Circonscriptions régionales et élections européennes : le cas français (2004-2009)
p. 385-403
Texte intégral
1En dépit des vœux réitérés depuis longtemps par de nombreuses personnalités européennes, on pourrait presque dire, sans forcer le trait, qu’en matière électorale chacun des pays composant l’Union européenne se différencie par son système électoral et son mode de découpage présidant à l’élection des députés au Parlement européen. Ainsi chaque État a-t-il ses propres procédures, fruit d’une histoire différente et de logiques spécifiques. La France, jusqu’en 2004, a opté pour un mode de scrutin novateur, la représentation proportionnelle (sans panachage ni vote préférentiel, et avec un seuil de 5 % des suffrages exprimés pour participer au décompte des sièges) assortie d’une condition qui semblait alors intangible : la circonscription unique. La loi du 7 juillet 1977, qui fixa les modalités d’élection des eurodéputés français, insistait bien sur l’échelon national, seul garant de l’indivisibilité de la France, une des clés de voûte de la Constitution de 1958. Vingt-cinq ans plus tard, les règles électorales furent modifiées, et la loi du 11 avril 2003 instaura une France octogonale, découpée en grandes circonscriptions régionales, ce qui suscita de nombreux débats et permet de s’interroger aujourd’hui encore sur la pertinence et les retombées de cette réforme.
2Certes, le Parlement européen par la voix du député grec Georgios Anastassopoulos avait, en 1998 et afin d’harmoniser les procédures, proposé aux différents États un découpage en quelques grandes circonscriptions dans le but d’améliorer les échanges entre électeurs et élus, mais l’essentiel des explications justifiant ce revirement français résida dans des causes purement nationales. Ce furent avant tout des éléments d’ordre politique qui ont pu rendre compte de ce changement visant à la régionalisation du scrutin : le premier but recherché par le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin (mais Lionel Jospin était arrivé, en 1998, au même découpage) semblait bien le désir de casser la logique protestataire d’un vote hexagonal qui sanctionnait souvent les gouvernements en place. Comme le remarque avec justesse Nicolas Grigny, « en obtenant des circonscriptions plus petites où le poids des leaders locaux et des notables jouerait de façon plus nette, on espérait briser les ressorts du vote extrémiste et protestataire qui avait rassemblé presque un tiers des suffrages exprimés lors du premier tour de l’élection présidentielle1 » de 2002. Le second but de la réforme consistait à renforcer le poids des grands partis puisqu’on sait bien qu’un tel changement défavorise avant tout les petites forces politiques : le scrutin proportionnel devient, en effet, d’autant plus inégalitaire que la taille de la circonscription où il s’applique a peu de sièges à répartir2. Les formations politiques ne s’y sont pas trompées et les protestations sont venues des plus petites : l’UDF en tête, fer de lance du combat contre la dénationalisation du scrutin, contre sa transformation en élections locales. De nombreux commentateurs d’horizons divers ont souligné à l’unisson le danger, inhérent à cette réforme, de constitution de fiefs électoraux ou de confortement du rôle des notables locaux au sein de leur région, éléments peu susceptibles de modifier l’image du Parlement européen auprès des Français3. C’est pourtant l’argument officiel de proximité qui fut employé pour promouvoir cette réforme : il s’agissait de rapprocher l’élu du citoyen, de « rapprocher les députés européens du terrain4 », mais la taille et l’hétérogénéité sociologique des huit circonscriptions retenues ne le permettait guère. Il semble difficile de parler de proximité lorsque les territoires sont tellement étendus : les huit circonscriptions retenues5 (7 pour l’hexagone et 1 pour l’outre-mer) ont été dotées d’un nombre de sièges à pourvoir (78) répartis au prorata de leur poids démographique : 12 sièges pour le Nord-Ouest, 10 pour l’Ouest, l’Est et le Sud-Ouest, 13 pour le Sud-Est, 6 pour le Massif central-Centre, 14 pour l’Ile-de-France et 3 pour l’outre-mer. En 2009, eu égard au dernier élargissement, ils ne sont plus que 72 eurodéputés français (10 pour le Nord-Ouest et le Sud-Ouest, 9 pour l’Ouest et l’Est, 13 pour le Sud-Est et l’Île-de France, 5 pour le Massif-central-Centre, et 3 pour l’outre-mer). Quant à la meilleure représentation des différentes composantes territoriales, rien n’imposait à un candidat de résider ou d’être originaire de la circonscription dans laquelle il se présentait.
3Ainsi, le nouveau mode de scrutin « territorialisé » a-t-il laissé le jeu ouvert à des stratégies s’appuyant sur des logiques d’ancrage régional, mais le souci d’être élu ou réélu a également donné lieu à de nombreux parachutages ou à des migrations électorales.
Être « élu quelque part »
4Se pose d’emblée la question de l’importance de l’ancrage régional du candidat ou de l’élu au Parlement de Strasbourg, entendu ici comme l’exercice d’autres mandats électifs à différents niveaux de décision ; variable selon les partis et les régions, cette proportion est à analyser selon le type de mandat que le candidat ou l’élu a exercé, laissant de côté d’autres équilibres à observer comme la pondération entre « nouveaux entrants » et « sortants » ou la représentation des courants internes qui structurent un parti.
Quelques calculs6
5Les données disponibles n’ont permis de repérer les parcours de la totalité des inscrits (138) sur les listes des 7 circonscriptions métropolitaines (l’outre-mer ayant été laissé de côté en raison de sa situation très particulière) que pour trois formations politiques en 2009 : la Majorité présidentielle, le Modem et Europe Écologie7. Il s’est malheureusement révélé impossible de reconstituer les biographies pour le scrutin antérieur de 20048. Quant aux élus, nous avons pu soumettre aux mêmes calculs la totalité des eurodéputés de 20099, et comparer ainsi ceux qui étaient issus des rangs de la Majorité présidentielle et ceux du Parti socialiste.
