Du cabinet ministériel au Palais-Bourbon : l’exemple des gaullistes 1958-1978
p. 365-373
Texte intégral
1L’image du député gaulliste passé par un cabinet ministériel est ancienne. Elle est évoquée par la presse et analysée par des études scientifiques dès les années 1960 et 19701. Elle est présentée comme un modèle de carrière « nouveau » de la Ve République. Cette nouveauté doit être immédiatement relativisée car des exemples célèbres existent sous les Républiques antérieures dont celui de Georges Mandel, élu en Gironde en 1919 sans autre « bagage » que son appartenance à l’entourage de Clemenceau. Le parcours du député issu d’un cabinet n’est, par ailleurs, pas spécifique à la famille gaulliste : sous la Ve République, l’exemple de Ségolène Royal – ici, en Poitou-Charentes – n’en est-il pas une belle illustration ? Mais il est vrai que le parcours du haut fonctionnaire – souvent issu de l’ENA – cherchant une circonscription électorale, y compris sous la forme d’un parachutage, a été décrit comme de plus en plus fréquent, d’abord chez les gaullistes entre 1958 et 1981 puis chez les socialistes dans les années 1980-1990.
2Pour les gaullistes, l’exemple collectif le plus remarquable est celui des « jeunes loups » de 1967 – dont Jacques Chirac – mais d’autres parcours individuels n’en sont pas moins connus et significatifs tels ceux de Georges Pompidou élu député du Cantal en 1967 ou de Philippe Séguin élu des Vosges en 19782. Le gaulliste Jean Charbonnel a brossé, dès le milieu des années 1970, une analyse fine – et drôle ! – du parcours de l’élu issu d’un cabinet :
« La filière normale, celle de la vie militante et de la sélection démocratique, produisait un nombre respectable de candidats que le prestige de l’étiquette suffisait à faire élire, mais ces députés comptaient en définitive peu de chose : coqs de village élevés à la dignité de machines à voter, ils disparaissaient dès qu’entraient en lice les chevaliers de la voie royale, les chéris de l’exécutif, ceux qu’on eut appelés en d’autres temps les nourris. Face aux députés de base, modestes arrondissementiers, fiers de figurer au Parlement, satisfaits d’une gloire locale, j’ai vu caracoler la noble troupe des ministrables, à laquelle, j’ai été bientôt agrégé sans l’avoir demandé, puisque militant et énarque, j’avais eu la chance de communier le gaullisme sous les deux espèces3. »
3Durant les six premières législatures de la Ve République, le groupe gaulliste au Palais-Bourbon est le plus nombreux : 203 en 1958, 216 en 1962, 180 en 1967, 270 en 1968, 162 en 1973 et 143 en 19784. Quelle place y occupent les « jeunes loups » ou les « chéris de l’exécutif » ? Sur environ cinq cents députés gaullistes, 86 – soit moins d’un sur cinq – sont passés par un cabinet ministériel ou l’entourage du président de la République ou du Premier ministre. Il s’agit donc d’une minorité à côté des « coqs de villages » ! Mais c’est une minorité croissante : 10 % en 1958, 11 % en 1962, 17 % en 1967, 21 % en 1968, 23 % en 1973 – apogée – et 22 % en 1978. La progression est forte dans les années 1960 mais la place des hommes de cabinet se stabilise dans la décennie 1968-1978. Pour apprécier la part complète du phénomène, il faudrait inclure dans l’étude l’ensemble des candidats gaullistes et sans pouvoir le quantifier précisément, il est évident que le poids des « chéris de l’exécutif » serait alors plus fort.
