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La pérennité d’un bastion monarchiste en Loire-Inférieure sous la IIIe République

p. 187-198


Texte intégral

1Le département de la Loire-Inférieure présente une singularité édifiante au regard des objectifs de ce colloque. Seul département du pays à être dirigé, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, par un royaliste en la personne du marquis de La Ferronnays, président du conseil général et député d’Ancenis, il constitue l’irréductible bastion électoral d’une droite monarchiste durant toute la période de la IIIe République. Bastion, il l’est notamment dans la signification militaire du terme, révélant le comportement obsidional qui caractérise les élus monarchistes, fermement attachés à la préservation d’une société catholique et rurale qui fonde leur domination politique. Un comportement d’autant plus affirmé que les progrès de l’idée républicaine dans le pays soulignent l’altérité idéologique et socio-politique des campagnes ligériennes et s’avèrent propices à la mobilisation des énergies. Bastion des milieux monarchistes, le département de Loire-Inférieure peut également être considéré comme un fief politique conservateur. L’origine médiévale du terme prend ici son sens dans la pérennité de l’influence aristocratique dans la région, largement fondée sur l’importance de ses possessions foncières et sur l’emprise très forte de véritables dynasties électorales qui symbolisent aux yeux des populations rurales la continuité de l’ordre ancien. Fort logiquement, enfin, les campagnes ligériennes constituent pour leurs adversaires républicains de vraies terres de mission. L’échec prévisible des candidatures républicaines est du reste tellement évident que, dans de nombreux cantons et jusqu’à la fin de la période, on ne trouve pas de candidats qui osent se présenter face aux notables monarchistes. Certes, cette domination doit être nuancée géographiquement et politiquement. Géographiquement parce que, outre les grandes villes républicaines que sont Nantes et Saint-Nazaire, l’arrondissement de Châteaubriant connaît une évolution vers la République marquée par l’élection, en 1928, d’un député républicain modéré en la personne d’Ernest Bréant. Politiquement, parce que la pérennité de la domination de la droite monarchiste se fait au prix d’une édulcoration de son identité politique. Dès avant la Première Guerre mondiale, l’identité monarchiste n’est ainsi plus mise en avant au profit d’une identité conservatrice, nationale et catholique, plus consensuelle. Malgré tout, les milieux monarchistes contrôlent le conseil général du département durant toute la IIIe République marquant de leur emprise la vie politique locale.

2C’est cette domination politique, qui fait figure d’anomalie à l’échelle nationale, que nous voudrions ici tenter d’expliquer. Si elle témoigne de l’enracinement de l’aristocratie rurale, fondement de son autorité « naturelle », elle n’en souligne pas moins la mise en place d’une véritable entreprise partisane dont le Comité de la droite est l’émanation. Vecteur d’une professionnalisation politique finalement inachevée, ce comité révèle la tentative d’adaptation des milieux monarchistes du département aux nouvelles conditions de la vie politique et les contradictions qui marquent cette entreprise1.

Une tentative d’explication : l’influence considérable de l’aristocratie rurale

3L’image de bastion de la réaction que présente le département de Loire-Inférieure tient en premier lieu à l’influence maintenue de l’aristocratie rurale dans les campagnes du département. Nulle part ailleurs, en Bretagne, l’influence de la noblesse ne se retrouve avec autant de force sur le plan politique local et, surtout, à une échelle géographique aussi vaste2. Cette situation renvoie à l’existence d’une noblesse foncière nombreuse dont l’autorité sociale se présente comme « naturelle » aux yeux des populations rurales. Cette autorité sociale s’établit d’abord sur la possession de la terre, à la fois vecteur d’une emprise socio-économique sur les paysanneries locales et élément de prestige qui lui assure une singularité sociologique valorisante et valorisée.

4De fait, la quasi-totalité de l’aristocratie rurale détenant une fonction élective possède de grandes voire de très grandes propriétés. L’exemple du marquis de La Ferronnays est sur ce point emblématique. Maire et conseiller général de Saint-Mars-la-Jaille, il possède en 1929, 439 ha dans sa commune de résidence, soit plus de 20 % de la superficie communale, et près de 1 000 ha répartis dans les communes environnantes. De la même façon, le vicomte Ferdinand de Charrette, conseiller général du canton de Saint-Julien-de-Vouvantes, possède-t-il 664 ha dans la commune de La Chapelle-Glain dont il est le maire, soit près de 20 % de la superficie communale. Si les exemples sont particulièrement nombreux dans l’arrondissement d’Ancenis, on retrouve aussi ce type de situation, un peu moins accentuée cependant, dans le pays de Retz et dans les campagnes nazairiennes3.