6Les inscrits sur les différentes listes en vue des élections européennes de juin 2009 occupent, tout parti confondu, en premier lieu des tâches de conseiller municipal (47,1 % pour la Majorité présidentielle, 35,5 % pour le Modem et 28,2 % pour Europe Écologie), moins fréquemment de maire, de conseiller général (10,2 %) uniquement pour la Majorité présidentielle et de conseiller régional surtout pour le Modem (11,5 %) et Europe Écologie (13 %). Très peu ont un mandat de député ou de sénateur : c’est à l’échelon le plus modeste, celui de la commune, que les inscrits sur les listes ont donc réalisé leur ancrage. Deux nuances doivent être apportées : la répartition sensiblement différente selon les régions et la distinction entre la tête de liste et les autres. Ainsi, pour le Sud-Est, près de la moitié des inscrits sur les listes sont des conseillers municipaux ! Si l’on prend l’exemple d’Europe Écologie dans cette même région, 7 inscrits sont conseillers régionaux (26,9 %) et 13 sont conseillers municipaux (50 %). Cet ancrage dans le cadre de la commune, du département ou de la région est en fait souvent éclipsé par le côté médiatique des têtes de liste parachutées : pour le Modem dans la région Est, c’est Jean-François Kahn, journaliste, fondateur de Marianne qui conduit la liste ; dans la région Ouest, c’est Sylvie Goulard, présidente du Mouvement européen-France ; pour le Nord-Ouest, c’est Corinne Lepage, ministre de l’Environnement entre 1995 et 1997, présidente de CAP 21 depuis 1996, et candidate à l’élection présidentielle en 2002.
7Si l’on s’intéresse aux 69 élus de l’hexagone, 39,1 % exerçaient un mandat de conseiller municipal et 8,6 % de maire, 10,1 % de conseiller général et 10,1 % de conseiller régional tandis que seulement 2,8 % étaient députés ou sénateurs. Seul l’échelon départemental semble différencier réellement l’élu de la Majorité présidentielle de l’élu PS, qui ne semble pas présent à ce niveau.
Le rôle de la proximité
8Présentée comme l’argument justifiant la réforme du scrutin, la question de la proximité des candidats ou des élus avec les citoyens a pris un relief nouveau : leur image s’est infléchie, le bon candidat étant désormais le candidat « ancré » – sans toutefois faire disparaître les parachutages –, tandis que les débats et enjeux régionaux ont pris une place variable, coincés entre le national et les questions européennes.
9La figure de l’ancré au sens géographique suscite une image positive : certes elle ne suffit pas à en faire obligatoirement un bon candidat ou un bon eurodéputé, mais elle y contribue. Il semble que l’investissement local justifie en partie pour les militants, la « base », la reconduction sur les listes : ainsi peut-on interpréter les votes négatifs, en mai 2004, des militants socialistes de l’Est face à la liste présentée par le Parti socialiste. L’ancienne ministre et maire de Strasbourg, Catherine Trautmann, avait été reléguée en quatrième position (a priori non-éligible) en raison d’un conflit avec Pierre Moscovici imposé comme tête de liste. Un autre ancré « recalé », Jean-Louis Cottigny, menacé de ne pas être reconduit dans le Nord-Ouest, en 2004, suscita lui aussi la sympathie et emporta finalement la décision. L’un comme l’autre ont figuré au bout du compte sur les bancs des élus à Strasbourg10.
10Des ancrages successifs peuvent se superposer : ainsi, la tête de liste du Parti communiste dans la région Massif central-Centre en 2004, Daniel Geneste, qui conduit « une liste ancrée dans le social ». Cheminot, fils d’une famille nombreuse d’agriculteurs de Corrèze, secrétaire général de l’union inter-fédérale des transports CGT, membre du PC, il mène une liste
« représentative du point de vue géographique de cette immense circonscription Massif central-Centre engendrée par un découpage électoral voulu par la droite, et du point de vue de la sociologie du mouvement social dans cette région. Il y a donc des syndicalistes, par exemple de chez Michelin, ou de la Sécurité Sociale […] des syndicalistes agricoles aussi. Présents aussi des élus, soit locaux je pense à la conseillère municipale de Dreux – réalisant au concret l’union de la ville et des champs, soit plus expérimentés, comme ces conseillers généraux11 ».
11Enfin, le parfait bon élève, ou présenté comme tel, c’est Joseph Daul : député européen depuis 1999, constamment réélu dans l’Est, son implication lui a valu en 2007 la présidence du Parti populaire européen et des démocrates européens (PPE-DE). En outre, il est titulaire de la commission du contrôle budgétaire. Outre ses qualités de « Monsieur 96 % de présence au Parlement de Strasbourg », cet éleveur alsacien
« a certes gardé un ancrage local – adjoint au maire de Pfettisheim, fonction qu’il a lui-même occupée – dans cette région du Kochersberg où son fils a pris les rênes de l’exploitation familiale de 75 hectares. Il continue également de présider la Coopérative de viande d’Alsace. Mais, du lundi au jeudi, il se consacre au Parlement européen. Et il réserve les vendredis et samedis à des réunions en France, mais aussi en Allemagne – il parle couramment l’allemand – et dans de nouveaux pays de l’Union, de la Lithuanie à la Pologne12 ».
12Les impacts régionaux se ressentent également dans la teneur de la campagne : les débats et les stratégies des partis ont pris, en 2004, des accents régionaux. Ainsi, dans la circonscription de l’Ouest (Bretagne, Pays-de-la-Loire, Poitou-Charentes), la thématique de la mer se trouva au centre des débats : Roselyne Bachelot (tête de liste UMP13) définit la circonscription comme « la proue de l’Union européenne […] avec l’élargissement de l’Europe à 25, le grand Ouest en est plus que jamais l’extrémité occidentale14 », tandis que la problématique de la mer (sécurité maritime, pollution, avenir des pêcheurs et développement des infrastructures portuaires) revenait dans tous les discours. Le PRG présenta même le navigateur Jo Le Guen qui a traversé l’Atlantique à la rame en solitaire ! En raison de sa position géographique, la circonscription Est, beaucoup plus hétérogène (Champagne-Ardenne, Lorraine, Alsace, Franche-Comté, Bourgogne), prit comme thème de campagne la question des frontaliers. Si les deux principaux candidats, anciens parlementaires européens, Joseph Daul (UMP) et Pierre Moscovici15 (PS), en appelaient à une harmonisation des législations sociales, il va sans dire que la vision de cette harmonisation n’était pas la même à droite et à gauche. Se référant aux 35 heures, l’ancien ministre du gouvernement de Lionel Jospin souhaitait les étendre au niveau européen, alors que Joseph Daul plaidait, en se référant à la pratique allemande, pour la possibilité de travailler jusqu’à 40 heures avec le paiement du différentiel en heures supplémentaires. Leurs deux profils symbolisent bien des ancrages aux temporalités différentes : l’un, agriculteur et maire dans le Bas-Rhin, l’autre, de par son corps d’origine, conseiller à la Cour des comptes, devenu militant dans le Doubs, puis élu député en 1997.
13Si les enjeux régionaux jouent un rôle non négligeable, il convient donc enfin de s’interroger sur l’incidence de l’implication locale des candidats au vu des résultats.
