Investitures, parachutages et communication politique des candidats gaullistes lors de la campagne des élections législatives de 1967
p. 375-384
Texte intégral
1Les élections législatives des 5 et 12 mars 1967 représentent un moment à part dans l’histoire électorale de l’Union pour la nouvelle République1 (UNR) depuis sa création en 1958 et ce pour trois raisons principales. Tout d’abord, ces élections ont été soigneusement préparées en amont, notamment depuis le 11 mai 1966, date de la création du Comité d’action pour la Ve République2, structure hybride qui rassemble les différentes composantes de la majorité et reflète l’engagement personnel de Georges Pompidou dans la perspective de ce scrutin législatif3. Destiné à sélectionner les candidats habilités à recevoir l’étiquette « Ve République », les réunions de ce comité de liaison donnent lieu à de longues tractations entre les gaullistes, les Républicains indépendants, les gaullistes de gauche et quelques ralliés, comme Edgar Faure, dont témoignent les précieuses notes du préfet Olivier Philip, alors chargé de mission au cabinet du Premier ministre4 et responsable de la préparation de ces élections. La consultation de ces notes permet d’étudier en détail la question des parachutages et les raisons qui poussent à investir – ou à l’inverse à ne pas investir – tel ou tel candidat dans une circonscription donnée et de s’interroger sur la réussite des candidats parachutés. Ensuite, en dépit de choix stratégiques discutables et de résultats électoraux décevants pour l’UNR, ce scrutin est l’occasion pour le Premier ministre de lancer dans l’arène électorale quelques-uns de ses « jeunes loups », dont la figure de proue est Jacques Chirac. Partis à l’assaut de circonscriptions localisées principalement dans le Limousin et le Quercy, une dizaine de jeunes quadras – plus habitués à l’art de la note de synthèse qu’aux réunions politiques des préaux d’école – participent à cette croisade gaulliste en terres socialistes et communistes. Enfin, pour la première fois depuis le début de la Ve République, la campagne électorale de l’UNR n’est pas assurée par des mouvements gaullistes périphériques, à l’instar de l’Association pour le soutien à l’action du général de Gaulle en 1958 ou de l’Association pour la Ve République en 1962. En effet, G. Pompidou innove en choisissant de confier cette campagne à Michel Bongrand, dirigeant de la société « Services et Méthodes », ce qui témoigne d’une part d’un choix audacieux en matière de communication politique et d’autre part de l’ascendant pris par l’équipe de Matignon en matière électorale aux dépens de l’Élysée.
Le dessous des investitures : choix et désignation des candidats
2La sélection des candidats pour les élections législatives de 1967 s’effectue à plusieurs niveaux, à travers lesquels leur profil est étudié, même si l’on peut affirmer que les décisions importantes se prennent à Paris et non à l’échelle locale. Si nous prenons le cas d’un gaulliste, qu’il s’agisse d’un député sortant ou non, qui souhaite obtenir l’investiture « Ve République », celui-ci doit passer à travers quatre filtres. Le premier se trouve en amont du Comité d’action pour la Ve République, puisqu’il correspond à la commission de préinvestiture de l’UNR-UDT, présidée par le secrétaire général Jacques Baumel et à laquelle participent Roger Frey, ministre de l’Intérieur et fin connaisseur des circonscriptions électorales, ainsi qu’Henry Rey, président du groupe parlementaire au Palais-Bourbon. Une fois que le nom d’un candidat a été retenu pour une circonscription, après discussion éventuelle avec le secrétaire départemental de l’UNR, son dossier passe à travers un deuxième filtre, celui de la commission des investitures présidée par Olivier Guichard5 et aux travaux de laquelle prennent part des personnalités comme Jacques Chaban-Delmas, Michel Debré, Pierre Lefranc, Roger Frey et Jacques Foccart.