5Au-delà des relations de dépendance, ici très sensibles, qu’engendre la possession de la terre auprès des fermiers et métayers, la terre est le support majeur d’un travail de mise en scène de la condition sociale aristocratique. Sur ce point, la maîtrise de l’aristocratie rurale dans le processus de production de sa propre image est particulièrement remarquable. Grands propriétaires, ces nobles résident tous, au moins une partie de l’année, sur leurs terres, menant à la fois une vie rurale et une vie de château qui participent de manière essentielle au prestige et à l’influence détenus sur le plan local et que leur titre nobiliaire renforce en considération. Attentive à son originalité sociologique et sociale comme à celle de son mode de vie, l’aristocratie foncière inscrit donc au cœur des communautés rurales, à travers l’affirmation incessante d’une logique de distinction, une altérité si prononcée qu’elle conforte sa singularité et son exceptionnalité et, partant, une domination socio-politique éclatante. Leur proximité géographique et sociale avec les populations rurales liée à leur résidence, à la détention des mandats locaux, à la présidence des comices agricoles, à leurs « bonnes œuvres » pour l’école libre, l’Église et les institutions charitables leur assurent toujours une assise socio-politique incontestable et souvent incontestée.

6La reconnaissance cléricale de cette action est d’ailleurs un élément fondamental dans la légitimation de l’autorité sociale de l’aristocratie rurale. Dans une région où le cléricalisme s’impose encore comme une donnée essentielle, le soutien public du clergé, souvent conduit à louer publiquement cette exceptionnalité quasi miraculeuse, contribue fortement à naturaliser son autorité sociale. Comme dans bon nombre de campagnes bretonnes, les relations privilégiées qu’entretient M. le comte ou M. le marquis avec le curé du village et la hiérarchie épiscopale ; son banc réservé à l’église comme la place privilégiée qu’il occupe dans les cérémonies religieuses, jouent également un rôle décisif dans l’aura nobiliaire. Tout cela est rendu possible par leur aisance financière, témoignage d’une bonne gestion de leur patrimoine sur plusieurs générations, mélange de stratégies matrimoniales et d’attention portée à la mise en valeur de leurs terres dans une région où la richesse agricole s’est largement développée.

7Enfin, l’enracinement de la noblesse locale dans l’histoire de la région a débouché sur la constitution de véritables dynasties nobiliaires monopolisant les charges électives locales et même ici nationales. Le marquis Henri de La Ferronnays, député d’Ancenis depuis 1907, a ainsi succédé à son père comme député, maire et conseiller général de Saint-Mars-la-Jaille. Son élection, en 1931, à la présidence du conseil général vient alors conclure l’identité de leurs parcours politiques. La domination des La Ferronnays sur Saint-Mars-la-Jaille et le pays d’Ancenis s’étend ainsi sur plus de soixante ans, jusqu’à la guerre et la mort du marquis en 1946. Elle s’inscrit dans une fidélité au passé, composante essentielle du légitimisme, qui s’impose aux lignages : « Sur son lit de mort, mon père m’a ordonné de me présenter au Conseil municipal, au Conseil général, à la députation. Je suis comme lui fidèle aux traditions monarchiques et religieuses qui ont fait la grandeur de la France4. » Le même phénomène se retrouve avec le marquis de Juigné, député de Paimbœuf (1906-1936) puis sénateur, conseiller général de Bourgneuf, où il succède à son oncle lui-même député de 1871 à 1898. À l’échelon du conseil général, les exemples se multiplient car la noblesse locale (Sesmaisons, Gualès de Mézaubran, etc.), solidement assise sur sa propriété foncière, sur la réputation et le prestige de son lignage, représente toujours aux yeux des populations rurales du département une légitimité politique inscrite dans les structures sociales et l’histoire même de la région. Ainsi se sont constitués de véritables « fiefs électoraux » où la transmission familiale d’un capital social et économique mais aussi symbolique assure la pérennité des élites aristocratiques dans le cadre du suffrage universel.

