Introduction sur le thème de la transition à partir de l’exemple d’Antoine Pinay, 1891-1994
p. 267-279
Texte intégral
1Les trois grands moments républicains, de la IIIe à la Ve République, semblent opposer deux modèles relativement bien identifiés, le modèle parlementaire de la IIIe République qualifié par Serge Berstein d’écosystème et celui de la Ve République innovante dans ses institutions surtout à partir de 1962, l’identité de la IVe République est beaucoup plus floue. Elle représenterait ainsi une phase de transition, je serais tentée de dire un entre-deux, qu’il me revient d’analyser à travers l’exemple d’Antoine Pinay (1891-1994) dont la longévité politique lui a permis de vivre les institutions et les pratiques électorales de trois Républiques.
2Nombreux sont les auteurs à s’être interrogés sur cette IVe République qui eut le tort de mal se terminer malgré les espoirs qu’elle avait pu susciter dans le climat de la Libération et de la reconstruction politique. Il s’agissait en effet d’éviter le retour aux dysfonctionnements de la IIIe République malgré un attachement quasi consensuel aux traditions parlementaires et de rompre définitivement avec le régime autoritaire de Vichy. Mais cette République mal aimée n’a pas résisté longtemps à une conjoncture difficile alors qu’on oublie parfois l’importance de ses réalisations notamment en matière sociale. Il est significatif par exemple que Serge Berstein dans son ouvrage La République sur le fil ne consacre que quelques lignes à la IVe République1 et que le chapitre cinq du livre La république recommencée ait pour la IVe ce titre fort peu élogieux : « La tentative de replâtrage du modèle républicain et son échec, 1945-19582. » La IVe République a cependant le mérite d’assumer un héritage – l’idéal républicain fondé sur la tradition parlementaire – tout en s’ancrant dans la modernité des Trente Glorieuses et de nouvelles formes de pratiques politiques.
3D’où l’interrogation portant sur un moment de transition qui consisterait à débattre des permanences et des changements qui est certes un exercice d’école familier à l’historien mais qui a ses mérites pour le sujet qui nous préoccupe. La tâche est moins simple qu’il n’y parait, quand il s’agit de traiter des identités politiques à travers les expressions fiefs ou bastions. On prendra pour exemple les deux conclusions nuancées de Gilles Le Béguec et de Denis Peschanski dans l’ouvrage collectif Les élites locales dans la tourmente du Front populaire aux années cinquante3. Denis Peschanski insiste plutôt sur la rupture quand il écrit « le changement des hommes est massif » mais non sans nuance : « Il a lieu à la Libération, quand disparaissent, dans leur grande majorité les générations d’élus de l’entre-deux-guerres, les conseils de 1940-1944 abritant quelquefois des sortants mais surtout des anciens », et il ajoute : « Le notable traditionnel connaît un déclin évident » tout en suggérant d’infirmer cette conclusion par des études approfondies dans les régions rurales. Gilles Le Béguec insiste davantage sur les continuités « des évolutions survenues au cours de la période 1919-1939 » en prenant l’exemple du tournant des élections municipales de 1935. Il relève également des continuités sociologiques par-delà le processus de démocratisation du personnel politique local et il nuance la modernité de l’encadrement politique par des familles politiques rénovées. On a fait de la IVe République une république des partis mieux organisés qu’antérieurement avec l’importance de partis de militants, avec le déclin de réseaux traditionnels permettant ainsi l’exercice démocratique de la vie politique au contraire d’une pratique fondée sur le fief. Les monographies électorales amènent à nuancer ce schéma.
4Ces quelques lignes permettent d’ouvrir le débat sur le caractère transitoire des fiefs et bastions sous la IVe République à partir des études de Jacques Puyaubert sur Georges Bonnet (1889-1973) et d’Olivier Verdier sur André Liautey (1896-1972) qui sont deux personnalités radicales. Matthieu Trouvé et Gilles Richard mettent l’accent sur les territoires avec la Vendée pour le premier et la Côte-d’Or pour le second. On insistera sur la persistance du système de fief à travers l’exemple de Pinay dans la Loire et sur l’importance de la territorialisation d’une identité politique tout en soulignant des mutations importantes à partir de trois aspects qui correspondent à des moments différents : la construction d’un fief qui correspond à l’entre-deux-guerres et qui est marquée par l’élection d’Antoine Pinay à la Mairie de Saint-Chamond en 1929, à la députation en 1936 puis la consolidation d’un fief qui correspond à un temps long jusqu’au départ d’Antoine Pinay de ses fonctions de maire en 1977 et de président du conseil général de la Loire en 1979 et enfin le fief devenu lieu du mythe Pinay.
