Le poids des Sippen dans le monde politique marnais de la IIIe République
p. 199-210
Texte intégral
1La démocratie et le suffrage universel masculin régissent théoriquement les relations entre les électeurs, les candidats et les élus sous la IIIe République. Claude Patriat dans l’introduction de l’ouvrage collectif L’Hérédité en politique écrit :
« Parler d’hérédité en politique, plus précisément ici de transmission par voie parentale de mandats électifs, heurte le sens commun démocratique. Dans nos systèmes de démocraties représentatives, la compétition politique libre, dégagée d’interférences privées, doit pourvoir aux différentes instances de décision. Puisque l’essentiel de l’exercice du pouvoir par les citoyens s’y ramène au contrôle de l’élection et de l’élu, il importe de poser en préalable des citoyens clairvoyants, libres de leur choix, dans une offre préservant l’égalité des chances devant le suffrage universel1. »
2La République en ouvrant un champ des possibles le plus large possible en termes de candidature et d’élection doit permettre l’émergence en politique d’hommes nouveaux, appelé de ses vœux par Léon Gambetta en septembre 1872 à Grenoble dans un discours au cours duquel il s’exclame :
« [N’a-t-on] pas vu apparaître, depuis la chute de l’Empire, une génération neuve, ardente, quoique contenue, intelligente, propre aux affaires, amoureuse de la justice, soucieuse des droits généraux ? [Ne l’a-t-on] pas vue faire son entrée dans les conseils municipaux, s’élever, par degrés, dans les autres conseils électifs du pays, réclamer et se faire sa place, de plus en plus grande, dans les luttes électorales ? N’a-t-on pas vu apparaître, sur toute la surface du pays – et je tiens infiniment à mettre en relief cette génération nouvelle de la démocratie –, un nouveau personnel politique électoral, un nouveau personnel du suffrage universel ? N’a-t-on pas vu les travailleurs des villes et des campagnes, ce monde du travail à qui appartient l’avenir, faire son entrée dans les affaires politiques ? N’est-ce pas l’avertissement caractéristique que le pays – après avoir essayé bien des formes de gouvernement – veut enfin s’adresser à une autre couche sociale pour expérimenter la forme républicaine ? Oui ! Je pressens, je sens, j’annonce la venue et la présence, dans la politique, d’une couche sociale nouvelle qui est aux affaires depuis tantôt dix-huit mois, et qui est loin, à coup sûr, d’être inférieure à ses devancières… »
3Qu’en est-il réellement, à la lumière de l’analyse des réseaux familiaux constitués autour des hommes mandatés par les électeurs du département de la Marne entre 1871 et 1940 ?
4Si la problématique n’est pas neuve, en ce sens où elle est extrêmement proche de celle énoncée par Claude Patriat, le principal apport de cette communication repose sur l’analyse des réseaux familiaux et sociaux considérés comme des Sippen, ces familles aristocratiques européennes du temps de l’empire carolingien, vastes groupes de parenté propres à l’aristocratie qui rassemblent des familles liées entre elles par des liens de sang, d’alliance et d’amitié dont la cohésion repose essentiellement sur une forte endogamie, des croisements et des renouvellements d’alliances qui permettent la solidarité familiale. L’empire carolingien se repose sur ces Sippen pour contrôler l’espace car l’objectif est la transmission du pouvoir et la domination d’une aire géographique plus ou moins étendue.
5En analysant premièrement le cas d’un canton marnais au cours de la période, il est possible de mettre en lumière l’emprise territoriale des individus choisis pour siéger au sein des conseils départementaux que sont le conseil général et le conseil d’arrondissement ; de s’interroger sur une possible conséquence de l’emprise territoriale, à savoir, la réalité des liens familiaux qui unissent les élus ; enfin de saisir l’impact de ces réseaux familiaux dans le paysage politique d’un canton afin de conclure à l’existence de fiefs dans les cantons ruraux du département de la Marne entre 1871 et 1940. Deuxièmement, en changeant d’échelle d’analyse et afin de valider l’existence de véritables Sippen dans le paysage politique marnais sous la IIIe République et de savoir s’il existe une confiscation importante des sièges électifs par ces groupes de parenté, la question des élus en réseaux retient notre attention, d’abord dans le cadre de l’arrondissement rural de Sainte-Menehould puis dans l’espace urbain le plus important du département, à savoir les cantons rémois qui comptent un peu plus de 100 000 habitants en 1891, deux espaces dont les élus intègrent en partie les réseaux familiaux des élus du canton rural initialement pris en considération.