8Dans des campagnes où les hiérarchies sociales sont décrites et, en grande partie, vécues comme des hiérarchies naturelles5, le vote reste alors l’expression d’une logique communautaire qui persiste ici plus qu’ailleurs. Aussi, la conquête des suffrages n’occupe pas, pendant longtemps, une place centrale dans l’activité des notables monarchistes. Faire campagne n’est nullement une nécessité, du moins à l’échelon municipal et cantonal, tant leur position sociale au sein de la communauté rend pratiquement impossible voire impensable toute concurrence. Bien souvent donc, le vote se traduit par un simple plébiscite local traduisant la confiance et l’estime des populations à l’égard de leur « représentant naturel ». Si cette logique communautaire s’inscrit dans des structures sociales qui lui donnent sens, elle s’appuie aussi sur des référents culturels et idéologiques que réactivent les combats politiques, c’est-à-dire sur la culture politique que constitue le traditionalisme catholique.

9Cette dynamique communautaire s’est déployée durant toute la IIIe République autour des combats menés en commun contre les lois laïques et pour la défense des droits de l’Église. La fermeture des établissements scolaires non autorisés sous le gouvernement Combes et, plus encore, les Inventaires avaient déjà mis le feu aux poudres dans la région avant la guerre. Plus tard, les projets religieux du Cartel des gauches réactivent à nouveau la mobilisation catholique entre 1924 et 1926. Ces affrontements politiques s’effectuent à travers une mise en signification des événements passés supposant l’existence d’un patrimoine historique spécifique déterminé, pour l’essentiel, par les affrontements durant l’épisode révolutionnaire. Le rôle actif qu’ont joué ces dynasties nobiliaires dans une certaine geste politique royalo-cléricale, des guerres de Vendée à la défense des intérêts de la papauté et de l’Église avec l’engagement dans les zouaves pontificaux et l’organisation de la protestation au moment des Inventaires, les pose comme représentants naturels de populations profondément catholiques. La fidélité au passé, à la tradition s’impose comme une donnée majeure du légitimisme et plus largement du traditionalisme catholique. Elle prend d’autant plus de poids qu’elle s’affiche ici au travers de figures politiques qui l’incarnent politiquement et familialement comme le souligne avec force Tony Catta, cheville ouvrière du Comité de la droite.

« Le Comité de la droite, ancien comité royaliste, entend incarner cette tradition et cette fidélité au passé que les dynasties nobiliaires plus que d’autres peuvent incarner. Cette représentation le relie par une chaîne ininterrompue, de législature en législature, jusqu’à 1871 et à l’Assemblée Nationale. Des noms illustres, ceux des Cazenove de Pradines, des La Ferronnays, des Guibourg de Luzinais, des Le Cour Grandmaison, des Juigné, des La Jaille, des Mercier sont venus donner à cette représentation un lustre auquel aucun parti n’a jamais pu prétendre. Par une faveur rare, cette tradition s’est trouvée plusieurs fois maintenue dans les noms et renouvelée dans les personnes. Nous avons donc raison de dire que ce serait folie que de rompre et d’anéantir cette tradition qui, par elle-même, est une force sociale à laquelle nos adversaires ont souvent dû rendre hommage6. »

10Ainsi se dessinent des figures archétypales de notables dont la pérennité du pouvoir politique dans le département interroge le constat fait par Daniel Halévy d’une « fin des notables » dès la fin des années 1870 face au triomphe des républicains7. Si la singularité de la domination aristocratique en Loire-Inférieure renvoie à la persistance de structures sociales particulières, elle révèle aussi un travail politique spécifique des milieux monarchistes qui s’affirme de manière croissante. Confrontés à l’autonomisation progressive du champ politique, favorisée par les lois sur la presse et les libertés publiques, et aux entreprises partisanes concurrentes développées par les militants républicains qui cherchent à « dénaturaliser » l’autorité aristocratique, la notabilité traditionnelle entend aussi répondre aux contraintes liées au suffrage universel, contraintes qu’elle est obligée, peu ou prou, d’intégrer dans ses pratiques. La transformation du Comité royaliste de Loire-Inférieure en Comité de la droite au début du XXe siècle porte témoignage de ces nouvelles préoccupations.

