Apprentissage du « suffrage universel » et construction d’un fief électoral : Alexandre Ribot dans sa circonscription (1878-1909)
p. 229-237
Texte intégral
1Relativement délaissé jusqu’alors par les historiens, Alexandre Ribot est pourtant considéré par l’un d’entre eux, Jean Estèbe, comme « un des monstres de la Troisième République1 ». En effet, ainsi que l’écrivait son ami André Tardieu à sa mort en 1923, Ribot a joué « un rôle important à chaque grande phase de notre histoire, du Seize mai [1877] jusqu’à la Grande guerre2 ».
2Juriste de formation, Ribot est dès sa jeunesse véritablement passionné par la politique. Dans les années 1860 aux contacts de Prosper Duvergier de Hauranne, d’Odilon Barrot, de Charles de Rémusat mais également d’Adolphe Thiers, il s’imprègne de la culture politique libérale qui restera tout au long de sa vie son socle idéologique de référence. C’est d’ailleurs parce qu’il considère à la fin du Second Empire que la République est désormais le seul régime capable d’assurer le respect des libertés essentielles qu’il devient républicain. Repéré par Jules Dufaure, ce dernier lui confie différentes missions dans les premières années de la IIIe République avant de le nommer en janvier 1876 secrétaire général du ministère de la Justice, alors qu’il est lui-même garde des Sceaux et président du Conseil. À la chute du cabinet Dufaure en décembre 1876, Ribot choisit de démissionner et de se présenter dans les mois qui suivent devant le suffrage universel afin de porter sa vision de la république, celle d’une république modérée, libérale dans son fonctionnement mais conservatrice dans ses projets sociaux.
3C’est finalement en 1878, au moment où les républicains prennent le contrôle de tous les leviers du pouvoir, que Ribot débute réellement son aventure politique en devenant à la Chambre des députés le représentant de la circonscription de Boulogne-sur-Mer. Commence alors une longue carrière qui ne se terminera que quarante-cinq années plus tard, à sa mort. Au cours de cette longue période, il a occupé presque toutes les fonctions importantes de la République : député durant près de trente ans puis sénateur pendant quatorze années mais aussi ministre à huit reprises et même cinq fois président du Conseil. Afin de pouvoir accéder aux plus hautes fonctions gouvernementales et de connaître cette remarquable longévité, Ribot a dû se doter, non sans mal, d’une solide assise locale.
4Quand il est parachuté en 1878 dans le département du Pas-de-Calais pour participer comme candidat républicain à une élection législative partielle, Ribot est totalement inexpérimenté et rempli d’idées reçues sur le suffrage universel. Ce n’est que progressivement et avec difficultés qu’il apprend le métier de candidat et d’élu dans la deuxième circonscription de Boulogne-sur-Mer de 1878 à 1885 puis surtout dans la première circonscription de Saint-Omer de 1889 à 1909, où il parvient à se constituer un fief électoral.
Le difficile apprentissage par Ribot des règles de la vie politique locale
5Ribot aborde sa première expérience électorale en 1878 avec comme seul concurrent un député bonapartiste invalidé, Paul Dussaussoy. Outre son inexpérience et ses réticences à aller chercher les voix de ses électeurs, il présente d’importants handicaps. On peut en retenir trois principaux. Premièrement le fait que le Pas-de-Calais soit encore largement à cette époque une terre hostile à la République notamment dans les campagnes où le bonapartisme est encore très présent. D’ailleurs aux élections législatives d’octobre 1877, neuf députés de droite sont élus contre un seul républicain. Deuxième handicap, Ribot est immédiatement perçu par ses électeurs comme un pur Parisien. Effectivement même s’il est né à Saint-Omer, soit à quelques dizaines de kilomètres de Boulogne-sur-Mer, il n’y a vécu que durant son enfance et sa famille n’est pas particulièrement connue dans la région3. Cela est trop peu consistant pour être perçu comme un enfant du pays. D’ailleurs Ribot lui-même n’a pas une attirance particulière pour la côte d’Opale ; son choix d’implantation répond clairement à une opportunité. En effet dès le milieu de l’année 1876 des personnalités influentes du Pas-de-Calais, notamment le sénateur inamovible Louis Martel, le contactent et lui offrent leur soutien. Enfin Ribot présente un dernier handicap : celui d’être avocat de profession. Si l’on en croit le candidat républicain que remplace Ribot, Georges Foissey, qui est un grand connaisseur de la vie politique locale, cela constitue « un grand désavantage4 ». Ce dernier explique au préfet du Pas-de-Calais en février 1878 que :
