Vote communautaire et bastion politique : une interprétation hasardeuse ? Les ruraux et le suffrage dans le Finistère des élections de 1848-1849
p. 107-120
Texte intégral
1Nouveau sésame historiographique, le vote communautaire a alimenté de nombreux débats depuis que sa mise en évidence a contribué à nourrir des interrogations quant à sa nature et à ses significations1. Deux interprétations se disputent, en gros, les suffrages des uns ou des autres. Pour Alain Garrigou, par exemple, l’acte électoral étant déterminé par les conditions d’existence des agents au sein de leur communauté, le vote serait foncièrement communautaire sous la IIe République puisqu’il viendrait consacrer le rôle des autorités seules capables à la fois d’incarner le consensus et de mobiliser leur électorat2. Cet « unanimisme inégalitaire », fondé sur des rapports de domination, ne serait finalement qu’une ratification de logiques sociales à l’œuvre dans la France rurale du milieu du siècle. Dans sa thèse sur les élections municipales sous la monarchie de Juillet, Christine Guionnet a proposé une tout autre interprétation de l’existence de ce vote communautaire3. L’unanimité des résultats chez les ruraux aurait beaucoup moins dépendu d’une incapacité à exprimer un vote politiquement signifiant, parce qu’il serait contraint, que d’un organicisme structurel qui empêchait qu’une individualisation politique puisse voir le jour dans des collectivités rurales qui se pensaient par leur unicité et excluaient, ce faisant, celles et ceux qui paraissaient rompre le consensus unitaire. Par-delà les oppositions théoriques qui ressortissent à des sociologies du politique ayant quelquefois tendance à s’opposer artificiellement4 (l’existence d’un ethos collectif n’exclut nullement que l’intimisation des rapports de domination ait pu déboucher sur son renforcement), le vote communautaire peut-il servir de modèle explicatif dans le cadre d’une observation intensive du processus électoral ? C’est la question à laquelle nous allons tâcher de répondre en nous appuyant sur une analyse fine des résultats des consultations nationales qui se tinrent dans le Finistère entre le 23 avril 1848 et le 13 mai 1849. S’il ne s’agit pas de postuler que tout se joua au moment des premières consultations au suffrage universel, il s’agit d’essayer, en revanche, de déterminer ce que l’élaboration de comportements électoraux à tendance unanimiste dut à une réception-interprétation des nouvelles modalités d’utilisation et d’acquisition du vote dans certaines communautés rurales de l’ouest de la France.
Complexité de la détermination du vote communautaire
2Quelques mots, au préalable, à propos du cadre choisi et de la méthode utilisée5. Comme dans tous les départements français, on vota beaucoup en Basse-Bretagne – en termes de suffragants migrant vers les urnes et de scrutins – après que le décret du 5 mars eut abrogé les conditions de cens pour devenir électeur. Compte tenu des marges d’erreur inhérentes aux inexactitudes, volontaires ou involontaires, qui se glissèrent dans les procès-verbaux, ce furent respectivement plus de 82 % des Finistériens qui participèrent aux élections à l’Assemblée constituante, près de 68,5 % qui arbitrèrent entre Cavaignac et Louis-Napoléon Bonaparte et 57,3 % qui tranchèrent entre les deux principales listes d’impétrants à la députation en mai 1849.
3Ces chiffres masquent inévitablement de grandes disparités si l’on se situe à l’échelle cantonale voire communale lorsque la sectionnarisation des circonscriptions, à partir du scrutin présidentiel, permit à certaines communes d’abriter un bureau de vote dévolu à leurs seuls habitants. L’interprétation de ces chiffres est souvent une gageure, les fluctuations des mobilisations étant indexées par la plupart des analystes sur la récurrence des consultations et la lassitude des votants, l’éloignement des bureaux de vote ou la faiblesse de l’acculturation démocratique, tandis que d’autres variables sont fréquemment passées sous silence : la personnalisation d’un scrutin ou les concurrences territoriales, par exemple. L’interprétation de la couleur politique de tel ou tel canton, voire d’une circonscription infracantonale, est encore plus une gageure si l’on veut bien se défaire de quelques présupposés ou réflexes qui guident par trop les décryptages, et que l’on pourrait résumer comme suit : premièrement, une adéquation trop parfaite entre les inconnues de l’équation un homme, une voix, une opinion, alors que des travaux de science politique6 nous invitent à la plus grande prudence face à une opération qui consiste à idéologiser a posteriori des suffrages ; deuxièmement, la prime donnée à un continuum historique qui lisse les résultats au mépris des discordances et qui, surtout, condamne à traquer dans chaque scrutin les éléments significatifs de la permanence de telle ou telle tendance (la consultation de mai 1849 induirait, pour certains, un partage idéologique dont la réfraction se lirait scrutin après scrutin… ce qui témoigne tout autant de la possibilité d’existence de ces héritages politiques que de la naturalisation à marche forcée desdits héritages par des chercheurs trop heureux de discerner des continuités7) ; en dernier lieu, le poids, pour ce qui concerne l’ouest de la France, de l’œuvre pionnière d’André Siegfried8 qui, en fixant les traits de la géographie électorale, a contribué à calibrer un peu plus encore la dimension de bastion électoral (pensons ainsi au Léon qui apparaît, à bien des égards, comme un archétype d’un bastion d’une droite d’ailleurs plus cléricale que foncièrement antirépublicaine9).