Le Comité de la droite ou la mise en place d’une entreprise partisane

11La transformation du Comité royaliste de Loire-Inférieure en Comité de la droite transcrit donc le poids des préoccupations électorales croissantes dans un département où les milieux royalistes entendent bien pérenniser leur domination. On peut analyser la capacité de l’aristocratie royaliste de Loire-Inférieure à conserver sa suprématie politique au regard de sa réussite à mettre en place une structure partisane qui va s’affirmer comme une autorité incontestée dans le département.

12La mutation du Comité royaliste s’opère dès avant la Première Guerre mondiale en réponse à des contraintes politiques de plus en plus grandes. Les progrès des républicains dans la région contrastent avec le déclin des idées royalistes. De plus, les tensions avec le clergé, consécutivement au Ralliement, fragilisent l’autorité « naturelle » de l’aristocratie rurale qui s’inquiète de l’avancée des idées démocrates-chrétiennes dans certaines franges de l’opinion catholique. Au lendemain de la guerre, ces contraintes sont d’autant plus fortes. La République apparaît confirmée par la victoire et on assiste à l’essor, dans le département, d’une droite républicaine qui aspire à jouer un rôle plus grand dans la vie politique. Surtout, le développement du courant démocrate-chrétien dans la région, porté par le journal L’Ouest-Éclair, est perçu comme une menace d’autant plus inquiétante qu’elle émane du monde catholique lui-même. De manière plus générale, si l’aristocratie monarchiste continue de louer l’état d’esprit des populations rurales du département, elle n’est pas sans s’apercevoir de l’évolution de leurs mentalités au lendemain d’une guerre qui a élargi leur horizon mental. L’avènement des masses dans l’arène électorale tend à rendre sinon caduques du moins relatives dans leurs effets les campagnes de mobilisation de l’opinion fondées sur le pouvoir notabiliaire. Pour vaincre l’adversaire, la nécessité de mieux s’organiser s’impose et, avec elle, la mise sur pied d’une organisation permanente et efficacement structurée.

13Le Comité de la droite est bien une tentative de répondre à ces préoccupations en ce qu’il accentue et systématise la finalité électorale de l’engagement politique des notables royalistes. Il s’agit de s’appuyer sur une plus grande complexité de moyens que ne le postulait auparavant l’influence de la notabilité traditionnelle afin de conserver la Loire-Inférieure dans ses traditions catholiques. De fait, les résultats satisfaisants obtenus dans le département, au lendemain de la Première Guerre mondiale, confirment, aux yeux des notables conservateurs toute l’utilité du Comité auquel ils attribuent un rôle essentiel dans la victoire électorale8. C’est bien, en effet, le maintien de son autorité morale qui a permis de préserver l’union des droites et d’assurer, dans ce cadre, la suprématie politique des milieux monarchistes. Le besoin se fait néanmoins ressentir plus vivement d’accentuer les mutations engagées dès avant la guerre. Il s’agit alors de réorganiser le Comité, après une période où il a vécu au ralenti, afin de renforcer son autorité et de le placer au cœur de l’espace politique départemental.

14S’il n’est nullement question d’en faire une organisation de masse, totalement étrangère à l’esprit et aux préoccupations des dirigeants du Comité, le but est de s’assurer un meilleur quadrillage politique du département. Les effectifs du Comité s’accroissent alors sensiblement dans les années vingt, pour atteindre 109 membres en 1932, les patronymes aristocratiques constituant 62 % des membres. En 1936, alors que le Comité est confronté à la montée des oppositions, il compte encore dans ses rangs, 2 sénateurs, 3 députés, 16 conseillers généraux et 31 maires et peut donc s’appuyer sur un réseau d’élus conséquent9. Ce relatif accroissement de ses membres, sans remettre en cause les structures notabiliaires du Comité, l’a néanmoins engagé dans la voie d’un fonctionnement de type associatif comme le montrent les statuts et le règlement intérieur adoptés au lendemain de la guerre10. On note en effet la mise sur pied d’un secrétariat social et administratif animé par un secrétaire permanent et un délégué directeur. L’ambition du Comité est bien de dépasser sa vocation électorale afin de ne pas laisser le terrain libre à des entreprises concurrentes.

