La musique comme métaphore de l’innommable dans India Song et Le Vice-consul de Marguerite Duras
p. 115-125
Texte intégral
1Au tout début du film India Song, réalisé par Marguerite Duras en 1975, un écran noir fait soudainement place à un ciel sombre au milieu duquel un soleil rond et orangé tremblote sous l’effet d’un mouvement de nuages épais et gris. Un instant plus tard, une voix, se situant quelque part entre celle d’une femme et d’une enfant, entonne la première note d’un chant en hindoustani. Cette scène brouille d’entrée de jeu les repères, ne laissant pour seule certitude que celle d’être en terre étrangère. Ce chant provoquera, chez tel spectateur, un sentiment d’inconfort, alors que chez tel autre, il sera source d’apaisement ; mais une chose est certaine : il ne laisse personne indifférent. Pour ma part, j’ai eu envie d’en faire le point de départ d’une réflexion sur les liens entre processus créateur et musique chez Duras. Ce chant occupe une fonction tout aussi centrale dans le livre Le Vice-consul, publié en 1966. Le film et le texte comportent plusieurs points de convergence, notamment sur le plan des personnages, de l’histoire et des lieux. Dans India Song : texte, théâtre, film (1973), Duras prend soin de préciser que « [l]es personnages évoqués dans cette histoire ont été délogés du livre intitulé Le Vice-consul et projetés dans de nouvelles régions narratives1 ». Bien que « la lecture, la vision2 » diffèrent entre le film et le texte, Duras y poursuit une même démarche, soit celle d’un processus créateur visant à appréhender ce qui se trouve en deçà du langage et de la représentation. En effet, dans ses films comme dans ses textes, Duras cherche une façon de rendre compte de l’expérience de ceux que le philosophe Walter Benjamin désigne sous le nom des vaincus. Selon Benjamin, la version officielle de l’Histoire s’est imposée par l’intermédiaire d’un récit dont la logique linéaire et chronologique relègue l’expérience des vaincus au silence et à l’oubli. Or c’est précisément ce qui intéresse Duras. Son défi consiste donc à œuvrer vers un inconnu qui échappe à la narration tout en passant par elle.
2C’est ainsi que Duras explique que, pour écrire, il faut se libérer de ce qui est familier pour s’ouvrir à ce qui ne l’est pas, par un processus à la fois exigeant et éprouvant. Parlant de l’écriture du Vice-consul, elle admettra s’être « embarquée dans le travail le plus difficile de [s]a vie3 » dès lors qu’il s’agissait de prêter l’oreille à « l’amplitude du malheur4 », au cri de l’oubli. Ainsi, le lieu qui occupera et préoccupera Duras dans Le Vice-consul et India Song est un monde oublié, rejeté, souffrant, immaîtrisable, celui des indigènes tenus à l’écart par les coloniaux blancs, et qui, par ailleurs, échappe à l’écrit : « C’est pas seulement l’écriture, l’écrit, c’est les cris des bêtes de la nuit, ceux de tous, ceux de vous et de moi, ceux des chiens. C’est la vulgarité massive, désespérante, de la société5. » Or, la musique sera pour l’auteure une ouverture sur cette autre réalité. En effet, dans Le Vice-consul, celle-ci permet de raconter une autre histoire dans l’histoire en cours. Elle constitue également un élément déterminant de l’identité des personnages et de l’histoire. Nous remarquons d’ailleurs que trois airs principaux traversent ce texte : le chant de Savannakhet, Indiana’s Song et le morceau de Schubert6, chacun étant intimement lié à un personnage. J’effectuerai dans cet article l’analyse du chant de Savannakhet en montrant le rôle qu’il joue dans son association avec le personnage de la mendiante.