4Nous poserons trois questions : quel est le profil des « nourris » : correspondent-ils à l’image d’élus jeunes, parachutés et énarques ou hauts fonctionnaires issus des allées du pouvoir gaulliste tout puissant ? D’emblée, il faut faire une place à part pour deux catégories de députés gaullistes de la Ve République ayant appartenu à un cabinet : ceux – neuf au total – déjà élus sous la IVe République voire sous la IIIe République et ceux – cinq – ayant exercé une fonction exécutive avant d’entrer au Parlement5. Puis, il faudra se demander si la filière « cabinet » ne cache pas d’autres ressources facilitant le succès électoral et esquisser une typologie de la conquête d’un siège. Enfin, l’élection ne suffit pas pour se constituer un « fief ». Les élus de la « voie royale » ont-ils réussi ? Et si oui, quelles ressources complémentaires ont-ils mobilisé pour asseoir leur réussite ?
Portrait des « nourris »
5Une étude fine des parcours individuels des députés gaullistes passés par un cabinet ou un entourage aboutit à un portrait sensiblement différent de l’image classique qui en est habituellement présentée6. Si leur jeunesse est une réalité, il n’en va pas de même des autres traits qui méritent au mieux d’être nuancés et souvent infirmés. La moyenne d’âge du député « cabinet » se situe à un peu moins de 42 ans entre 1958 et 1978, avec peu de variations – entre 39 et 47 –, les deux élections les plus jeunes étant 1958 et 1978. Mais, comme toujours, une moyenne cache des écarts très forts et certains hommes de cabinet accèdent très jeunes à la députation : les benjamins – 27 ans – sont Guy Vaschetti à Paris en 1958, Jean-Paul Mourot dans l’Indre en 1968 et Michel Barnier en Savoie en 1978.
6Moins d’un tiers des élus passés par un cabinet sont des parachutés en province. Les autres se répartissent en un gros tiers élu en région parisienne et moins d’un tiers élu dans des départements de province où ils sont nés ou ont de fortes attaches. Les élus sans attaches locales n’ont pas été envoyés vers des terres de « mission » mais à part égale dans la France du sud, peu favorable, et France du nord avec peut-être une proportion plus forte dans le Sud-Ouest et le Centre-Ouest7. Les parachutages les plus nombreux sont réalisés dans le grand Sud-Ouest et l’Ouest armoricain.
7Les « chéris de l’exécutif » sont-ils tous issus de l’ENA ou de la haute fonction publique ? Les chiffres réels invitent à nuancer cette image : 17 députés passés par un entourage sont d’anciens élèves de l’ENA soit un cinquième du corpus auxquels il faut ajouter de hauts fonctionnaires issus de la « préfectorale » ou de l’École nationale de la France d’outre-mer (ENFOM) soit un total d’un gros tiers. Bien sûr, cela reste une minorité mais constitue un effectif très supérieur à celui des députés « coqs de village ». « Parmi les avantages exceptionnels que permet l’appartenance aux grands corps, on peut évoquer la rapidité avec laquelle les hauts fonctionnaires peuvent emporter une mairie, un siège à l’Assemblée nationale ou un portefeuille ministériel », écrit Ezra Suleiman8. Pourtant, le passage de l’un à l’autre n’est pas évident, comme le reconnaît un des intéressés, Yves Guéna : « Entrer dans la carrière parlementaire était un défique je me lançais à moi-même. On me considérait à Paris comme le type même du haut fonctionnaire et l’homme le moins fait pour la politique, ses habiletés et ses compromissions, rigoureux que j’étais dans mon comportement et peu porté à la conciliation et au dialogue9. »
8Ces élus ayant connu les entourages avant l’élection sont-ils issus des allées du pouvoir gaulliste tout-puissant de l’état UNR-UDR ? L’affirmation doit être, ici encore, fortement nuancée. Seuls deux sur trois ont appartenu à un cabinet gaulliste. Une poignée (trois) a connu l’expérience de l’entourage sous la IIIe République, comme Raphaël Leygues, au cabinet de son grand-père Georges Leygues. Une trentaine ont appartenu à un cabinet sous la IVe République dont une dizaine dans les équipes des ministres gaullistes « républicains sociaux » (3 avec Jacques Chaban-Delmas, 2 chez Maurice Lemaire, 2 chez Gaston Palewski, etc.) et cinq dans les cabinets des ministres Michel Debré et Jacques Soustelle, entre juin 1958 et janvier 1959. Certains ministères gaullistes des années 1950 ont servi de viviers pour de futurs députés de la Ve République, à l’image des cabinets Chaban-Delmas auxquels ont participé comme collaborateurs Vaschetti et Delbecque et celui de Michel Debré en 1958-1959 où ont été recrutés André Fanton et Yves Guéna. Une quarantaine – seulement – de députés gaullistes 1958-1978 est passée par un cabinet sous la Ve République. Trois viviers majeurs se distinguent : l’Élysée, Matignon – surtout au temps de Georges Pompidou – et l’entourage de Roger Frey entre 1958-196110.