Des résultats inattendus
14Si la régionalisation du scrutin n’a pas suscité d’intérêt accru de la part des électeurs, loin s’en faut, force est de constater qu’à l’aune de notre problématique les résultats ne sont pas aisés à analyser.
15L’ancrage régional engendre des conséquences électorales qu’il faudrait examiner en détail et pas seulement à l’échelle de ces circonscriptions, mais à une échelle départementale en raison des distorsions repérables à l’intérieur de ces divisions. Souvent l’implication locale est payante et permet au candidat de doter son parti d’un score largement supérieur à celui de la moyenne nationale. L’implication personnelle peut se surimposer à une tradition longue, à un fief historique. C’est le cas pour le maire communiste de Calais, Jacky Hénin : en 2004, sa liste obtint 6,8 % dans la région Nord-Ouest, notamment 10,44 % dans le département du Pas-de-Calais et 8,37 % dans le Nord : « le PCF, contrôlé par la gauche du parti, résiste ici mieux qu’ailleurs16 », résultat qui n’est pas surprenant en raison de l’implantation historique du Parti communiste dans le Nord. Pourtant battu aux municipales de 2008, il confirme son résultat comme tête de liste en 2009 : l’ancien maire de Calais réalise 30,16 % des suffrages dans son ancien fief pour le Front de gauche (6,84 % à l’échelle de toute la circonscription) et conserve ainsi son poste de député européen. Marine Le Pen dans le Pas-de-Calais confirme, de son côté, son bon score à Hénin-Beaumont où elle est conseillère municipale. Philippe de Villiers conforte également sa propre position dans son fief vendéen en raflant près de 40 % des suffrages en 2004 (12,36 % à l’échelle de tout l’Ouest), puis 32,96 % en 2009 alors qu’il n’atteint sur toute la circonscription qu’un 10,27 % en léger recul par rapport à 2004. De même, c’est la « régionale de l’étape » qui l’emporta en 2004 dans sa région Massif central-Centre : Catherine Guy-Quint députée européenne depuis 1999, seule femme tête de liste au PS, conquiert 3 sièges sur 6. Ces 3 élus occupaient des positions régionales : Catherine Guy-Quint, maire de Cournon d’Auvergne de 1989 à 1999, conseillère générale du Puy-de-Dôme de 1996 à 1998, puis conseillère régionale d’Auvergne de 1998 à 1999 ; André Laignel, maire d’Issoudun (Indre) ; Bernadette Bourzai, maire d’Egletons (Corrèze). Toutefois, on peut observer que Catherine Guy-Quint, élue auvergnate, parvint moins à mobiliser sur son nom les électeurs des départements du Bassin parisien (Eure-et-Loir, Loiret). L’analyse revêt à peu près la même tonalité pour les listes concurrentes puisque la liste UMP était dirigée par Brice Hortefeux, élu à Strasbourg depuis 1999 et au conseil régional d’Auvergne depuis 199217. Il est vrai que ce fidèle d’entre les fidèles bénéficiait de la plus grande proximité avec Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Économie. L’« auvergnat » Brice Hortefeux, contre toute attente, emporta même 3 sièges en 2009 devançant largement (de 10 points) la liste PS conduite cette fois par le fabiusien Henri Weber, déjà élu en 2004 mais dans le Nord-Ouest18.
16Cela pose le problème du sort des parachutés. En réalité, certains réussissent bien voire très bien : le centriste Jean-Marie Cavada, dans le Sud-Ouest en 2004, réussit une belle percée et « talonne partout l’UMP, lui taillant même quelques croupières dans l’Aquitaine de Juppé où les socialistes, en tête à Bordeaux, confirment leur poussée19 » ; Michel Rocard, dans le Sud-Est, surfant sur la vague rose, obtint un taux de vote supérieur à 30 % dans toute la circonscription, excepté les marges méditerranéennes et savoyardes, alors que cinq ans plus tard Vincent Peillon a divisé par deux les scores de l’ancien Premier ministre. Enfin, en 2009 toujours, c’est Jean-François Kahn qui réalise dans l’Est le meilleur score du Modem (9,43 %).
Le jeu complexe des équilibres politiques
17En dépit de la régionalisation du mode de scrutin, l’assise territoriale des candidats apparaît seulement comme une ressource électorale parmi d’autres.
Un ancrage peu prégnant
18Deux arguments peuvent être avancés. Vis-à-vis des électeurs, l’imagerie électorale valorise de manière très variable l’ancrage régional des candidats. C’est particulièrement frappant lorsque l’on se penche sur les professions de foi de 2009. Pour la majorité, les trois premiers candidats sont photographiés, les colistiers énumérés, sans autre précision biographique. Il en est de même au PS, même si seule la personnalité en tête de liste est mise en valeur. On observe une diversité encore accrue au sein des principales autres listes. Pour Europe Écologie, certains chefs de file donnent un contenu exclusivement programmatique à leur profession de foi, tandis que Sandrine Bélier (Est) ancre régionalement ses colistiers et que seuls Jean-Paul Besset (Massif central-Centre) et Yannick Jadot (Ouest) les présentent avec leurs mandats. Au Front National, Marine Le Pen (Nord) spécifie qu’elle est conseillère municipale à Hénin-Beaumont, et Bruno Gollnisch – conseiller régional de Rhône-Alpes mais candidat sortant dans l’Est – est le seul à mentionner l’origine départementale de ses principaux colistiers. Les bulletins de vote de toutes les formations sont plus explicites et présentent brièvement chacun des candidats, notamment par leurs mandats électoraux, sauf la liste socialiste qui se borne à les rattacher à un département.