« Les dons si précieux de la parole ne comptent pour rien près de gens habitués à n’estimer que la possession de la terre, le plus solide des biens. Leur ignorance excite encore leur méfiance, et quand, la bouche ouverte, ils écoutent parler un avocat, c’est avec cette idée dominante que s’ils n’y prennent garde, ils vont être trompés5. »
6À ces difficultés objectives, s’ajoute pour Ribot sa méconnaissance du métier de candidat6 et surtout sa culture politique qui psychologiquement l’empêche d’aller vers le peuple. En effet la culture libérale française reste marquée à cette époque encore par l’héritage du suffrage censitaire et par la crainte voire le mépris du suffrage universel. Pour comprendre l’état d’esprit qui anime Alexandre Ribot à cette époque, il suffit de lire la lettre qu’il rédige à son meilleur ami Eugène Boucher en 1877 alors qu’il hésite à se présenter à des élections cantonales :
« Il y a des choses que je ne puis et ne veux faire, par exemple aller trouver des gens que je ne connais pas, leur faire des avances, solliciter leurs suffrages. Encore si ces gens étaient bien élevés ! Mais l’influence politique est ici aux mains de quelques personnes bruyantes appartenant, tout au plus, à la petite bourgeoisie, jalouses des supériorités sociales et attendant l’avènement définitif du parti radical pour satisfaire soit leur convoitise de places, soit leur rêve de démolition. Il faut que nous fassions un perpétuel effort sur nous-mêmes pour être républicains et démocrates7… »
7En dépit de ses propres réticences et des obstacles qui se dressent devant lui, Ribot s’investit pleinement dans sa première campagne. L’abondante correspondance qu’il entretient avec sa femme durant cette période permet d’en connaître tous les détails et notamment la façon dont il apprend le métier de candidat. Guidé par l’ancien candidat républicain malheureux Georges Foissey et bénéficiant de la bonne organisation du comité républicain, il sillonne avec énergie sa circonscription. Tandis que l’étiquette de candidat de la République suffit à lui attirer la sympathie des villes, il s’efforce d’approcher les paysans et de les rassurer sur la République. « On n’a pas idée, écrit-il à sa femme quand on ne l’a pas vu de près, de l’ignorance du suffrage universel dans les campagnes. Pas l’ombre d’esprit politique dans les masses8. » Très rapidement, il découvre que les réunions publiques sont « le grand instrument d’action sur le suffrage universel. Pour s’emparer des masses, il faut, affirme-t-il, parler directement, sans l’intermédiaire des journaux ». Dans sa correspondance, il insiste énormément sur le fait qu’à aucun moment il ne sombre dans la démagogie :
« Je n’ai pas dit un mot qui fut au-delà de mes convictions ; je n’ai pas flatté les sentiments de mes électeurs. Loin de là, […] j’ai tâché de faire un cours de politique aussi élevé que possible. La franchise d’allures est la qualité que le suffrage universel apprécie et sent le mieux. Beaucoup de bonne humeur est aussi nécessaire. […] Il n’y a pas d’autre manière de garder la direction du suffrage universel que de lui parler souvent, de l’instruire, d’empêcher les démagogues de s’en rendre maîtres9. »
8Rassemblant le camp républicain et une partie des électeurs ruraux, Ribot parvient le 7 avril 1878 à être élu député. Les premières difficultés surviennent dès le lendemain de sa victoire, quand les républicains de sa circonscription lui proposent de célébrer ce succès en organisant un grand banquet sous la présidence de Léon Gambetta. Lui-même très éloigné du style et des idées politiques de Gambetta, Ribot désapprouve vivement ce projet craignant que la présence du tribun républicain ne suscite l’effroi dans les campagnes.