15Les décisions adoptées au lendemain de la guerre sont donc une tentative de remédier aux constats des carences d’une organisation trop rudimentaire, sans locaux fixes, sans véritable permanence et sans bulletin, plus apparentée à un regroupement de notables qu’à une organisation politique. Sans que la démarche soit totalement assumée, il y a bien ici la volonté de faire du Comité de la droite une véritable entreprise partisane et, dans ce cadre, de l’engager dans une logique de professionnalisation politique qui postule l’acquisition de compétences et d’un savoir faire plus étendus en matière électorale. Le Comité intègre de plus en plus nettement les contraintes posées par le suffrage universel dans une scène politique qui tend à devenir plus complexe et, pour cela, entreprend toute une série d’enquêtes. Il cherche ainsi à établir une carte politique du département, à partir de statistiques électorales complètes et régulières et élabore un classement des délégués sénatoriaux après chaque échéance électorale. Tout cela doit permettre, dans l’esprit de ses initiateurs, une approche plus fine des élections à venir.

16De la même façon, si la désignation des candidats continue de transcrire le poids des traditions, mettant en exergue le rôle des hommes et des familles, exaltant les vertus de la notabilité aristocratique, consacrant les situations acquises, elle n’est pas désormais sans impliquer une démarche plus rationnelle, valorisant les qualités « professionnelles » des candidats au regard de leurs chances de remporter la compétition électorale.

17Enfin, la question du financement des campagnes électorales est posée avec beaucoup d’acuité. Les ressorts classiques de l’influence notabiliaire ne suffisent plus dans la compétition électorale et nécessitent désormais le recours à des moyens de propagande qui requièrent des moyens financiers croissants. Quoique les cotisations des membres du Comité soient élevées – 100 francs pour les simples membres, 200 francs pour les députés et 250 francs pour les sénateurs – elles restent insuffisantes au vu des ambitions politiques du Comité. Si ses membres les plus fortunés, à l’exemple du marquis de La Ferronnays et du marquis de Juigné, n’hésitent pas à subventionner substantiellement le Comité, on s’attache désormais à resserrer les liens avec les milieux patronaux locaux eux-mêmes engagés dans une démarche volontariste d’affirmation socio-politique11.

18Dans ce travail d’élaboration d’une entreprise partisane à finalité essentiellement électorale, la presse joue un rôle déterminant. Dès avant la guerre, le Comité a cherché à s’appuyer sur un certain nombre d’organes de presse afin de mener une propagande à la fois doctrinale et électorale qui lui semblait essentielle pour maintenir la domination politique de l’aristocratie royaliste sur le département. La presse permet notamment d’articuler les deux dimensions géographiques dans lesquelles s’inscrit le combat des droites monarchistes. Tout en permettant une « nationalisation » de l’entreprise politique du Comité, autour des grands enjeux qui traversent le pays, elle l’insère en premier lieu dans l’horizon géographique restreint de l’espace local où se jouent les échéances électorales. La presse d’arrondissement a, dans ce cadre, une importance majeure. Ainsi, après le choc de la guerre, le Comité s’attache prioritairement à faire renaître voire à mettre sur pied tout un ensemble de journaux qui visent à quadriller le département. Tous les arrondissements sont alors couverts par une presse hebdomadaire qui, sans être toujours totalement inféodée au Comité, ne lui en est pas moins intimement liée. Le Courrier de Saint-Nazaire, L’Écho de Paimbœuf, Le Journal d’Ancenis, Le Courrier de Châteaubriant, Guérande Journal tirent ainsi, ensemble, au début des années 1920, à plus de 30 000 exemplaires12. Le Comité peut également s’appuyer sur L’Ami de la Vérité, essentiellement tourné vers les populations rurales du département, qui tire alors à plus de 10 000 exemplaires. L’efficacité de ce dispositif suppose néanmoins qu’il intègre un quotidien dont l’impératif est d’autant plus grand à mesure que le champ politique se fait plus concurrentiel. Si les républicains modérés peuvent compter sur Le Phare de la Loire et les milieux radicaux sur Le Populaire, si les démocrates-chrétiens peuvent s’appuyer sur L’Ouest-Éclair, le Comité se heurte en ce domaine à des difficultés majeures, à la fois financières et politiques. La fondation, en 1919, de L’Écho de la Loire est sur ce point un avancée mais son audience restera malgré tout modeste.

19Le Comité de la droite constitue donc une structure de conversion des notables à la politique, entendue ici comme une activité qui postule, de plus en plus, des pratiques modernes de conquête des suffrages. C’est dans ce cadre que se révèle avec force la professionnalisation politique qui caractérise son action au lendemain de la Première Guerre mondiale.