19Quant à la manière dont est perçu le caractère territorialisé de l’élection, il est révélateur que les parachutages de têtes de liste loin de leurs terres électorales soient légion – le fait vient d’être évoqué au travers des résultats. Quelques exemples peuvent l’attester. Alors que sa carrière municipale et parlementaire le rattachait aux Yvelines, Michel Rocard a été chargé en 2004 de mener la liste socialiste dans le Sud-Est. Fin octobre 2008, le ministre de l’Agriculture Michel Barnier déclarait : « Je souhaite conduire la liste européenne dans le Grand Sud-Est où j’ai mes racines et mes attaches », rappelant 35 ans d’engagement au service de sa région, la Savoie, comme conseiller général, député puis sénateur ; « coordinateur de la campagne nationale » pour la majorité, il dut finalement se présenter en Île-de-France. Sénateur de l’Essonne, Jean-Luc Mélenchon a choisi de conduire le Front de Gauche dans le Sud-Ouest. Même s’il s’éloigne de la problématique de cet ouvrage, le lancement de personnalités civiles dans des régions où elles n’ont aucune attache doit aussi être évoqué. L’UDF présentait en 2004 l’ancien président de Radio France, Jean-Marie Cavada, dans le Sud-Ouest. Ce parisien, originaire de Lorraine où il débuta sa carrière journalistique, n’avait d’autre lien avec cette région qu’une maison au Pyla ; mais François Bayrou l’avait laissé libre de choisir sa circonscription, comptant sur sa notoriété et son habitude des médias. En 2009, devenu conseiller de Paris, il figurait pour le Nouveau Centre en troisième place sur la liste présentée par la majorité présidentielle en Île-de-France. Quel meilleur symbole du parachutage que le changement de circonscription au fil des législatives européennes ? Le choix fait par le Modem du journaliste Jean-François Kahn dans l’Est s’est heurtée à la vive résistance des deux eurodéputés élus par cette région en 2004 : Nathalie Griesbeck – conseillère générale de la Moselle – et Jean-Marie Beaupuy – conseiller municipal de Reims. La première a récupéré son siège après la démission de Jean-François Kahn, comme ce dernier s’y était engagé s’il n’obtenait pas deux élus ; le second s’est présenté dans le Massif central-Centre et a été battu.
Les critères en jeu
20Comment les listes sont-elles donc constituées ? Au moment de la réforme du mode de scrutin européen, on pouvait s’attendre à ce que leur élaboration dans les grandes circonscriptions suscite, quel que soit le courant politique, d’intenses négociations entre les ténors de chacune des régions constitutives pour obtenir la tête de liste et la présence de plusieurs élus locaux. En fait, le jeu politique s’est révélé autrement complexe en raison de la multiplicité des critères politiques à concilier.
21Deux sont patents. La représentation des régions et des départements, qui nous concerne directement. Or, comme l’a reconnu Jean-Claude Gaudin, qui coprésidait la commission d’investiture de l’UMP en 2009, il est strictement impossible pour chaque grande circonscription de « caser dans les trois premiers un de chaque département20 ». C’est aussi le cas outre-mer où le dispositif a été modifié pour composer avec le poids démographique très lourd de La Réunion : représentant un tiers des votants, elle a fourni en 2004 les têtes de liste des principaux partis et les trois élus. En 2007, les parlementaires ont décidé à leur quasi-unanimité de diviser la circonscription d’outre-mer en trois sections – Atlantique, Pacifique et océan Indien – disposant chacune d’un eurodéputé, mais élu lors d’un seul scrutin pour respecter la proportionnalité ; les eurodéputés sont donc répartis en fonction des suffrages recueillis par chaque liste dans chaque section, d’où une grande complexité. De manière générale, il convient de relever que le mandat local se situe essentiellement au niveau municipal, avec une majorité de conseillers : c’est particulièrement le cas des eurodéputés, conformément à l’analyse selon laquelle ils sont dotés de ressources politiques secondaires. Il est aussi permis de supposer que l’assise électorale joue un rôle indéniable dans la désignation des membres non éligibles, afin qu’ils soient susceptibles de faire office de relais local de la campagne. Quoi qu’il en soit, cette variable locale se conjugue à d’autres, dont la règle sur la parité est la plus visible : conformément à la loi no 2000-493 du 6 juin 2000 art. 7, « chaque liste est composée alternativement d’un candidat de chaque sexe ». Même s’il a été démontré qu’il n’a pas fallu attendre la loi pour que « le genre constitue une ressource politique… rentable au PE21 », les femmes restent moins nombreuses à conduire une liste. En 2004, le PS n’avait retenu que Catherine Guy-Quint dans le Massif central-Centre et c’est cette élue sortante, fière de son expérience d’élue locale, qui a obtenu le meilleur score socialiste. Du côté de l’UMP, on trouvait Roselyne Bachelot – conseillère régionale des Pays de Loire – dans l’Ouest, Françoise Grossetête – adjointe au maire de Saint-Étienne – dans le Sud-Est et Tokia Saïfi– implantée dans le département du Nord – dans le Nord-Ouest. La situation s’est inversée en 2009 : d’une part, Catherine Trautmann – conseillère municipale de Strasbourg – dans l’Est, Bernadette Vergnault – conseillère municipale de Poitiers – dans l’Ouest et la Réunionnaise Ericka Bareigts dans les DOM-TOM ; de l’autre, Françoise Grossetête. La diversité – d’origine, d’orientation22, etc. – est plus largement prise en compte.
22Une élection passe par l’affrontement de figures bien identifiées par les électeurs et les médias ce qui, dans un scrutin régionalisé, pose la question du choix, comme chefs de file, entre des barons locaux et des personnalités nationales. Plusieurs facteurs jouent en faveur de ces dernières. Ainsi a-t-on pu dire que la mandature européenne faisait office de « maison de convalescence pour hommes (ou femmes) en mal de mandat national23 ». En 2004, cela s’est traduit par le parachutage de ministres venant de quitter le gouvernement : Roselyne Bachelot, qui se targuait d’être, « de toutes les têtes de listes UMP, la seule qui ait vraiment une image nationale24 » ; Nicole Fontaine, placée deuxième sur la liste en Île-de-France malgré les réticences des élus locaux qui lui auraient préféré l’eurodéputée sortante Marie-Thérèse Hermange, conseillère régionale d’Île-de-France, alors qu’elle-même n’avait aucune assise électorale. La prédilection pour les « candidats médiatiques25 » est évidente : entre autres exemples, citons le choix fait par l’UMP en 2004 d’opposer en Île-de-France Patrick Gaubert, président de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme, à Harlem Désir, ancien dirigeant de SOS Racisme ; le parti majoritaire a également accordé une prime à la notoriété nationale en 2009, avec Roselyne Bachelot, Michel Barnier ou Dominique Baudis pour qui il s’agissait d’un retour en politique dans sa région du Sud-Ouest ; quant à Brice Hortefeux, conseiller régional d’Auvergne, sa présence au troisième rang dans le Massif central-Centre avait pour but de dynamiser la campagne sans pour autant amener le ministre à siéger en quittant le gouvernement26. Il convient toutefois de remarquer que, si l’on excepte Michel Barnier et Dominique Baudis, toutes les têtes de liste de la majorité en 2009 avaient un mandat local. Ce n’était le cas que de trois pour le Modem (Jean-Marie Beaupuy, Jean-Luc Bennahmias et Marielle de Sarnez), et d’une pour Europe Écologie (Michèle Rivasi). En effet, le Modem n’a pas rejeté la stratégie médiatique, en présentant le sociologue Robert Rochefort, le journaliste Jean-François Kahn ou Sylvie Goulard… Quant à Europe Écologie, la variété de son « casting » a joué en sa faveur27. Ce constat confirme le caractère plus ouvert et moins marqué par la professionnalisation politique du recrutement des parlementaires européens.
