outre ses affirmations quant au caractère moderne d’un tel usage, il s’est évertué à rapprocher l’homme de la machine, s’interrogeant tout particulièrement sur le rôle du corps dans l’appréciation et la création du son. Car Alain Pacadis voit dans les synthétiseurs et les ordinateurs, plus que des instruments modernes, de véritables musiciens modernes. En cela, l’évocation de la machine devient une métaphore essentielle au sein de ses écrits. Elle est pour lui l’occasion d’une projection et donc d’une réflexion théorique essentielle sur les rapports entre hommes et technologie.
5Alors que l’image de la machine est utilisée par Kraftwerk et d’autres producteurs de musiques électroniques, comment évolue-t-elle en tant que métaphore dans les articles d’Alain Pacadis ? Si l’emploi d’une métaphore peut être appréhendé comme la manifestation d’une subjectivité propre à celui qui l’exprime, elle s’inscrit ici dans un imaginaire musical large et pérenne. Il s’agira dès lors de comprendre la continuité et les particularités du thème de la machine dans ces textes en examinant ses manifestations étonnement diverses. La machine est pour Alain Pacadis un comparant, un thème qui colore le récit mais aussi une source d’inspiration formelle.
De l’harmonie entre l’homme et la machine
6Le musicologue français Guillaume Kosmicki situe les prémices des musiques électroniques à la fin du XIXe siècle7. L’usage d’éléments électroniques dans la production des musiques populaires s’est progressivement répandu à partir des années 1970. Aujourd’hui, l’expression « musiques électroniques » désigne généralement un ensemble de musiques populaires et dansantes produites à l’aide d’instruments électroniques. Toutefois, cette production, qu’elle soit analogique ou digitale, est utilisée par un ensemble bien plus vaste de genres musicaux. On peut dire qu’aujourd’hui, la majorité des musiques populaires sont produites électroniquement, mais ne sont considérées comme « musiques électroniques » que celles qui l’affichent ou considèrent cette caractéristique comme constitutive de leur son et des pratiques que celui-ci génère.
7Certains mouvements musicaux, tels que le Krautrock ou la New wave, ont mis en scène cette production électronique. Le mouvement techno a particulièrement revendiqué son usage manifeste et exclusif des machines. Le nom « Techno » provient du titre « Techno City » produit par Cybotron et sorti en 1984. « Techno City » fait référence à Détroit, ville américaine particulièrement industrialisée qui fut le décor de l’émergence de ce mouvement musical.
S’il y a une idée centrale dans la techno, c’est bien celle de l’harmonie entre l’homme et la machine. Comme le dit Juan Atkins, « il faut simplement considérer que, en gros, la techno est technologique. C’est une manière de faire une musique à caractère futuriste : quelque chose qui n’a jamais été fait avant ». Une conception courante au cours de l’histoire des avant-gardes artistiques du XXe siècle – en musique, les exemples plus anciens remontent au manifeste L’Art des Bruits de Russolo en 1913, ainsi qu’à des ballets des années vingt, comme Relâche d’Erik Satie ou le Ballet mécanique de George Antheil. Si l’on exclut le stade d’évolution atteint par les machines actuelles, beaucoup d’idées de Russolo préfigurent à tous les niveaux la techno d’aujourd’hui – on pense notamment à l’usage d’instruments non musicaux dans son œuvre de 1914, Le Réveil d’une ville8.
8Dans son ouvrage Machine Soul, Jon Savage évoque également, en faisant référence plus spécifiquement à la vague techno belge, « une certaine brutalité, inhérente à l’esthétique de l’homme-machine, qui remonte directement aux postures machistes du futuriste F.T. Marinetti9 ». Toutefois, remarquons que les futuristes voyaient dans la comparaison avec la machine une exacerbation de la puissance de l’homme. Les musiciens pop des années 1980 exagéraient quant à eux le phénomène de machinisation de l’humanité pour signifier son aliénation, la faisant tourner à vide de manière parodique. Le mouvement techno manifeste une fascination plus sincère dont les motifs varient d’une scène10 à une autre.