9Le positionnement de Ribot au centre gauche de la Chambre des députés et plus encore ses premières interventions à la Chambre des députés contre les gouvernements républicains sur des sujets aussi importants que les lois scolaires ou encore l’amnistie des communards suscitent très rapidement l’incompréhension voire la colère des républicains de sa circonscription, qui s’estiment trahis par leur représentant. Le journal républicain de Calais, Le Patriote, se montre tout particulièrement véhément envers Ribot. Le 31 mars 1879, Foissey lui écrit une lettre pour lui signaler que l’exaspération monte : « Vous devez bien vous figurer que votre ligne politique n’est pas comprise : elle est louée par vos ennemis, blâmée par vos amis10. » Face à ce mécontentement qui grandit, Ribot accepte de tenir une réunion publique, mais non pour dialoguer avec ses électeurs, simplement pour leur expliquer ses choix. D’ailleurs comme il l’indique à son épouse : « Je ne me préoccupe […] de mes électeurs que tout juste autant qu’il faut pour n’avoir pas de reproches à me faire. S’ils ne veulent plus de moi […] je leur tirerai ma révérence11. »
10Disposant uniquement de quelques relais humains, Ribot ne parvient pas à faire passer sa vision de la République et la complexité de son positionnement politique. Plus encore, son image est comme l’indique Foissey totalement travestie :
« Ce n’est pas d’aujourd’hui que je constate que des républicains relativement éclairés et modérés doutent de votre attachement à nos institutions ; en même temps, ceux de la campagne, qui les détestent, vous accueillent malgré votre républicanisme officiel, parce qu’ils supposent que ce n’est qu’un masque et qu’au fond, vous êtes orléaniste. […] Convaincre les uns et les autres, que vous êtes vous-même, ce sera bien difficile12. »
11Durant ses premières années de député, Ribot s’implique énormément sur la scène politique nationale et délaisse sa circonscription ce qui fait qu’aux élections de 1881 sa position s’est plutôt détériorée par rapport à 1878. Un républicain bien implanté dans la région, Louis Duhamel, se présente d’ailleurs face à lui. Ribot se voit donc contraint à nouveau de mener une intense campagne ; ce qui bien entendu ne l’enchante guère. Le 8 août 1881, il écrit à sa femme :
« J’ai passé toute la journée d’hier à Marquise. On m’avait invité à un tir aux pigeons : divertissement des plus récréatifs qui consiste à se tenir debout pendant sept heures et à voir massacrer quelques centaines de victimes. Le métier de candidat a bien des charmes comme tu vois13. »
12De plus en plus isolé, aucun comité ne s’est d’ailleurs formé pour le soutenir, Ribot ne ménage pas sa peine :
« Quel métier que celui de candidat. Parcourir cinquante villages en quinze jours et, la dernière semaine, se montrer et parler dans six réunions publiques, rédiger un journal, écrire des lettres, subir toutes sortes de questions, se voir abandonné par des gens sur qui on comptait et qui au dernier moment, sous l’influence de menaces, se tournent contre vous, être quelque peu injurié… c’est le sort de tous les candidats14. »
13Pour l’emporter, Ribot n’hésite pas à se rendre aux réunions de son adversaire afin de lui porter la controverse. Au prix de tous ces efforts, il parvient finalement à l’emporter de justesse. Cependant malgré sa réélection, Ribot comprend que s’il souhaite s’implanter durablement dans la circonscription, il se doit d’être plus présent, de bâtir des réseaux et surtout de s’impliquer davantage dans la vie locale. Souhaitant éviter de faire de tels compromis, il place alors tous ces espoirs dans le remplacement du scrutin d’arrondissement par le scrutin de liste. À sa femme en 1883, il confie : « Un jour ou l’autre je serai pris de lassitude et de dégoût pour le métier de candidat et je renoncerai à me laisser porter, à moins que le scrutin de liste ne soit voté auparavant15. » Aussi c’est avec une immense satisfaction qu’il accueille la loi du 16 juin 1885 rétablissant le scrutin de liste. À ses yeux cette réforme doit permettre de renforcer le poids des questions nationales et d’affranchir les députés de l’emprise des électeurs de leur circonscription. Même si effectivement le changement de scrutin modifie profondément la campagne législative de 1885, d’autres difficultés se présentent à Ribot notamment l’obligation de s’entendre avec des républicains bien plus avancés que lui. Finalement cette campagne se révèle désastreuse. Ribot est sévèrement battu dès le 1er tour, ce qui naturellement brise temporairement son ascension politique nationale. Ce n’est qu’en 1887 qu’il parvient grâce à une élection partielle à revenir à la Chambre des députés. Durant cette courte traversée du désert, Ribot prend conscience de la nécessité absolue de se constituer une base électorale solide afin tout simplement de ne pas compromettre ses ambitions nationales. Par conséquent, une fois le rétablissement du scrutin par arrondissement en 1889, il décide de changer de circonscription et de se présenter devant les électeurs de la première circonscription de Saint-Omer, bien décidé cette fois-ci de se donner les moyens de disposer d’une circonscription solide.