Un fief en construction
5Tout fief politique relève d’une construction plus ou moins consciente à partir d’un héritage reçu – par la famille par exemple – mais également un héritage transformé par la personnalité qui le reçoit. Ainsi, Antoine Pinay a su récupérer un héritage politique composé de modérés et de radicaux hostiles au communisme tout en affichant une image apolitique.
6Il n’est pas né à Saint-Chamond mais à Saint-Symphorien-sur-Coise, petite localité du Rhône, le 30 décembre 1891. Fils d’un fabricant de chapeau de paille, il suit les enseignements des pères maristes à Saint-Chamond. Fait rare pour un futur parlementaire de la IIIe République, qui sont en majorité des diplômés, il ne passe même pas le bac4. Mobilisé pendant la Grande Guerre, il en revient décoré de la Médaille militaire mais mutilé à vie de sa main gauche. Il assistait régulièrement aux réunions des « Poilus de la Loire » créés en 1920. Son proche collaborateur à Saint-Chamond, Marius Minaire, souligne le rôle que joua cette association, « une bande de copains », au début de sa carrière. L’autre atout est sa belle-famille. En 1917, il épouse Marguerite Fouletier dont le père possède une tannerie de moyenne importance à Saint-Chamond. Antoine Pinay en prend rapidement la gestion après la guerre ce qui lui permet de se faire connaître dans les milieux professionnels des cuirs et peaux et d’exercer un paternalisme bien tempéré dans son entreprise.
7Industriel, ancien combattant, catholique mais sans ostentation, Antoine Pinay réunit ainsi les traits qui expliquent qu’il ait été sollicité pour figurer en troisième position sur une liste de notables aux élections municipales de 1929 à Saint-Chamond. Il s’agit de la liste Terrat qui a pour slogan « Pas de politique, de l’administration » qui sera celui de toutes les campagnes locales et nationales d’Antoine Pinay. La campagne de 1929 fut courte – c’est là aussi une constante chez Pinay – et elle se termine par le succès de la liste Terrat qui est élue en entier et aussi par le score personnel d’Antoine Pinay qui vient en troisième position avec 1 689 voix (Terrat en obtient 1 752 et Paul Billa, un entrepreneur de transport, 1 712). Le 12 mai, il est élu maire à l’unanimité moins sa voix alors qu’il n’avait rien demandé. Sincérité, coquetterie, habileté politique, Antoine Pinay sait jouer des trois registres. La victoire de la liste Terrat tient au soutien discret mais néanmoins efficace des Forges et Aciéries de la Marine (FAM) dirigées alors par Théodore Laurent et à la mobilisation des notables locaux. Le maire sortant Michel Delay, ingénieur aux FAM, avait eu le tort de se présenter sur une liste cartelliste aux côtés des socialistes pour sauver son mandat. Saint-Chamond, contrairement aux apparences, n’est pas une ville ouvrière car elle est majoritairement peuplée d’artisans, de commerçants, d’industriels peu favorables au Cartel des gauches. Par ailleurs Antoine Pinay bénéficie du soutien de la CFTC dirigée par Éloi Chacornac et qui est, à Saint-Chamond, le syndicat le plus influent au grand dam de la CGT.
8La crédibilité d’Antoine Pinay ne fait que se renforcer à Saint-Chamond et dans l’ensemble du département. Aux municipales de 1935 il obtient 82 % des suffrages exprimés. Le territoire du fief électoral s’élargit au département avec l’élection d’Antoine Pinay, en octobre 1934, au conseil général et à la présidence de la commission départementale. Le départ du docteur Chatin issu des milieux patronaux et apparenté à la famille d’industriels Gillet d’Izieux est à l’origine de la candidature d’Antoine Pinay. Max Fléchet, maire de Chazelles-sur-Lyon et conseiller général craint que ce départ du docteur Chatin ne favorise la gauche. Aidé de Louis Jouannot, radical-socialiste, maire d’Izieux, et ami de Pinay, il parvient à le convaincre de se présenter. Pinay prend soin d’entretenir des rapports personnels avec les maires des communes voisines et de tisser un réseau de relations personnelles. La famille Fléchet fait partie de ses soutiens. Plus tard, Max est nommé secrétaire d’État aux Affaires économiques quand Antoine Pinay est ministre des Finances du gouvernement Debré en 1959.