L’impact des structures familiales dans un canton rural : l’exemple du canton de Marson
6Annie Bleton-Ruget a montré la transmission des pouvoirs chez les notables bressans et expliqué que les familles implantées localement de longue date développent en ces cantons ruraux leurs initiatives privées (réseaux matrimoniaux, implantation du patrimoine, etc.), leurs activités professionnelles mais aussi, et dans le cadre de la question qui nous intéresse plus spécifiquement, les mandats politiques2. Afin de confirmer cette analyse d’Annie Bleton-Ruget qui sert de point de départ à notre propre réflexion sur la prédominance des réseaux familiaux sur l’espace politique local et au sein des chambres représentatives départementales sous la IIIe République, nous prenons comme exemple le canton de Marson ; canton rural du centre-est du département de la Marne, situé dans l’arrondissement de Châlons-sur-Marne, véritablement coincé entre la préfecture départementale et les deux sous-préfectures de Sainte-Menehould et de Vitry-le-François. Ce canton compte dix-huit communes situées au cœur de la Champagne crayeuse, dite Pouilleuse, qui se répartissent le long des cours d’eau qui traversent le canton : la Marne, la Moivre et la Vesle. L’image que l’on peut avoir de cette terre est résumée par une description d’Onésime Reclus qui écrit en 1886 :
« Elle n’est pas belle, elle n’est pas riche, elle n’est point bocagère, elle a de tristes chaumières et de laids villages. Son nom la peint : Pouilleuse ne signifiait pas seulement couvert de poux, rongé de vermines, il voulait aussi dire pauvre, misérable, nu, ce qu’est justement la Champagne. […] Sa dure carapace n’entretient que des herbes rabougries, […] elle donne à regret une vie languissante aux semences qu’on lui confie3. »
7En 1882, le canton compte 6 571 habitants qui se répartissent essentiellement dans la vallée de la Marne, de Pogny à Sarry, et dans la vallée de la Vesle, de Somme-Vesle à L’Épine. Les communes les plus populeuses sont Sarry (569 habitants), Pogny (661 hab.) et Courtisols (1 553 hab.). Cette dernière regroupe donc 23,63 % de la population cantonale.
8Au conseil d’arrondissement et au conseil général, le canton est représenté par seize individus entre 1871 et 19404. Inscrit dans l’arrondissement de Châlons-sur-Marne qui compte sept cantons, le canton de Marson a le privilège d’envoyer siéger dans la ville préfecture deux conseillers d’arrondissement, dont certains portent, et c’est déjà à souligner, le même patronyme (Gillet, Collard). Ces élus effectuent dans l’ensemble des carrières assez longues, surtout que trois d’entre eux (Ponsard dès 1852, Lemaire à partir de 1862 et Massez dès 1865) font leur apparition en politique locale avant le début de la IIIe République. Entre 1871 et 1940, la carrière des conseillers généraux est remarquable puisque seuls trois individus représentent le canton (Ponsard dix-neuf ans [quarante-neuf si l’on prend en compte l’ensemble de sa présence au sein du conseil], Bellois trente et un ans et Adnet les huit ans qui restent). En moyenne la carrière sous le IIIe République dure donc environ vingt-trois ans. Néanmoins, certains conseillers d’arrondissement ne sont pas en reste (Lemaire vingt et un ans, Pérardel dix-huit ans, Saguet et Gérard quatorze ans) pour finalement une durée moyenne des mandats de neuf ans et demi. Au regard de l’emprise territoriale, de la constitution de réseaux familiaux et de la confiscation des pouvoirs locaux, comment se caractérisent ces élus marsonniers ?