Les moyens mis en œuvre par le député Ribot pour contrôler sa circonscription de Saint-Omer
14Le choix de la première circonscription de Saint-Omer s’explique en grande partie par le fait que celle-ci soit plus rurale que celle de Boulogne-sur-Mer et donc correspond davantage sur le plan sociologique à sa vision très conservatrice de la République. Élu en 1889, Ribot parvient à conserver la confiance de ses électeurs audomarois jusqu’en 1909. Comment est-il parvenu à faire de sa circonscription un véritable fief électoral ? Autrement dit, comment est-il devenu véritablement dans l’esprit public le député de la circonscription ?
15Surmontant ses barrières culturelles et psychologiques, Ribot apprend à se comporter en professionnel de la politique, c’est-à-dire en position de candidat quasi-permanent, suivant en cela les conseils de Georges Foissey pour qui « un député, même au lendemain d’une élection, doit faire quelques concessions aux besoins futurs du candidat16 ». Pour contrôler sa circonscription et ainsi assurer ses successives réélections, Ribot a utilisé quatre leviers.
16Premièrement, il a pris conscience de la nécessité absolue d’occuper le terrain au sens propre, c’est-à-dire de se rendre dans sa circonscription pour assister aux grands événements de la vie locale mais aussi tout simplement pour être y vu et ainsi apparaître comme proche de ses électeurs.
17Quand en 1893, il décide de ne plus habiter à l’hôtel mais de louer une maison à l’année, il écrit à sa femme : « Je deviens sérieusement le député de la circonscription. Il fallait que je fasse à mes électeurs cette concession17. » En 1898, il franchit un nouveau pas en achetant une maison à Saint-Omer, ce qui permet également à son épouse de venir un peu plus souvent. Ribot consent aussi à devenir conseiller général du canton de Saint-Omer Sud en avril 1895 au moment où il occupe la présidence du Conseil afin de bien montrer à ses électeurs, alors qu’il est beaucoup moins présent dans sa circonscription, que son attachement pour le département reste entier. Signe de l’effort réalisé par Ribot à cette occasion, il écrit quelques semaines avant son élection au préfet du Pas-de-Calais : « Rien ne pourrait m’être plus agréable que d’éviter la corvée du Conseil général18. » Il refuse toutefois d’occuper la présidence de l’assemblée et refuse de se présenter de nouveau en juillet 1901.
18Parallèlement à ces stratégies politiques, il convient de noter qu’au fur et à mesure qu’il côtoie les hommes du Pas-de-Calais, qu’il apprend à les connaître, Ribot éprouve de plus en plus d’attachement à leur égard et prend même du plaisir à se rendre à leurs côtés, oubliant alors la politique partisane et les complexités de la vie mondaine parisienne. En 1889 par exemple, en pleine campagne législative, il indique à sa femme : « Je n’ai pas de peine à être aimable avec tous ces braves gens qui sont les plus honnêtes du monde. Le suffrage universel dans nos campagnes est vraiment respectable. Il peut s’égarer, mais il est sincère même dans ses erreurs19. » En total décalage avec ce qu’il éprouvait au début de sa carrière, il écrit même en juin 1893 :
« On m’annonce pour demain une délégation de la ligue républicaine des faubourgs qui doit m’inviter à présider un banquet patriotique le 16 juillet. Ce sont des maraîchers. Leurs dîners sont longs et il faut entendre leurs chansons. Nous sommes là en pleine démocratie. Mais ce sont de braves gens et je ne vois pas pourquoi, après avoir dîné avec des ambassadeurs, on ne dînerait pas avec des maraîchers20. »
19Cette petite anecdote permet de mesurer le chemin parcouru par Ribot.
20Deuxième élément qu’il met en œuvre pour contrôler sa circonscription : l’organisation autour de sa personne de réseaux qui lui permettent d’obtenir des informations mais aussi de relayer son message auprès des électeurs. Dès la fin des années 1880, il dispose du soutien des membres de l’administration, préfet et sous-préfet en tête, mais aussi de celui de la majorité des élus. À propos des maires, Ribot écrit en 1893 : « La politique ne tient qu’une place secondaire dans leurs préoccupations, la personne du député joue un plus grand rôle que ses opinions21. »
21Au fur et à mesure qu’il s’installe dans le Pas-de-Calais, Ribot dispose également d’organes de presse qui lui sont fidèles, c’est le cas notamment du Mémorial Artésien ou encore de L’Écho du Nord. Le directeur de ce quotidien, qui est également le président départemental de la société des agriculteurs, envoie d’ailleurs fréquemment des courriers à Ribot lui demandant comment il peut, au mieux, défendre ses intérêts.