4Après avoir posé ces préalables qui entendent rappeler combien il est difficile de s’entendre sur la signification politique du vote dans la mesure où la définition du politique procède d’une infinie variété de qualifications, abordons maintenant la question de l’existence – ou non – d’un vote communautaire dans le Finistère à partir de l’étude des résultats des élections générales qui se tinrent non seulement en avril et en décembre 1848, mais aussi en juin et en septembre (scrutins complémentaires). De cette moisson de chiffres, il ressort quelques observations qui brouillent, au prime abord, un peu plus les pistes. Certains résultats accréditent incontestablement l’existence d’un vote unanimiste : dans le canton de Lannilis, par exemple, les trois sections votèrent presque comme un seul homme pour un seul homme puisque Cavaignac l’emporta avec plus de 95 % des suffrages. D’autres, en revanche, minorent cette tendance : 33 communes devinrent des sections en décembre 1848 ; 16 d’entre elles virent leurs électeurs se prononcer à plus de 80 % pour l’un des deux favoris ; dans les 17 autres, les résultats furent beaucoup plus contrastés pour des raisons qui nous échappent sauf lorsqu’un scrutin à enjeu national servit quelquefois de réplique aux turbulences qui avaient eu lieu au moment des élections municipales. Penchons-nous, à rebours, sur le scrutin d’avril. Les Finistériens eurent à écrire, faire écrire ou à placer un bulletin imprimé qui devait comporter quinze noms. Des listes s’affrontèrent. Elles n’exclurent pas toutefois une hétérogénéité des conditions d’accès à la candidature ainsi que l’attestent les procès-verbaux cantonaux qui mentionnèrent une pléthore de soupirants à la députation (avec une moyenne de 102 noms par feuille de dépouillement). Les premières élections au suffrage universel débouchèrent sur un double phénomène : une offre politique qui s’élargit considérablement ; la capacité qu’eurent certains hommes de se démarquer des consignes générales des grands comités départementaux pour tenter leur chance. Au surplus, l’inflation des candidatures se doubla d’un très fort éparpillement des voix : dans 26 des 43 cantons, moins de 80 % des suffrages émis se portèrent sur les quinze premiers noms mentionnés sur les procès-verbaux.