9Quelle que soit sa valeur, le thème de la machine est omniprésent chez les producteurs de pop ou de musiques dansantes utilisant la machine comme un instrument novateur. Ce thème devient métaphore sous la plume des critiques qui l’interprètent, lui donnent un sens et le réutilisent de manière littéraire. La présence de cette image au sein des écrits marque une rupture dans la critique des musiques populaires. Les musiques électroniques dansantes, par leur singularité musicale, culturelle et sociale, ont introduit de nouvelles formes d’écritures dont la métaphore de la machine est symbolique. D’abord un fervent défenseur du punk, le critique rock Alain Pacadis a observé avec enthousiasme l’arrivée de la New wave et du disco, cherchant ainsi de nouvelles formes d’écriture pour rendre compte de ces nouveaux genres.
Un jeune critique chic
10Après avoir entamé des études à l’école du Louvre, Alain Pacadis publie ses premiers articles en 1973 dans Le Saltimbanque, publication dissidente d’Actuel, puis dans Le Pluriel, journal financé par la Mairie de Paris. Il entre à Libération en 1975 pour une chronique hebdomadaire intitulée « White Flash », qui deviendra ensuite « Nightclubbing ». S’il contribue à plusieurs revues, il restera surtout une dizaine d’années chez Libération, malgré des relations parfois difficiles avec la rédaction du quotidien. Alain Pacadis se voit accorder une liberté quasi totale dont il use et abuse à tous les niveaux. Non seulement ses articles sont aussi subjectifs que provocateurs, mais ses collègues rapportent également son comportement imprévisible à la rédaction et en public. « On se souvient des anecdotes croquignolettes de son existence chaotique plus que de ses articles dans Libération, L’Écho des Savanes, Playboy ou encore Gai Pied. Paca, comme le surnommait la société de la nuit, endormi sous la table de réunion de Libé le jour où le quotidien, finalement résolu à s’ouvrir à la publicité, reçoit une brochette d’investisseurs cravatés11 » écrit Alexis Bernier dans la préface de Nightclubbing. Dans la préface de la réédition d’Un jeune homme chic12, Frédéric Beigbeder formule également le regret que les frasques du dandy aient éclipsé son talent littéraire.
11Un jeune homme chic13, l’unique livre d’Alain Pacadis, est paru une première fois en 1978 aux éditions Le Sagittaire. L’ouvrage, rédigé à partir de son journal de 1977, témoigne de l’arrivée du punk, mouvement dont il fut un des plus fervents partisans en France. Un jeune homme chic sera réédité chez Denoël en 2002, trois ans avant la parution de Nightclubbing. Ce dernier ouvrage, qui emprunte son nom à sa fameuse rubrique chez Libération, compile une majorité de ses articles, ordonnés en trois périodes distinctes : « Les années rock » de 1973 à 1978, « Les années Nigtclubbing » de 1978-1983 et enfin « Les années Show-Biz ». Alors qu’Alain Pacadis s’invente dandy rock durant la première période, il finit par se lasser d’incarner l’icône punk et quitte pendant presque un an les colonnes de Libération. Durant cette période, il partage ses nuits entre le Palace, la Main Bleue et les Bains-Douches. Ces nouvelles salles parisiennes accueillent des concerts mais également des DJs. « Je suis un garçon moderne et j’aime danser. Au Palace, il n’y a que de la disco14 » clame le chroniqueur mondain peu après l’ouverture du club de Fabrice Emaer.
De la critique rock à l’indicible disco
12Alain Pacadis commence à évoquer la machine à la fin des années 1970, alors qu’il observe avec fascination l’émergence d’artistes New wave et disco. Produits notamment avec des boîtes à rythmes et synthétiseurs électroniques, le disco est construit sur le rythme 4/415. Ce four-on-the-floor qui contribue à son effet dansant est également constitutif de la house et de la techno qui apparaîtront respectivement à Chicago et Détroit quelques années plus tard. En outre, ces morceaux sont joués par des disc-jockeys sur des vinyles et le plus souvent dans des clubs.