L’emprise territoriale
9Si Annie Bleton-Ruget montre l’importance de l’emprise territoriale, il faut également souligner que la définition de la Sippe comporte également un volet territorial, dès lors il convient de s’interroger sur la provenance des élus, de leurs épouses mais aussi de leurs ascendants respectifs. Est-il possible de repérer une concentration de la provenance géographique de ces individus ?
10Les élus sont très souvent originaires du département et plus encore du canton d’élection, les seules exceptions étant Goguet (né à Aulnay, Charente-Inférieure) et Ménager (originaire de La Chapelle-Souëf, Orne). Courtisols, commune la plus peuplée, fournit également un fort contingent d’élus (31,25 %) qui est supérieur à son impact démographique dans le canton. Les épouses sont toutes marnaises et les communes de Courtisols et de Pogny constituent des réservoirs privilégiés (12,5 % des lieux de naissance des épouses). Malgré la grande proximité avec Châlons-sur-Marne, cette dernière n’est pas un lieu de naissance privilégié, contrairement à la sous-préfecture vitryate. La surreprésentation de certaines communes comme Courtisols ou Pogny est-elle un indice de la concentration des pouvoirs ou de la réalité d’un fief politique ? Le seul critère de la naissance des élus et de leurs épouses ne peut suffire pour conclure. D’autant que la pertinence de cette question est sans doute plus forte pour une commune comme Francheville qui regroupe environ 2 % des habitants du canton, mais est le lieu de naissance de 12,5 % des élus et de 12,5 % des épouses.
11En regardant de près, les lieux de naissance des ascendants de 2e, 3e, 4e et 5e générations, la concentration topographique se confirme, d’abord dans le canton avec des villages comme Courtisols, Francheville, Pogny et Saint-Germain-la-Ville, mais aussi hors du canton. Ainsi 21,43 % des femmes de la 2e génération (celle des parents) proviennent du canton de Sainte-Menehould ; sans parler de filière, il y a matière à interrogation. La 3e génération confirme l’importance des cantons ruraux des sous-préfectures vitryates (6,25 % des femmes, 4,35 % des hommes) et ménéhildiennes (4,17 % des femmes, 2,17 % des hommes).
12Le canton de Marson et les communes limitrophes constituent un espace privilégié dans lequel s’effectuent les alliances matrimoniales des élus et de leurs ascendants ; néanmoins un second pôle important se dessine très nettement à l’est du canton de Sainte-Menehould. Pourtant, la forte implantation locale des familles dont sont issus les élus et leurs épouses ne préjugent en rien de l’existence de liens familiaux directs et redondants entre ces individus ; autre caractéristique propre des Sippen.
Des liens familiaux redondants
13En prenant en considération les ascendances des élus et de leurs épouses jusqu’à la cinquième génération, des liens de parenté directs ou indirects (par le biais des épouses) existent entre les élus du canton. Adnet possède ainsi huit liens avec Bellois, deux avec les Gillet et un avec Massez. La redondance des liens est sans doute la plus révélatrice car elle montre parfois l’inextricabilité des liens de parenté qui unissent ces individus entre eux. En dehors des huit liens entretenus par Adnet et Bellois, Goguet et Saguet possèdent neuf liens familiaux, tandis que Hermant et Pérardel en ont six.