Le parcours de la mendiante et son identification au chant
3Deux mondes distincts se côtoient dans le livre Le Vice-consul, celui de l’ambassade de France à Calcutta et celui des Indes. L’ambassade représente un monde hermétique que seuls les Occidentaux peuvent pénétrer ; les principaux membres du Cercle européen sont le vice-consul de Lahore, Anne-Marie Stretter et son mari, l’ambassadeur de France, Charles Rossett, jeune attaché politique nouvellement arrivé, ainsi que trois Anglais : George Crawn, Michael Richard et Peter Morgan. À l’aide de grillages protecteurs, l’univers environnant, peuplé par une mendiante et des lépreux, est maintenu à distance. Comme nous l’avons indiqué, Duras tentera de donner une voix à ceux qui n’en ont pas. Ainsi, Peter Morgan, comme on l’apprend dans l’incipit, écrit l’histoire d’une jeune fille chassée de son village natal par sa mère pour être tombée enceinte :
Elle marche, écrit Peter Morgan.
Comment ne pas revenir ? Il faut se perdre. Je ne sais pas. Tu apprendras. Je voudrais une indication pour me perdre. Il faut être sans arrière-pensée, se disposer à ne plus reconnaître rien de ce qu’on connaît, diriger ses pas vers le point de l’horizon le plus hostile, sorte de vaste étendue de marécages que mille talus traversent en tous sens on ne voit pas pourquoi7.
4Qui parle à qui ici ? Pourquoi faut-il que la mendiante se perde ? Selon une lecture possible, le texte semble expliciter le défi auquel il est confronté : appréhender ce qui se refuse au langage, aux repères familiers qui d’ordinaire le constituent. Parallèlement, la seule manière, pour la mendiante, d’obéir à l’injonction maternelle de ne plus jamais revenir, consiste à se perdre. Or comment se perdre en terre familière ? « Il faut être sans arrière-pensée, se disposer à ne plus reconnaître rien de ce qu’on connaît, diriger ses pas vers le point de l’horizon le plus hostile8 », dit le texte. Autrement dit, la mendiante doit se soumettre à un long et drastique processus de perte de soi.
5L’expulsion de la mendiante est avant tout symbolique : il semble qu’elle corresponde à une éviction du domaine maternel, dont la langue maternelle fait partie. Puisque c’est à partir de cette dernière que les relations à l’autre et au monde se tissent, elle détermine ce qui, dans l’identité du sujet, s’est construit pendant et après son apprentissage. Ainsi, la seule façon dont la mendiante puisse se soustraire à la langue maternelle consiste à effectuer à rebours le parcours accompli depuis son entrée dans la langue, pour rejoindre un point d’origine antérieur.
6Comme l’écrit, la mendiante doit s’acheminer vers l’inconnu. Et comme nous le verrons, ce parcours entraînera un dépouillement de son personnage et plus généralement de ce qui traditionnellement constitue l’évolution progressive, chronologique et linéaire du personnage, tout comme celle de l’histoire. Pour sortir de la langue maternelle, la mendiante doit retourner à un état archaïque de l’être, précédant, sur le plan langagier, la scission entre le signifiant et le signifié. Au début du livre, celle-ci est consciente des transformations qui s’effectuent en elle : « Elle trouve qu’invisiblement il se passe quelque chose, qu’elle voit mieux le reste qu’avant, qu’elle grandit d’une certaine façon comme intérieure9. » Cette conscience s’estompera peu à peu, au fil de son parcours : « Elle ne s’aperçoit pas que déjà, par ici, personne ne comprend ce qu’elle raconte. Hier elle l’a remarqué, aujourd’hui, non10. »