13Ainsi, la production, la diffusion et l’écoute du disco distinguent en partie ce mouvement du rock qu’Alain Pacadis a couvert durant plusieurs années. Il souligne en effet que : « Le rock était une musique culturelle, la disco est une vraie musique moderne impersonnelle (on ne sait rien de la vie des stars à la disco [sic]), synthétique (presque uniquement faite d’instruments électroniques), froide et commerciale16. » Le rock a engendré une tradition critique considérable17 mais les différences évoquées ici par Alain Pacadis ont modifié, dans une certaine mesure, l’approche des critiques musicaux. Par exemple, les groupes de rock se produisaient régulièrement sur scène. Ces concerts étaient souvent l’occasion d’articles qui décrivaient l’attitude et la présence scénique des musiciens, évaluaient leur virtuosité, comparaient les interprétations scéniques et les enregistrements, analysaient les réactions et interactions avec le public, etc. De nombreuses caractéristiques – le rythme répétitif, l’effacement des producteurs et DJs mais aussi l’euphorie à laquelle elles invitent – contribuent à faire de ces musiques des objets particulièrement difficiles à décrire et analyser. Certaines de ces caractéristiques, notamment le rythme répétitif et l’effacement des musiciens, sont fortement liées à l’usage d’instruments électroniques, des « machines ».
14Le disco semble donc lancer un défi particulier au verbe. Si la question de l’indicibilité est au cœur des études musico-littéraires, cette difficulté de dire semble singularisée à l’écoute des musiques électroniques dansantes18. Dans les articles d’Alain Pacadis, une réflexion d’ordre général sur le disco en tant que mouvement musical et culturel prend le pas sur un travail critique de distinction entre différents morceaux disco. Dans un article publié en 1979 dans Libération, Alain Pacadis formule une large réflexion sur la danse, qu’il relativise néanmoins : « La disco, c’est avant tout la danse, mais c’est aussi la musique : voici quelques disques pour danser cet été […]19. » Il énumère ensuite plusieurs morceaux qu’il présente rapidement. Son article traduit une tension à l’œuvre dans son approche critique entre une tentative de description d’objets particuliers et une réflexion théorique générale. Au sein de celle-ci, la machine est en quelque sorte le comparant choisi par le chroniqueur pour donner corps à ce mouvement. Alain Pacadis a certes toujours pris de la hauteur sur les courants artistiques au sujet desquels il écrivait, mais les références multiples à la machine sont ici significatives de la difficulté à identifier les particularités d’un musicien ou de ses productions par rapport au disco en tant que genre musical.
Amoureux-esclave des robots
15L’évocation de la machine renvoie à plusieurs significations. Cette image, et ce tout particulièrement chez Alain Pacadis, est utilisée en référence à la danse, précisément car celle-ci constitue la préoccupation principale des noctambules parisiens qu’il côtoie à la fin des années 1970. On se rend au Palace pour faire la fête et danser au rythme des morceaux qu’enchaînent les DJs. Dans ce contexte, la machine est le comparant, tandis que les danseurs sont les comparés. Le motif qui les rapproche est la répétition. Alain Pacadis analyse lui-même la structure de cette comparaison :
Le corps est une machine. La machine est à la fois rythme et devenir. Il est à l’intersection où s’instaurent à la fois la répétition et la sortie de la répétition. Comme répétition, c’est lui qui détermine le rythme des mouvements calqués sur celui des organes. Le rythme de la danse est calqué sur celui des organes ; combien de morceaux disco utilisent comme base rythmique les mouvements du cœur. Le cœur, la rythmique cardiaque est une métaphore du moteur ; ils ont la même régularité20.
16D’après Alain Pacadis, la musique épouserait le rythme du cœur. La fréquence cardiaque de l’homme est généralement autour de 70 pulsations par minute, cette fréquence pouvant doubler voire tripler durant l’effort et donc pendant la danse. Le tempo de la musique disco est environ de 120 battements par minute.
17L’émergence de la disco et l’usage grandissant des « machines » dans la production est également symbolique d’une époque marquée par la place nouvelle de certaines machines : « Les années quatre-vingt ont vu la prédominance de la machine qui a remplacé l’homme d’abord dans son travail ensuite dans son cœur21. » Ici, ce sont les instruments qui sont comparés aux machines et non plus les danseurs. Or, ce qu’Alain Pacadis entend ici par « machine », ce ne sont pas les robots, mais ces outils qui, depuis la Seconde Guerre mondiale, intègrent la vie quotidienne des Occidentaux, tels que les appareils électroménagers, et surtout la télévision.
18L’usage de cette métaphore réinterroge précisément le rapport de l’homme à ces outils. Au-delà de la fascination charnelle exercée par la danse mécanique et qui fut évoquée dans un premier temps, cette relation à l’instrument révèle un rapport ambigu de l’homme à son environnement.