22Ribot sait également s’entourer de jeunes hommes de talent. C’est le cas de Charles Jonnart. Ce dernier fait profiter à Ribot de sa très forte implantation locale. Conseiller général du canton de Fauquembergues depuis 1886, il contrôle l’organe de presse le Mémorial artésien. En retour, Ribot favorise l’éclosion de sa carrière nationale. Devenu député en 1889, Jonnart devient ministre en 1893 puis gouverneur général de l’Algérie en 190022.
23Troisième élément qui contribue à consolider sa position : sa capacité à apparaître comme un défenseur des intérêts locaux. Soucieux de se montrer à l’écoute et au service de ses électeurs, il utilise en effet son influence à Paris pour défendre les intérêts économiques de sa région. La question du protectionnisme, notamment agricole, est électoralement très importante dans les deux dernières décennies du XIXe siècle et tout particulièrement dans le département du Pas-de-Calais. Alors qu’à l’origine Ribot est plutôt libre-échangiste, il devient un partisan du protectionnisme et un protecteur à la chambre de l’agriculture. En 1884, il est par exemple à l’origine d’une importante loi sur les sucres qui renforce le protectionnisme dans cette filière. Naturellement, il ne manque pas de rappeler dans ses professions de foi son engagement en ce domaine. Et quand ses adversaires remettent en question son soutien au protectionnisme et à l’agriculture, il n’hésite pas, comme lors de la campagne électorale d’août 1893, à demander à son ami Jules Méline d’écrire dans le journal du Nord un article vantant ses mérites en ce domaine23. Beaucoup plus discrètement, il s’efforce aussi de satisfaire les innombrables demandes individuelles qu’il reçoit. En 1881, en pleine campagne législative, Foissey lui conseille d’ailleurs « d’ouvrir toutes grandes […] les écluses de la faveur administrative24 ». C’est probablement en songeant à cette pratique de la recommandation dont il use, tout en la condamnant par ailleurs, qu’il écrit à sa femme en janvier 1883 : « Au fond […] on ne peut faire de la politique dans un tel milieu, sans se compromettre plus ou moins. Je commence à être las et assez dégoûté25. » La grande aptitude de Ribot à contenter les exigences de ses électeurs associée au fait qu’il accède dans les années 1890 aux plus hautes fonctions gouvernementales lui confèrent une grande autorité et l’image d’un homme politique de premier plan. La réussite de sa carrière nationale lui permet d’ailleurs de se tenir à l’écart de toutes les querelles politiques locales.
24Enfin quatrième et dernier point, la capacité de Ribot à se mobiliser lors des échéances électorales. En professionnel de la politique qu’il est devenu, il connaît désormais parfaitement les règles de l’épreuve et accepte de s’y soumettre : la rédaction de la profession de foi, d’affiches pour répondre ou alimenter des polémiques, d’articles dans la presse pour développer son programme et contrer les adversaires mais aussi l’organisation de réunions publiques et naturellement les tournées à travers sa circonscription qui au fil des ans d’ailleurs se limitent de plus en plus à des visites aux élus et aux notables.
25Voilà à grands traits comment Ribot est parvenu à se constituer une base électorale solide de 1889 à 1909, remportant assez aisément les différentes échéances électorales, parfois même sans avoir à affronter d’adversaire.