9En 1936, Pinay est élu député de la Loire contre le candidat du Front populaire selon un scénario identique à celui de 1929 et de 1934. Cette fois, sa candidature intervient au second tour après l’échec du député sortant Alfred Vernay contre le candidat communiste du Front populaire Marcel Thibaud. Celui-ci est aussi secrétaire de l’union départementale de la CGT et 1er adjoint au maire de Saint-Étienne, Louis Soulié, candidat du Front populaire, qui a fait perdre la mairie au clan Durafour en 1935. La situation est préoccupante pour les conservateurs qui voient ainsi progresser la gauche à Saint-Étienne et dans la Loire. Ils redoutent l’élection d’un communiste au second tour des législatives de 1936. Pinay apparaît une fois encore comme le candidat providentiel. Il commence par refuser et ce n’est que sur les injonctions du préfet Laban et du président du Conseil Albert Sarraut qu’il finit par accepter et par l’emporter. Finalement, les sénatoriales sont les seules élections qu’Antoine Pinay accepta d’affronter sans réserves en 1938.
10Le maire de Saint-Chamond est bien l’homme capable de freiner les progrès du Front populaire et d’affronter les candidats communistes. Il a l’appui des notables conservateurs mais aussi des radicaux. Le journal radical La Loire républicaine fait campagne en sa faveur en 1936 au même titre que le journal conservateur Le Mémorial de la Loire. Pinay a su imposer sa marque avant la Seconde Guerre mondiale. La territorialisation du fief s’étend en peu de temps d’une petite localité de 14 000 âmes au département de la Loire mais c’est à Saint-Chamond que s’est nouée véritablement la relation identitaire.
11Le cursus d’Antoine Pinay est très représentatif de celui des autres parlementaires de la IIIe République, maire, conseiller général, député et sénateur. Il bénéficie de l’appui d’associations comme celle des anciens combattants. Il a su s’attacher un réseau de pouvoir constitué autour de personnalités modérées ou radicales dont le plus célèbre est son déjà puissant voisin lyonnais Édouard Herriot qu’il vient saluer à son entrée à l’Assemblée nationale. Herriot l’appelle alors « le petit » qualificatif dont la signification peut être diversement interprétée, petit à cause de la petite taille d’Antoine Pinay, petit parce qu’il est plus jeune d’une vingtaine d’années et encore novice, aux yeux d’Herriot, dans ses fonctions de parlementaire. Après la Seconde Guerre, Herriot dira fort justement de Pinay : « Cet homme est imbattable : il a une tête d’électeur. » Les deux hommes se rencontrent régulièrement en cure à Aix-les-Bains. Bien que peu loquace à la Chambre des députés, Antoine Pinay sait également nouer des liens personnels avec Pierre-Étienne Flandin de l’Alliance démocratique et Paul Reynaud.
12En 1939, vingt ans après son élection à la tête de la mairie de Saint-Chamond, Antoine Pinay a su imposer son style et il compense un aspect guindé avec son petit chapeau et sa pochette à la boutonnière par sa très grande accessibilité, sa capacité d’écoute auprès des gens de toute condition, sa simplicité de vie à Saint-Chamond, son aversion pour les grandes théories et pour les débats idéologiques. Il est très attaché à son image de candidat apolitique qui accepte ses fonctions uniquement dans le but d’administrer. Cependant son anticommunisme est virulent et constant. Dans sa profession de foi de 1936 on peut lire : « C’est pourquoi je me présente contre le communisme. Le communisme, c’est le poison avec lequel se suicide la société lasse de souffrir. Il n’est pas le remède capable de la guérir. » Mais il arrive à persuader ses électeurs qu’il n’y a pas de contradiction entre l’anticommunisme et l’apolitisme. Il sait valoriser ses talents d’administrateur à partir d’une gestion saine pour ne pas dire étriquée des finances publiques. Antoine Pinay s’emploie à son arrivée à faire aboutir plusieurs projets comme les constructions d’habitations à bon marché et celle du groupe scolaire Lamartine en 1933, l’agrandissement des ateliers de l’École professionnelle de garçons, la mise au point d’un plan de captage sur le Ban par la construction d’un barrage en amont de celui qui était déjà construit et la couverture du Gier, l’achat d’un terrain appartenant aux Carmélites pour l’édification d’un nouvel hôpital. Pinay c’est aussi le maire qui joue les négociateurs entre la direction des FAM et les ouvriers pendant la grève de 1935. L’administration paternaliste d’Antoine Pinay fait très vite sa popularité. Ses paroles sont rassurantes, compréhensibles de tous lorsqu’il dit en 1936 : « Les jeunes ont droit au travail, les vieux ont droit au repos. » Il reçoit ses administrés tous les matins à la mairie de Saint-Chamond sans rendez-vous. C’est une pratique qui perdure jusqu’en 1976.