7Dans Le Vice-consul, la mendiante chante pour la première fois à l’instant où elle comprend qu’elle ne reverra jamais plus ni sa mère, ni son village : « Sa route, elle en est sûre, est l’abandon définitif de sa mère. Ses yeux pleurent, mais elle, elle chante à tue-tête un chant enfantin de Battambang11. » Notons ici le contraste entre les pleurs causés par la douleur de l’exil et le réconfort apporté par le chant. Plus loin dans le texte, la mendiante qui se trouvait auparavant du côté des autres enfants, désormais expulsée de la communauté humaine, erre cette fois du côté des animaux : « Battambang, chant perçant des enfants perchés sur les buffles et qui tanguent et qui rient, elle le chante avant de s’endormir, derrière les feux de brousse d’un village de forêts, du côté des tigres, dans l’obscurité de la jungle12. » Par un glissement de sens qui s’effectue ici au moyen d’une mise en apposition, en tête de citation, le nom chanté de Battambang finira par incarner pour la mendiante à la fois le lieu de son village natal et le chant de son enfance heureuse, autrement dit son seul et unique repère, son abri : « Battambang la protégera, elle ne dira rien d’autre que ce mot dans lequel elle est enfermée, sa maison fermée13. »
8Au fur et à mesure que la mendiante poursuit sa marche vers l’inconnu tout en se rapprochant de l’univers animal, les termes utilisés pour la décrire relèvent eux aussi du champ lexical de l’animal, tant sur le plan physique : « La repousse des cheveux c’est du duvet de canard14 » que par son mode de vie, comme le montre cette description de la mendiante qui chasse dans la lagune : « La tête seule émerge à fleur d’eau, et très exactement comme un buffle, elle se met à nager avec une hallucinante lenteur. Il comprend : elle chasse15. » Cette description renforce d’autre part le rapport intime entre la mendiante et le chant de Battambang qui s’effectue au cours du récit, chant dont la signification nous est donnée ici : « Chant joyeux de Battambang qui dit que le buffle mangera l’herbe mais qu’à son tour l’herbe mangera le buffle lorsque l’heure sonnera16. » Le début du film India Song, brièvement abordé dans l’introduction, met justement en scène ce lien étroit entre la mendiante et son chant. Dans cette scène, et tout au long du film, celle-ci est absente de l’image, sa présence se manifestant uniquement par son chant, montrant ainsi qu’elle et lui ne font qu’un.
9Si le chant, pour la mendiante, signifie abri, réconfort et calme, l’effet qu’il produit sur les Blancs s’avère très différent. Charles Rossett, par exemple, le jeune attaché politique, perçoit la mendiante et son chant comme une menace :
Le long de la lagune, sur le chemin, derrière lui, des pas précipités, une course de pieds nus. Il se retourne. Il a peur.
Qu’est-ce que c’est ?
De quoi avoir peur ?
On l’appelle. On vient. La forme est assez grande, très mince. Elle est là. C’est une femme. Elle est chauve, une bonzesse sale. Elle agite les bras, elle rit, elle continue à l’appeler arrêtée à quelques mètres de lui.
Elle est folle. Son sourire ne trompe pas.
Elle montre la baie, répète un mot, toujours le même, comme :
– Battambang17.
10En somme, pour Charles Rossett, Battambang est un mot appartenant à une langue inconnue, tandis que, comme nous l’avons vu, le mot Battambang et le chant ne font qu’un pour la mendiante. Mais plus encore, pour elle, Battambang semble relever d’une croyance. Dans son texte « Le visible et l’audible : spécificités perceptives, dispositions sémiotiques et pluralité d’avancées sémiotiques », Jean Fisette explicite la relation particulière entre le concept de transcendance et la valeur symbolique attribuée au son et au bruit :
ll y a là, entre le son et la transcendance, une rencontre qui donne tout son poids à une ferveur religieuse spécifique, car le son, pour sa réception, sa reconnaissance et sa métamorphose (en un ton particulier et donc en une valeur), exige un mouvement d’adhésion de la conscience qui s’appelle une croyance. Un son auquel on refuse de croire ou d’adhérer devient un agacement, et il est retourné dans la catégorie du bruit. À l’inverse, le son auquel, par la croyance, on fait porter une charge symbolique, devient partie intégrante du paysage sonore de notre conscience. Pour cette raison, la valeur symbolique attribuée au son semble indissociable de sa portée émotionnelle18.