5Ce ne sont là que quelques exemples et l’on pourrait les multiplier à l’envi. Aussi, les conclusions auxquelles nous sommes parvenu suite à cette observation intensive du vote se résument-elles en quelques points. Premièrement, l’empire du collectif pesa incontestablement, lorsqu’il fallait se déplacer au chef-lieu du canton, sur les scrutins généraux du fait même de l’interaction entre les modalités du vote – chaque commune était appelée à s’exprimer à une heure précise – et le sentiment, présent chez la plupart des participants, d’aller défendre en dehors de leur circonscription une identité façonnée par le groupe et le territoire d’appartenance. Deuxièmement, cette pratique holiste n’évacua pas pour autant l’individu de la scène politique. L’expression individuelle d’un choix, au nom d’une opinion ou d’un désir de se démarquer d’une collectivité, ne fut en rien exceptionnelle, même si elle demeura minoritaire : les « candidats à une ou deux voix » furent monnaie courante avant le rétrécissement de l’offre électorale au fil de l’année. Ces candidatures locales et orphelines attestent que certains agents du champ politique purent se penser comme des individus agissants. Sur les 178 candidats dont les noms furent mentionnés sur le procès-verbal du canton de Landerneau, 51 ne disposèrent que d’une seule voix. Dans une arithmétique de la démocratie qui privilégie toujours les majorités aux minorités, c’est quantité négligeable. Et pourtant ! à condition de ne pas les réduire à leur poids insignifiant dans les totaux des dépouillements, ces voix ont une signification particulière. Chargés de remplir l’imprimé, les scrutateurs du canton de Daoulas notèrent la présence de 120 candidats, dont 21 qui avaient disposé d’une voix. Il est impossible de déterminer si la plupart d’entre eux apparaissaient sur une liste unique de quinze prétendants déposée par un seul votant ou si leur existence fut liée à l’addition de plusieurs bulletins sortis de la boîte du scrutin. à côté des impétrants soutenus au niveau départemental par les organes de filtrage politique que furent les grands comités, l’évêché et la préfecture, figurèrent donc, dans le récapitulatif final, un certain nombre de postulants locaux. Ces derniers ne durent pas leur présence dans les procès-verbaux aux relais finistériens qui avaient assuré, grâce à l’impression puis à la distribution massive des listes, la publicité des noms de leurs favoris. Autant Édouard Nicole, propriétaire à Plougastel-Daoulas, put disposer d’une audience élargie grâce à ses prises de position dans les journaux avant l’échéance du 23 avril10 – avec 201 voix, il occupa la 37e position –, autant François Mallégol et François Le Bras, tous les deux domiciliés à Hanvec, étaient de parfaits inconnus. Le premier, un des plus gros propriétaires de sa commune, obtint 125 suffrages et le second, malgré – ou à cause de – sa position de maire, 5 voix. Les deux hommes furent-ils dupes au point d’imaginer qu’ils pourraient triompher dans le département ? Suggérons plutôt que leurs candidatures répondirent à une offre – ou à une demande – liée à une configuration locale (sauf à imaginer qu’ils ne se présentèrent pas comme des compétiteurs et que leurs noms figurèrent par hasard – cas exceptionnel – sur un bulletin). Suggérons aussi que, pour l’un comme pour l’autre, voir son nom sortir de l’urne permettait d’imposer, davantage encore, son empreinte sur les affaires de la communauté, d’affermir sa notoriété au-delà des frontières du microcosme, bref de renforcer les bases électorales et symboliques de son pouvoir. Comment ne pas insister, enfin, sur le geste de ceux qui, en votant en leur faveur, n’hésitèrent pas à briser l’unanimité tant prônée par les autorités ? La grand-messe des élections générales et la solidité des cortèges n’empêchèrent pas certains suffragants de s’affranchir d’une allégeance (imaginée comme telle ou véhiculée implicitement par le groupe) collective. Si voter pour Le Bras ou Mallégol obéit forcément à des préoccupations endogènes très éloignées des motivations idéologiques et contrevint à l’idéal du citoyen éclairé – celui qui choisissait ses candidats en fonction de son opinion –, cet acte recelait cette liberté de ne pas faire comme les autres. Cumulés à l’échelon départemental, les suffrages qui se portèrent sur ces oubliés de l’histoire politique ne représentent que 0,098 % des bulletins sortis de l’urne. Pour qui s’intéresse à l’écart entre la norme démocratique telle qu’elle avait été envisagée par les promoteurs du régime et son application sur le terrain, ces bulletins anachroniques prouvent combien l’apprentissage de la démocratie était une question de temps et de socialisation – la raréfaction de ces billets en décembre 1848 tombant à point nommé pour valider cette thèse. Pour nous, ils manifestent surtout le choix que firent certains suffragants d’utiliser le support électoral comme un moyen et un miroir de leur propre individuation : dans les cantons urbains plus que dans les cantons ruraux, certes ; mais dans les cantons ruraux, aussi.