*
26Pour conclure, peut-on parler de fief concernant la circonscription détenue et contrôlée par Ribot ? À première vue cela paraît incontestable. Cependant, quand en 1909 Ribot décide de quitter le Palais-Bourbon pour rejoindre le Palais du Luxembourg, les limites de son emprise sur la première circonscription de Saint-Omer apparaissent. D’une part, il éprouve les pires difficultés à devenir le candidat des républicains pour les élections sénatoriales, beaucoup lui reprochant en effet son positionnement de plus en plus à droite. D’autre part, et de manière a priori plus surprenante, il ne parvient pas à imposer son successeur, Paul Lafoscade, battu dès le premier tour. Émile Lemaitre, le président de la Fédération radicale et radicale-socialiste du Pas-de-Calais, analyse tout simplement l’incapacité de Ribot à transmettre son héritage par son absence de contenu politique : « Il semblait à première inspection que la succession de Ribot fut facile à recueillir pour un candidat se réclamant du même programme. Mais quel est ce programme ? […] Ce programme n’existe pas. » Et il ajoute : « Reconnaissons-le, Ribot possède “la manière”, et cette manière a fini par lui assurer une autorité électorale que sa droite et sa gauche n’osaient plus lui contester : il avait résolu jusqu’à présent le difficile problème d’incarner les inquiétudes et les espérances communes des deux partis26. »
27Même si bien entendu cette explication est exagérée, il n’empêche que les liens personnels noués entre Ribot et les habitants de sa circonscription ont très clairement pris le pas sur les grands débats politiques. Ardent défenseur de la tradition libérale à Paris, Ribot est avant tout perçu à Saint-Omer comme un républicain modéré et un notable protecteur, bref comme un bon député.
28Plus profondément son absence d’héritier politique à l’échelle locale mais aussi à l’échelle nationale après sa mort est révélatrice de la façon dont Ribot concevait et faisait de la politique, c’est-à-dire en homme libre affranchi des structures partisanes.
Notes de bas de page
1 J. Estèbe, Les ministres de la République, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1982, p. 219.
2 L’Écho national, 15 janvier 1923.
3 Ribot quitte Saint-Omer en 1858 pour poursuivre sa scolarité à Paris.
4 Archives départementales du Pas-de-Calais, M 87 : lettre confidentielle de Georges Foissey au préfet du Pas-de-Calais, Ernest Camescasse, écrite à Boulogne-sur-Mer le 6 février 1878.
5 Ibid.
6 Il n’a comme seule expérience que sa participation au comité de soutien d’Adolphe Thiers aux élections législatives de 1869.
7 Archives nationales (AN), 563 AP 3 : lettre d’Alexandre Ribot à Eugène Boucher écrite à Saint-Omer le 1er avril 1877.
8 AN, 563 AP 50 : lettre d’Alexandre Ribot à sa femme écrite à Marquise le 12 mars 1878.
9 AN, 563 AP 3 : lettre d’Alexandre Ribot à Eugène Boucher écrite le 14 avril 1878.
10 AN, 563 AP 34 : lettre de Georges Foissey à Alexandre Ribot écrite à Marck le 31 mars 1879.
11 AN, 563 AP 3 : lettre d’Alexandre Ribot à son épouse écrite le 24 juillet 1879.
12 AN, 563 AP 34 : lettre de Georges Foissey à Alexandre Ribot écrite à Marck le 21 juin 1881.
13 AN, 563AP 50 : lettre d’Alexandre Ribot à sa femme écrite à Calais le 8 août 1881.
14 AN, 563AP 3 : lettre d’Alexandre Ribot à Eugène Boucher écrite à Sannois le 1er septembre 1881.
15 AN, 563AP 50 : lettre d’Alexandre Ribot à sa femme écrite à Calais le 25 août 1883.
16 AN, 563 AP 34 : lettre de Georges Foissey à Alexandre Ribot écrite à Marck le 19 décembre 1881.
17 AN, 563 AP 3 : lettre d’Alexandre Ribot à son épouse écrite le 13 juin 1893.
18 Archives dép. du Pas-de-Calais, 1 J 1944 : lettre d’Alexandre Ribot au préfet du Pas-de-Calais, Gabriel Alapetite, écrite le 28 juin 1895.
19 AN, 563 AP 3 : lettre de Ribot à son épouse écrite à Saint-Omer le 22 août 1889.
20 AN, 563 AP 3 : lettre de Ribot à sa femme écrite le 30 juin 1893.
21 AN, 563 AP 3 : lettre de Ribot à sa femme écrite à Aire le 20 avril 1893.
22 J. Vavasseur-Desperriers, Charles Jonnart, une conscience républicaine (1857-1927), Villeneuve-d’Asq, Presses universitaires du Septentrion, 1996, 339 p.
23 AN, 563 AP 7 : lettre de Gustave Dubar, directeur de l’Écho du Nord, écrite à Ribot le 11 août 1893.
24 AN, 563 AP 34 : lettre de Georges Foissey à Alexandre Ribot écrite à Marck le 14 juin 1881.
25 AN, 563 AP 3 : lettre d’Alexandre Ribot à son épouse écrite le 26 janvier 1883.
26 Réveil du Nord, 28 janvier 1909.
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