11L’incantation chantée de Battambang fait partie du paysage sonore de la mendiante, pour qui l’aboutissement de sa démarche vers le dépouillement le plus extrême coïncide avec l’intériorisation complète du chant, celui-ci s’étant incarné en elle. Le chant appartient également au paysage sonore dans lequel évolue Charles Rossett en ce qu’il fait partie de la « rumeur19 », c’est-à-dire « [l]e conglomérat des bruits20 » qui forment « la trame sociale21 », « la polyphonie22 » de Calcutta et des îles, marquant l’identité des lieux et des habitants qui y vivent. Toutefois, contrairement à la mendiante, Charles Rossett renie catégoriquement toute affinité avec ce chant : l’identité de ce personnage se construit notamment par une démarche visant à toujours se protéger du chant, à s’en dissocier. Ceci se traduit par le rejet de ce que le chant évoque pour les vaincus, de sa valeur, de sa charge symbolique.
12J’aimerais ajouter ici que la « maison fermée » dont il a été question plus haut peut être associée à une matrice, faisant ainsi coïncider le chant et l’origine vers laquelle tend la mendiante. Il s’ensuit que la progression qu’effectue la mendiante tout au long du récit n’est pas conforme à la trajectoire rectiligne et chronologique qui détermine traditionnellement la construction du personnage ; nous l’avons dit, sa démarche, parallèle à celle de l’écriture, est celle d’un dépouillement progressif. Le passage suivant montre en quoi son corps est littéralement rongé de l’intérieur et de l’extérieur :
Elle dort beaucoup, elle est devenue une dormeuse, c’est insuffisant : nuit et jour l’enfant continue à la manger, elle écoute et entend le grignotement incessant dans le ventre qu’il décharne, il lui a mangé les cuisses, les bras, les joues – elle les cherche, il n’y a que des trous là où elles étaient dans le Tonlé-Sap –, la racine des cheveux, tout, il prend petit à petit la place qu’elle occupait, cependant que sa faim à elle il ne l’a pas mangée23.
13Par ailleurs, le mot Battambang qui, peu à peu, se verra dépouillé de ses repères culturels, vidé de son sens, deviendra pour finir simple rythme, suite de syllabes, sons :
– Battambang.
Les trois syllabes sonnent avec la même intensité, sans accent tonique, sur un petit tambour trop tendu. Baattamambbanangg24.
14Toute dernière trace mnémonique et sonore d’un passé perdu, le chant finira par constituer le seul fil assurant une certaine cohésion au personnage de la mendiante : « – Le rire… comme blanchi… le mot qu’elle dit, Battambang, la chanson, le reste a été volatilisé25. » En même temps, le chant, en lequel est inscrite la trace de croyances et de traditions ayant été transmises de génération en génération, devient le véhicule d’une mémoire qui dépasse celle de la mendiante. Par son intermédiaire se dit une croyance selon laquelle la mort fait partie du cycle naturel de la vie, mort dont cherchent désespérément à se mettre à l’abri les membres du Cercle européen ; c’est ce qu’illustre cet extrait dans lequel Charles Rossett, tentant de fuir la mendiante, court se réfugier à l’hôtel : « Voici, vite, le Prince of Wales, ses grillages, sa palmeraie interdite à elle26. » Malgré les barrières physiques et langagières, le chant de Battambang parvient à s’infiltrer dans Le Vice-consul pour raconter une autre histoire qui s’impose dans le récit en cours au cœur même de la narration, comme le suggère George Crawn : « – Savez-vous […] que Peter fait un livre à partir de ce chant de Savannakhet27 ? »
Musique et discours sur l’appartenance
15Je propose maintenant de revenir sur la première scène du film India Song. Une fois le chant terminé, la mendiante lance des « appels dans cette langue inconnue : l’hindoustani28 ». Puis, après un court silence, deux voix de femmes, hors-champ, interviennent :
Voix 2
Une mendiante.
Voix 1
Folle ?
Voix 2
C’est ça … […]
Voix 1
Ah oui… je me souviens. Elle se tient au bord des fleuves… elle vient de Birmanie29… ?
