Imaginaire musical, imaginaire spatial : la métaphore musicale comme outil de conception dans l’architecture de Marcos Novak
p. 151-161
Texte intégral
1Musique et architecture entretiennent des liens étroits. On en a souvent fait des « arts sœurs », évoquant les parallèles entre leurs espaces respectifs selon un principe analogique, via des paradigmes de rythmes, de formes ou de proportions. Opérations conceptuelles, les métaphores de l’espace et du mouvement sont usuellement employées dans le discours musical pour expliquer l’expérience sensible et l’impression esthétique de la musique. Comme nous allons le voir, dans l’architecture de Marcos Novak, métaphores musicale et spatiale sont imbriquées, mutualisées pourrait-on dire. Est ainsi élaboré un outil de conception, de conceptualisation et d’expression de l’expérience sensible d’espaces-temps possibles et particuliers, puisque prenant place dans l’espace virtuel de l’information et des réseaux. En effet, si pour Goethe et Schelling l’architecture est une musique figée ou gelée, pour l’architecte Marcos Novak, l’« architecture liquide dans le cyberespace » est une musique spatialisée, une « symphonie dans l’espace1 », une « archimusique » ou encore une musique navigable. Issus de cette métaphorisation mutuelle de l’architecture et de la musique, ce sont ces quelques concepts que nous tenterons ici d’interroger.
Une architecture liquide dans le cyberespace : l’avant-garde architecturale de Marcos Novak
2Presque inconnu en France, Marcos Novak, architecte, artiste et compositeur américain né en 1957, remue néanmoins la sphère de l’architecture dite « numérique » depuis le début des années 1990. Ces trente dernières années, sa pensée théorique et pratique s’est installée au carrefour des nouvelles technologies, de l’architecture et de la philosophie. Son travail s’est développé selon deux axes de recherche : d’une part, une investigation philosophique et critique concernant le rôle et l’impact de la science et de la technologie sur la culture ; d’autre part, une investigation empirique et expérimentale sur les horizons artistiques ouverts par les nouvelles technologies2, et notamment la conception informatique et l’introduction des outils d’aide à la conception (logiciels CAD ou computer-aided design). Passionné de musique depuis toujours, Novak est notamment intéressé par l’évolution des rapports entre architecture et musique entraînée d’une part, par le passage d’une pensée de l’espace et du temps comme entités séparées à celui d’espace-temps ; d’autre part, par l’introduction des logiciels informatiques d’aide à la conception et l’utilisation des algorithmes en architecture et en musique. L’une de ses influences majeures est ainsi Iannis Xenakis.
3À partir du milieu des années 1980 et pendant près de vingt ans, Novak développe ce qu’il appelle une « architecture liquide dans le cyberespace ». Qu’est-ce que le cyberespace ? Le concept apparaît pour la première fois en 1982 dans la nouvelle Burning Chrome de l’écrivain américain de science-fiction William Gibson avant d’être formalisé en 1984 dans son roman Neuromancien. Il y décrit un espace immatériel néanmoins immersif, celui des réseaux et des données informatiques. Le cyberespace est alors défini comme :
Une hallucination consensuelle vécue quotidiennement en toute légalité par des dizaines de millions d’opérateurs, dans tous les pays, par des enfants à qui des concepts mathématiques sont ainsi enseignés… Une représentation graphique de données extraites des mémoires de tous les ordinateurs du système humain. Une complexité impensable. Des traits de lumières disposés dans le non-espace de l’esprit, des amas et des constellations de données. Comme les lumières de villes, dans le lointain3.
4Le cyberespace est ainsi décrit comme une représentation graphique multidimensionnelle des données contenues dans les réseaux informatiques disséminés à travers la planète, un espace immersif et psychotechnique, un espace mental où l’homme et la machine informatique s’interfacent. C’est un espace entre-deux et dépendant du dispositif technique informatique. Tout se passe comme si l’interconnexion de plusieurs ordinateurs venait superposer à notre espace commun une couche supplémentaire, celle de la traduction sensible de la géographie des flux et du traitement mondialisé de l’information4, un océan mondial de données. Si le cyberespace est bien un espace de fiction, un concept aujourd’hui obsolète et suranné, il aura été investi et théorisé durant toute la décennie 1990 : on pensait que l’espace des réseaux informatiques allait acquérir une existence en propre, bien que virtuelle, et que l’on allait pouvoir « s’immerger dans le cyberespace », rentrer dans cet espace-temps particulier, s’y mouvoir, et finalement y habiter… C’est sur cet imaginaire quelque peu mythique ou fantasmatique du cyberespace que notre architecte développe son architecture liquide. Plus que l’expansion technologique que le cyberespace représentait, l’attention de Novak se portait sur les espaces possibles, les espaces des possibles, qui s’ouvraient par ce biais à l’entendement.