3Cette commission des investitures se réunit une à deux fois par semaine à Matignon, en présence de G. Pompidou, afin de faire le point sur les candidats pressentis. Quand le Premier ministre n’est pas en mesure de se rendre à ces réunions, ce sont Olivier Philip ou Pierre Juillet qui le représentent. À la fin de celles-ci, O. Philip rédige une note et la remet à Anne-Marie Dupuy6 – chef de cabinet –, qui la tient à disposition du Premier ministre. Qu’il soit présent ou non à ces réunions, G. Pompidou discute toujours des candidats éventuels avec son bras droit Pierre Juillet7 et de son côté, Jacques Foccart tient régulièrement informé le général de Gaulle de l’avancée des travaux de la commission. Il lui soumet les projets de liste par départements, avec les investitures que la commission entend donner et le chef de l’État note son accord ou son refus en marge de chacune8. Par conséquent, tout candidat à la candidature doit bénéficier du viatique de Matignon et de l’Élysée, même s’il arrive que G. Pompidou bloque en amont des demandes d’investiture qui lui semblent peu recommandables, comme celles faites par Robert Hersant pour l’Oise9 et Pierre Poujade pour l’Aveyron10.
4Ensuite, les listes de candidats doivent passer par un troisième filtre, celui du Comité d’action pour la Ve République. Alors, chaque sensibilité qui y est représentée propose le nom d’un candidat pour telle ou telle circonscription et tente de faire triompher ses vues11, afin d’obtenir un maximum d’investitures. Si deux noms restent en lice et que les membres du comité n’arrivent pas à s’entendre sur le candidat à investir, c’est G. Pompidou qui tranche en dernier recours12. Enfin, une fois que les listes de candidats ont reçu le sceau du comité d’action, elles passent une dernière fois entre les mains du général de Gaulle qui donne son accord définitif (quatrième filtre) et qui peut, le cas échéant trancher une situation qui n’aurait pas été résolue au préalable. C’est par exemple le cas lorsque le Comité d’action refuse l’investiture au député-sortant Jean-Yves Chapalain13 dans la Sarthe, en prétextant qu’il est trop âgé14. Après l’avoir reçu, le chef de l’État renvoie une note au cabinet du Premier ministre en demandant expressément de l’investir, car J.-Y. Chapalain est plus jeune que lui15 et qu’il ne conçoit pas, de ce fait, le critère de l’âge comme un facteur discriminant. À l’inverse, le général de Gaulle met son veto à l’investiture de Pierre de Bénouville dans la circonscription de Fougères en Ille-et-Vilaine16, alors que le Premier ministre ne semblait visiblement pas opposé au retour de l’ancien partisan de l’Algérie française dans les rangs de sa famille politique. Tout compte fait, P. de Bénouville se présente comme gaulliste dissident, mais il est battu par le candidat officiel, en l’occurrence Michel Cointat, futur ministre de l’Agriculture du gouvernement de J. Chaban-Delmas.
5En fin de compte, le filtre le plus important est celui de la commission des investitures, présidée par O. Guichard, un proche de G. Pompidou. Cette commission joue un véritable rôle d’arbitrage entre les différents candidats potentiels. Dans la plupart des cas, le général de Gaulle approuve les décisions de cette commission et entérine par la suite les choix du Comité d’action17. Par conséquent, c’est la garde rapprochée de G. Pompidou à Matignon qui organise la sélection des candidats, ce que confirme O. Philip : « L’Élysée n’a pas mis son nez dans la cuisine électorale que nous faisions. Il n’est pas rentré dans le détail des investitures. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas eu des interventions ; mais sans intervenir sur la manière dont Georges Pompidou préparait les élections législatives18. »
De la recherche à la constitution d’un enracinement local : parachutages, terres de mission et fiefs électoraux
6Lorsqu’on regarde de plus près les investitures accordées aux candidats gaullistes, il convient de distinguer quatre cas de figure. Tout d’abord, le « parachutage » stricto sensu, qu’il s’agisse d’un membre du gouvernement ou d’un haut fonctionnaire appartenant à un cabinet ministériel19, dans une circonscription avec laquelle il n’a pas ou peu d’attaches, même si l’intéressé met parfois tout en œuvre pour prouver le contraire aux électeurs. Ensuite, l’investiture de candidats dans des circonscriptions considérées comme des « terres de mission » pour sa formation politique, tant les chances qu’ils ont de l’emporter sont minces. Enfin, le cas de la transmission d’un fief électoral à un héritier peut être rapproché de celui du retour dans sa circonscription natale d’un candidat, même si ces exemples sont rares. Par ailleurs, un quatrième cas ne fera pas l’objet d’un développement spécifique, puisqu’il s’agit de la majorité des circonscriptions, dans lesquelles l’UNR a reconduit son soutien à un député sortant ou investi un compagnon qui avait fait la preuve de son engagement militant, comme Jean Valleix en Gironde ou Didier Julia en Seine-et-Marne, ce dernier tenant depuis lors la circonscription de Fontainebleau bien en main. En outre, les trois principaux cas de figure évoqués peuvent se combiner entre eux, notamment le parachutage d’un haut fonctionnaire sur une terre de mission, l’exemple de l’opération des « jeunes loups » dans le Sud-Ouest constituant pour ainsi dire un cas d’école20.