23Se greffe encore la question épineuse du sort réservé aux élus sortants. Compte tenu de la volonté de renouvellement manifestée par les appareils partisans, leur destinée est loin d’être garantie, sans que leurs compétences ou leur investissement à Strasbourg ne jouent réellement. C’est ainsi que le constitutionnaliste Olivier Duhamel ne figura pas à nouveau sur les listes socialistes en 2004, alors même qu’il avait représenté le Parlement européen au sein de la Convention sur l’avenir de l’Europe, y jouant un rôle actif et remarqué, et figurait dans le peloton de tête des eurodéputés les plus assidus. Mais, outre son profil atypique, le fait que le traité constitutionnel ait été un brandon de discorde au sein du PS a sans doute joué contre lui28. En 2009, sur 31 députés socialistes sortants – dont quatre avaient choisi de ne pas se représenter –, seuls 11 étaient en position éligible, mais leur activité au Parlement européen ou leur notoriété régionale n’avaient pas été un élément de sélection. Marie-Noëlle Lienemann – vice-présidente de la région Nord-Pas-de-Calais – a ainsi été exclue à sa vive indignation : « C’est triste à dire, mais le travail n’a aucune influence. Dans ma région, Martine Aubry a préféré placer trois partisans de sa motion aux trois premières places29. » Quant au « sortant sorti » Gilles Savary, conseiller général de la Gironde, « un des rares socialistes français à peser à Strasbourg » depuis dix ans30, il a attribué son éviction à une « coalition obscure d’apparatchiks et de féodaux » : « Mon parti m’a tuer31 ! » Une pétition de soutien lancée par la fédération de la Gironde – « département le plus peuplé de l’ensemble de la circonscription électorale du grand Sud-Ouest, réservoir électoral de grande ampleur pour la gauche » – a réclamé « le respect des territoires », la région Aquitaine n’étant pas représentée dans les trois premières places éligibles32. Des exemples pris du côté de l’UMP en 2009 prouvent que ni l’ancrage régional, ni les compétences européennes n’y sont non plus une garantie : Jean-Paul Gauzès, conseiller régional de Haute-Normandie, élu au Parlement européen avec Tokia Saïfi par le Nord-Ouest en 2004, ne figurait plus qu’à une délicate troisième place ; c’était aussi celle d’Alain Lamassoure, conseiller municipal d’Anglet, ancien député des Pyrénées-Atlantiques, ancien ministre, dans le Sud-Ouest. Ce dernier s’était vu préférer Dominique Baudis, jugé meilleure locomotive électorale, et donc relégué sur ce qu’il a qualifié de « strapontin ». « Je n’ai plus l’âge des strapontins », s’est indigné cet artisan du traité de Lisbonne, jugeant la situation « complètement schizophrénique » : « D’un côté, le PPE me demande de participer à la rédaction de son programme, le comité des sages va m’auditionner sur l’avenir de l’Union, et la présidence suédoise me consulter sur un de mes rapports et, de l’autre, je ne figure même pas en tête dans ma région33. » Les bons résultats enregistrés par la majorité présidentielle leur ont néanmoins permis d’être élus. Les statistiques mettent en lumière le poids croissant des sortants qui rend compte de l’institutionnalisation progressive du Parlement européen.
24Au final, ce sont les enjeux partisans qui paraissent primer. Ils renvoient parfois à la pression des autorités politiques. Ainsi est-ce à la détermination du président Jacques Chirac lui-même que l’ancien pilote de rallye automobile Ari Vatanen, élu en 1999 dans les rangs des conservateurs finlandais mais installé depuis dans le Lubéron, a dû en 2004 de se retrouver en deuxième position sur la liste conduite par Françoise Grossetête dans le Sud-Est, en dépit des réserves de la commission nationale d’investiture présidée par Jean-Claude Gaudin, de la désapprobation des fédérations concernées, des objections des élus locaux et des responsables nationaux. « Nous avons adopté un mode de scrutin censé rapprocher les élus européens de leurs électeurs, et là on nous impose un Finlandais pour défendre la politique méditerranéenne au sein de l’Union », ironisait Christian Estrosi, député des Alpes-Maritimes et membre de la commission exécutive de l’UMP, concluant : « La position de Chirac est une énigme34. » Pour l’essentiel, il s’agit de constater la présence non négligeable de membres des appareils partisans dans les listes des principales formations. Le fait est flagrant si l’on se penche sur celles du Modem, où les responsables des organisations départementales du mouvement représentaient plus du tiers des candidats ; la proportion atteint même les deux tiers en Île-de-France où, derrière la vice-présidente du Modem Marielle de Sarnez – par ailleurs conseillère de Paris –, figuraient non seulement des responsables départementaux mais aussi plusieurs dirigeants de l’organisation des Jeunes démocrates. De manière générale, le rapport est plus élevé pour les eurodéputés dont, selon les calculs faits pour 2009, près d’un sur deux est membre des instances de son parti. C’est particulièrement vrai pour le PS dont trois élus sur quatre sont membres du conseil national ou responsables de fédérations, d’où les remous internes contre ces « listes d’apparatchiks ». On peut citer l’exemple emblématique de Kader Arif, chef de file socialiste dans le Sud-Ouest en 2004 comme en 2009, qui a fait sa carrière politique dans l’appareil socialiste comme premier secrétaire de la puissante fédération de Haute-Garonne depuis 1999, membre du bureau national depuis 2000 et du secrétariat national depuis 2002.
25L’équilibre interne des formations ou des coalitions constitue le dernier volet des enjeux partisans, et il semble avoir la primeur sur la territorialisation électorale. Si le PS apparaît comme un cas d’école en raison du jeu entre ses courants, la majorité présidentielle a aussi dû procéder à de délicats arbitrages : pour preuve, plus de trois mois se sont écoulés en 2009 entre la désignation des chefs de file par le conseil national le 24 janvier et la présentation des listes, décalée à plusieurs reprises35. Plusieurs exemples peuvent être cités. Le choix de Dominique Riquet – maire de Valenciennes, conseiller régional du Nord-Pas-de-Calais – comme tête de liste dans le Nord-Ouest n’est pas étranger à son appartenance au Parti radical, ce qui a relégué le sortant Jean-Paul Gauzès en troisième place. La nomination de Damien Abad à la deuxième place dans le Sud-Est a suscité de vives réticences des notables locaux : simple conseiller municipal de Vauvert, chef-lieu de canton dans le Gard, âgé de 29 ans et handicapé, il a été retenu en tant que dirigeant du mouvement des jeunes du Nouveau Centre. Trois places éligibles ont été accordées à ce parti de centre-droit allié à l’UMP, une à la Gauche moderne36 : la quatrième place de la liste d’Île-de France a été attribuée à sa porte-parole, Marielle Gallo, alors même que la constitution de cette liste était déjà compliquée et retardée par les appétits de nombreux élus locaux.