14Un groupe de parenté bien défini se distingue assez facilement et concerne Adnet, Bellois, Gillet père et fils et Massez. Parmi ces cinq individus la majorité sont originaires de Courtisols et constituent même la très grande majorité des élus du canton qui en sont natifs. Dans l’environnement familial direct de ces élus, dont certains sont père et fils (Gillet), cousins au deuxième degré (Adnet-Gillet père), cousins au deuxième degré par alliance (Adnet-Bellois), cousins au troisième degré (Massez-Adnet), les familles les plus récurrentes, en dehors de celles dont sont directement issus les élus, sont les Appert-Collery, d’Eu, Gobillard, Hermant, Lorinet, Montel-Marquis, Pérardel, etc. Sans que des liens de parenté soient avérés entre des membres de ce groupe avec d’autres élus du canton, la récurrence de certains noms de famille ne peuvent que laisser perplexe et il est probable que des liens puissent exister entre ces cinq élus et le groupe constitué autour de Hermant et de Pérardel, qui entretiennent entre eux six relations de cousinage. En tout état de cause, les relations familiales avérées entre les élus courtisiens prouvent que la concentration géographique des ascendances d’élus est très souvent corrélée à l’existence de redoublements d’alliance qui conduisent à la construction d’un groupe familial fortement ancré qui domine l’espace public et politique de manière importante. Néanmoins, de là à considérer ces systèmes familiaux de Sippe, il y a un pas à ne pas franchir sans s’assurer au préalable que cette structure familiale, relativement traditionnelle et fréquente que l’on retrouve tant en Bresse (Annie Bleton-Ruget) qu’en Lozère (Yves Pourcher5), ne domine pas de manière évidente le paysage politique local sans que cet impact politique ne soit plus grand encore par le biais d’alliances collatérales non encore évoquées et qui pourrait ainsi étendre l’influence du groupe.
Un impact politique direct non négligeable
15À regarder le temps de présence des individus qui intègrent un réseau familial plus large dans les assemblées locales, il s’avère que l’impact politique de ces groupes est loin d’être négligeable. Les groupes familiaux repérés généalogiquement concentrent une grande partie des fauteuils. Les Collard (père et fils) siègent treize ans au conseil d’arrondissement (10,21 % du temps), le groupe Saguet-Goguet y siège vingt-trois ans (soit 18,11 % du temps disponible), le groupe Hermant-Pérardel y est présent vingt-cinq ans (19,69 % du temps) et le groupe Bellois est présent vingt-deux ans au conseil d’arrondissement (17,32 % du temps) et trente-neuf ans au conseil général (soit 56,52 % du temps). Ainsi, un candidat qui n’intègre pas préalablement un groupe de parenté dominant n’a que très peu de chance d’intégrer le conseil général, ni même le conseil d’arrondissement, malgré l’existence de trois fauteuils à pourvoir pour un canton rural assez peu peuplé. Un siège de conseiller d’arrondissement échoit dans seulement 34,64 % du temps à un individu sans parenté connue avec les autres.
16Cet impact politique direct concerne également l’échelon communal où les groupes familiaux construisent et confirment leur tutelle sur la politique locale. Le groupe Bellois est à la tête de la plus grosse commune du canton, est présente au conseil général et/ou au conseil d’arrondissement au cours de 69,57 % des soixante-dix ans de IIIe République. La commune de Pogny est entre les mains d’un membre du groupe Hermant-Pérardel pendant 73,91 % du temps.
17Ces redondances de relations familiales, cet impact politique évident et cette implantation locale permettent de conclure à la réalité de la confiscation cantonale des fonctions électives sous la IIIe République par des groupes de parenté. Cette permanence dans la détention du pouvoir ne repose pas sur le seul argument explicatif de la rareté du personnel politique local, comme l’a déjà fort bien souligné Annie Bleton-Ruget. Et cette contribution n’aurait pas lieu d’être si elle s’achevait sur ce constat qui ne fait que confirmer ce qui a déjà été exposé il y a plus de vingt ans. Il est, en effet, important de montrer comment ces groupes de parenté traditionnels se transforment en véritable Sippen. Pour cela, il ne suffit pas d’interroger les relations familiales verticales directes entre les élus du canton étudié, mais de chercher les liens directs ou indirects vers d’autres élus de la même époque ou de la période antérieure, mais aussi de sonder les relations collatérales.