La manifestation d’une logique de professionnalisation politique

20Cette démarche de professionnalisation politique, le Comité l’affirme, en premier lieu, en ce qu’il est une entreprise partisane collective, dépassant l’horizon individuel, géographiquement restreint, dans lequel s’exercent l’influence et l’action politiques du notable traditionnel, enfermé dans des préoccupations essentiellement locales. La volonté de maintenir le département de Loire-Inférieure dans ses traditions catholiques et conservatrices est ici au cœur d’une volonté collective dont le Comité de la droite est l’émanation. La détention du conseil général est ainsi définie comme une priorité par son président, le marquis de La Ferronnays, qui en fait la « clé de voûte qui maintient les populations de Loire-Inférieure dans leur esprit traditionnel ». Déjà perceptible avant-guerre, cette préoccupation est systématisée après le premier conflit mondial. Elle fait du Comité de la droite un centre décisionnel où s’effectue, dans certaines limites, un contrôle de la vie politique départementale. C’est le Comité, en effet, qui distribue les patronages à l’occasion des élections et le soutien financier qu’il apporte aux candidats peut se révéler, pour certains d’entre eux, déterminant. Ce rôle d’arbitre de la vie politique départementale s’établit sur une autorité morale et politique incontestée, qui repose largement sur celle de son président, et peu de candidats de droite osent se présenter sans avoir reçu son aval.

21Les professions de foi sont soumises au contrôle du Comité et parfois rédigée par son entremise notamment lorsqu’il s’agit de s’assurer de la conformité de certains candidats avec les idées qu’il défend. L’autorité morale du Comité s’impose donc aux candidats de droite qui se plient, parfois contraints, à ses décisions. Cette autorité morale et politique est si forte qu’elle oblige, peu ou prou, toutes les forces de droite du département. La droite républicaine se voit alors contrainte de taire son identité républicaine que le Comité, dirigé par des monarchistes, ne peut reconnaître publiquement. Ainsi, en 1921, la candidature d’un représentant de la droite républicaine à une élection au Conseil général n’est-elle acceptée par le Comité qu’à la condition que ce dernier s’engage « à ne pas prendre l’étiquette républicaine mais encore à ne pas prononcer dans sa profession de foi les mots république ou républicain13 ».

22Néanmoins, la démarche de professionnalisation politique que le Comité met en œuvre implique aussi un sens du compromis au service d’une stratégie d’union des droites qui permet aux monarchistes, au prix de certaines concessions électorales, de perpétuer leur domination sur la vie politique départementale. Dès avant la Grande Guerre, cette stratégie a débouché sur des accords avec les milieux plébiscitaires et bonapartistes, influents dans certains arrondissements. Cette stratégie prend d’autant plus d’acuité au lendemain de la guerre lorsque le régime républicain peut se targuer de la victoire militaire et que le nouveau système électoral impose la constitution de listes14. Aussi, à l’occasion des élections législatives de 1919, la liste d’Union nationale de la seconde circonscription comprend trois monarchistes aux côtés de deux anciens bonapartistes15. Parallèlement, le Comité cherche à resserrer ses liens avec les milieux économiques nantais et nazairiens qui aspirent à jour un rôle politique plus important plutôt que de se lancer dans des aventures électorales qu’il sait sans espoir. Son audience politique réduite à Nantes et Saint-Nazaire, les deux grandes villes du département, l’oblige ici à un certain pragmatisme qui souligne la rationalisation en cours de l’entreprise politique. Beaucoup plus fort dans les zones rurales du département, le Comité est, par contre, nettement moins enclin au compromis lors des élections sénatoriales et cantonales. C’est ici que se joue véritablement le contrôle de la vie politique départementale et le Comité entend bien se donner les moyens de pérenniser son autorité.

23L’entreprise collective qu’est devenu le Comité de la droite joue donc un rôle majeur dans la perpétuation de la domination politique de la droite conservatrice en Loire-Inférieure. Dans un champ politique de plus en plus complexe où les enjeux électoraux tendent à se nationaliser, il réussit durant tout l’entre-deux-guerres à maintenir son autorité et son emprise sur la vie politique départementale comme le confirme l’élection à la présidence du Conseil général, en 1931, du marquis de La Ferronnays, président du Comité de la droite depuis 192016.