6Si nous réfléchissons sur les interactions entre les trois éléments du triptyque politique – individus, communauté, élection –, nous serons tenté de proposer la conclusion suivante : l’adhésion à une communauté idéelle et réelle, soudée et monolithique, que les consultations à l’extérieur renforcèrent de fait, n’empêcha pas que des individus se singularisent (sauf dans les cas exceptionnels des communautés de soumission). L’exemple de l’île d’Ouessant vient appuyer parfaitement cette constatation. Isolat apparent, la commune formait aussi à elle seule un canton. L’équation qui fait d’une petite entité humaine la matrice d’un fort sentiment d’unanimité, sauf quand elle était déchirée par des tensions internes, semble se vérifier. En décembre 1848, les 285 votants (80,5 % de participation) avaient tous voté Cavaignac. Le résultat entérinait une unité du corps électoral qui ne s’était pas démentie tout au long de l’année : en avril, les 15 premiers candidats avaient recueilli 93,6 % des suffrages ; en juin et en septembre, 74,9 % et 88,3 % des bulletins s’étaient portés respectivement sur de Quatrebarbes et Le Flo. Quant au conseiller général Mazé-Launay et au conseiller d’arrondissement Bergevin, ils avaient été élus, tous les deux, au premier tour, avec plus de 85 % des voix. La clôture insulaire, qui n’excluait pas une très forte ouverture sur l’extérieur – en témoignent les nombreux inscrits maritimes embarqués toute l’année – rimait avec une unité du corps électoral qui n’avait pas eu besoin du regard des autres et de l’organisation en cortège pour éprouver son unicité, sa force et son individualité. À ceci près qu’il exista toujours, sauf pour le scrutin présidentiel, une minorité de récalcitrants à un ordre communautaire qui semblait éliminer toute possibilité de se distinguer. De façon plus générale, la raréfaction des candidatures orphelines en décembre 1848 ne saurait ravaler avril à n’être qu’une simple parenthèse de même qu’avril ne saurait faire de décembre un simple aboutissement. Ce n’est pas parce que l’individu sembla disparaître de plus en plus de la scène électorale, au cours de l’année 1848, qu’il faut conclure à son inexistence ou à son splendide isolement. Pris sur le vif de la consultation du 23 avril, certains hommes surent s’extraire d’une écorce communautaire, protectrice et peut-être aliénante, pour s’émanciper. Huit mois après, ce n’est pas l’individu qui avait changé mais les conditions de son avènement qui s’étaient transformées. Il serait donc abusif de voir dans la constitution de fiefs politiques – car ils furent, dans certains endroits, en cours de constitution, ainsi que nous allons essayer de le montrer – la réfraction d’un vote communautaire dans lequel s’additionneraient une unanimité du corps des mandants et une couleur politique homogène. C’est donc peut-être ailleurs qu’il faut aller chercher les éléments qui nous permettront de penser les relations éventuelles entre vote communautaire et constitution de bastions électoraux…
Vote communautaire et bastion politique : une tentative d’analyse par le chiffre électoral
7Nous avons rappelé plus haut nos préventions à l’égard d’une labellisation quelquefois par trop hâtive des suffrages qui épouse les catégories des administrateurs chargés à l’époque de commenter les résultats à chaud et/ou incite à interpréter les résultats en fonction des ricochets électoraux. Ces préventions ne sauraient toutefois aboutir à une interprétation de toute consultation en fonction de son seul présent. Si la déconstruction des résultats oblige à une extrême prudence, elle ne postule pas de ne pas prendre en compte la fabrication des attitudes politiques à condition que celles-ci soient vérifiables ; ce qui suppose, alors, de construire des comparaisons à l’aide de quelques indicateurs. Accepter de donner une valeur idéologique aux suffrages et de les compartimenter en fonction d’étiages permet, en effet, de tenir compte de possibles linéarités électorales. Nous prendrons deux exemples pour commencer. Premier cas : les votes Graveran et Cavaignac.
8Candidat en avril 1848, l’évêque du diocèse de Quimper fut plébiscité dans 27 cantons du Finistère où il obtint plus de 90 % des suffrages, la concordance entre la massivité du vote en faveur de l’ecclésiastique et les terres de puissant conformisme religieux sautant aux yeux. Soutenu par l’évêché, Cavaignac l’emporta dans 24 circonscriptions en décembre 1848. L’on aurait pu imaginer que la géographie électorale qui s’était dessinée au printemps se serait dupliquée lors de la consultation pour le choix du président de la République. Or, dans 20 cantons (soit la moitié environ), la tendance qui s’était dégagée au moment du scrutin à l’Assemblée constituante n’était plus lisible huit mois après. Signe de ce renversement, la « mutation » observable, par exemple, dans le Trégor ou dans certaines circonscriptions de l’arrondissement de Châteaulin, ne laisse pas de surprendre (eu égard à la géographie politique du département telle qu’elle est fréquemment donnée à lire) : dans le canton de Plouigneau où avaient été émis 82,7 % de bulletins Graveran (7e position), l’on vota à plus de 60 % pour Cavaignac ; à Carhaix, en revanche, Bonaparte l’emporta (51,3 %). Tous ces chiffres sont à prendre, bien évidemment, avec d’infinies précautions tant les écarts de voix furent quelquefois minimes et les différences importantes entre les sections à l’intérieur des cantons. La circonscription de Lanmeur qui avait placé l’évêque de Quimper en 13e position avec un peu plus de la moitié des voix s’était-elle subitement convertie au bon vouloir du clergé ? Cavaignac y devança modestement Bonaparte de 65 voix. Soumission/consentement aux décisions de l’évêché ou choix plus explicitement républicain : à défaut d’y répondre, la question méritait seulement d’être posée.