5L’architecture liquide prend donc place dans cet espace virtuel de l’information et des réseaux : c’est une architecture immatérielle, qui n’est pas faite de béton ou de verre mais d’information. Dès lors, l’architecture liquide ne se satisfait plus seulement de tous les aspects du monde réel : dans le cyberespace, les règles de la physique ordinaire, celles qui caractérisent notre espace quotidien, ne sont plus des conditions intrinsèques ou inconditionnelles. Alors l’architecture liquide n’a que faire de la géométrie euclidienne, des logiques perspectivistes ou des lois de la gravité. C’est une architecture du lien et de la liaison, du continuum infini des variations possibles, de l’évènement et de la métamorphose. C’est encore une architecture de la continuité et du mouvement, du rythme et du motif, du sensible et de l’expérience, et non une architecture de solides, de volumes et de masses :
L’architecture liquide est une architecture qui respire, qui pulse, qui bondit d’une forme à une autre. L’architecture liquide est une architecture dont la forme est contingente aux intérêts de celui qui l’habite ; c’est une architecture qui s’ouvre pour m’accueillir et se ferme pour me défendre ; c’est une architecture sans portes ni couloirs, où la prochaine pièce est toujours là où j’en ai besoin5.
Figure. 1. Marcos Novak, étude d’une architecture liquide dans le cyberespace, 1991.
Une architecture qui musicale le temps, une musique qui architecture l’espace : un mouvement de métaphorisation mutuelle
6Art sonore silencieux selon Goethe, l’architecture ne s’est pas seulement inspirée à maintes occasions de la musique mais a également pu influencer l’œuvre musicale. C’est par exemple le cas du Canticum Sacrum de Stravinsky (1956) dont les cinq parties répondent aux cinq coupoles de la basilique Saint-Marc de Venise. Pour Novak, si l’on fait de l’architecture et de la musique des « arts-sœurs », c’est en vertu de la conscience du fait que la musique excède le son de la même manière que l’architecture excède la construction. Ainsi, l’on pourrait parler de « pensée musicale6 » de la même manière que l’on parle de « pensée architectonique7 ». En outre, l’on ne saurait évacuer le fait que l’étroitesse de leurs liens se fonde pour beaucoup sur la question de l’espace. Ainsi, l’expérience sensible de la musique ou son impression esthétique sont souvent rendues via des métaphores spatiales : le geste, le mouvement musical ou sonore, se déploie dans un espace-temps propre : celui de la perception acoustique, espace-temps imaginaire, espace intérieur de la représentation mentale. La musique est ainsi le domaine-cible de la métaphore, tandis que l’architecture en est le domaine-source.
Schéma 1
7Chez Novak, ce schème métaphorique architecture/musique se trouve renversé et les métaphores sont imbriquées dans un mouvement de métaphorisation mutuelle. En contrepoint d’une musique qui architecture le temps et d’une architecture qui musicalise l’espace, Novak propose une musique architecturant l’espace et une architecture musicalisant le temps. Ainsi, pour lui, l’architecture liquide n’est pas une musique figée mais une musique spatialisée, et plus encore une « symphonie dans l’espace8 ». L’architecture cesse d’être un espace réceptacle préexistant à la musique, et c’est la musique elle-même qui vient dessiner, déployer, architecturer l’espace. Pour user de métaphore, alors que la symphonie peut être conçue comme un bâtiment construit sur la base d’un plan architectural, dans l’architecture liquide, la symphonie dirige ce plan et préside à la construction de son espace.