7Pour ce qui est des parachutages, une règle tacite s’applique, celle d’investir les ministres en exercice dans des circonscriptions jugées gagnables, car la défaite d’un ministre aurait un écho considérable, alors que celle d’un conseiller technique ou d’un chargé de mission est nettement moins visible dans le champ politique. Ainsi, les notes d’O. Philip montrent cette quête de la circonscription idéale, dans laquelle un ministre se doit de l’emporter. Dans le cas où ses chances de triompher sont limitées, mieux vaut que l’intéressé ne soit pas candidat, à l’exemple de Jean-Marcel Jeanneney. En effet, le ministre des Affaires sociales souhaite se présenter en Haute-Saône, dans la circonscription du républicain indépendant Pierre Vitter21, mais celui-ci refuse de se retirer. Puis, il envisage d’être candidat contre Pierre Mendès France à Grenoble22, à la place du député gaulliste sortant Jean Vanier, avant d’y renoncer. D’ailleurs, G. Pompidou est lui-même hostile à l’éventualité d’un tel parachutage et renvoie la note à son conseiller, en y ajoutant à la main : « Si Pierre Mendès France est élu, il vaut mieux que ce soit contre un sans-grade plutôt que contre une personnalité gaulliste23. » Par conséquent, les parachutages sont guidés par un certain pragmatisme où se mêlent les qualités personnelles du candidat, comme ses états de service dans les rangs du mouvement gaulliste, mais surtout ses chances réelles de pouvoir l’emporter. Ainsi, Edmond Michelet, un temps pressenti comme candidat à Annecy contre Charles Bosson24, se retrouve investi à Quimper25, bien qu’il revendique ses attaches corréziennes. En fait, ce parachutage est la conséquence du refus de P. Lefranc d’être candidat en Bretagne, en prétextant son appartenance à la religion réformée26.
8Une fois investi, le parachuté s’emploie à justifier sa candidature en mettant en avant les liens plus ou moins lointains dont il dispose avec la circonscription dans laquelle il se présente. Sur ce point, Christian Fouchet, candidat en Meurthe-et-Moselle (1re circ. : Nancy-Nord, Pont-à-Mousson), souligne dans sa profession de foi qu’il entend se battre pour « l’avenir de la Lorraine dont [il se sent] si près par le sang et par le cœur27 ». En outre, il précise que son épouse en est originaire et que l’attachement qu’il porte à cette région l’a conduit à appeler sa fille Lorraine. Dans l’ensemble, la majorité des ministres gaullistes candidats ont réussi à se faire élire, à l’instar d’E. Michelet et C. Fouchet évoqués précédemment, ou encore d’Edgard Pisani dans le Maine-et-Loire28 (1re circ. : Angers Nord-Est) et Louis Joxe dans le Rhône (4e circ. : Lyon 7e, 8e, 11e arr.). En fait, seuls quatre ministres du gouvernement ont été battus, en l’occurrence Maurice Couve de Murville et Alexandre Sanguinetti à Paris29, Pierre Messmer dans le Morbihan et Jean Charbonnel en Corrèze, même si celui-ci n’est pas un parachuté, puisqu’il était le député sortant de la circonscription de Brive. En revanche, son ancien suppléant, le général Pierre Pouyade, dont Jean Charbonnel souhaitait se séparer a été parachuté dans le Var où il est élu (3e circ. : Toulon 2e, 3e, 4e arr.).