Des élus en réseaux
18En élargissant ainsi les recherches, se crée un vaste réseau complexe, à la fois social, familial et politique dans lequel s’intègrent les élus du canton de Marson de la IIIe République. Ainsi, les Gillet du canton de Marson sont en fait en parenté explicite et directe avec les Chémery du canton de Sainte-Menehould et en particulier Alfred Chémery6, descendant direct de Paul Chémery7 et frère de Loïsa Chémery, épouse d’Alex Gillet. Les relations familiales entretenues par les élus marsonniers avec d’autres élus du département de la Marne (essentiellement sous la IIIe République) les intègrent au sein de deux groupes qui dominent une partie, souvent non négligeable, du paysage politique marnais ; d’abord dans l’arrondissement de Sainte-Menehould, ensuite dans les cantons rémois.
La Sippe menehildienne ou la domination d’un vaste espace rural
19La relation Gillet-Chémery permet au groupe de parenté Bellois d’intégrer la Sippe menehildienne très largement mise en lumière dans un chapitre de notre thèse de doctorat8. Les ouvertures des groupes de parenté marsonniers vers la Sippe menehildienne sont directes et extrêmement récurrentes puisque pas moins de neuf élus du canton de Marson, soit 56,25 % d’entre eux, sont concernés et entretiennent des liens avec pas moins de treize membres de la Sippe. Cette Sippe concerne très vraisemblablement cent soixante-treize individus qui détiennent près de deux cent cinquante mandats entre 1800 et 1940. Cinquante-huit membres de cette Sippe ont des mandats sous la IIIe République et ils représentent près de 11,79 % des élus de l’ensemble du département tous mandats confondus (y compris ceux de parlementaires) entre 1871 et 1940. Les fauteuils détenus se concentrent dans le nord-est du département de la Marne, dans l’arrondissement de Sainte-Menehould et concernent dans 64,45 % des cas la municipalité.
20L’emprise géographique est très forte et confirme l’existence d’un groupe de parenté que l’on peut qualifier de Sippe et dès lors on peut avancer le terme de fief politique voire de fief électoral lorsque l’on évoque ce territoire et ces hommes. Un membre de la Sippe détient à un moment ou à un autre un fauteuil de maire dans près de cinquante communes, pratiquement toutes concentrées à l’est du département de la Marne. Cette Sippe amène cent cinquante-quatre maires entre 1800 et 1940 pour une durée cumulée de deux mille trois cent quatre-vingt-six ans soit une occupation des fauteuils pendant 34,09 % du temps disponible ; avec de très nettes différences puisque le fauteuil de maire de la commune d’Élise est occupé par un membre de cette Sippe pendant une année seulement alors que celui de la commune de Charmontois-le-Roi échoit à un membre du groupe pendant cent trente ans. Sept communes sont véritablement noyautées par le groupe de parenté considéré, car le fauteuil de maire y est occupé pendant plus de cent ans (sur les cent quarante pris en considération) par un de ses membres. Ces communes sont Auve, Braux-Saint-Rémy, Braux-Sainte-Cohière, Florent-en-Argonne, La Cheppe et Le Buisson, toutes situées dans l’est marnais, dans ou à grande proximité du canton de Sainte-Menehould.