Schéma 2
Musique navigable et archimusique : les défis de l’architecture et de la musique
8Malgré tout, la métaphore de la symphonie a des limites : alors que la symphonie musicale est un objet fixe pouvant être répété, la symphonie spatiale de l’architecture liquide ne se répète jamais et continue de se développer sans jamais s’arrêter, s’établissant ainsi dans une sorte de présent perpétuel et fluant. C’est que selon Novak, le défi de l’architecture est l’émancipation de la matière quand celui de la musique est l’émancipation du son, et par là du temps linéaire9. Cette émancipation du temps linéaire apparaît comme une nouvelle étape pour la musique après l’émancipation de la dissonance entreprise par Arnold Schönberg, celle du bruit par Edgard Varèse, l’invention de la forme stochastique par Iannis Xenakis, et enfin, chez John Cage, l’exploration de la non-intention. Le cyberespace, l’inexistence en son sein des contraintes de la physique ordinaire, de l’espace et du temps quotidiens, sont selon Novak ce qui peut permettre à l’architecture et à la musique de relever ces défis : il va alors s’agir de pousser et d’interroger les limites comme les points de rencontre entre les deux disciples.
9Alors que pour Pascal Dusapin, « [l]a musique, c’est le deuil incessant de l’instant10 », dans l’architecture liquide, la flèche du temps sur laquelle se succèdent passé, présent et avenir est rendue caduque par l’instauration d’un maintenant permanent et ininterrompu qui fusionne les trois instances temporelles et qui permet de se déplacer dans l’espace du temps. Ainsi, dans le cyberespace, l’expérience de la musique n’est plus seulement une expérience temporelle mais une expérience de l’espace : la musique devient une atmosphère, un paysage, elle devient « navigable ». La métaphore de l’écoulement du temps, souvent associé à la musique, se transforme alors en une métaphore de l’écoulement de la matière : dans le cyberespace, les bâtiments peuvent couler ou s’écouler et la musique peut être habitée11.
Schéma 3
10Cette métaphorisation mutuelle de l’architecture et de la musique donne alors lieu à un nouveau concept : celui d’« archimusique », soit un effacement des distinctions et des frontières entre les deux disciplines. Leur fusion via le concept d’archimusique est permise par le passage d’une pensée de l’espace et du temps, comme entités séparées, à celle d’une pensée de l’espace-temps. Cette dernière lie inexorablement le temps qui passe à l’espace, et inversement, l’espace que l’on parcourt, au temps. Ainsi, l’archimusique n’est pas un art de l’espace ou du temps mais un art de l’espace-temps. Novak développe ce concept sous quatre formes : dans l’espace actuel, il prend la forme d’une « musique solide » et d’une « architecture invisible », tandis que dans l’espace virtuel, il prend la forme d’une « architecture liquide » et d’une « musique navigable ». Nous portons notre attention sur ces deux dernières.
Schéma 4
« Dancing with the Virtual Dervish : Worlds in Progress »
11« Dancing with the Virtual Dervish : Worlds in Progress », présenté en 1994 au Banff Center For The Arts au Canada, est un environnement virtuel immersif créé par Marcos Novak en collaboration avec l’artiste média Diane Gromala et le danseur-chorégraphe Yacov Sharir. Il illustre les concepts d’archimusique et de musique navigable élaborés par Novak :
Le son […] de [Dancing with the Virtual Dervish] sera une composition musicale conçue comme un paysage : le son entendu à un moment donné dépendra de la trajectoire prise au travers d’un terrain musical invisible, réalisant mon concept de musique navigable. Toute musique interactive pose en principe un espace de séquence de sons possibles dont seulement quelques unes sont réalisées à chaque manifestation. La musique navigable pousse cette idée à sa limite et essaie de reconsidérer la composition musicale comme la création d’un monde dans lequel l’auditoire peut être invité à entrer12.
Figure 2. Marcos Novak, Diane Gromala, Yacov Sharir, « Dancing with the Virtual Dervish: Worlds in progress », 1994.
Figure 3. Marcos Novak, étude pour « Dancing with the Virtual Dervish: Worlds in progress », 1994.