9Le second cas de figure est celui des candidats investis sur ce qu’il est convenu d’appeler des terres de mission, dans la mesure où ces régions sont tenues en main par l’opposition. Toutefois, certains de ces missi dominici ont des attaches familiales avec la région dans laquelle ils se présentent. C’est notamment le cas des jeunes loups du pompidolisme envoyés à la reconquête du Sud-Ouest, au premier rang desquels Jacques Chirac. Bénéficiant des conseils avisés de P. Juillet30, celui-ci a peaufiné son implantation par touches successives en Corrèze, afin d’y effectuer un parachutage en douceur31. En novembre 1964, il avait été nommé membre de la CODER du Limousin, ce qui lui permet alors de rencontrer les élus locaux, de se familiariser avec leurs problèmes et de faire avancer leurs requêtes à Paris. Puis, en 1965, il avait complété son enracinement local en étant élu conseiller municipal de Sainte-Féréole, bourgade où son grand-père avait été instituteur. En dehors de J. Chirac, on remarque la présence au sein de cette petite équipe de Pierre Mazeaud, jeune magistrat, issu d’une famille originaire du Limousin, qui se présente à Limoges, mais aussi de Bernard Pons32, candidat à Figeac, des énarques Jacques Limouzy et Claude Binet, candidats respectivement à Castres et Guéret, ou encore du normalien Jean-Pierre Dannaud à Cahors33.
10Localement orchestrée par Jean Charbonnel, maire de Brive depuis septembre 1966, l’épopée de ces jeunes croisés gaullistes est un échec, même si le rajeunissement dont ils sont porteurs est relayé par les médias34. En effet, malgré les encouragements répétés de Matignon, le soutien sans faille du mouvement gaulliste et en ce qui concerne J. Chirac, le concours matériel de Marcel Dassault, seuls trois d’entre eux parviennent à rejoindre les bancs du Palais-Bourbon, à savoir J. Limouzy dans le Tarn, J. Chirac en Corrèze et B. Pons dans le Lot. Néanmoins, même si B. Pons est réélu en 1968 et 1973, il quitte le Lot pour l’Essonne en 1978 et ne parvient pas à transmettre le fief dont il avait commencé à tracer les contours. Quant aux autres membres de cette « meute gaulliste », ils sont battus35, même quand ils disposaient d’une expérience plus longue de la vie politique locale, comme J. Charbonnel qui, malgré la venue d’André Malraux pour sa dernière réunion de campagne, échoue de peu contre Roland Dumas36.
11Par ailleurs, rares sont les cadets du pompidolisme à persévérer dans leur tentative d’implantation. Ainsi, quelqu’un comme P. Mazeaud préfère tenter sa chance sur des terres moins hostiles au gaullisme, à savoir dans les Hauts-de-Seine, où il est élu en 196837. Toutefois, malgré ces échecs, ces cadets de la droite ont réussi à faire parler d’eux et ont su mener des campagnes de proximité, en associant leurs connaissances technocratiques à la maîtrise des dossiers régionaux, suivi d’un labourage méticuleux du terrain. Leur approche de la campagne a été centrée sur les réalités locales, à l’inverse généralement du haut fonctionnaire « parachuté », qui s’attache davantage aux enjeux nationaux. Par ailleurs, signalons qu’en dehors des jeunes loups du Sud-Ouest, d’autres gaullistes appartenant à un cabinet ministériel ont réussi à se faire élire38, comme le normalien Jean-Louis Massoubre dans la Somme ou l’énarque Paul Granet dans l’Aube.