13Le style Pinay est né, sa popularité également. Seuls les communistes osent le contester ; plus surprenant, la Seconde Guerre n’entamera pas son crédit et elle ne représente pas une rupture de longue durée. Alors que son aura était localisée à Saint-Chamond et à la Loire dans l’entre-deux-guerres, elle s’étendra à l’échelle nationale après la Seconde Guerre mondiale. Le fief d’Antoine Pinay ne cesse alors de se consolider.
La consolidation d’un fief
14Pinay est un combattant de la Première Guerre mondiale qui garde toute sa confiance au maréchal Pétain lorsque celui-ci demande l’armistice en 1940. Il n’est pas insensible aux thèses de la révolution nationale. Il est membre du Conseil national de Vichy mais son action est pour le moins discrète. Il ne fait pas partie de la commission administrative, créée après la suspension des conseils généraux et des conseils d’arrondissement par la loi du 2 octobre 1940. De même il refuse de siéger au conseil départemental par respect, dit-il, du suffrage universel qui l’avait élu conseiller général depuis 1934. À la Mairie, il aurait protégé les jeunes du STO et fait falsifier des papiers d’identité mais l’entreprise Fouletier de cuirs et peaux dont Pinay est le gérant unique fut néanmoins condamnée après la guerre pour profits illicites. Le comité de libération nomme Jean Ferraz à la tête de la mairie de Saint-Chamond. Aux premières élections municipales d’avril 1945 c’est le MRP Jean Boyer qui est élu maire. Les résistants d’appartenance MRP avaient assigné Antoine Pinay à résidence. Mais cette situation inconfortable fut de courte durée et son inéligibilité fut relevée très vite le 5 octobre 1945 sur intervention de René Cassin vice-président du Conseil d’État. Pinay obtient l’autorisation de se présenter au second tour des élections cantonales le 30 septembre 1945. Il est élu avec 6 761 voix devant Jean Boyer MRP et maire de Saint-Chamond (5 992 voix) et le communiste Jacques Launay (5 877 voix). Il bénéficie d’un mauvais report des voix sur le candidat communiste qui était le mieux placé au premier tour. Il n’aurait pas perdu son crédit si l’on en croit des témoins de l’époque. Les électrices en particulier ont voté en sa faveur simplement parce qu’elles connaissent son nom.
15Ce succès l’encourage à se présenter aux élections législatives de juin 1946 qui l’opposait surtout à Georges Bidault (MRP) alors qu’il s’est inscrit au groupe des républicains indépendants. Il est élu député de la Loire ainsi que Georges Bidault tête de liste MRP, Eugène Claudius-Petit (RGR) et deux candidats communistes dont Marius Patinaud. Si le PCF et le MRP sont les grands gagnants de ces législatives dans la Loire comme au niveau national, les modérés représentés par Antoine Pinay devancent les listes SFIO et RGR. Pinay réalise ses meilleurs scores dans les cantons ruraux du Montbrisonnais. Il arrive largement en tête à Chazelles-sur-Lyon, la ville de son ami Max Fléchet et à Saint-Chamond alors qu’il n’en est pas encore redevenu le maire. Le fief devient un bastion face à l’avance des communistes et des chrétiens démocrates dans la Loire. Les résultats sont sensiblement les mêmes aux législatives de novembre 1946 qui opposent là encore Pinay à Bidault. Le MRP, qui n’a pas été tendre avec Pinay à la Libération est son principal adversaire après la guerre, à la députation et à la mairie. Il retrouve sa mairie de Saint-Chamond aux municipales de 1947 à la majorité absolue après une campagne peu animée. « Il retrouve tout naturellement sa place » commente son ami Marius Minaire et il la gardera jusqu’à sa démission en 1977.