12Le protocole des performances dont fait l’objet ce monde de réalité virtuelle est assez simple : équipés d’un casque de visualisation, de gants de données et de capteurs de mouvement, des performeurs évoluent dans un espace virtuel modelé selon les principes de l’architecture liquide. La progression, les déplacements des performeurs, leurs positions, leurs allures rapides ou lentes, les trajectoires qu’ils empruntent, entraînent l’évolution de la musique, l’accélération ou le ralentissement du rythme, etc. Cette évolution de la musique met en branle une évolution du paysage projeté dans leurs casques de visualisation : la musique n’est pas passive mais active, en ce que les algorithmes qui président à la composition musicale, selon les mouvements des performeurs, déclenchent différents évènements visuels qui à leur tour, de manière interactive, réflexive et générative, engagent une modification de la musique, du paysage et du déplacement en son sein. Il ne s’agit pas pour autant d’une organisation spatiale des sons, d’une scénographie de l’espace par la musique, mais de la mise en place d’une véritable matrice qui va diriger un comportement musical, visuel, spatial et temporel. Chaque paysage est une composition à la fois musicale et spatiale vouée à évoluer selon les déplacements des performers. Il y a donc une infinité de compositions possibles.
Schéma 5
Figures 4 et 5. Différentes formes de la « matrice » spatio-musicale de « Dancing with the Virtual Dervish ».
Composer la musique, composer l’architecture
13Pour conclure brièvement, et comme nous l’avons vu, dans l’architecture liquide de Marcos Novak, la métaphore musicale – plus encore la métaphorisation mutuelle de l’architecture et de la musique –, est un outil de conception permettant de penser des espaces-temps complexes et non conventionnels, dans lesquels les principes de la physique ordinaire n’ont plus cours. C’est que, nous l’avons dit, ce qui intéresse Novak, n’est pas l’expansion technologique que représentait alors le cyberespace, mais les nouveaux espaces possibles, les espaces des possibles ouverts par ce biais à l’imagination. En ce sens, les concepts d’architecture liquide, d’« archimusique » et de musique navigable sont des outils conceptuels permettant d’explorer ces nouveaux mondes de l’architecture liquide mais aussi de conceptualiser l’expérience sensible de ces espaces-temps liquéfiés. Le cyberespace permet à l’architecture de s’émanciper de la matière et à la musique de s’émanciper du temps linéaire au travers du concept d’archimusique. En guise d’ouverture, nous pourrions ainsi nous demander ce que serait une architecture de la dissonance, une architecture du bruit, une architecture stochastique ou de la non-intention. Comment composer ces architectures ? Quelles formes pourraient-elles emprunter ? Les espaces possibles ou espaces des possibles s’ouvrant entre architecture et musique sont, nous semble-t-il, encore à explorer.
Notes de bas de page
1 Marcos Novak, « Liquid Architectures in Cyberspace », dans Michael Benedikt (éd.), Cyberspace : First Steps [1991], Cambridge, MIT Press, 1992, p. 251.
2 Voir Marcos Novak, « 2004 World Technology Awards Winners & Finalists », The World Technology Network, 2005. En ligne : <http://www.wtn.net/2004/bio212.html> [consulté le 1er avril 2014].
3 William Gibson, Neuromancien [Neuromancer, 1984], trad. J. Bonnefoy, Paris, France-Loisirs, 2000, p. 74-75.
4 Henri Desbois, « Le cyberespace, retour sur un imaginaire géographique », Carnets de géographes, no 2, mars 2011. En ligne : <http://www.carnetsdegeographes.org/carnets_recherches/rech_02_02_Desbois.php> consulté le 1er avril 2014].
5 Marcos Novak, « Liquid Architectures in Cyberspace », art. cité, p. 250-251.
6 « Musical thought ». Marcos Novak, « The Music of Architecture : Computation and Composition », Media Arts and Technology (University of California, Santa Barbara), 1991, p. 3. En ligne : <http://www.mat.ucsb.edu/~marcos/TheMusicOfArchitecture.pdf> [consulté le 1er avril 2014].
7 « Architectonic thought ». Ibid., p. 3.
8 Marcos Novak, « Liquid Architectures in Cyberspace », art. cité, p. 251.
9 Voir Marcos Novak, « The Music of Architecture : Computation and Composition », art. cité, p. 2-3.
10 Pascal Dusapin, Composer. Musique, paradoxe, flux, Paris, Collège de France/Fayard, 2007, p. 22.
11 Voir Marcos Novak, « The Music of Architecture : Computation and Composition », art. cité, p. 12.
12 Marcos Novak, « The Media of Dis/Embodiment », Aris 2. Journal of the Carnegie Mellon Department of Architecture, Pittsburg, Carnegie Mellon University Press, 1996, p. 126.
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