12Le troisième cas de figure, celui du fief électoral, est plus difficile à circonscrire. Si nous entendons par là uniquement la transmission directe d’une circonscription à un héritier, au premier rang desquels un proche, les exemples sont extrêmement limités. À notre connaissance, il n’y en a qu’un seul en 1967 et encore s’agit-il d’une transmission indirecte, à une législature d’intervalle. Il s’agit de la 2e circonscription de la Marne (Reims 2e -4e arr.), tenue en main par la « dynastie Falala » : Marcel Falala, élu député UNR de Reims en 195839 ; son fils Jean, député UDR puis RPR de 1967 à 2002 et enfin son petit-fils Francis Falala, député UMP de 2002 à 2007. En revanche, nous pouvons agréger à cette catégorie des fiefs électoraux, le cas classique du retour sur ses terres d’une personne qui avait quitté sa région natale pour des raisons professionnelles, mais qui bénéficie néanmoins d’un ancrage local. C’est par exemple le cas de François Gerbaud40 dans l’Indre, qui l’emporte d’une courte tête dans sa circonscription natale de Châteauroux contre le député-maire socialiste Louis Deschizeaux, ou de Jacques Trorial en Meurthe-et-Moselle – natif de Longwy, dont le père a travaillé aux aciéries et candidat dans cette circonscription41 –, après un passage comme chef de service au ministère de l’Intérieur, dans l’entourage de Roger Frey.
13Pour autant, peut-on parler de la constitution d’un fief pour les intéressés, dans la mesure où la notion de fief est sous-jacente à celle de durée, donc à une certaine pérennité dans l’espace politique ? Si tel est effectivement le cas pour F. Gerbaud, député jusqu’en 1973, puis sénateur de l’Indre de 1989 à 2008, le parcours de J. Trorial a été stoppé net par l’ambition de son suppléant42, malgré sa réélection en 1968. En effet, celui-ci ayant refusé de démissionner du Palais-Bourbon lorsque J. Trorial a quitté en 1969 son poste de secrétaire d’État à l’Éducation nationale, il est contraint de se présenter à Paris en 1973, où il est finalement battu dans le 16e arrondissement par le général Paul Stehlin. J. Trorial illustre ainsi le cas d’un parlementaire privé de son enracinement local et contraint de devenir un parachuté malgré lui, dans une circonscription qui lui était pourtant plus favorable, tout au moins sur le plan de la sociologie électorale. Si la réussite des candidats parachutés n’est pas plus importante en 1967 que lors d’une autre élection législative, tout a été pourtant mis en œuvre en matière de communication politique pour leur faciliter la tâche.
Une campagne « à l’américaine » pour des gaullistes réticents au marketing politique
14Pour ce scrutin législatif, Georges Pompidou choisit d’avoir recours aux services de Michel Bongrand, afin qu’il prenne en main la communication des candidats gaullistes43. Ancien du RPF et proche de J. Foccart, il s’était illustré lors de la campagne présidentielle de Jean Lecanuet en 196544. Influencé par les campagnes américaines, dont celle de J.-F. Kennedy, à laquelle il a assisté, M. Bongrand peut ainsi affirmer au cours d’une interview : « La campagne électorale de papa est morte ! Fini les préaux d’écoles ! Des méthodes nouvelles existent qui nous permettront de vendre 487 députés gaullistes45. » Parmi ces méthodes nouvelles, une attention particulière est portée à la conception des affiches. Pour chaque circonscription, son équipe réalise un montage où le candidat paraît avec G. Pompidou à ses côtés, technique qui était à cette époque novatrice. Ces affiches donnent l’impression qu’une sorte de lien de vassalité s’est instauré entre le Premier ministre et les candidats qui le représentent.
15Par ailleurs, une série d’affiches à caractère national et identiques sur l’ensemble du territoire métropolitain a été tirée. À la différence de celles réalisées pour les élections précédentes, ces affiches mettent l’accent sur la Ve République, au détriment de symboles identifiés au gaullisme, comme la croix de Lorraine46. Ainsi, le choix du « V » de la Ve République offre un double intérêt. D’une part, il permet d’englober tous les candidats dans un même moule, y compris ceux qui ne sont pas gaullistes et d’autre part, il joue le rôle de marqueur du passage entre une iconographie gaullienne et une iconographie pompidolienne. En outre, le fait que ces affiches soient identiques tend à renforcer une approche nationale des territoires et à soutenir la dynamique majoritaire47. Ainsi, on assiste en quelque sorte à un phénomène de « déterritorialisation » de la campagne électorale gaulliste, dans la mesure où l’uniformité des candidats « Ve République » l’emporte sur la diversité. Cependant, cette uniformité iconographique se heurte à la réalité du terrain, qui est censée être prise en compte dans le « dossier du candidat ». D’ailleurs, certains candidats, même inexpérimentés, rejettent l’aide de Services et Méthodes et optent pour une campagne plus traditionnelle, comme Alain Terrenoire dans la Loire (5e circ. : Roanne)48.