Le disco, […] c’est une musique faite par des machines pour des hommes-machines. La première fascination d’un esprit moderne est la machine : les plus beaux plans de Dziga Vertov, c’est quand l’écran est traversé par une voiture, un tracteur et un avion, les plus importants dessins de Lissitzky représentent des engrenages. Mais si les constructivistes voyaient en la machine la libératrice de l’homme, les esprits modernes de 1978 sont fascinés par ses facultés d’aliéner l’homme qui aime ses bourreaux, chérit les robots qu’il a construits pour l’asservir22.
19Ainsi la machine ne serait plus un vecteur d’émancipation mais de dépendance, ici envisagée comme une relation amour-haine quasi masochiste. Cette étrange attraction est souvent évoquée de manière particulièrement suggestive et caractéristique d’une période de libération des mœurs. Alain Pacadis clame son homosexualité et évoque, dans ses articles, ses désirs et déboires amoureux.
20Le critique rock voit donc, dans la musique pop de la fin des années 1970, plusieurs éléments qu’il identifie aux machines : le rythme mécanique de la danse qu’elles suscitent, l’émergence d’instruments électroniques et la passivité ironique que ceux-ci engendrent. Cette omniprésence serait caractéristique de cette période : pour Alain Pacadis, la musique pop incarne son temps.
Novö et métaphore filée
21Cette nécessité de chercher, dans la culture pop, l’air du temps, est également explicite chez Yves Adrien, critique rock et ami d’Alain Pacadis. Tous deux se rencontrent en 1973 alors qu’ils ont une vingtaine d’années et officient déjà en tant que journalistes. À cette époque, ils défendent et théorisent l’arrivée du punk en France aux côtés de Marc Zermati, alors propriétaire d’une boutique de vinyles au Halles, l’Open Market. Alain Pacadis écrit au sujet de son ami et idole :
Yves Adrien est un phénomène en soi, il a inventé le concept et le mot punk en 1973, puis l’a jeté comme un vieux kleenex sept mois plus tard ; c’est moi, à l’époque, qui l’ai ramassé en en faisant une chose beaucoup plus publique qu’elle n’était au départ. Puis Yves disparaît 730 jours qu’il passe dans son bunker, regardant la télé et buvant du cognac. Il réapparaît en 77 alors que le punk bat son plein et déchaîne une nouvelle fois les passions en écrivant des articles sur la disco, jusqu’à ce que le succès du Palace vienne lui donner raison23.
22C’est à l’occasion de la sortie du premier roman24 d’Yves Adrien qu’Alain Pacadis l’interroge pour Libération et écrit :
Au début 79, il part pour New York, puis Londres et revient à Paris à l’automne, c’est cette aventure qui est contée dans NovöVision. […] NovöVision est bien plus qu’une simple histoire d’amour entre un garçon moderne et sa TV, c’est un livre qui définit le concept de novö. […] Les garçons novö sont amoureux des machines qui peu à peu remplacent l’homme d’abord dans sont travail, ensuite dans son cœur. Ils n’éprouvent plus de sentiments pour les petit(e)s ami(e)s car les machines sont tellement plus parfaites25.
23Cette présentation de l’œuvre ainsi que la conversation retranscrite révèlent l’influence de la pensée d’Yves Adrien qui a également exploré et incorporé l’image de la machine dans ses écrits.