16Les deux voix, dans le film, sont apposées au chant. Les paroles qu’elles prononcent le placent sous le paradigme des vaincus, du côté de la mendicité, de la folie et de l’étrangeté que lui confère son origine. J’aimerais toutefois préciser que l’étrangeté, ici, n’est pas entendue dans un sens géographique, comme l’indiquait Duras dans les remarques générales d’India Song : « Les noms des villes, des fleuves, des États, des mers de l’Inde ont, avant tout, ici, un sens musical. Toutes les références à la géographie physique, humaine, politique, d’India Song, sont fausses30… »
17La mendiante se remet ensuite à chanter, puis l’une des voix se superpose au chant, affirmant à nouveau l’étrangeté du personnage : « Elle n’est pas indienne. Elle vient de Savannakhet. Née là-bas31. » Ainsi les voix, par leurs paroles, masquent le chant, l’éclipsant en le revêtant du sens qu’elles lui octroient, cependant que l’image, à l’écran, se fait la métaphore visuelle du processus d’annihilation à l’œuvre sur le plan narratif : le soleil s’efface, tranquillement recouvert par les nuages, jusqu’à disparaître complètement. Puis l’écran s’assombrit à nouveau, faisant place à l’air d’India Song, joué au piano. Notons ici que la transition entre la scène d’ouverture et la suivante s’effectue par un changement d’instrument : la voix est remplacée par le piano, qui nous transporte à l’intérieur des murs de l’ambassade. Comme les chercheuses Susan Fast et Kip Pegley le font remarquer dans l’introduction du livre Music, Politics and Violence, l’instrument de musique peut tenir un rôle important dans les discours sur l’appartenance : « Dès les premières sources, la musique a été utilisée comme un outil de formulation des discours sur l’appartenance – aux régions, aux nations, aux ethnies, aux classes sociales –, et ce, en grande partie par l’usage d’instruments de musique et/ou de systèmes structurants qui distinguent, sur le plan sonore, la musique d’un peuple de celle d’un autre32. » Dans India Song et Le Vice-consul, la voix est associée à la mendiante et aux lépreux, alors que le piano l’est aux Blancs, ce qui accentue la fracture entre la réalité des indigènes et celle des Blancs. D’une part, la voix est l’unique instrument auquel la mendiante a accès : son corps est son instrument. D’autre part, le piano lui est à jamais inaccessible, tant physiquement que symboliquement : il se trouve à l’intérieur des murs de l’ambassade, lieu qui lui est interdit, d’autant plus qu’il est réservé aux classes sociales privilégiées. Ainsi, dans le livre et dans le film, il est possible de départager les personnages en deux groupes distincts, correspondant à deux paradigmes, en fonction de l’instrument qui les représente, ce qui accroît la distance qui les sépare.
18J’aimerais maintenant examiner d’un peu plus près la relation qu’entretiennent les Blancs à la musique.
Le morceau de Schubert
19Les membres du Cercle européen, s’ils résistent au chant de la mendiante, sont fortement attirés par la musique d’Anne-Marie Stretter. Prenons d’abord le cas de Michael Richard, pour qui la musique a joué un rôle déterminant dans sa décision de s’établir aux Indes :
– Avant de connaître Anne-Marie Stretter, dit Michael Richard, je l’entendais jouer à Calcutta, le soir, sur le boulevard ; ça m’intriguait beaucoup, je ne savais pas qui elle était, j’étais venu en touriste à Calcutta, je me souviens, je ne tenais pas du tout le coup… je voulais repartir dès le premier jour, et… c’est elle, cette musique que j’entendais qui fait que je suis resté – que… j’ai pu rester à Calcutta33…
20Nous remarquons de nouveau dans cette citation une apposition par laquelle s’opère une translation : il y a recouvrement d’Anne-Marie Stretter (elle) par la musique : « c’est elle…, cette musique », révèle que Michael Richard est resté aux Indes non pas par amour pour Anne-Marie Stretter, mais pour sa musique. George Crawn, lui, implore Anne-Marie Stretter de jouer pour lui :
– Anne-Marie, Anne-Marie à moi, joue le Schubert, demande George Crawn.