16Pour chacun des 487 candidats, qu’il s’agisse de députés sortants ou de nouveaux venus, un « dossier du candidat » a été préparé. Celui-ci comporte des fiches sur la situation nationale, réparties dans de nombreuses rubriques thématiques, ainsi que des éléments sur les composantes locales. Ainsi, une « fiche circonscription » présente les données démographiques, sociologiques et économiques ou des informations bien utiles pour un parachuté, comme la liste des maires de la circonscription ou les jours de marché et manifestations diverses. Croisées aux fiches nationales, les fiches de circonscription doivent permettre au candidat de définir les principaux axes de sa campagne et de circonscrire son électorat potentiel. Certes, ce vade mecum est volumineux et difficilement maniable, mais les multiples notes sur l’espace politique qu’il comporte, peuvent être considérées comme une nouveauté par rapport aux campagnes précédentes.
17En revanche, les candidats gaullistes qui ont déjà fait leurs preuves dans l’arène électorale ne semblent pas avoir apprécié cette nouvelle approche du territoire. Ainsi, dans le Calvados, Raymond Triboulet évoque en ces termes l’action de l’équipe Bongrand :
« Jamais pour les gaullistes, je n’ai vu un tel branle-bas. Chaque candidat de l’UNR-UDT […] reçoit donc un cartable avec tous les cahiers et livres de l’année électorale. Chaque sujet est traité par le b-a-ba pour jeune énarque innocent : il y a les questions pièges, bleues, vertes, rouges et les réponses définitives qui clouent le bec. Matignon prend à tel point les choses en main, jusque dans le détail, que nous recevons des conseils sur le meilleur vêtement électoral, la meilleure posture, la meilleure photographie conquérante que nous sommes invités à faire tirer chez le même photographe49. »
18Enfin, une autre nouveauté tient à la présentation des supports écrits de la propagande politique. À la demande de G. Pompidou, M. Bongrand lance un hebdomadaire de campagne, de style « magazine », avec pour modèle Paris Match. Diffusé dans les kiosques à 500 000 exemplaires, ce magazine doit servir à « populariser les idées politiques de la majorité50 ». De conception neuve et originale, France demain, sous-titré Le Magazine du Français moderne, contient de nombreuses photos en couleur et espère par là séduire un lectorat jeune, souvent réticent face aux journaux traditionnels des partis politiques. Toutefois, l’entreprise tourne vite court, les ventes de France demain ne décollent pas et seuls huit numéros au total sont tirés. Faute de connaître le succès escompté, l’hebdomadaire est ainsi distribué gratuitement dans les meetings ou donné aux passants sur les marchés.
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19Les élections législatives de 1967 marquent assurément une inflexion dans la conception que les instances du mouvement gaulliste se font d’une campagne nationale. Dans les domaines de la sélection des candidats, des parachutages dans le Sud-Ouest et de la communication politique, ce scrutin est le reflet d’un style nouveau, étroitement lié à la dynamique que souhaite insuffler Georges Pompidou à son mouvement, même si celuici préfère revenir à une campagne plus traditionnelle pour la présidentielle de 1969. Certes, au soir du second tour des législatives, la déception est de mise dans les rangs gaullistes, puisqu’ils n’obtiennent la majorité à l’Assemblée nationale qu’à une seule voix, mais quelques élus sont tout de même promis à une belle carrière parlementaire. Parmi les soixante et un nouveaux entrants au groupe gaulliste, treize ont entre vingt et quarante ans, à l’instar de Robert Poujade en Côte-d’Or – bien qu’il fasse figure d’aîné au sein de cet échantillon, puisqu’il a alors 39 ans et qu’il a déjà été candidat en 1962 – d’Alain Terrenoire51 dans la Loire ou encore de Jacques Chirac, dont l’élection marque les débuts de la constitution de son fief corrézien.