26À l’évidence, cette question de l’équilibre interne pèse de manière plus aiguë au Parti socialiste. En 2004, le conseil national tenu le 17 avril semble avoir eu pour souci de le préserver, sans pour autant faire abstraction des attaches électorales : Harlem Désir, conseiller municipal d’Aulnay-sous-Bois issu de la Gauche socialiste, était chargé de mener campagne en Île-de-France, secondé par Pervenche Berès, conseillère municipale à Sèvres, qui présidait pendant la précédente législature la délégation des socialistes français au Parlement européen et vice-présidait le groupe socialiste ; l’ancien Premier ministre Michel Rocard était parachuté tête de liste dans le Sud ; le fabiusien Henri Weber – sénateur de Seine-Maritime – l’obtenait dans le Nord, secondé par Marie-Noëlle Lienemann – conseillère régionale du Nord-Pas-de-Calais – qui, à la dislocation de la Gauche socialiste, avait rallié la majorité de François Hollande ; Pierre Moscovici, conseiller municipal de Montbéliard, proche de Dominique Strauss-Kahn et ancien ministre délégué aux Affaires européennes, conduisait la liste dans l’Est ; l’ancien rocardien Bernard Poignant, devenu jospiniste, dans l’Ouest où il était conseiller municipal de Quimper, et Kader Arif, proche de Lionel Jospin puis de François Hollande, dans le Sud-Ouest. Les courants minoritaires Nouveau monde (d’Henri Emmanuelli) et Nouveau parti socialiste (d’Arnaud Montebourg et Vincent Peillon) obtenait chacun quelques places éligibles37. Tel n’était pas le cas de l’eurodéputée sortante Catherine Trautmann, affaiblie par son échec aux élections municipales de 2001, qui était reléguée en quatrième place de la liste présentée dans l’Est, la seconde revenant à Adeline Hazan, conseillère municipale de Reims, également sortante et soutenue par Martine Aubry. Cette position incertaine de l’ancien maire de Strasbourg – qui bénéficia finalement de la vague socialiste lors du scrutin du13 juin – explique que seule la liste de l’Est ait recueilli 36 % de votes négatifs des militants lors de la convention nationale du 9 mai, ce pourcentage s’élevant même à 90 % pour les Alsaciens. Les contestations ont été plus véhémentes en 2009 face aux petits arrangements entre courants. En ce qui concerne les têtes de liste, Harlem Désir (Île-de-France), Catherine Trautmann (Est) et Kader Arif (Sud-Ouest) représentaient avec Ericka Bareigts la mouvance autour de Bertrand Delanoë qui comptait le plus grand nombre de sortants, Vincent Peillon (Sud-Est) et Bernadette Vergnault (Ouest) celle de Ségolène Royal, Gilles Pargneaux (Nord-Ouest) et Henri Weber (Centre) celle de Martine Aubry. Si l’on considère les trois premiers candidats par circonscription, 6 étaient proches de Ségolène Royal, 6 autres de Bertrand Delanoë, 5 de Martine Aubry et 4 se rattachaient à la motion Hamon. Ces choix du conseil national ont eu pour conséquence un jeu de chaises musicales, source de vive polémique interne. En effet, c’est pour laisser la place au premier secrétaire de la fédération socialiste du Nord, Gilles Pargneaux, aubryste comme ses deux principaux colistiers, que la tête de liste élue en 2004, Henri Weber, a été parachutée en région Massif central-Centre tandis que Vincent Peillon, ancré électoralement dans la Somme, l’était dans le Sud-Est : un « crève-cœur » pour lui. Lors du vote de ratification des militants, le 12 mars, la liste de la région Massif central-Centre a été rejetée, le Limousin s’étant notamment prononcé contre à 80 %. La vice-présidente de la région Centre, Marie-Madeleine Mialot, l’a souligné : « Nous sommes opposés aux parachutages qui mettent en avant des gens qui ne jouissent pas d’un ancrage territorial. » Le contentieux s’est focalisé plus spécifiquement sur la personne de Jean-Paul Denanot, président du conseil régional du Limousin et député européen sortant, écarté au nom d’une règle interne de non-cumul des mandats qui n’a pas été systématiquement appliquée38. Un compromis a été trouvé avant la convention nationale du 21 mars en plaçant un représentant de la région limousine en troisième position sur la liste : le maire d’Aurillac, Alain Calmette, a été remplacé par Laurent Lafaye, premier secrétaire fédéral du PS en Haute-Vienne. Le changement était pourtant symbolique, tant les chances qu’une même liste ait trois élus sont faibles dans cette région dotée seulement de cinq sièges du fait de son faible poids démographique ; or, « plus le nombre d’élus par “grande région” est réduit, plus le seuil effectif pour obtenir le premier siège est élevé » : dans le Massif central, il est de l’ordre de 15 %, presque le double de l’Île-de-France39. Certes, les autres listes ont été validées par la base, même en Bourgogne malgré l’opposition de plusieurs élus – au premier rang desquels François Rebsamen et François Patriat – et en Rhône-Alpes ; mais elles ont suscité une fronde contre les « arrangements entre motions40 » qui avaient présidé à leur élaboration en « une parodie de démocratie41 ». En d’autres termes, c’est la « logique parisienne » prévalant sur la « concertation locale » qui était dénoncée, pour citer le sortant isérois Bernard Soulage qui regrettait qu’aucun eurodéputé sortant local ne soit représenté sur la liste du Sud-Est et qui déclina la neuvième place qui lui était proposée42. Le sénateur-maire de Lyon, Gérard Collomb, a mené le combat, appelant au rejet des listes dès leur annonce le 28 février, lançant sur son blog une pétition qui a recueilli en quelques jours plus de 600 signatures : de nombreux élus locaux, mais aussi quelques fédérations, y déploraient notamment « une absence de concertation réelle avec les territoires, leurs élus, leurs responsables », ainsi qu’« un mépris total de l’implantation locale des candidats et de leur capacité à convaincre les électeurs ». Conseillère générale de l’Yonne et secrétaire nationale du PS à la Santé, écartée d’une place éligible dans l’Est, Mireille Le Corre n’a pas voulu faire sienne cette « approche localiste de barons43 » mais, ayant également refusé de s’associer à l’appel à voter pour les listes, signé par 75 secrétaires fédéraux, que la direction socialiste a lancé en riposte, elle a été contrainte à démissionner du conseil national44. Somme toute, la problématique de la territorialisation politique était au cœur des débats internes du PS, sans toutefois les résumer ; il est vrai qu’elle est cruciale pour un parti marqué par le poids des élus, du fait de « sa vieille culture de gestion du pouvoir local » et de ses conquêtes de la majorité des collectivités territoriales45, mais qui n’a pas fait de l’assise territoriale un critère prioritaire pour figurer en bonne place sur ses listes en dépit de la régionalisation du mode de scrutin européen.