9L’expérience du cabinet est évidemment très variable selon les élus. Pour beaucoup d’entre eux, elle se limite à quelques mois ou à une année et cela relativise l’importance du « moment » dans le parcours du député, même si en peu de temps, de précieux liens peuvent être tissés avec des « aînés » ou « patrons » de la famille gaulliste. Mais pour une vingtaine des futurs élus, l’élection couronne une longue expérience des entourages politiques et les députés sont des « professionnels » de la politique, familiers des allées du pouvoir exécutif avant de découvrir les couloirs du Palais-Bourbon : Olivier Guichard en est un des meilleurs exemples mais d’autres moins connus ont vécu ce type de parcours à l’image de Jacques Boyon, Jacques Richard, André Rives-Henrys, Gérard Chasseguet, Jacques Chaumont, Pierre Mazeaud…
Le cabinet, une étape d’un poids inégal dans le cursus honorum
10Le passage par un entourage occupe une place très inégale dans le parcours des députés gaullistes et quatre situations peuvent être distinguées.
11Les élus de la « voie royale » pour lesquels l’appartenance à un cabinet est essentielle et constitue la filière majeure voire exclusive vers l’élection. Ils représentent une petite trentaine d’élus soit environ 40 % du corpus. Les temps forts de l’entrée au Palais-Bourbon se situent principalement en 1968 (pour dix d’entre eux), en 1962 (six), 1967 (six) et 1978 (6). Des noms symbolisent ce type de parcours : Jean Foyer en 1958, Yves Guéna en 1962, Paul Granet et Jacques Limouzy en 1967, Jean-Claude Fortuit, Jean-Philippe Lecat, François-Xavier Ortoli et Olivier Stirn en 1968, Michel Aurillac, Gérard Chasseguet, Philippe Séguin en 1978. Force est de souligner trois différences fortes entre leur parcours et le portrait général précédemment dressé : le poids de l’ENA (14 sur 17 énarques au total dans le corpus), l’élection en province dans la presque totalité des cas et enfin, une immense majorité de parachutés. Philippe Séguin a, très honnêtement et non sans humour, raconté son arrivée dans les Vosges :
« C’était un pur parachutage. Un premier saut, sans préparation de surcroît […]. La circonscription d’Épinal, qui n’avait été gagnée en 1973 que de 200 voix, était elle-même donnée comme irrémédiablement perdue. Le député sortant préférait ne pas tenter à nouveau sa chance et les quelques personnalités nationales “en l’air” qui avaient été pressenties avaient toutes décliné l’offre après une rapide et accablante analyse. J’étais donc candidat par défaut. Christian Poncelet se devait de régler le problème d’Épinal. Faute de volontaire, donc faute de mieux, il se rabattait sur son directeur de cabinet… Moi-même, ce n’était pas certes pas mon premier choix. J’eusse, à l’époque, cent fois préféré être candidat dans le Var11… »
12Les députés ayant « communié le gaullisme sous les deux espèces » constituent la deuxième catégorie. Ils sont près d’une quarantaine soit 49 % du corpus. Ils ont appartenu à un cabinet mais ont aussi, auparavant, acquis une expérience de militantisme et souvent siégé dans l’appareil d’un mouvement gaulliste, au moins au niveau local. La place du compagnonnage est souvent négligée car peu connue dans le parcours de ces élus alors que cet engagement date fréquemment du temps du RPF et plus sûrement encore des républicains sociaux. Une telle situation confirme le rôle de ces formations politiques au temps du « gaullisme d’opposition » dans la sélection du personnel politique de la Ve République. Au-delà du cas bien connu de Jean Charbonnel, les noms de Roland Carter, d’Albin Chalandon, d’Henri Duvillard, de Lucien Neuwirth, de Robert Poujade peuvent être cités pour les années 1960. Et pour une autre génération, via l’UJP ou le RPR, Michel Barnier, Jacques Godfrain, Alain Devaquet ou Guy Guermeur ont suivi un tel parcours12.