Notes de bas de page
1 Cf. J. Pozzi, Les mouvements gaullistes de 1958 à 1976 : la diversité d’une famille politique, réseaux, cultures et conflits, thèse sous la direction de Jean El Gammal, université Nancy 2, 4 t., 1473 p., décembre 2008, publiée sous le titre Les mouvements gaullistes. Partis, associations, réseaux. 1958-1976, Rennes, PUR, 2011.
2 Sous la conduite de G. Pompidou, ce comité rassemble 21 membres, en l’occurrence 9 gaullistes orthodoxes (J. Baumel, Y. Bourges, J. Chaban-Delmas, M. Debré, R. Frey, L. Joxe, R. Liot, A. Malraux, H. Rey), 3 gaullistes de gauche (P. Billotte, R. Capitant, L. Hamon), 5 Républicains indépendants (V. Giscard d’Estaing, J. de Broglie, J. Chamant, R. Marcellin, R. Mondon), 1 radical rallié au gaullisme (E. Faure) et 2 personnalités issues de la gauche (E. Pisani et D. Rousset).
3 Cf. J.-P. Cointet, B. Lachaise et S. Tricaud, Georges Pompidou et les élections (1962-1974), Bruxelles, P.I.E Peter Lang, 2008.
4 Cf. S. Tricaud et É. Willaert, « Les cabinets de Georges Pompidou à Matignon et à l’Élysée (1962-1974) », Histoire@ Politique. Politique, culture, société, no 8, mai-août 2009, [www.histoirepolitique.fr].
5 Archives nationales (AN), Association Georges Pompidou (AGP), 1 AV 255-257, témoignage d’Olivier Philip recueilli par Noëlline Castagnez et Véronique Pradier.
6 Cf. A.-M. Dupuy, Le destin et la volonté, Paris, La Table Ronde, 1996, p. 133-138.
7 AN, AGP, 1 AV 255-257.
8 J. Foccart, Foccart parle, Paris, Fayard/Jeune Afrique, 1995, t. I, p. 392.
9 AN, 5 AG 2/1161, note d’Olivier Philip au Premier ministre, 16 juin 1966.
10 AN, 5 AG 2/1161, 19 octobre 1966.
11 Cf. R. Chinaud, De Giscard à Sarkozy – Dans les coulisses de la Ve, Paris, l’Archipel, 2009, p. 39-40.
12 AN, AGP, 1 AV 255-257.
13 Jean-Yves Chapalain (1900-1994) a été l’un des premiers délégués départementaux du RPF en 1947 (cf. J. Foccart, Journal de l’Élysée, Paris, Fayard/Jeune Afrique, 1997, t. I, p. 14). Sénateur RPF, puis Républicain social de la Sarthe (1948-1958), il est député UNR (1958-1968), puis non-inscrit (1968-1973). J.-Y. Chapalain a été également maire du Mans de 1947 à 1965.
14 Cf. J. Foccart, op. cit., t. I, p. 527-528.
15 AN, AGP, 1 AV 255-257.
16 AN, 5 AG 2/1161, 2 février 1967 et J. Foccart, op. cit., t. I, p. 550.
17 Cf. O. Guichard, Mon général, Paris, Grasset, 1980, p. 416.
18 AN, AGP, 1 AV 255-257.
19 Cf. B. Dolez et M. Hastings (dir.), Le parachutage politique, Paris, L’Harmattan, 2003 et J. Guiffan, Parachutages politiques en Bretagne (1870-2012), Dinan, Éd. Terre de Brume, 2012.
20 Cf. J. Pozzi, thèse, op. cit., t. II, p. 465-470.
21 AN, 5 AG 2/1161, 22 avril 1966.
22 Cf. É. Roussel, Pierre Mendès France, Paris, Gallimard, 2007, p. 470-473.
23 AN, 5 AG 2/1161, 13 septembre 1966.
24 AN, 5 AG 2/1161, 10 mai 1966.
25 AN, 5 AG 2/1161, 23 mai 1966.
26 Cf. P. Lefranc, Avec qui vous savez. Vingt-cinq ans aux côtés de de Gaulle, Paris, Plon, 1979, p. 250-252 et Gouverner selon de Gaulle, Paris, Fayard, 2008, p. 64-65.