*
27Au terme de cette analyse, il apparaît que la réforme n’a pas rempli son objectif avoué de « renforcer l’ancrage de l’élu européen dans la vie politique nationale », de le « rapprocher… du terrain46 ». Certains avaient craint qu’elle ne fractionne la « République une et indivisible » en « sous-ensembles, avec chacun leurs règles, leurs élus et leurs notables locaux47 », qu’elle ne créée des « députés régionaux », appuyés sur des « fiefs électoraux48 ». Mais la territorialisation politique est vidée de son sens quand elle renvoie à des circonscriptions artificielles, des « agrégats49 » si immenses – allant par exemple jusqu’à 18 départements et trois régions pour le Sud-Ouest – qu’ils ne sont tissés par aucune affinité élective, que le poids des notables locaux y est dilué, que le mandat local ne peut y être également significatif pour tous les citoyens. Pour reprendre la formule de Jean-Louis Bourlanges, la notoriété est nationale ou locale, jamais « méga-régionale50 ». Il en est de même de l’élu : si sa représentativité locale ne pouvait être pleinement opérante quand il était candidat, une fois à Strasbourg, il apparaît surtout comme un membre du collectif des eurodéputés français, ou de sa famille politique. La super-région créée ex nihilo pour les législatives européennes n’est pas une territorialité politique. Tout au plus peut-on supposer qu’un effet de proximité avec l’eurodéputé joue pour « les corps intermédiaires, les élus locaux ou les acteurs économiques51 » de la circonscription, pas pour les électeurs.
Annexe
ANNEXE
Tableau 1 a, b et c. – Statistiques sur les candidats (à l’exception de l’outre-mer). Modem
Tableau 2 a, b et c. – Statistiques sur les élus (à l’exception de l’outre-mer).
Notes de bas de page
1 N. Grigny, « De la France une et indivisible à la France octogonale », Revue politique et parlementaire, no 1031, juillet-septembre 2004, p. 145.
2 Ainsi – nous y reviendrons –, pour la région Massif central-Centre, la plus petite, qui n’avait que 6 élus, il fallait obtenir autour de 15 % des suffrages pour espérer un élu.
3 Martin Piétri dans son article « Pour des listes au niveau européen » fustige la constitution de fiefs électoraux induite par l’élection de députés régionaux (Libération, 14 janvier 2003), et Josselyne Abonneay et Colette Ysmal dans « Européennes : la réforme au banc d’essai » déplorent le rôle futur des notables locaux dans les négociations partisanes (Le Figaro, 17 janvier 2003).
4 J.-P. Raffarin, Questions au gouvernement du 29 janvier 2003.
5 Le Nord-Ouest regroupe les régions de Basse-Normandie, Haute-Normandie, Nord Pas-de-Calais et Picardie ; l’Ouest, les régions Bretagne, Pays-de-la-Loire et Poitou-Charentes ; l’Est, les régions Alsace, Bourgogne, Champagne-Ardenne, Lorraine et Franche-Comté ; le Sud-Ouest, les régions Aquitaine, Languedoc-Roussillon et Midi-Pyrénées ; le Sud-Est, les régions Corse, Provence-Alpes-Côte d’Azur et Rhône-Alpes ; le Massif central-Centre, les régions Auvergne, Limousin et Centre ; l’outre-mer, Saint Pierre et Miquelon, Guadeloupe, Martinique, Guyane, Réunion, Mayotte, Nouvelle-Calédonie, Polynésie française et Wallis et Futuna.
6 Nous nous permettons de renvoyer aux statistiques établies sur les candidats et les élus (à l’exception de l’outre-mer) à la fin de notre article.
7 [http://www.gaullisme.over-blog.com/article-31179326.htlm] ; [http://www.mouvementdemocrate.fr/actualites/europe/presentation-listes-europeennes] ; [http://www.europeecologie.fr/contenu/les-listes-dans-les-circonscriptions].
8 On peut se reporter pour les résultats au site [http://france-politique.fr/elections-europeennes-2004.htm].
9 69 députés métropolitains ont été pris en compte : [http://www.euractiv.fr/print-version/biographies-parlement-europeen-deputes-francais].
10 Catherine Trautmann est finalement élue puisque le PS remporte contre toute attente 4 sièges dans la région Est, soit 28,41 % des voix, et Jean-Louis Cottigny est réélu sur la liste conduite par Henri Weber.
11 L’Humanité, 13 mai 2004.
12 Le Figaro, 31 mai 2004.
13 La liste UMP obtint 14,81 % des suffrages soit 2 élus, loin derrière la liste PS conduite par Bernard Poignant qui recueillit 30,92 % des voix soit 5 élus ; elle fut talonnée par la liste MPF de Philippe de Villiers bien implanté dans son fief vendéen (12,36 % des voix, avec 1 élu), la liste UDF du général Philippe Morillon (11,67 %, 1 élu), et celle des Verts de Marie-Hélène Aubert (7,66 %, 1 élu).
14 La Croix, 13 juin 2004.
15 La liste de Pierre Moscovici, ancien ministre des Affaires européennes, recueillit 28,4 % des voix soit 4 élus sur 10, et celle de Joseph Daul 17,61 % des voix, soit 2 élus.
16 La Croix, 15 juin 2004.
17 La liste UMP dirigée par Brice Hortefeux recueille 20,36 % des voix et obtient 2 élus sur 6. Le deuxième siège revient à la giscardienne Marylène Descamps.
18 La liste Audy (UMP) recueille 28,56 % des suffrages tandis que la liste Weber qui n’a qu’un seul élu, recueille 18,10 %.
19 Libération, 15 juin 2004.
20 [http://www.euractiv.fr/priorites-de-lue-elections/article/lump-ne-parvient-pas-composer-listes-001563].