21Par ailleurs, les mandats conduisent les membres de ce groupe de parenté à fréquenter le conseil d’arrondissement puisque 27,73 % des mandats détenus envoient les hommes siéger au sein de ce conseil. Ce sont donc les rouages politiques locaux et relativement faiblement politisés qui sont sous la tutelle des membres de cette Sippe, bien que l’impact au sein du conseil général ne soit pas nul puisque cela concerne tout de même 7,82 % des mandats détenus. Pourtant, quelques nuances sont importantes à apporter. En effet, l’impact cantonal n’est pas moindre que l’impact communal puisque l’arrondissement de Sainte-Menehould demeure continûment dans le giron familial de 1833 à 1940 sans qu’aucun indice patronymique ne permette réellement de repérer ce phénomène familial de prime abord, avec un regard neuf et extérieur. Au sein de ce conseil d’arrondissement, qui regroupe neuf membres avec trois élus par canton9, la Sippe menehildienne parvient à placer sur des fauteuils de conseillers d’arrondissement des hommes issus de ses rangs pendant cent soixante-dix-huit ans au nom du canton de Sainte-Menehould (42,38 % du temps), pendant cent quatre-vingt-quinze ans pour représenter le canton de Ville-sur-Tourbe (46,43 % du temps) et cent quatre-vingt-dix-sept au nom du canton de Dommartin-sur-Yèvre (46,90 % du temps). Sur l’ensemble de la période chronologique considérée et sur l’ensemble de l’arrondissement, les membres de cette Sippe menehildienne sont présents dans 45,24 % du temps au sein du conseil d’arrondissement. Nous sommes donc bien en face d’un réel et vaste fief familial qui prend corps sur près de cent quarante ans de l’histoire politique française et malgré les soubresauts de cette dernière, malgré les évolutions politiques et constitutionnelles, l’impact de ce groupe ne se dément pas. C’est même au cours de la IIIe République, en un temps ou le suffrage universel est installé et où les élections sont régulières, tant sur le plan légal que sur le plan chronologique, que l’impact du groupe menehildien se fait le plus ressentir. En effet, entre 1871 et 1940, le canton de Ville-sur-Tourbe a un conseiller d’arrondissement issu de ce groupe de parenté au cours de 55,07 % du temps, le canton de Sainte-Menehould est aux mains d’un membre de la Sippe dans 58,45 % des cas et le canton de Dommartin-sur-Yèvre pour 68,60 % du temps. Au cours de cette période, le conseil d’arrondissement de Sainte-Menehould est donc véritablement noyauté par ce groupe de parenté. On peut même assurément dire que les intérêts du groupe de parenté sont bien défendus et préservés, d’autant que le groupe de parenté est relativement diversifié dans son recrutement professionnel. Ainsi, parmi les sept membres du groupe élus au conseil d’arrondissement en 1871 (ils représentent alors près de 78 % des conseillers d’arrondissement), quatre sont notaires (il y en a au moins qui provient de chaque canton), un est propriétaire et deux sont cultivateurs.
22En dehors de l’espace menehildien, cette Sippe domine véritablement le paysage politique d’une grande partie de l’est marnais et notamment le canton de Marson. Au cours de la IIIe République et dans ce seul canton, la Sippe menehildienne joue un rôle politique considérable puisqu’elle cumule soixante-dix ans de présence au conseil général (100 % du temps) et quatrevingt-dix-huit ans de présence cumulée au sein du conseil d’arrondissement (70 % du temps), ce qui laisse peu de place aux individus qui ne sont pas issus de ce groupe ; pourtant une autre Sippe parvient à mettre sous tutelle une petite partie des mandats de conseiller d’arrondissement, en prenant parfois appui sur cette Sippe menehildienne : la Sippe Arnould-Dauphinot.
La Sippe Arnould-Dauphinot ou la mise sous tutelle d’un espace mixte (rural et urbain)
23Cette Sippe Arnould-Dauphinot entretient des liens directs et redondants avec trois élus marsonniers : Ponsard et les deux Gillet. Par l’entremise des Gillet, on peut même donc dire que la Sippe Arnould-Dauphinot qui domine les cantons rémois, mais également tout le nord du département (avec des ramifications vers les cantons de Ville-sur-Tourbe et de Sainte-Menehould) est une des multiples ramifications d’un vaste réseau de parenté qui domine peu ou prou les affaires politiques locales non seulement sous la IIIe République mais au moins depuis le XIXe siècle, puisqu’il existe des passerelles entre ce groupe et celui mentionné auparavant. En dehors de ces liens dans le canton de Marson, les deux groupes (ménéhildien et Arnould-Dauphinot) entretiennent des accointances par Alexandre Niess le biais de politiques matrimoniales dans les cantons de Sainte-Menehould, de Ville-sur-Tourbe mais aussi dans celui de Suippes. Le groupe de parenté Arnould-Dauphinot prend en compte le seul député issu du canton de Marson (Ponsard) qui cumule surtout quarante-huit ans de présence au conseil général et quinze ans de présence au conseil d’arrondissement au début du Second Empire.