16La reconquête du pouvoir local est rapide et relativement facile avec toutefois un cursus inversé de la députation à la mairie qui annonce les pratiques ultérieures. Par ailleurs, les péripéties électorales décrites précédemment montrent certains changements dus aux conséquences de la guerre mais aussi à des traits propres à la IVe République communément qualifiée de « République des partis ». Alors que l’« esprit arrondissementier » de la IIIe République demeure pour les élections municipales et au conseil général, la politisation des réseaux d’influence est forte pour les législatives. Il est en effet important de distinguer les types d’élections pour différencier les permanences et les changements. Des auteurs comme Jacqueline Sainclivier et René Rémond soulignent l’importance de la culture politique héritée après la guerre aux cantonales et même aux municipales dans les petites localités. Jean-Marie Guillon montre que « le retour des notables et des forces traditionnelles est nettement amorcé aux cantonales de 1945 qui démontrent la fragilité des partis d’implantation récente (PCF et MRP)5 ». Il n’en est pas de même pour les élections plus politisées comme les législatives. Antoine Pinay a su parfaitement s’adapter aux nouvelles pratiques. Son inscription au Centre national des Indépendants, parti crée par Roger Duchet à la fin de l’année 1948 lui permet de disposer d’un soutien partisan indispensable au niveau national tout en conservant son image d’« indépendant » au niveau local. Il participe pleinement aux luttes politiques. En 1946, il combat Georges Bidault, en 1951, grâce à la loi des apparentements, il s’associe avec lui et Claudius-Petit pour battre la liste RPF conduite par Jean Nocher. Cette liste d’Union nationale est qualifiée de « liste des ministres ». Antoine Pinay fait aussi son entrée au gouvernement Queuille en septembre 1948 au secrétariat d’État aux Affaires économiques avant d’être ministre des Travaux publics jusqu’en 1952 puis président du Conseil de mars à décembre 1952. Ces fonctions nationales lui permettent de jouer sur deux registres, national et local, son fief donnant une caisse de résonance à sa popularité.
17Le commentaire qu’il fait des circonstances de la sollicitation de Vincent Auriol en 1952 est significatif : « J’étais dans le train entre Paris et Saint-Chamond. À Dijon le train s’arrête. Le préfet vient me dire dans mon compartiment que le président de la République voulait me voir. J’ai donc pris le train suivant pour Paris. »
18L’anecdote a son importance. Antoine Pinay se complaît à souligner le rôle du train, moyen de transport qui l’a fasciné lorsqu’il était ministre des Travaux publics et qu’il privilégie à l’avion jusqu’à la fin de sa vie. Le train symbolise tout à la fois le progrès technique, l’accessibilité à tous, en particulier aux classes moyennes, le lien entre Saint-Chamond et Paris. Il n’a jamais dormi à Matignon et chaque fois qu’il le pouvait il quittait son appartement parisien du boulevard Suchet pour se rendre à Saint-Chamond. Les réseaux tissés à Saint-Chamond prennent aussi une dimension nationale. Par exemple, il était très lié à Adrien Sèches, le patron local de la CGPME. Cette organisation patronale, dirigée alors à Paris par Léon Gingembre, soutient sa politique économique nationale de 1952 allant jusqu’à reprendre dans son journal La Volonté les mêmes thèmes. C’est de Saint-Chamond qu’il a rendu public le conflit qui l’opposait au général de Gaulle et qui provoqua son départ, en 1960, de la scène gouvernementale.
Un fief « muséifié »
19À l’exception de sa prise de fonction de médiateur, en 1969, sur les sollicitations du président Pompidou, Antoine Pinay ne participe plus à l’exercice du pouvoir central après 1960. Il se retire sur son fief de Saint-Chamond et de la Loire et il ne quitte la mairie qu’en 1977 alors qu’il est âgé de 86 ans et la présidence du conseil général en 1979, deux ans plus tard. Ces années représentent un tournant qui n’est pas seulement dû au facteur de l’âge. Si Antoine Pinay quitte ces fonctions c’est certes à cause de son grand âge mais aussi parce qu’il a compris qu’une autre époque était née pour réussir en politique et perdurer.
20Jusqu’à ces années Pinay reste le maître en son fief. Nombreux sont ses collaborateurs qui rappellent qu’il suffisait d’une affiche avec son nom pour une élection à la mairie. Ceci est surtout vrai jusque dans les années 1970. S’il ne participe plus directement au pouvoir national, il en reste très proche. L’Élysée est alors occupé par Valéry Giscard d’Estaing que Pinay a introduit au cabinet d’Edgar Faure en 1955 et qui fut secrétaire d’État aux Finances alors qu’il était ministre de l’Économie et des Finances en 1959. Il le reçoit en juin 1982 après la défaite de celui-ci en 1981. Il avait été l’invité de Raymond Barre à Matignon entre 1976 et 1981 et distribue de Saint-Chamond des bons et mauvais points ; il cautionne le plan Barre et il ne se prononce en faveur de la candidature de Valéry Giscard d’Estaing qu’au second tour des présidentielles de 1981, il met en garde les électeurs contre l’élection de François Mitterrand en ces termes : « Je vous écris de Saint-Chamond. Tout au long de ma vie politique, c’est toujours ici dans cette petite ville du cœur de la France que je suis venu réfléchir avant de prendre une décision ou faire un choix qui engagerait l’avenir de la France et des Français. »
21Il leur dit donc qu’il y a danger pour la France en omettant de préciser qu’il ne s’est prononcé en faveur de la candidature de Giscard qu’au second tour. C’est d’ailleurs moins le personnage de François Mitterrand qui l’inquiète car il l’a connu sous la IVe République que sa stratégie d’alliance avec les communistes.