24Le contexte des années 1930 s’avère cependant plus difficile et préfigure à terme l’effacement de la domination politique de la notabilité conservatrice. La crise consécutive à la condamnation de l’Action française par Pie XI, en 1926, entraîne, à terme, la marginalisation politique des royalistes, désormais privés de la légitimation cléricale, tandis que la concurrence se développe à droite17. Les milieux de la Fédération républicaine aspirent alors à s’émanciper de la tutelle monarchiste qui paraît bien lourde et de plus en plus anachronique. Une féroce lutte d’influence se joue alors en coulisses. Prônant sans relâche l’union des droites face aux forces de gauche, les dirigeants du Comité de la droite cherchent à restreindre l’espace politique de la concurrence à droite et à préserver l’autorité du Comité quitte à l’intégrer dans des entreprises politiques plus larges. La création du Comité d’entente nationale lors des cantonales de 1937 ou sa participation au Front de la liberté impulsé par le Parti populaire français de Doriot la même année en témoignent.

25Si cette démarche permet au Comité de conserver une maîtrise relative de la scène politique départementale, le risque est grand de diluer progressivement son identité politique. L’apparentement, après les élections législatives de 1936, des députés du Comité au groupe parlementaire de la Fédération républicaine à la Chambre révèle d’ailleurs combien la nationalisation des enjeux politiques engage les monarchistes de Loire-Inférieure dans ce processus18. En ce milieu des années 1930, l’action du Comité semble donc buter sur des difficultés croissantes.

Le Comité de la droite : une entreprise politique inaboutie

26Si l’existence et l’action du Comité de la droite montrent la capacité des notables à s’engager dans le processus de professionnalisation politique que requièrent le jeu démocratique et l’autonomisation croissante du champ politique, les difficultés qu’ils rencontrent soulignent à la fois la concurrence à laquelle ils doivent faire face et les limites intrinsèques de leur entreprise.

27La nationalisation des enjeux politiques au moment du Front populaire et le poids croissant des masses dans la vie politique ne sont pas, en effet, sans poser de redoutables problèmes aux dirigeants du Comité. L’essor rapide dans le département du Parti social français (PSF), du colonel de La Rocque, qui regroupe sans doute près de 20 000 adhérents à son apogée, les soumet à une redoutable concurrence. La dynamique de cette nouvelle force politique souligne d’ailleurs en creux les carences et insuffisances du Comité de la droite. Le PSF apparaît bien comme une entreprise partisane mieux adaptée aux réalités de la vie politique moderne face à ce qui reste, malgré tout, un regroupement de notables. Les tensions sont alors très vives entre ces deux organisations.

28Face à cette dynamique, le Comité de la droite apparaît comme une entreprise politique largement inachevée au regard des exigences du combat politique du moment. Deux raisons essentielles, renvoyant aux fondements mêmes de l’entreprise, ont pesé lourdement en ce sens. D’une part, la volonté de privilégier le cadre départemental, seul espace politique où pouvaient encore s’affirmer leurs convictions royalistes, est apparue dans l’entre-deux-guerres et notamment dans les années 1930 de plus en plus contradictoire avec les attentes d’un électorat bien conscient de la nationalisation voire de l’internationalisation des enjeux politiques. La marginalisation guette alors le Comité confronté à l’essor très rapide du PSF et à l’attraction qu’il est capable d’exercer sur certains de ses membres. D’autre part, les habitus aristocratiques ont lourdement pesé pour bloquer toute construction plus perfectionnée du Comité. Constituant un frein à l’acceptation des exigences du jeu démocratique, ils expliquent que le Comité ne soit resté pour finir qu’un rassemblement de notables, sociologiquement, socialement et politiquement conforme à la culture politique de la plupart de ses membres. Le refus principiel du principe démocratique et des conceptions socio-politiques fondées sur la volonté de préserver les hiérarchies sociales restaient finalement peu favorables à l’intégration d’une pratique politique de plus en plus déterminée par le poids des masses. Enfin, les caractéristiques politiques du département, son fort ancrage conservateur n’impliquaient nullement, aux yeux des dirigeants du Comité, de s’impliquer dans la construction d’une entreprise politique plus perfectionnée. Leur ancrage dynastique, leur statut de grands propriétaires fonciers, l’appui du clergé autant d’attributs du notable traditionnel qui continuent ici d’être fortement opérant. Ainsi, l’élection s’inscrit toujours pour la plupart d’entre eux dans une tradition qui renvoie à la confiance naturelle que leur accordent encore les populations de la communauté.