9Les fragilités de l’opinion (avec tous les guillemets que le terme suppose11) : voilà ce que l’objectivation des résultats, selon les gradients que nous avons choisis, semble bien attester. La comparaison avec les scrutins intermédiaires des 4-11 juin et du 17 septembre amplifie davantage cette impression. Suite à la défection de Lamartine qui avait opté pour le département de la Seine, un duel entre le républicain Lacoste et de Quatrebarbes, le candidat soutenu par le comité de la liberté civile et religieuse, tourna de si peu à l’avantage du second que son élection fut cassée et qu’il fallut revoter trois mois après. Lacoste eut alors à affronter le général Le Flo. Entre juin et septembre, la distribution des voix varia considérablement : 22 cantons avaient placé le républicain en tête lors du premier scrutin contre 10 lors du second. Dans le canton de Ploudiry, Lacoste, qui avait été crédité de plus de 53 % des voix après le dépouillement de la première consultation, ne fut plus crédité que de 2 % des suffrages quelques semaines après. La chute fut encore plus phénoménale dans deux cantons de l’arrondissement de Quimperlé, à Bannalec (de 1 209 à 1 voix) et Pont-Aven (de 1 020 à 2 voix). Ces fluctuations étonnantes, dont on ne sait s’il faut les attribuer à la conjoncture électorale (l’abstention plus massive en septembre aurait joué contre Lacoste) ou au marquage idéologique beaucoup moins prononcé du général Le Flo, trahissent un peu plus la difficulté qu’il y a à faire des consultations de 1848 les reflets de la fixité de certaines attitudes politiques. Car, si l’on convient que de Quatrebarbes puis Le Flo furent soutenus par le clergé, comment expliquer les variations qui s’exprimèrent tout au long de cette scansion électorale ? Un exemple : sur les 27 cantons qui s’étaient prononcés à plus de 90 % en faveur de l’évêque en avril, seuls 5 d’entre eux réitérèrent ce vote d’adhésion en juin avec plus de 75 % des voix attribuées au candidat clérico-légitimiste.
10« Battre les cartes12 » politiques puis les faire parler… Voilà qui ne cesse de plonger l’historien dans la perplexité. Deux conclusions s’imposent toutefois. Premièrement, les variations de la mobilisation électorale se doublèrent d’une très grande fluidité des opinions. L’électeur erratique fut aussi, dans de très nombreux cas, un électeur volatil votant à quelques mois d’écart, pour des raisons que nous ignorons, dans des sens politiques que notre grille de lecture considère comme contradictoires. Deuxièmement, si les écarts l’emportent sur les concordances, des convergences sont toutefois discernables dans quelques cantons. Dans 14 circonscriptions, en effet, la couleur du vote, telle que nous l’avons définie préalablement, fut confirmée à chaque reprise. L’un après l’autre, les trois scrutins de juin, septembre et décembre confirmèrent l’inflexion donnée en avril. Nous avons l’impression de toucher ici à une sorte de socle idéologique dont les consultations à répétition vinrent révéler l’épaisseur. À une nuance près : la linéarité des résultats observables pour la ville de Brest (cantons de Brest-1 et Brest-3) témoigna autant d’une fragmentation de l’offre que d’une option idéologique beaucoup plus définie et tranchée. En revanche, la continuité des résultats dans les 12 autres cantons sembla obéir à l’affirmation d’une attitude politique majoritairement admise et/ou partagée à l’intérieur de chacune des circonscriptions. Cette linéarité des résultats met surtout en valeur l’existence d’un bloc léonard à côté des deux cantons dissidents de Pleyben et Plogastel-Saint-Germain qui se prononcèrent, à chaque fois, contre les candidats soutenus par le clergé. Ce môle idéologique (formé par les circonscriptions de Plouzévédé, Plouescat, Lesneven, Landerneau, Plabennec, Lannilis, Ploudalmézeau, Saint-Renan et Ouessant) se singularisa par la grande homogénéité de ses inclinations qui n’exclut pas, bien sûr, l’existence de suffrages contraires à la tendance majoritaire. Reste que la présence d’une minorité capable de ne pas s’associer à l’« injonction » majoritaire ne contraria en rien une « identité politique » en