22Antoine Pinay, homme de la IIIe et de la IVe République a très vite le sens de ce qu’on appelle maintenant la communication politique. Celle-ci passe essentiellement par la presse écrite d’abord parce que c’était l’époque ensuite parce qu’Antoine Pinay, contrairement au général de Gaulle, n’a pas beaucoup utilisé le petit écran sur lequel il était peu à l’aise. Les journaux ont cultivé l’image. Les journaux nationaux comme Le Figaro et Paris Match ou locaux comme Le Progrès et Le Dauphiné aiment à camper l’homme derrière son bureau de la mairie de Saint-Chamond et après sa vraie retraite en 1979 devant sa maison, route du Coin que tous les Couramiauds, entendons les habitants de Saint-Chamond, connaissent, une maison bourgeoise, certes, au milieu d’un grand parc mais sans luxe ostentatoire, austère comme l’apparence de son propriétaire. Antoine Pinay s’est toujours rendu de sa mairie à sa maison au volant de sa propre voiture, modeste elle aussi. Les articles des journaux locaux pendant la phase d’activité insistent sur les colères légendaires du maire ou plus encore du président du conseil général qui s’accompagnent de menaces de démission et sur son sens du social lorsqu’il joue les arbitres dans les conflits. En mars 1977, il est encore sollicité dans le conflit qui oppose la direction de BSN Danone et ses ouvriers qui occupent les locaux de l’usine de Rive-de-Giers. C’est la menace de la suppression d’un tiers des effectifs qui provoque la grève et l’occupation. La direction pose le problème de l’expulsion des grévistes devant le tribunal civil de grande instance. Son président Deroure avant de rendre son ordonnance songe à Antoine Pinay pour proposer un plan d’entente et vient lui demander de jouer le rôle de médiateur. Celui-ci après s’être fait prier réunit les deux parties mais il manifeste un optimisme modéré. Le lendemain, une grande manifestation est organisée pour dénoncer la crise de l’emploi dans la Loire. La grève est reconduite. Antoine Pinay estime alors que sa mission de médiateur est terminée et se retire. Le climat social devient de plus en plus tendu dans la Loire touchée par la crise économique et les campagnes menées par les partis de gauche sont mieux écoutées que les discours paternalistes. Antoine Pinay le sent bien lorsqu’il décide de prendre sa retraite.
23Il annonce d’abord qu’il ne se représentera pas aux municipales de 1977, non sans avoir fait durer le suspense pendant quelques mois. Il a certes l’âge de se retirer (87 ans), mais les progrès de l’union de la gauche ne l’incitent pas non plus à persévérer. Son dauphin est Henri Gidrol, professeur de collège, qui est au conseil municipal depuis une vingtaine d’années. Henri Gidrol se présente sur une liste « apolitique », la « liste républicaine d’action communale » mais elle s’oppose à la « liste de l’Union de la gauche » conduite par un jeune universitaire lyonnais Jacques Badet et à la liste écologiste de Paul Privat ; c’est la liste de Jacques Badet qui est élue au second tour alors que Saint-Étienne se donne un maire communiste avec Joseph Sanguedolce. Le commentaire d’Antoine Pinay est pour le moins désabusé : « Je laisse donc la place aux socialo-communistes en respectant le choix de l’électeur. Je ne connais pas M. Jacques Badet, il n’est jamais venu me voir. Je ferai sa connaissance pour la passation des pouvoirs du maire6. »
24On notera qu’Antoine Pinay n’a pas songé à des héritiers familiaux ou politiques contrairement à un Georges Bonnet ou à d’autres qui ont fondé de véritables dynasties dans leurs fiefs comme en Vendée analysée par Matthieu Trouvé. Deux ans plus tard, Antoine Pinay renonce au conseil général en souhaitant « que le conseil général reste apolitique7 ». Ce qui prête à sourire car le successeur d’Antoine Pinay est Lucien Neuwirth, sénateur RPR de la Loire. Il dresse alors un bilan positif de sa gestion : « Je pense à ce propos qu’il convient de préciser que le département de la Loire est le moins imposé de France au nombre d’habitants » et il en donne pour cause la réduction des dépenses de fonctionnement : « À cela une explication très simple : je suis le seul des 95 présidents de conseil général à n’avoir jamais voulu de voiture de fonction, chauffeur, secrétaire, indemnité de fonction. De plus dans 75 % des départements, les conseillers généraux effectuent des voyages d’études souvent accompagnés de leurs épouses ! »
25Antoine Pinay a une gestion très stricte des deniers publics, trop parfois, et les adversaires de l’union de la gauche ont beau jeu d’y voir de l’avarice et de lui reprocher d’avoir freiné considérablement les investissements. Mais cette gestion fait aussi sa popularité auprès du contribuable. Il n’empêche qu’à la fin des années 1970, les temps ont changé. La gestion d’une mairie ou d’un conseil général réclame plus d’audace budgétaire. Par exemple Antoine Pinay s’est opposé à la construction d’une autoroute contournant Saint-Chamond ce qui provoquait une rupture sur la liaison autoroutière de Saint-Étienne à Lyon, entraînant des bouchons importants d’une circulation de plus en plus dense.