24Effectivement, NovöVision, sous-titré « Les Confessions d’un Cobaye du Siècle » se présente comme le journal d’Orphan, le double d’Yves Adrien, qu’il avait déjà mis en scène dans ses articles à partir de 1978. Jusqu’en 1979, il écrit pour Rock & Folk, évoquant Kraftwerk, Devo, David Bowie, Grace Jones ou Amanda Lear, qu’il rebaptise « La femme-photo26 ». Outre un recours abondant au champ lexical de la machine, la prose d’Yves Adrien, durant ces quelques années, simule un langage robotique. Dans le roman NovöVision, l’auteur souligne le rôle de la machine à écrire, explicitement évoquée à plusieurs reprises, dans le processus créatif. Le narrateur s’efface derrière les faits décrits si sobrement qu’ils en deviennent énigmatiques. Au milieu du roman, une journée est ainsi résumée : « TV.TV.TV.TV.TV.TV.TV. Dance-contest du samedi soir. Disco. Studio. Électricité. Filles nerveuses venues des suburbs pour gagner. TV.TV.TV.TV.TV.TV27. » Le roman est parsemé d’énumérations, il transcrit des paroles de chansons, soulignant ainsi leur caractère répétitif et la répétition, justement, est utilisée à plusieurs reprises, imitant cette fois les boîtes à rythmes. La première page du roman est couverte de multiples mentions de « NovöVision », tandis que certains paragraphes répètent le même mot : « TV » ou « sex ». Ainsi, de même que les groupes de New wave brouillaient les distinctions entre musicien et instrument, Yves Adrien joue de l’ambiguïté entre l’écrivain et son instrument : la machine à écrire. L’idée de machine n’est alors pas simplement présente comme notion abstraite suscitant une réflexion théorique mais comme une source d’inspiration formelle.
De Pacadis à nos jours
25La métaphore de la machine chez Alain Pacadis doit autant au discours et à l’attitude de certains musiciens qu’aux réflexions théoriques et expérimentations esthétiques d’Yves Adrien. Ses textes de la fin des années 1970 s’inscrivent dès lors dans une tradition musicale symbolique qui les dépasse, puisque le mouvement techno s’est largement créé une identité en s’appuyant sur la métaphore de la machine et tout ce qu’elle implique. Or les théorisations qu’a suscitées l’usage d’instruments électroniques ont également fait de cette métaphore un topos. Dans un texte réfléchissant sur les « idées reçues sur l’histoire de la house », La Fougère a démontré à quel point les théories formulées par les producteurs de Détroit avaient attiré l’attention sur la scène techno : « Cette ville est surtout un terrain idéal à quadriller des théories sociales et artistiques car elle jouit de nombreux atouts28. » Parmi ces atouts, il identifie « des artistes ayant très tôt conceptualisé leur démarche, et fourni un matériau “para-musical” riche, truffé de références à la science-fiction et aux utopies politiques de tous bords. […] Tout cela a pu concourir à l’élaboration d’une fable sociale passionnante : l’histoire de gamins noirs du ghetto construisant une utopie musicale à l’aide de machines au rebut, dans une ville où les employés d’usine ont cédé la place aux robots29 ». L’auteur parle même de « victoire littéraire de la techno ». Malgré la dimension ineffable de cette musique, la métaphore de la machine, avec la dimension fantasmatique qu’elle comporte, a tout de même contribué à l’élaboration d’une identité commune des musiques électroniques ainsi qu’à sa diffusion.
26Or, justement, l’originalité d’Alain Pacadis est probablement d’avoir manifesté un certain recul par rapport à cette métaphore. Alors que l’expression métaphorique vise à traduire la subjectivité de l’auteur, elle relèverait ici presque du lieu commun. Malgré sa fascination pour les productions électroniques et leurs implications symboliques, Alain Pacadis se garde de les réduire à un concept de machine qui demeure à certains égards trop abstrait :
La musique moderne utilise la machine : synthétiseurs, gadgets électroniques, mais il n’y a pas une idéologie de la machine, car elle épuise bien vite la chaîne des analogies tour à tour concepts, modèles, référents. Ce n’est évidemment pas une idéologie mais des points cruciaux où va s’engloutir tout le sens jusqu’à sa saturation. La machine est le point où le sens se sature jusqu’à sa négation, avec l’agrément de pouvoir se retourner de symbole à fétiche, de modèle à leurre30.
27Loin d’annuler les précédentes évocations et comparaisons, cette affirmation vient au contraire rétablir leur valeur, nuancer les projections. Ici, la référence concrète aux synthétiseurs et instruments électroniques rend crédible l’usage du mot englobant « machine », tout en évitant les raccourcis qu’il pourrait susciter et qui écarteraient l’auditeur d’une écoute curieuse de ces musiques. L’enjeu pour le critique était d’introduire des musiques encore underground dans un quotidien national et donc auprès d’un public large.