27 Arch. dép. Meurthe-et-Moselle, W 1601/7.
28 AN, 5 AG 2/1161, 11 mai 1966.
29 Les deux candidats gaullistes sont respectivement battus par Édouard Frédéric-Dupont (7e arr.) et Claude Estier (18e arr.).
30 Pierre Juillet est natif de Puy-Judeau dans la Creuse, où il retourne régulièrement dans sa maison natale. Il a gardé de nombreux contacts avec le Limousin, région dans laquelle il a été l’un des hommes forts du RPF.
31 Cf. J. Chirac, Chaque pas doit être un but – Mémoires, t. I, Paris, Nil Éd., 2009, p. 91-103.
32 B. Pons avait été le suppléant malheureux de l’ancien député indépendant Abel Bessac pour les élections législatives de 1958. En 1961, B. Pons était secrétaire fédéral de l’UNR du Lot, puis de l’UD-Ve en 1967-1968.
33 AN, 5 A. G 2/1161, 16 juillet 1966.
34 Cf. J. Charbonnel, À la gauche du Général, Paris, Plon, 1996, p. 98-107.
35 À savoir P. Chabassier (Haute-Vienne, 2e circ.), L. Limoujoux (Haute-Vienne, 1re circ.), P. Mazeaud (Haute-Vienne, 3e circ.), Cl. Binet (Creuse, 1re circ.), Mazet (Creuse, 2e circ.), J.-B. Brugeaud (Corrèze, 1re circ.), J. Charbonnel (Corrèze, 2e circ.) et J.-P. Dannaud (Lot, 1re circ.).
36 D’après l’interview de Jean Charbonnel, 11 avril 2002.
37 Pierre Mazeaud est député des Hauts-de-Seine (1968-1978), puis de Haute-Savoie (1986-1998).
38 Cf. M. Dogan, « Les professions propices à la carrière politique. Osmoses, filières et viviers », dans M. Offerlé (dir.), La profession politique XIXe-XXe siècles, Paris, Belin, 1999, p. 171-199.
39 Décédé en 1960, M. Falala est remplacé à l’Assemblée nationale par son suppléant Roger Raulet. Réélu en 1962, celui-ci choisit de ne pas se représenter en 1967 au profit de J. Falala, futur maire de Reims (1983-1999).
40 Son épouse, Lydie Gerbaud, a été l’attachée de presse de J. Chirac et la patronne du service de presse du RPR.
41 Arch. dép. Meurthe-et-Moselle, W 1601/6, W 1601/8 et 1636/44.
42 Il s’agit de Robert Richoux, adjoint au maire de Longwy.
43 Cf. C. Delporte, La France dans les yeux. Une histoire de la communication politique de 1930 à nos jours, Paris, Flammarion, 2007, p. 163-167.
44 Cf. l’interview de M. Bongrand dans Parlement[s], « Quarante ans de présidentielles 1965-2005 », no 4, 2005, p. 42-51 et M. Bongrand, Le marketing politicien. Grandeur et décadence des stratégies de pouvoir, Paris, Bourin Éd., 2006, p. 51-87.
45 Le Nouvel Observateur, « Comment vendre un député », no 72, 30 mars 1966.
46 AN, Fonds J. Foccart, carton no 387, dossier no 1150, réunion du Comité d’action de la Ve République du 14 décembre 1966.
47 Les principaux slogans des affiches sont : « Vivre en paix. Vivre mieux. Ve République », « La majorité c’est vous. Vous voulez le progrès, l’indépendance, la paix. Vous choisirez la stabilité, l’efficacité Ve République », « Vous aussi votez Ve République », « Stabilité, sécurité, majorité ».
48 Cf. l’interview d’A. Terrenoire dans Parlement[s], HS no 5, p. 100-112.
49 R. Triboulet, Un ministre du Général, Paris, Plon, 1985, p. 268. Voir également le témoignage d’Y. Guéna, Le temps des certitudes 1940-1969, Paris, Flammarion, 1982, p. 134.
50 M. Bongrand, op. cit., p. 85.
51 Cf. l’interview d’A. Terrenoire dans Parlement[s], no 9, 2008, p. 157-169.
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