cours d’élaboration qui se construisit en s’affirmant un peu plus au cours de chaque consultation. Encore moins ambigus, les résultats dans les cantons de Lannilis et Plabennec confinèrent, dans ces deux cas, à une forme d’unanimité idéologique que le niveau élevé de la participation conforta de surcroît. Avec plus de 90 % des suffrages en faveur de Graveran, plus de 75 % des voix attribuées à de Quatrebarbes puis à Le Flo, plus de 80 % des bulletins donnés à Cavaignac, et une forte mobilisation électorale (plus de 80 % de votants à chaque fois), la population masculine fit preuve d’une communauté sinon de points de vue, tout au moins de pratiques. Aussi, la conjugaison d’un vote massif et d’une adhésion idéologique consentie et/ou imposée renforça-t-elle, très vraisemblablement, dans ces communes léonardes, comme dans le canton d’Arzano d’ailleurs, un sentiment d’appartenance à une micro-société dont le débouché politique exprima l’unité et l’unicité organiques.
11Les élections de mai 1849 viennent-elles étayer cette hypothèse ? Trois listes s’affrontèrent qui, même si elles recouvrirent des frontières politiques plutôt floues, émargèrent pour l’une au clérico-légitimisme, pour l’autre à un républicanisme modéré et pour la dernière à un républicanisme avancé. Par-delà la multiplicité des situations – parmi les treize premiers candidats élus dans chaque section figurèrent, en effet, des noms qui n’apparaissaient sur aucune des listes dont nous connaissons l’existence –, l’une des questions qui se pose est, bien évidemment, celle de la fixation possible d’une opinion à partir d’un double postulat de départ : soutenus par le clergé et la constellation royaliste, Cavaignac puis les représentants du comité de la liberté civile et religieuse – sis à Quimper – auraient dû obtenir, à six mois d’intervalle, les mêmes renforts électoraux ; à l’inverse, la filiation entre les voix attribuées à Bonaparte et les voix données aux impétrants du comité républicain de Châteaulin voire aux défenseurs de la cause socialiste pourrait attester un attachement à une orientation de gauche. Pour simplificatrice – voire simpliste – que puisse paraître cette dichotomie, elle nous semble la seule susceptible de révéler des oppositions, des permanences et des évolutions.
12Première constatation : il y eut des basculements (11 circonscriptions virèrent à droite ; sur les 111 sections pour lesquelles l’analyse est possible, 30 (27 %) basculèrent dans le camp du comité quimpérois). Deuxième constatation : les formes de l’unanimité idéologique observables en décembre 1848 ne se dupliquèrent pas forcément en mai 1849. Elles ne furent pas, en outre, un rempart contre les effritements politiques et les inversions de tendance. Si l’on fait du seuil des 80 % de voix attribuées à un candidat ou à une liste un critère chiffré d’une forme d’unanimité idéologique, plusieurs observations sont possibles. En premier lieu, les circonscriptions unanimes restèrent toujours minoritaires : 11 cantons et 47 sections en 1848 ; 14 cantons et 48 sections en 1849. En second lieu, la désignation massive d’un candidat ou d’une liste lors d’une consultation ne préjugeait pas de sa réitération quelques mois plus tard : seuls 8 cantons et 28 sections furent le théâtre de cette cohésion lors des deux scrutins de décembre 1848 et mai 1849. On pourrait arguer que les résultats cantonaux ou sectionnaires en deçà du seuil des 80 % sont toujours susceptibles de masquer des unanimités communales qui, par le simple effet mathématique des additions aux chefs-lieux du canton ou de la section, ne seraient plus discernables. Bref, que des dynamiques communautaires, dont le vote massif en faveur d’un candidat ou d’une liste apparaît comme une preuve étalonnée, seraient à l’œuvre sans que l’on puisse les distinguer. L’étude des 32 communes sectionnaires apporte ici un démenti. Si, en décembre 1848, les mandants de 16 d’entre elles s’étaient tournés massivement vers Cavaignac ou Bonaparte, la moitié n’avait pas été affectée par un phénomène unitaire. Six mois après, les suffragants de 17 communes se décidaient à plus de 80 % en faveur d’une liste. L’offre électorale et son corollaire le plus fréquent, la bipolarisation, ne furent donc ni marginaux ni cantonnés aux seules circonscriptions urbaines. 