28En outre, Alain Pacadis a vu juste en interprétant cet usage d’instruments électroniques moins comme une aliénation aux machines, que comme une relation sensuellement ambiguë. Aujourd’hui, les producteurs de musiques électroniques dansantes se targuent d’un usage des « machines » qu’ils opposent désormais à la production digitale. Le son de certains synthétiseurs analogiques serait en effet considéré comme plus chaleureux voire plus « musical31 ». La rubrique « Machine Love32 » proposée par le site internet Resident Advisor et dans laquelle le producteur est photographié dans son studio entouré de ses machines, transcrit régulièrement des discussions d’initiés autour de l’équipement que ce studio contient. Cette série d’articles illustre bien ce renversement où les instruments électroniques ne symbolisent plus une musique désincarnée ou moderne mais au contraire une forme de production complexe et charnelle, non sans ironie. Des artistes New wave aux actuels producteurs de musiques électroniques, la place de la machine a évolué dans le processus artistique et la manière dont celui-ci est présenté. Toutefois, les textes d’Alain Pacadis, tendus entre sincère fascination et légère caricature, demeurent d’actualité.
Notes de bas de page
1 « Nous chargeons nos batteries/Et maintenant nous sommes plein d’énergie/Nous sommes les robots/Nous sommes les robots/Nous sommes les robots/Nous fonctionnons automatiquement/Et dansons mécaniquement/Nous sommes les robots/Nous sommes les robots/Nous sommes les robots. » Kraftwerk, The Robots, Düsseldorf, Kling Klang (EMI), 1978.
2 Nous nous appuyons essentiellement sur la définition de « popular music » proposée par Philip Tagg : « La musique populaire, contrairement à la musique savante, (1) est conçue pour une distribution de masse auprès de larges groupes d’auditeurs, souvent hétérogènes d’un point de vue socioculturel, (2) est conservée et partagée sous une forme non écrite, (3) n’est possible que dans une économie industrielle monétaire au sein de laquelle elle devient une marchandise et (4) est soumise, dans les sociétés capitalistes, aux lois de la “libre” entreprise, selon lesquelles elle devrait idéalement se vendre autant que possible à autant de monde que possible, à partir du moins possible. » [« Popular music, unlike art music, is (1) conceived for mass distribution to large and often socioculturally heterogeneous groups of listeners, (2) stored and distributed in non-written form, (3) only possible in an industrial monetary economy where it becomes a commodity and (4) in capitalist societies, subject to the laws of “free” enterprise, according to which it should ideally sell as much as possible of as little as possible to as many as possible. »] Philip Tagg, « Analysing Popular Music: Theory, Method and Practice », Popular Music, vol. 2, 1982, p. 41. Toutefois, cette définition pose problème ici, notamment car elle oppose musiques populaires et musiques savantes.
3 Cette revendication relevait parfois de la caricature. En France, de nombreux groupes pop des années 1980, inspirés entre autres par Kraftwerk, adoptaient une attitude robotique. Faisant référence à Elli & Jacno ou au groupe Mathématiques Modernes, Jean-Yves Leloup affirme que « les jeunes gens modernes surchargeaient l’effet déshumanisant du synthétiseur ». Jean-Yves Leloup, « Le corps machine », conférence présentée à Bruxelles dans le cadre du séminaire « Corps-Machine de l’École de Recherches Graphiques », 2011, En ligne : <http://vimeo.com/channels/erg/20921904> [consulté le 1er septembre 2014].
4 En France, la presse a accueilli l’introduction d’instruments électroniques dans la pop de manière variable. En revanche, en ce qui concerne les musiques électroniques dansantes, telles que la techno et la house, cette incompréhension était plus vaste et exprimée dans la presse généraliste comme dans les revues spécialisées qui interprétaient leurs rythmes répétitifs comme une caractéristique musicale pauvre ayant pour seul effet l’abrutissement. Rock & Folk s’est certes intéressé à la New wave mais est totalement passé à côté de la techno.
5 Dans un article au sujet du groupe Devo, Alain Pacadis se met lui-même en scène : « Je suis un Devo-ïde et je m’appelle Booji Boy ; ma mise au point a demandé vingt années de recherches à un très grand savant mongoloïde, le Dr Jones Obeewan […]. Je suis un véritable droïde : le métal et l’électricité sont mon sang et ma chair, et dans ma tête il y a un micro-ordinateur miniaturisé où celui que je considère comme mon père a enregistré des renseignements qui proviennent d’une autre galaxie aujourd’hui disparue. […] Je vois des centaines de devoïdes, tous faits comme moi en train de regarder cinq autres devoïdes qui portent des instruments bizarres. » Alain Pacadis, Nightclubbing, Chroniques et articles 1973-1986, Paris, Denoël, 2005, p. 363-364.