24La Sippe Arnould-Dauphinot regroupe douze élus rémois de la IIIe République qui concentrent en leurs mains et à eux seuls vingt-six ans de gestion municipale, dix ans de conseil d’arrondissement, quatre-vingt-cinq ans de conseil général, trente-sept ans de Palais-Bourbon et trente-deux ans de présence sur les bancs du palais du Luxembourg. Ce groupe de parenté a de solides ramifications dans les cantons ruraux et industriels (communes de la vallée de la Suippe) du nord du département. Dans ces cantons, les membres du groupe dirigent pas moins de seize communes pendant près de quatre cent trente-neuf ans cumulés (19,60 % du temps), une présence dans un conseil d’arrondissement au nom de neuf cantons différents pour une durée totale de cent quatre-vingt-dix ans (15,08 %). Les fauteuils de conseiller d’arrondissement du canton de Suippes sont pratiquement réservés aux membres de ce groupe puisque ceux-ci occupent le fauteuil pendant cinquante et un des soixante-dix ans de IIIe République. Le Palais-Bourbon est également un point d’ancrage non négligeable de ce groupe puisque parmi les huit députés mandatés en 1871, trois appartiennent à ce groupe.
25Mais surtout, la présence du groupe est flagrante au sein du conseil général de la Marne, institution dans laquelle le groupe siège 19,23 % du temps entre 1800 et 1940. Il apparaît, en effet, que les membres du seul réseau Arnould-Dauphinot siègent au sein de l’assemblée départementale trois cent quarante-sept ans (en cumulé). Il n’est pas rare que les membres du groupe soient concomitamment quatre ou cinq à y siéger, représentant ainsi entre 12,12 % et 15,63 % des conseillers généraux. Les périodes où au moins quatre conseillers généraux issus de ce groupe de parenté siègent concomitamment débutent très précocement (1833) et se prolongent jusqu’au cœur de la Belle Époque (1910). Sous la IIIe République, les membres de ce groupe peuvent détenir jusqu’à sept fauteuils concomitamment et ainsi représenter à eux seuls 21 % des voix. Lorsque cette situation se présente, ce sont les cantons de Beine, de Bourgogne, de Dormans, de Marson, le 4e canton de Reims, ceux de Suippes et de Ville-sur-Tourbe qui sont ainsi représentés par des membres de la Sippe. Plus que la commune, c’est le canton et le département qui constituent un véritable point d’ancrage pour le réseau politique développé par les membres de cette Sippe. Ces derniers correspondent tout de même à 6,30 % des élus de la Marne sous la IIIe République et en leur sein se recrute plus du quart des seuls élus rémois pour la période, sachant qu’en cet espace elle est concurrencée par la Sippe construite autour des familles Lannes de Montebello et Roederer qui fournissent également près d’un quart des élus rémois entre 1871 et 1940. Ces dernières familles construisent leur fortune et leur renommée sur le négoce des vins de Champagne, tandis que le groupe Arnould-Dauphinot contrôle davantage le barreau et le négoce des laines et tissus.
26La Sippe Arnould-Dauphinot met sous tutelle plusieurs communes du nord du département, est présent au sein de différents conseils d’arrondissement, noyaute véritablement le conseil général, investit le Sénat et le Palais-Bourbon ; d’autant que des liens forts et redondants sont tissés avec d’autres groupes de parenté notamment par le biais de la famille rémoise des Godinot, véritable colonne vertébrale de l’ensemble de cette structure, tandis que les omoplates sont constituées par la branche Arnould d’un côté et la branche Dauphinot de l’autre. Ensuite sur cette structure, viennent se greffer une multitude de ramifications, comme autant de côtes, utiles au maintien et à la solidité de l’ensemble. Cette Sippe continue aujourd’hui à posséder un fort impact sur le paysage politique, même national, puisque Nathalie Kosciusko-Morizet, ancienne secrétaire d’État à la Prospective et au Développement de l’économie numérique, ancien secrétaire d’État à l’Écologie, et députée de l’Essonne (2002-2007), n’est autre que l’arrière petite-fille de Charles Morizet, adjoint au maire de Reims et conseiller général du premier canton de Reims de 1880 à 1889, etc.