Notes de bas de page

1 Cette contribution reprend des éléments qui figurent dans ma thèse, Combats pour une Bretagne catholique et rurale. Les droites bretonnes dans l’entre-deux-guerres, Paris, Fayard, 2006. J’ai consacré également au Comité de la droite un article : « Le Comité de la droite de Loire-Inférieure dans la première moitié du XXe siècle : des notables entre tradition et modernité », dans Mémoires de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, t. LXXXVI, 2008, p. 291-306.

2 En 1919, la noblesse détient 20 des 46 sièges de conseillers généraux du département soit 43 %. Elle représente 60 % de la majorité politique conservatrice au Conseil général qui regroupe 33 conseillers généraux.

3 L’examen de la situation dans l’entre-deux-guerres ne montre que peu de différences avec les constats faits, pour la première phase de la IIIe République, par A. Siegfried, Tableau politique de la France de l’Ouest, Paris, Imprimerie nationale, 1995 (rééd.), p. 142-158.

4 Archives départementales de Loire-Atlantique, archives du Comité de la droite, 50 J 1. Lettre du marquis de La Ferronnays au comte de Landemont, le 5 octobre 1927.

5 Nous sommes clairement ici en présence de « hiérarchies acceptées », pour reprendre la typologie proposée par P. Barral, Les agrariens en France de Méline à Pisani, Paris, Armand Colin, 1968.

6 Arch. dép. L.-A., archives du Comité de la droite, 5 J 8. Rapport au Comité de la droite, 3 mai 1920.

7 D. Halévy, La fin des notables, Paris, Grasset, 1930.

8 Au lendemain de la Grande Guerre, alors qu’on observe un recul sensible des droites conservatrices en Bretagne, la Loire-Inférieure fait exception. La « liste des marquis », où figurent entre autres les marquis de La Ferronnays et de Juigné, est ainsi triomphalement élue par les campagnes du département. Peu après, les milieux conservateurs remportent la totalité de la représentation sénatoriale (5 sièges) après avoir assuré très largement leur domination au conseil général.

9 Arch. dép. L.-A. Fonds du Comité de la droite, 50 J 19.

10 Arch. dép. L.-A. Fonds du Comité de la droite, 50 J 8.

11 C’est en 1921 que naît officiellement l’Association industrielle, commerciale et agricole de l’Ouest (AICAO) qui consacre ce processus. Sur l’action et l’importance de cette association patronale, voir mon article « La professionnalisation de l’action patronale : l’action de l’AICAO et d’Abel Durand à Nantes/Saint-Nazaire dans l’entre-deux-guerres », dans O. Dard, G. Richard (dir.), Les permanents patronaux : éléments pour l’histoire de l’organisation du patronat en France dans la première moitié du XXe siècle, Metz, Centre de recherche Histoire et Civilisation de l’université de Metz, 2005, p. 269-283.

12 Arch. dép. L.-A., archives du Comité de la droite, 5O J 5. Rapport de T. Catta, le 3 mars 1923.

13 Arch. dép. L.-A., archives du Comité de la droite, 50 J 4. Réunion du 4 mars 1921.

14 La nouvelle loi électorale adoptée en juillet 1919 rétablit la représentation proportionnelle dans le cadre départemental en y ajoutant une clause majoritaire permettant à une liste ayant obtenu la majorité absolue des suffrages d’enlever la totalité des sièges de la circonscription.

15 Il s’agit, pour les premiers, des marquis de La Ferronnays et de Juigné ainsi que de Jean Le Cour Grandmaison tandis que les seconds sont représentés par le marquis de Dion et le comte Ginoux-Defermon.

16 Il succède alors à Adolphe Jollan de Clerville, lui-même membre du Comité de la droite et monarchiste convaincu.

17 Sur cette condamnation et ses répercussions majeures dans la vie politique bretonne, voir D. Bensoussan, Combats pour une Bretagne catholique et rurale…, op. cit.

18 Les députés du Comité sont alors Jean Le Cour Grandmaison et les marquis de La Ferronnays et de Juigné. Jusqu’alors, ils se classaient à la Chambre comme indépendants.

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