6 Ibid., p. 311-312.
7 Voir Guillaume Kosmicki, Musiques électroniques : des avant-gardes aux dance floors, Marseille, Le Mot et le reste, 2009.
8 Jon Savage, Machine Soul, une histoire de la techno, Paris, éditions Allia, 2011, p. 17-18.
9 Ibid., p. 42.
10 Détroit, Chicago, New York, Londres, Sheffield, Francfort, Berlin, etc.
11 Alexis Bernier, « Préface », dans Alain Pacadis, Nightclubbing, op. cit., p. 7.
12 Alain Pacadis, Un jeune homme chic, Paris, Denöel, 2002.
13 Alain Pacadis, Un jeune homme chic, Paris, Le Sagittaire, 1978.
14 Alain Pacadis emploie toujours « disco » au féminin. Alain Pacadis, Nightclubbing, op. cit., p. 304.
15 De nombreux musicologues définissent le disco comme un mouvement qui aurait débuté avec la scène club, dans laquelle les DJs mixent différents morceaux. Dans cette scène, de nombreux morceaux mixés sont des enregistrements de groupes instrumentaux. Nous proposons ici une définition sommaire du disco en tant que genre musical, apparu dans la continuité de ce mouvement.
16 Alain Pacadis, Nightclubing, op. cit., p. 304.
17 Voir Ulf Lindberg, Rock Criticism from the beginning: amusers, bruisers and cool-headed cruisers, Berlin, Peter Lang, 2005.
18 Voir, notamment, Tim Finney, « Say what? La Uk Funky et l’ineffabilité du groove », dans Audimat, no 0, 2012, p. 23-25.
19 Alain Pacadis, Nightclubing, op. cit., p. 377.
20 Ibid., p. 376.
21 Ibid., p. 427.
22 Ibid., p. 304.
23 Ibid., p. 462.
24 Yves Adrien, NovöVision. Les Confessions d’un cobaye du siècle, Paris, Speed 17, 1980.
25 Alain Pacadis, Nightclubbing, op. cit., p. 462-465.
26 Yves Adrien, « La femme-photo », dans Rock & Folk, no 139, août 1978, p. 40-43.
27 Yves Adrien, NovöVision, op. cit., p. 65.
28 La Fougère, « Quelques idées reçues sur l’histoire de la house », Audimat, no 2, 2014, p. 69.
29 Ibid.
30 Alain Pacadis, Nightclubbing, p. 383.
31 « (Une partie de) ce retour aux “principes des origines” de Détroit et Chicago impliquait d’abandonner l’échantillonneur au profit des synthétiseurs analogiques, parmi lesquels la Roland 303 “acieed” bass-machine. Le son analogique fut longtemps défini comme plus “chaleureux” que le son digital ; la dimension “pratique” de ces premiers synthétiseurs avec leurs boutons, cadrans et filtres, était également perçue comme plus “musicale”. » [« (Part of) this return to the “original principles” of Detroit and Chicago involved shunning the sampler in favour of analogue synthesizers, including the Roland 303 “acieed” » bass-machine. Analogue sound was often characterized as “warmer” than digital; the “hands on” nature of these early synths, with their knobs, dials and filters, was also felt to be more “musical”. »] Simon Reynolds, Energy Flash. A Journey through Rave Music and Dance Culture, Londres, Picador, 1998, p. 157.
32 En ligne : <http://www.residentadvisor.net/features.aspx?series=machine> [consulté le 1er septembre 2014].
Notes de fin
1 Note à l’attention du lecteur : les articles d’Alain Pacadis auxquels il est fait référence dans cet article sont tous extraits du recueil Nightclubbing. Chroniques et articles 1973-1986 paru pour la première fois chez Denoël en 2005. Pour retrouver la référence de la revue ou la date de publication d’un article en particulier, il convient donc de se référer à cet ouvrage.
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Comparer l’étranger
Enjeux du comparatisme en littérature
Émilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert (dir.)
2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007