– Le piano est désaccordé.
– Quand je serai sur le point de mourir je te ferai prévenir, tu viendras me jouer le Schubert. Le piano n’est pas tellement désaccordé, c’est une phrase qui te plaît : Le piano est désaccordé, l’humidité est telle34…
21Nous pourrions nous interroger sur les raisons pour lesquelles la musique d’Anne-Marie Stretter produit un tel effet chez les membres du Cercle européen. Il semble qu’il s’agisse, de prime abord, d’une question d’identification : Schubert est une figure emblématique de l’histoire de la musique occidentale. Michael Richard et George Crawn s’identifient à cette musique. Anne-Marie Stretter, « un espoir de la musique occidentale35 » à Venise, personnifie cette musique et l’empire culturel qu’elle connote. Michael Richard et George Crawn désirent, à travers elle, se raccrocher à leur culture – et ce, d’autant plus qu’ils sont dé-paysés, en terre étrangère. Anne-Marie Stretter, qui est quant à elle, et à la différence des autres, particulièrement réceptive à la douleur des Indes qui s’infiltre dans la musique, lorsqu’elle joue sur le piano que l’humidité sans cesse désaccorde. Elle est incapable de faire semblant comme les autres, ainsi que son mari, l’ambassadeur de France, l’explique au vice-consul : « – Dans les débuts, tous, moi-même, mon cher H., nous en sommes au même point. De deux choses l’une, ou on part, ou on reste. Si on reste, comme on ne peut pas voir les choses en face, il faut… inventer, oui, inventer une façon de les regarder, trouver, comment36… » Anne-Marie Stretter est consciente de contribuer au maintien de l’ordre établi, sans avoir toutefois la possibilité de s’y soustraire. Elle exerce d’ailleurs une double fonction dans la poursuite de cet ordre. D’une part, en jouant au piano, en particulier le morceau de Schubert, elle représente cette culture si chère aux Blancs. D’autre part, elle se fait le réceptacle de la douleur que les vainqueurs doivent évacuer, ne pouvant y faire face. Ainsi, Anne-Marie Stretter, par le piano, rend les Indes supportables aux membres du Cercle blanc :
Charles Rossett se trouve nez à nez avec le vice-consul qui lui dit en riant :
– Certaines femmes rendent fou d’espoir, vous ne trouvez pas ? – Il regarde vers Anne-Marie Stretter qui, une coupe de champagne à la main, écoute distraitement quelqu’un. – Celles qui ont l’air de dormir dans les eaux de la bonté sans discrimination… celles vers qui vont toutes les vagues de toutes les douleurs, ces femmes accueillantes.
Il est soûl, pense Charles Rossett. Le rire du vice-consul est silencieux, toujours.
– Vous croyez que c’est… ça ?
– Quoi ?
– Qui… attire37 ?
22L’importance de la musique d’Anne-Marie Stretter est aussi soulignée par l’emploi du verbe « faire », en ce qu’il ne s’agit pas tant pour elle de « jouer du piano », mais d’en « faire », comme elle le précise :
Non, c’est de la musique qu’elle fait à Venise, du piano. À Calcutta, presque chaque soir, elle joue. En passant sur le boulevard on l’entend. D’où qu’elle vienne, toutes en conviennent, elle a dû apprendre la musique très tôt, à sept ans. À l’entendre, la musique serait ce qu’elle fait peut-être.
– Le piano ?