13Des députés qui ont exercé des mandats locaux avant l’élection au Palais-Bourbon et où cursus honorum et cabinet se mêlent dans le parcours politique constituent la troisième catégorie. Ils sont une quinzaine soit environ 20 % et ont pour nom, par exemple, Michel Boscher, maire d’Évry-Petit-Bourg depuis 1947 quand il entre à l’Assemblée en 1958 comme député de Seine-et-Oise ; Yvon Bourges, maire de Dinard depuis 1962 quand il est élu député d’Ille-et-Vilaine en 1967 ; Antoine Rufenacht, conseiller général dès 1973 avant de devenir député de Seine-Maritime en 1978 ou Michel Péricard, conseiller général depuis 1976 et maire de Rambouillet depuis 1977 avant d’entrer au Palais-Bourbon en 1978.
14Enfin, l’ultime catégorie est constituée des députés dont le nom est un atout dans la famille gaulliste et dont le parcours s’inscrit dans l’hérédité politique, plus ou moins directe. Quelques-uns des élus des années 1960 bénéficient d’une telle ressource : Jacques Raphaël-Leygues, devenu député de Lot-et-Garonne en 1958, fort, en plus de son implantation locale – maire et conseiller général de Villeneuve-sur-Lot – du prestige local de son illustre grand-père, Georges Leygues, figure de la Troisième République ; Guy Bégué, élu député dans le Lot-et-Garonne en 1968, dans une circonscription voisine de celle de Tarn-et-Garonne que son père a représentée à l’Assemblée entre 1958 et 1968 ; Pierre Mazeaud, élu en 1968 dans les Hauts-de-Seine, auréolé du prestige chez les gaullistes de ses oncles, Henri et Léon Mazeaud, engagés aux côtés du Général dès 1946 ; Jacques-Philippe Vendroux, fils de Jacques Vendroux, neveu du général de Gaulle, élu à Saint-Pierre et Miquelon en 1967… sans le soutien de son oncle13 !
De l’élection au fief
15Si quelques-uns des noms cités ci-dessus – Raphaël Leygues, Bégué, Fortuit – ne sont restés que brièvement dans les annales de l’Assemblée nationale soit le temps d’une législature, rares finalement sont les députés – 10 % seulement du corpus – à n’avoir fait qu’un mandat. Et certains – une autre minorité – ont réalisé de très belles carrières parlementaires et se sont constitués des fiefs à l’image de Jean Foyer, Henri Duvillard, Yves Guéna, Jean Charbonnel, Robert Poujade, Olivier Guichard ou Pierre Messmer14.
16Il faut s’interroger sur les clés qui ont permis à un petit nombre de députés passés par un cabinet de transformer leur circonscription en fief. Trois ressources paraissent fondamentales et dominantes, à des degrés divers, bien sûr, selon les parcours : la Résistance, la conquête de mandats locaux et enfin l’exercice d’une fonction gouvernementale.