26Son départ de la mairie à l’âge de 85 ans puis du conseil général à 87 ans, s’il suscite l’émotion des journalistes du Progrès, marque surtout un tournant dans la vie politique d’un département sinistré qui tente sa reconversion du secteur industriel à celui des services. Cependant l’identification de Saint-Chamond à Antoine Pinay est telle que la ville revendique cette figure légendaire. Un journaliste du Progrès écrit : « Que ce soit en France ou à l’étranger, dès que l’on citait Saint-Chamond, aussitôt on nous disait : Ah ! Le Président Pinay. » De quoi rendre la fierté aux Couramiauds qui habitent une ville sans grand charme et durement touchée par la désindustrialisation.
27Le fief s’est en quelque sorte « muséifié ». Les anniversaires d’Antoine Pinay sont très régulièrement commentés par la presse. Pour ses 85 ans, il accepte de se prêter à un entretien télévisé à condition qu’il soit mené par son ami lyonnais, le journaliste Henri Marque, devenu directeur de l’information de TF1 et qui avait été attaché à son cabinet en 1950. On le montre au volant de sa voiture à 90 ans. Une manifestation est organisée en son honneur. La liste des personnalités associées à la manifestation comprend des présidents du conseil et anciens ministres comme Raymond Marcellin, Paul Ribeyre, Eugène Claudius-Petit, Edgar Faure, Maurice Bourgès-Maunoury, René Pleven, Jean Letourneau, Paul Ribeyre, Guy Petit, c’est-à-dire des hommes du parti radical, du MRP et de son propre parti le CNI ainsi que ses anciens collaborateurs comme les fidèles Henri Yrissou, Raymond Arasse et Antoine Partrat, le seul originaire de la Loire. Pour ses 100 ans, le maire de Saint-Chamond qui est alors Gérard Ducarre, maire RPR et vice président du conseil régional, organise une manifestation à la mairie le 30 décembre 1991. Le carton d’invitation est illustré par une photographie d’Antoine Pinay fumant une cigarette, en pardessus et coiffé du célèbre chapeau devant les services municipaux. Il est assorti de cette phrase signée de lui : « J’ai toujours été beaucoup plus un provincial qu’un parisien et je peux avouer que de toutes les fonctions qui ont été les miennes, c’est celle de maire que j’ai le plus aimée8. »
28Sa mort le 13 décembre 1994 chez lui à Saint-Chamond à la veille de ses 103 ans suscite des réactions multiples. Édouard Balladur qui était alors Premier ministre lui rend un hommage solennel depuis Matignon. La caricature de Plantu dans Le Monde du 14 décembre montre Valéry Giscard d’Estaing, Jacques Chirac, Édouard Balladur, Raymond Barre et même François Mitterrand lever leur chapeau devant la photographie encadrée de Pinay au-dessus d’une couronne funéraire. Libération, beaucoup plus critique sur son action nationale, met l’accent sur l’assise locale en illustrant sa première page par une photographie de Pinay, le regard sévère, devant sa maison route du Coin. Sa dernière demeure n’est cependant pas Saint-Chamond ; son corps est inhumé dans le caveau familial du cimetière de Saint-Symphorien-sur-Coise, lieu de sa naissance.
Pour conclure : Pinay est-il représentatif d’un moment de transition ?
29L’exemple d’Antoine Pinay permet de revenir sur la problématique de la transition posée en introduction. Sa longévité politique qui lui fait traverser trois Républiques aux régimes différents permet de conclure à ses capacités d’adaptation mais aussi au caractère très progressif des changements ; la IVe République peut être considérée comme un régime de transition.