93 % des 343 votants de Guimiliau avaient presque unanimement couronné Bonaparte lors de l’élection présidentielle ; en mai 1849, un peu plus de 52 % des 279 mandants apportèrent leurs suffrages à la liste patronnée par le comité de la liberté civile et religieuse. Un vote communautaire et unanime se fit jour dans certaines situations. Reste qu’à l’intérieur même du cadre communal, il fut plutôt marginal et foncièrement conjoncturel (10 des 32 communes sectionnaires virent leurs électeurs voter à plus de 80 % pour un puis des candidats en l’espace de six mois). En dernier lieu, la fixation des opinions ne fut qu’un fait extrêmement minoritaire mais… elle exista. Les variations observées, les passages d’un camp à l’autre, les contingences locales (fabrication de listes orphelines, panachage, etc.) ne sauraient, en effet, occulter quelques particularités et/ou continuités remarquables. Le bloc léonard qui s’était prononcé en faveur des candidats clérico-légitimistes en 1848 se renforça un an après dans certains endroits. Si l’on compare les résultats de décembre 1848 et de mai 1849 avec ceux des trois scrutins à l’Assemblée constituante pour lesquels nous avions établi des critères visant à la définition d’un comportement unanime (plus de 95 % des suffrages pour Monseigneur Graveran, plus de 75 % pour de Quatrebarbes en juin et Le Flo en septembre, plus de 80 % pour Cavaignac), l’on constatera que les deux seuls cantons (Lannilis et Plabennec) qui en avaient fait preuve continuèrent dans cette voie. Par ailleurs, les élections de mai 1849 renforcèrent dans trois autres cantons (Lesneven, Ouessant, Ploudalmézeau) de ce nord du Finistère un processus d’agrégation ultramajoritaire des suffrages qui était resté un peu moins visible au cours de la salve électorale de 1848. La fixation d’une identité politique de droite (avec toutes les précautions que l’emploi de ce terme suppose13) n’est pas lisible en dehors de cette partie occidentale, maritime et rurale, du Léon et de ce qui peut apparaître, à bien des égards, comme sa ramification méridionale : le canton d’Arzano.
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13Le nouveau scrutin national révélait, encore une fois – tout autant qu’il les produisait – les puissants liens qui existaient entre un territoire, des électeurs et un type d’opinion. Il ne s’agit pas de s’attarder sur les facteurs structuraux (encadrement du clergé14, importance des petits propriétaires) qui contribuèrent à la formation de cette « démocratie cléricale », pour reprendre les termes de Siegfried15, mais de s’attacher au rôle plus spécifique de l’élection dans son façonnement. Dans les cinq cantons léonards et dans celui d’Arzano, la réactivation des modalités du vote (unanimité idéologique, mobilisation massive) participa à la création d’un passé électoral qui présida, de façon plus prégnante qu’ailleurs, à l’« institutionnalisation » d’un rapport univoque entre des communautés de suffragants et la procédure démocratique. On fera l’hypothèse que, dans ce cas, la répétition des scrutins contribua à ce que la communauté se pense comme un bloc homogène dont l’homogénéité se nourrissait précisément de la réplique des scrutins. On pourrait parler, ici, d’une forme exceptionnelle de la communauté politique dont l’expression électorale ne cessa de promouvoir son indéfectible spécificité, dans une sorte de va-et-vient qui laissa une place infime à la différenciation. Une configuration qui ne réservait d’autre alternative à l’individu réfractaire que de s’exclure du groupe et/ou d’en être exclu. En d’autres termes, si le vote communautaire apparut peut-être dès 1848, dans certaines circonstances et de façon très localisée, suggérons que sa réalité et son effectivité dépendirent autant d’un sentiment d’appartenance préalable des individus à leur collectivité que de la fabrication d’une attitude politique indissociable de la reproduction de leurs pratiques de votants au cours de ces élections à répétition.