17Pour illustrer le rôle de la Résistance, deux exemples peuvent être retenus, ceux d’Yves Guéna et de Pierre Messmer. Pour le futur député de Dordogne, une des clés du parachutage réussi tient à son statut de Français libre ayant quitté sa Bretagne natale le 19 juin pour rallier de Gaulle le jour de ses 18 ans au début juillet 1940. Ce passé a permis à Yves Guéna d’obtenir, durant toute sa carrière politique en Dordogne, le respect des communistes, forts dans ce département et d’asseoir une image du gaullisme qui dépasse les clivages politiques. Et président du Conseil constitutionnel au début du XXIe siècle, Yves Guéna ne cesse, comme beaucoup des gaullistes de sa génération, d’affirmer le lien unissant gaullistes et communistes, y compris sous les ors du Kremlin, devant Poutine :
« Je n’oublie pas que le gouvernement russe fut le premier de tous les alliés à reconnaître, dès août 1943, la légitimité du général de Gaulle […]. Certes on peut – mais je ne le fais pas – s’interroger sur certains aspects des trois quarts de siècle écoulés entre 1917 et 1991. À mes yeux, quoi qu’on puisse en penser en Russie ou ailleurs, cette période demeure pour toujours éclairée par l’héroïsme de votre peuple pendant la terrible épreuve de la Grande Guerre patriotique15… »
18Quant à Pierre Messmer, son titre de « Compagnon de la Libération » – le seul qu’il ait choisi de faire figurer sur sa tombe –, a contribué à faire de lui un « gaulliste historique » respecté dans toute la famille gaulliste et n’a pu que séduire les électeurs de Lorraine. À l’exception du Nord et peut-être de la Normandie, aucune autre région n’est aussi proche du général de Gaulle et cette France de l’Est a été très favorable au gaullisme dès la IVe République16.
19Si le passage par un cabinet ministériel a compté dans la réussite ou du moins pour l’investiture et l’élection de tel ou tel député gaulliste, il n’exclut pas d’autres clés pour comprendre l’implantation durable et notamment la conquête de mandats locaux à haute valeur symbolique. Trois exemples méritent ici d’être cités : Jean Charbonnel conquiert la mairie de Brive, sous-préfecture de Corrèze mais principale ville du département, en 1966, deux ans après être devenu conseiller général de la même ville. Si cela ne suffit pas à le faire réélire en 1967, garder cette mairie durant trois décennies (1966-1995) a constitué une force essentielle pour Jean Charbonnel dont la carrière au Parlement a été plus chaotique. Le second cas est celui de Robert Poujade. Le nom du député gaulliste est durablement associé, à compter de 1971, à celui de la ville de Dijon, préfecture de la Côte-d’Or et préfecture régionale, dont il est resté maire durant plus de trois décennies, ici aussi. Enfin, le troisième exemple est celui d’Yves Guéna qui consolide par étapes, difficilement mais durablement, son assise en tant que député de la Dordogne depuis 1962 par la conquête du siège de conseiller général de Périgueux en 1970 puis de la mairie de la ville, chef-lieu du département en 1971. Et Yves Guéna garde la ville de Périgueux jusqu’à sa nomination au Conseil constitutionnel en 1997 soit presque trois décennies, une fois encore. Et « sans doute, à l’heure du bilan, est-ce la charge qui m’aura apporté le plus de satisfactions », écrit-il en 2010, fier de détenir, avec « vingt-six ans de mandat le record de longévité des maires de Périgueux depuis Philippe-Auguste17 ». Il n’en est pas moins certain que Périgueux a donné à Yves Guéna une solide assise, notamment dans les moments difficiles où il perd son siège de député, comme entre 1981 et 1986. Jean Charbonnel a souligné l’importance du mandat de maire, en écrivant : « Je ne me déprendrai jamais de cette ville de Brive qui m’a tout repris mais après m’avoir tout donné ! » et : « Les ambitieux peuvent ne voir dans le mandat municipal que la voie royale pour asseoir solidement leur implantation dans un fief électoral : il n’empêche qu’il faut aimer les hommes pour être maire et souhaiter le rester longtemps18. »