30En amont, y coexiste en effet l’héritage de pratiques propres à la IIIe République qui font du notable l’élément central des fiefs électoraux représentatifs de la « France du centre » et l’encadrement de plus en plus significatif des partis. Antoine Pinay entretenait des liens de proximité avec ses électeurs dont il connaissait tous les prénoms. D’un autre côté il est parfaitement maître du jeu des forces politiques, servi qu’il fut par les circonstances. Son anticommunisme notoire lui est favorable dans le climat de guerre froide comme il a été en 1936 dans le ralliement des opposants au Front populaire, radicaux compris9. Ses stratégies réussies d’alliance puis de rupture avec le MRP et son opposition au RPF constituent autant de signes de sa connaissance du terrain politique. La guerre n’a pas représenté une rupture prolongée de sa carrière politique locale mais les cas de Georges Bonnet présenté par Jacques Puyaubert ou d’André Liautey évoqué par Olivier Verdier montrent que cette singularité n’est pas exceptionnelle. Bonnet comme Liautey – et il convient d’y insister – sont des radicaux. Ce sont eux ainsi que les modérés qui ont le mieux assuré le phénomène de transition dans les fiefs sous la IVe République marquée par le tropisme du centrisme après la rupture du Tripartisme en 1947.
31En aval, le rôle de transition de la IVe République est moins évident. La Ve République, surtout après 1962, est marquée par des inversions de cursus que connaissaient rarement les personnalités de la IVe République. En effet, sous la Ve République, il est courant qu’un homme de cabinet soit en quête d’une légitimité démocratique pour se constituer dans un deuxième temps un fief. Ce régime est marqué par une bipolarisation qui n’est pas favorable au rassemblement des centres et l’échec du Cartel des NON en 1962 a des conséquences durables. L’intrusion de plus en plus forte de la télévision dans la vie politique et la prégnance de la médiatisation politique est un autre changement mal assumé par les notables. Pinay a certes très bien su utiliser les moyens de communication de son temps c’est-à-dire la radio et la presse écrite ce qui explique qu’il ait été avec Pierre Mendès France le président du Conseil le plus populaire de la IVe République comme le souligna Jean-Pierre Rioux mais il n’eut pas la maîtrise du petit écran.
32Est-ce à dire que le modèle du notable provincial qui se veut l’incarnation de la « République » et non le représentant d’un programme politique, qui a avec ses électeurs une relation affective, ne fait plus recette dans le paysage politique ? Ce serait pour en revenir à Antoine Pinay, méconnaître le jeu subtil du personnage qui joue comme on l’a démontré sur plusieurs registres tout particulièrement à partir de la IVe République, ce serait plus généralement sous estimer la force persistante de l’enracinement local qui s’est manifesté récemment avec l’hostilité à la suppression du département. Les hommes politiques de toutes tendances sont toujours en quête d’un enracinement dans un terroir sous un régime marqué par la personnalisation du pouvoir. L’objectif de la constitution de fief reste donc très présent. Ce sont les méthodes qui ont pu varier mais la quête d’un fief demeure un tropisme très fort, tout particulièrement pour les élections municipales ou cantonales. Dans l’Aquitaine actuelle, on a ainsi deux exemples avec Alain Juppé (UMP) à la mairie de Bordeaux et Alain Rousset (PS) à la présidence du conseil régional.
Notes de bas de page
1 S. Berstein, La République sur le fil. Entretiens avec Jean Lebrun, Paris, Textuel, 1998.
2 S. Berstein, M. Winock, La République recommencée de 1914 à nos jours, Paris, Le Seuil, 2004, p. 155.
3 G. Le Béguec, D. Peschanski, Les élites locales dans la tourmente. Du Front populaire aux années cinquante, Paris, CNRS Éditions, 2000, p. 408.
4 Voir la synthèse de S. Guillaume et B. Lachaise, « Essai de synthèse régionale », dans J.-M. Mayeur, J.-P. Chaline et A. Corbin, Les parlementaires de la Troisième République, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003, p. 65-87.
5 G. Le Béguec, D. Peschanski, op. cit., p. 411.
6 Le Progrès, 21 mars 1977.
7 Le Progrès, 3 mars 1979.
8 Archives personnelles de l’auteur.
9 Sur le déclin du parti communiste dans la Loire on renverra à la thèse de J.-M. Steiner, Le PCF dans la région stéphanoise (1944-1958) communisme et anticommunisme dans une grande ville ouvrière sous la Quatrième République, sous la direction de Jacqueline Bayon, université de Saint-Étienne, 5 décembre 2005.
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