– Oh, j’en ai fait partout, longtemps, un peu tout le temps38…
23L’ambassadeur est conscient du rôle primordial de sa femme, et afin de rendre les Indes plus supportables aux Blancs, il la cède à qui la veut : « On dit que ses amants sont anglais, inconnus du milieu des ambassades. On dit que l’ambassadeur sait39. » ; « ça finit parfois très drôlement ces réceptions… Écoutez : après, ils vont… Mme Stretter va quelquefois dans un bordel de Calcutta… le Blue Moon… avec des Anglais… ceux-là, les trois qui sont là… ils se soûlent à mort… je n’invente rien… demandez autour de vous40… »
24En somme, la démarche de Duras dans Le Vice-consul et India Song est centrée sur la question douloureuse du passé oublié des vaincus. Cette expérience ne peut se dire au moyen de la narration traditionnelle, celle-ci suivant une logique chronologique et linéaire par laquelle les membres de l’ambassade rendent compte de leur vision de l’histoire, rayant ainsi toute autre interprétation possible. Duras approche cette inconnue qu’est l’histoire en se laissant porter par l’inconnu de l’écriture. Dans Le Vice-consul, la marche de la mendiante s’effectue conjointement au dépouillement du personnage, dépouillement tant du corps que de l’esprit, en suivant une trajectoire orientée vers un point d’origine. Parallèlement, le chant de la mendiante est vidé de son sens et devient une suite de sons. Tout au long du livre, la mendiante et le chant convergent pour finir par former une seule et même chose. Le chant, toute dernière trace mémorielle de la mendiante, est devenu son identité. Il est porteur d’une croyance, celle d’une conception du monde où la vie et la mort s’inscrivent dans un cycle naturel, par opposition à la vision occidentale selon laquelle la mort en signifie la fin. Le chant de la mendiante permet de percer les forteresses du langage narratif pour dire cette autre histoire, oubliée, celle d’un passé perdu, inaccessible.
Notes de bas de page
1 Marguerite Duras, India Song : texte, théâtre, film, Paris, Gallimard, 1973, p. 9.
2 Ibid.
3 Marguerite Duras, Écrire, Paris, Gallimard, 1993, p. 30.
4 Ibid., p. 40.
5 Ibid., p. 29.
6 Le titre de cette pièce n’est jamais mentionné dans le texte.
7 Marguerite Duras, Le Vice-consul, Paris, Gallimard, 1966, p. 9.
8 Ibid.
9 Ibid., p. 18.
10 Ibid., p. 54.
11 Ibid., p. 28.
12 Ibid., p. 52.
13 Ibid., p. 62.
14 Ibid., p. 17.
15 Ibid., p. 207.
16 Ibid., p. 58.
17 Ibid., p. 204-205.
18 Jean Fisette, « Le visible et l’audible : spécificités perceptives, dispositions sémiotiques et pluralité d’avancées sémiosiques », dans Jean Fisette et Jacques Fontanille, « Le sensible et les modalités de la semiosis. Pour un métissage théorique », Tangence, no 64, 2000, p. 89-90.
19 Ibid., p. 85.
20 Ibid., p. 84.
21 Ibid.
22 Ibid. p. 84-85.
23 Marguerite Duras, Le Vice-consul, op. cit., p. 18.
24 Ibid., p. 21.
25 Ibid., p. 182-183.
26 Ibid., p. 206.
27 Ibid., p. 157.
28 Marguerite Duras, India Song, op. cit., p. 22.
29 Ibid., p. 23.
30 Ibid., p. 9.
31 Ibid., p. 23.
32 « As far back as documentation exists, music has been used as a means through which discourses of belonging – to regions, nations, ethnicities, classes – have been articulated, largely through the use of musical instruments and/or structuring systems that make one people’s music sound distinctive from another’s. » Susan Fast et Kip Pegley (éd.), « Introduction », dans Susan Fast et Kip Pegley, Music, Politics and Violence, Middletown, Connecticut, Wesleyan University Press, 2012, p. 16. Nous traduisons.
33 Marguerite Duras, Le Vice-consul, op. cit., p. 187.
34 Ibid., p. 161.
35 Ibid., p. 186.
36 Ibid., p. 119.
37 Ibid., p. 120.
38 Ibid., p. 110-111.
39 Ibid., p. 96.
40 Ibid., p. 140-141.
Auteur
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