Notes de bas de page
1 Voir, par exemple : P. Gueniffey, Le nombre et la raison. La Révolution française et les élections, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1993, p. 214-232 ; J.-P. Jessenne, « Synergie nationale et dynamique communautaire dans l’évolution politique rurale par-delà la Révolution française (vers 1780-vers 1830) », dans La politisation des campagnes au XIXe siècle. France, Italie, Espagne, Portugal, actes du colloque international organisé par l’École française de Rome en collaboration avec l’École normale supérieure (Paris), l’Universitat de Girona et l’Università degli studi della Tuscia-Viterbo, Rome, 20-22 février 1997, Rome, École française de Rome, 2000, p. 57-79.
2 A. Garrigou, Le vote et la vertu. Comment les Français sont devenus électeurs, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1992 ; réédition revue et augmentée : Histoire sociale du suffrage universel en France, 1848-2000, Paris, Le Seuil, coll. « Points Histoire », 2002, p. 68 et p. 78-81.
3 C. Guionnet, L’apprentissage de la politique moderne. Les élections municipales sous la monarchie de Juillet, Paris, L’Harmattan, 1997 ; « Un vote résigné et sans signification politique ? Comportements électoraux paysans dans la première moitié du XIXe siècle », Politix, no 37, 1997, p. 137-154.
4 Pour une analyse très fine de l’existence du vote communautaire, on se référera à l’étude d’Adeline Connan, Le vote « communautaire » et son dépérissement dans le Morbihan sous la Troisième République. Étude de statistiques électorales dans l’arrondissement de Ploërmel (1876-1914), mémoire de master 1 (François Ploux, dir.), université de Bretagne-Sud, 2008.
5 Pour de plus amples renseignements, nous renvoyons à notre travail : L’électeur en campagnes. Une Seconde République de Bas-Bretons, Paris, La Boutique de l’Histoire/Les Indes savantes, 2009.
6 Voir, par exemple : C. Braconnier, J.-Y. Dormagen, La démocratie de l’abstention. Aux origines de la démobilisation électorale en milieu populaire, Paris, Gallimard, coll. « Folio actuel », 2007.
7 Que l’on songe, par exemple, aux observations de René Rémond qui écrivit à propos de la consultation de mai 1849 : « Surtout, elle fixe pour longtemps les grands traits de la répartition géographique et dessine le visage politique de la France, qui ne souffrira pas de changements profonds dans les cent années postérieures. » Il poursuivait un peu plus loin, dans cette logique à la fois régressive et prédictive, à propos des élections de l’époque révolutionnaire : « On voit alors se dessiner une carte électorale qui manifeste déjà des disparités régionales qu’on ne pensait pas auparavant pouvoir appréhender avant 1849 : on reconquiert ainsi un demi-siècle de l’histoire de l’opinion publique », R. Rémond (dir.), Pour une histoire politique, Paris, Le Seuil, coll. « Points Histoire », 1996, p. 37 et p. 43.
8 A. Siegfried, Tableau politique de la France de l’Ouest, Paris, Éditions de l’Imprimerie nationale, 1995 (1913).
9 L. Elégoët, Le Léon. Histoire et géographie contemporaine, Plomelin, Palantines, 2007, p. 188-189.
10 Dans L’Océan du 14 avril 1848, par exemple.
11 P. Karila-Cohen, L’État des esprits. L’invention de l’enquête politique en France (1814-1848), Rennes, PUR, 2008.
12 Pour reprendre l’expression de M. Vovelle, La découverte de la politique. Géopolitique de la Révolution française, Paris, La Découverte, 1993, p. 297.
13 M. Gauchet, « La droite et la gauche », dans P. Nora (dir.), Les lieux de mémoire. Les France, tome 1 : Conflits et partages, Paris, Gallimard, 1992, p. 395-467 ; voir, aussi, la contribution de M. Crapez, « De quand date le clivage gauche/droite en France ? », Revue française de science politique, vol. 48, no 1, 1992, p. 42-75, p. 45 et p. 74 en particulier.
14 Y. Deloye, Les voix de Dieu. Pour une autre histoire du suffrage électoral : le clergé catholique français et le vote, XIXe-XXe siècle, Paris, Fayard, 2007.
15 A. Siegfried, Tableau politique de la France de l’Ouest, op. cit., p. 249.
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