20Mais une « grande » mairie n’est rien à côté d’un fauteuil ministériel pour consolider l’image d’un député. Force est de souligner que tous ces élus dont la circonscription est devenue un fief au fil des élections ont eu l’honneur d’être appelés dans un gouvernement avant (Pierre Messmer) ou après leur entrée au Palais-Bourbon (Jean Foyer, Jean Charbonnel, Yves Guéna, Robert Poujade, etc.). Dès lors, leur image auprès des électeurs évolue et se « bonifie » car leur nomination leur donne une stature plus nationale et une proximité avec le pouvoir dont les électeurs espèrent profiter. Et force est de constater qu’ils en bénéficient : ainsi, Périgueux doit à Yves Guéna, son député-maire, ministre des PTT dans le 4e gouvernement Pompidou, la décision, en 1968, d’y installer l’imprimerie du Timbre décentralisée dans le cadre de la politique d’aménagement du territoire. La décision suscite, peu après, un mot du général de Gaulle « l’œil malicieux », à son ministre, lors d’un déjeuner intime : « Alors, monsieur le Ministre des PTT, on me dit que vous allez transférer toute une partie de votre ministère à Périgueux19 ? »
*
21L’étude des parcours des députés gaullistes entre 1958 et 1978 confirme une des nouveautés de la Ve République analysée par Ezra Suleiman :
« Les hauts fonctionnaires ont tendance à inverser le cycle « normal » d’une carrière politique en commençant par une carrière au sommet, ministre, secrétaire d’État, conseiller d’un ministre ou d’un Président, avant d’aller briguer un mandat local. Dans la période antérieure à la Ve République, au contraire de ce qui se passe parfois depuis 1958, la progression d’une carrière politique allant du niveau local vers le niveau national20. »
22Le cabinet ou l’entourage constitue bien une voie d’accès à un parcours national mais il faut se garder d’en exagérer le rôle. L’assise territoriale, moins indispensable dans ce genre de parcours, n’en est pas moins fréquente et même fondamentale dans de nombreuses situations, en particulier pour que l’élection ne reste pas unique. Une seule filière ne suffit pas, dans la plupart des cas, sous la Ve comme sous la IIIe République, à expliquer une carrière politique.
Notes de bas de page
1 J. Charlot, L’UNR. Étude du pouvoir au sein d’un parti politique, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1967 ; M. Dogan, « Les filières de la carrière politique en France », Revue française de sociologie, 8 (5), 1967 ; R. Cayrol, J.-L. Parodi, C. Ysmal, Le député français, Paris, Cahiers de la FNSP, Armand Colin, 1973.
2 D. Valence, « L’opération des “jeunes loups”, les débuts de Jacques Chirac en politique », dans « Gaullistes au Parlement sous la Ve République », Parlement(s), hors-série no 5, 2009, p. 22-34.
3 J. Charbonnel, L’aventure de la fidélité, Paris, Le Seuil, 1976, p. 91.
4 Ces effectifs sont ceux du groupe du parti gaulliste à l’Assemblée nationale en début de législature et sans les apparentés. Source : P. Avril, Personnel politique français 1870-1988, Paris, PUF, 1989.
5 Les élus des Républiques antérieures sont : Gorse (1945), Chaban-Delmas, Debré, Laurin (1946), Vallon, Catroux (1951), Pisani (1954), Arrighi (1956) pour la IVe République et Jacquinot (1932) pour la IIIe République. Ceux qui ont été ministres avant d’être parlementaires sont : Frey (1962), Joxe et Pompidou (1967), Jeanneney et Messmer (1968).
6 Les outils de recherche utilisés pour identifier les futurs députés dans les cabinets sont constitués pour la Ve République par les listes établies par la Fondation Charles de Gaulle et l’Association Georges Pompidou pour l’Élysée et Matignon et pour les ministères par F. Vadillo, Cabinets des ministres et secrétaires d’État gaullistes 1959-1974, inédit, ANR GAULHORE (sous la direction de Bernard Lachaise), site : [www.gaulhore.fr].