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27Si une Sippe est un groupe de parenté qui possède une véritable emprise territoriale et dans lequel les redoublements d’alliance sont avérés, et si ces deux premières caractéristiques s’accompagnent d’un impact politique non négligeable et une volonté de conserver la mainmise sur les fonctions dirigeantes dans cet espace, alors nous affirmons assurément que le département de la Marne est, sous la IIIe République, aux mains de quelques Sippen qui mettent sous tutelle des communes, noyautent les conseils d’arrondissement, dominent le conseil général et représentent souvent le département au Parlement. Néanmoins, cette pratique n’est pas nouvelle puisque ces Sippen s’ancrent de longue date constituant ainsi de véritables fiefs politiques puis électoraux.
Annexe
ANNEXES
Notes de bas de page
1 C. Patriat, « Perspective cavalière. Où il est question de personnes éligibles naturellement et légitimement par voie d’héritage », C. Patriat et J.-L. Parodi (dir.), L’hérédité en politique, Paris, Économica, coll. « Collectivités territoriales », 1992, p. 1.
2 A. Bleton-Ruget, « Territoire de famille », dans C. Patriat et J.-L. Parodi (dir.), L’hérédité en politique, Paris, Économica, coll. « Collectivités territoriales », 1992, p. 45-61.
3 O. Reclus, France, Algérie et colonies, Hachette, Paris, 1886, p. 131.
4 Abréviations : M = maire ; CA = conseiller d’arrondissement ; CG = conseiller général ; D = député. Adnet Julien (M Courtisols 1932-1940 ; CG 1932-1940), Bellois Octave (M Courtisols 1896-1932 ; CA 1898-1901 ; CG 1901-1932), Collard Léon (CA 1901-1908), Collard Raymond (M Saint-Germain-la-Ville 1928-1934 ; CA 1922-1928), Gérard Justin (M Coupéville 1919-1922 ; CA 1908-1922), Gillet Alex (CA 1888-1898), Gillet Victor (CA 1883-1888), Goguet Auguste (M Pogny 1929-1936 ; CA 1931-1940), Hermant Alphonse (M Francheville 1888-1908 ; CA 1901-1908), Legrand Louis (M Coupéville 1892-1904 ; CA 1898-1901), Lemaire Eugène (M Pogny 1862-1879 ; CA 1877-1898), Massez Martin (M Courtisols 1865-1875 ; CA 1871-1875), Ménager Jacques (M Pogny 1879-1884 ; CA 1871-1877), Pérardel Adrien (M Francheville 1908-1940 ; CA 1922-1940), Ponsard Édouard (M Omey 1852-1900 ; CG 1852-1901 ; D 1876-1877), Saguet Émile (M Pogny 1908-1919 ; CA 1908-1922).
5 Y. Pourcher, Les Maitres de granit. Les notables de Lozère du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Plon, 1995 (Orban, 1987).
6 Conseiller d’arrondissement du canton de Sainte-Menehould de 1892 à 1900.
7 Conseiller d’arrondissement du même canton de 1852 à 1871.
8 A. Niess, Le renouvellement d’une élite politique. Les élus de la Marne sous la Troisième République (1871-1940), thèse de doctorat sous la direction de Jean Garrigues, université d’Orléans, 2008. Une version remaniée a été publiée sous le titre : L’hérédité en politique. Les élus et leurs familles dans la Marne (1871-1940), Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2012, 386 p.
9 L’arrondissement de Sainte-Menehould est constitué des cantons de Dommartin-sur-Yèvre, de Sainte-Menehould et de Ville-sur-Tourbe.
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