21 W. Beauvallet et S. Michon, « L’impact du mode de scrutin européen sur l’élection des femmes au Parlement européen en France : une dynamique associant règles juridiques et stratégies politiques », Politique européenne, no 24, hiver 2008, p. 125.
22 Sébastien Chenu, fondateur de Gaylib au sein de l’UMP, figurait ainsi en 2009 en 11e position sur la liste de la majorité présidentielle dans le Nord-Ouest.
23 M. Piétri, « Pour des listes au niveau européen », Libération, rubrique Rebonds, le 14 janvier 2003.
24 « Bachelot, Bruxelles pour sauver la face », Libération, le 7 juin 2004, parle d’un « recasage de luxe ». Le résultat de l’ancien ministre n’a pas été à la hauteur de ses attentes puisque, avec 14,81 % et seulement deux élus, elle n’atteignait pas le score national moyen de l’UMP.
25 La formule est empruntée à Jean-Claude Gaudin qui, lors du conseil national de l’UMP le 24 janvier, assurait : « Nous n’avons pas choisi des candidats uniquement médiatiques » [http://www.euractiv.fr/priorites-de-lue-elections/article/sarkozy-ump-ordre-bataille-europeennes-001326].
26 Finalement élu, il a laissé sa place à la candidate qui le suivait, Catherine Soullie, adjointe au maire d’Olivet.
27 Brice Teinturier, de TNS Sofres, cité dans « L’effet tête de liste a joué », Libération, le 8 juin 2009. Énumérons bien sûr Daniel Cohn-Bendit, adjoint au maire de Francfort, et Éva Joly, conseillère internationale contre la corruption et les paradis fiscaux, qui représentaient Europe Écologie en Île-de-France ; mais aussi José Bové, cofondateur de la Confédération paysanne, tête de liste dans le Sud-Ouest, Yannick Jadot, fondateur de l’Alliance pour la planète, ancien directeur des programmes de Greenpeace pour la France, dans l’Ouest, Jean-Paul Besset, ancien porte-parole de Nicolas Hulot et concepteur du pacte écologique, dans le Centre, l’eurodéputée sortante des Verts, Hélène Flautre, et François Dufour, vice-président d’ATTAC et ancien porte-parole de la Confédération paysanne, dans le Nord…
28 Il a même été question qu’il figure sur la liste du PSOE !
29 Signataire de la motion présentée par Benoît Hamon, et citée par [http://www.rue89.com/print/92848].
30 J. Quatremer, « PS et européennes : la conjuration des médiocres », dans [http://bruxelles.blogs.liberation.fr/coulisses/2009/03/européennes-le-ps-fait-le-choix-de-la-médiocrité.html].
31 [http://blog-savary.fr] « Leçon de chose politique : pourquoi je ne suis pas candidat au Parlement européen ou “mon parti m’a tué” », le 2 mars 2009.
32 [http://www.mesopinions.com/Liste-europeenne-PS---reintegrons-la-Gironde-et-Savary-petitionpetitions-189d512b1ec8649e7f62a30477865d5.html].
33 [http://www.euractiv.fr/priorites-de-lue-elections/article/sarkozy-ump-ordre-bataille-europeennes-001326].
34 Le Monde, le 7 mai 2004.
35 Suscitant l’ironie d’Alain Lamassoure : « Au PS, ils sont à la fois divisés en courants et sur le fond du problème, entre “oui-iste” et “noniste”. Mais chez nous, c’est infiniment plus facile : nous sommes tous pro-européens et sarkozystes » [http://www.euractiv.fr/priorites-de-lue-elections/article/lump-ne-parvient-pas-composer-listes-001563].
36 Les bons résultats de la majorité ont aussi permis l’élection plus inattendue d’une autre candidate de la Gauche moderne, Michèle Striffler, adjointe au maire de Mulhouse, qui figurait en quatrième place sur la liste de l’Est.
37 Notamment Anne Ferreira et Béatrice Patrie pour Nouveau Monde, Vincent Peillon et Benoît Hamon pour NPS.
38 C’est après l’élection de Bernadette Bourzai au Sénat le 21 septembre 2008 que Jean-Paul Denanot, qui la suivait sur la liste socialiste en 2004, devint député européen, tout en gardant son siège de président du conseil régional. Le non-cumul du mandat d’eurodéputé avec celui d’exécutif local a été abordé par la commission électorale du PS en prévision des élections européennes du 7 juin 2009. Cher à Martine Aubry, ce principe inquiétait les élus locaux. Aussi a-t-il été finalement décidé que les candidats ne devraient pas cumuler ce mandat avec la présidence d’un exécutif local (maire, communauté urbaine, conseil général, conseil régional)… mais plusieurs maires ont figuré sur les listes, ainsi que des vice-présidents d’exécutif.
39 Étienne Tête, adjoint vert au maire de Lyon, dans « L’Europe démocratique est mal partie », tribune parue dans la rubrique Rebonds de Libération le 14 octobre 2003.
40 La formule est de Mireille Le Corre, de la motion Hamon.
41 La formule est de Gérard Collomb.
42 [http://www.tempsreel.nouvelobs.com/actualites/politique/20090301.OB56798/europeennes_un_depute_sortant_refuse_la_place_que_lui.html].
43 [http://www.mediapart.fr/journal/france/republico/120309/la-division-europeenne-du-ps-touche-aussi-le-courant-hamon]
44 Ce symbole de la relève générationnelle au sein du PS a été contraint à démissionner de la direction le 12 mars 2009. Le mois suivant, elle annonçait son retrait de la vie politique.
45 H. Portelli, « Le Parti socialiste : une position dominante », dans P. Bréchon et al. (dir.), Les partis politiques français, Paris, La Documentation française, 2005, p. 114.
46 Campagne d’incitation au vote pour l’élection du Parlement européen du 13 juin 2004, dossier préparé pour la presse.
47 J. Abonneau et C. Ysmal, « Européennes : la réforme au banc d’essai », Le Figaro, le 17 janvier 2003.
48 M. Piétri, « Pour des listes au niveau européen », Libération, rubrique Rebonds, le 14 janvier 2003.
49 N. Grigny, « De la France une et indivisible à la France octogonale », Revue politique et parlementaire, op. cit., p. 150.
50 Jean-Louis Bourlanges cité par E. Dupin, « Un scrutin régional, national et européen », Les Échos, le 28 mai 2004.
51 Jérôme Bignon, député picard et rapporteur du texte réformant le scrutin du 11 avril 2003, interrogé par La Croix le 8 juin 2004.
Auteurs
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