7 Trois en Corréze (dont Jean Charbonnel, Jacques Chirac), trois en Dordogne (dont Yves Guéna) et deux en Lot-et-Garonne.
8 E. Suleiman, « Les élites de l’administration et de la politique dans la France de la Ve République : homogénéité, puissance, permanence », dans E. Suleiman et H. Mendras (dir.), Le recrutement des élites en Europe, Paris, La Découverte, 1997, p. 21.
9 Y. Guéna, Le temps des certitudes 1940-1969, Paris, Flammarion, 1982, p. 113.
10 8 députés ont appartenu à l’entourage du président de la République ; 8 à celui du Premier ministre et 6 à celui de Roger Frey, baron du gaullisme, ancien secrétaire général des républicains sociaux puis de l’UNR et ministre sans interruption entre 1960 et 1972 (sauf en juin-juillet 1968) notamment de l’Intérieur de 1961 à 1967.
11 P. Séguin, Itinéraire dans la France d’en bas, d’en haut et d’ailleurs, Paris, Le Seuil, 2003, p. 198.
12 Sur le rôle de l’UJP, voir : F. Audigier, Génération gaulliste. L’Union des Jeunes pour le Progrès, une école de formation politique (1965-1975), Nancy, PUN, 2005.
13 2 mai 1966. Jacques Foccart (au général de Gaulle) : « Je lui demande s’il faut faire quelque chose pour le fils Vendroux » et de Gaulle répond : « Pas du tout, il n’y a aucune espèce de raison. Il voudrait obtenir un siège de tout repos, tranquillement, sans se fouler ! S’il veut un siège, il faudra qu’il le gagne ! » Et 9 août 1966. J. Foccart : « Je parle d’une candidature possible de Jacques-Philippe Vendroux à Saint-Pierre-et-Miquelon. » De Gaulle : « Cela ne me convient pas. » Foccart : « Mon Général, il a une chance. » De Gaulle : « Oui, mais enfin, il n’est pas connu, il n’a aucune qualité, aucune compétence et rien ne le désigne pour cela. Je ne vois pas du tout pourquoi il aurait l’investiture si ce n’est sa parenté avec moi, si bien que l’on dirait que c’est moi qui l’envoie. Alors, je ne suis pas du tout favorable », J. Foccart, Tous les soirs avec de Gaulle. Journal de l’Élysée I. 1965-1967, Paris, Fayard-Jeune Afrique, 1997, p. 402 et 440.
14 Jean Foyer, député du Maine-et-Loire (1959-1988) ; Henri Duvillard, député du Loiret (1958-1967 et 1968-1978) ; Yves Guéna, député de Dordogne (1962-1981 puis 1986-1989 puis sénateur 1989-1997) ; Jean Charbonnel, député de Corrèze (1962-1967 et 1968-1978 et 1986-1993) ; Robert Poujade, député de Côte-d’Or (1967-1981 et 1986-2002) ; Olivier Guichard, député de Loire-Atlantique (1967-1997) ; Pierre Messmer, député de Moselle (1968-1988).
15 Y. Guéna, Mémoires d’Outre-Gaulle. Souvenirs, Paris, Flammarion, 2010, p. 239.
16 Voir F. Audigier et F. Schwindt (dir.), Gaullisme et gaullistes dans la France de l’Est sous la IVe République, Rennes, PUR, 2009.
17 Y. Guéna, Mémoires…, op. cit., p. 66.
18 J. Charbonnel, À la gauche du Général, Paris, Plon, 1996, p. 257 et 248. « Tout repris » car Jean Charbonnel perd la mairie de Brive en 1995 après avoir perdu son fauteuil de député en 1993.
19 Y. Guéna, Le temps…, op. cit., p. 205.
20 E. Suleiman, op. cit., p. 21.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Terres d’élections
Ce livre est cité par
- Issekin, Yvan. (2020) Le vote communautaire est-il intermittent au Cameroun ?. L’Espace Politique. DOI: 10.4000/espacepolitique.7822
Terres d’élections
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://0-freemium-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3