Avant-propos
p. 9-13
Texte intégral
1Pendant près de vingt-quatre années, le destin de la principale cité du regno di Candia suscita un intérêt constant en Europe, comme en témoigne l’abondante production imprimée relative à l’événement. À l’instar du siège de Vienne, en 1683, cette guerre sut réveiller quelque vieux rêve de chrétienté1, au cœur même d’États pourtant attelés principalement à la défense de leurs intérêts.
2Cette ambiguïté fondamentale caractérisa entre autre l’attitude de la France, soucieuse de préserver ses relations déjà anciennes avec la Porte, mais désireuse aussi de répondre aux appels du Saint-Siège et de la Sérénissime. Cette cinquième guerre vénéto-ottomane avait incontestablement fasciné une part non négligeable des sujets du royaume de France, sensible à l’aura du combat « juste » par excellence, celui contre le Turc. Le roi en était fort conscient, mais son amour de la gloire et sa nature même de Très Chrétien n’étaient pas à même de le pousser à compromettre le commerce du Levant et ses relations avec le Grand Seigneur. Alors qu’il apparaissait comme l’arbitre de l’Europe, au lendemain du traité d’Aix-la-Chapelle, Louis XIV se fit cependant un devoir d’intervenir en Crète, répondant en cela à un entrelacs de motivations fort complexes, analysées de manière pertinente par Alphonse Dupront2.
3C’est l’intervention française de 1669, fruit de cette conjoncture, qui fait principalement l’objet du présent ouvrage à travers la publication du Mémoire des choses les plus remarquables qui se sont faites au voyage de Candie3 du capitaine Domenisse. Ce texte inédit, exploité par Robert Sauzet en 1998 à l’occasion du colloque Chrétiens et musulmans à la Renaissance4, dépeint de façon maladroite et souvent confuse les derniers mois du siège, portant un regard fort partisan sur les semaines précédant la chute de la place. D’une lecture difficile, ce manuscrit, rédigé dans une langue extrêmement heurtée, a l’immense mérite d’apporter un témoignage relativement original sur cet épisode qui suscita un véritable débat au début du xxe siècle dans l’espace francophone. Il s’agissait alors de prendre la mesure de l’efficience des secours français, reflétant des discussions qui dépassaient largement le seul cadre de la recherche historique. Charles Gérin, avec beaucoup de nuances, puis Charles Terlinden 5 surtout, avaient en effet mis en cause le manque de discipline, la forfanterie et l’inaction des troupes de Navailles. Tous les deux s’étaient essentiellement appuyés sur les archives romaines. La publication de la Correspondance du maréchal de Vivonne, par Jean Cordey6, en 1910, eut ensuite le mérite de rendre plus accessible les fonds conservés aujourd’hui au Service historique des armées. Elle permit de nuancer les accusations portées à l’encontre des troupes du roi, sans pour autant ne rien occulter de leurs errements et des profondes dissensions qui agitèrent Français et Vénitiens.
4Depuis, en langue française7, le « secours » auquel participa le capitaine Domenisse n’a guère fait l’objet de publications particulières, en dehors des articles du général de Nanteuil et de Jean Nouzille8, même si « l’affaire » de Candie se trouve au cœur d’ouvrages plus généraux consacrés soit au règne de Louis XIV, soit aux relations entre le monde ottoman et l’Occident9.
5Les livres ayant trait spécifiquement à ce conflit s’avèrent en revanche beaucoup plus nombreux dès lors que l’on sort de la sphère francophone. Il serait vain ici de tous les citer, mais le livre de W. Bigge10, la monographie la plus détaillée concernant le siège en tant que tel, le catalogue d’exposition Venezia e la difesa del Levante11, les actes du colloque Venezia e Creta12, les ouvrages de E. Eickhoff13, K. M. Setton 14 et M. Greene 15 sont autant d’incontournables pour quiconque compte aborder le sujet. La plupart des histoires de Venise 16 ou de la Crète 17 offrent également un cadre, une vision générale du conflit, qui met le lecteur à même d’en comprendre les enjeux, à la fois économiques, politiques et idéologiques.
6Quant aux recherches des historiens turcs18, malheureusement peu accessibles au plus grand nombre du fait de la barrière de la langue, elles permettent, par la confrontation des données et par leur indéniable valeur scientifique, de comprendre cette longue guerre de façon moins réductrice, en ouvrant la voie à une approche beaucoup plus globalisante d’un conflit complexe qui dépasse très largement la simple confrontation Orient-Occident.
7Le corpus des récits contemporains des événements est de son côté plutôt riche, même si une recension exhaustive reste à faire. L’édition en français, par Faruk Bilici, de larges extraits du Seyahatnâme d’Evliyâ Tchélébi 19 est d’emblée à signaler. Les annotations qui l’accompagnent sont de grande valeur et permettent de bien saisir la portée et les limites de ce texte foisonnant, une des rares sources ottomanes d’accès aisé dans notre pays. Les autres ouvrages, du moins ceux rédigés en français, s’avèrent en revanche plus difficiles à consulter et restent confinés aux réserves des bibliothèques publiques ou à quelques collections particulières. L’intérêt manifesté par le public du xviie siècle, fasciné par la défense de la place, avait favorisé l’édition de toute une littérature de circonstance qui répondait parfaitement aux attentes des lecteurs20. En mêlant étroitement valeurs nobiliaires, faits d’arme et combat pour la chrétienté ces ouvrages, de qualité inégale, répandirent une image très idéalisée du conflit, s’articulant autour d’une rhétorique héritée et convenue. C’est particulièrement vrai pour l’expédition du duc de La Feuillade, tout autant que pour celle de l’été 1669. Les Mémoires du voyage du marquis de Ville, ou l’histoire curieuse du siège de Candie de François Savinien D’Alquié, probablement l’ouvrage le plus commun dans son édition d’Amsterdam de 1671, en sont un bon exemple. Son auteur se livra à un véritable travail de compilation, empruntant très largement à l’Histoire du voyage de M. le marquis de Ville en Levant et du siège de Candie, de Joseph Ducros, qui lui même avait traduit et abrégé les Viaggi Dell’ […] Sign. Marchese Ghiron Francesco Villa in Dalmatia e Levante de Gian Battista Rostagno21, conseiller du duc de Savoie et secrétaire du marquis. Sans forcément tourner le dos à cette tradition, quasi « hagiographique » dans le cas de D’Alquié, la relation manuscrite laissée par le capitaine Domenisse apparaît comme un regard plutôt original sur ces événements qui peuplèrent les gazettes durant tout l’été 1669. Cherchant surtout à justifier la conduite des troupes du roi et à se revêtir de la gloire que l’on pouvait tirer du combat contre « l’infidèle », ce protestant cévenol sut surtout dépasser le cadre formel du discours relatif à la « guerre turque ». Il se rapprochait en cela de tendances beaucoup plus larges, qui affectèrent notamment les récits de voyage.
8Les textes se rapportant à l’Orient avaient connu un net essor au xviie siècle. Ils reflétaient le véritable engouement que suscitait ce genre de littérature 22 au sein du public lettré. Un écart fondamental existait toutefois entre les relations composées par des religieux et celles issues de la plume des « curieux », savants ou aventuriers qui circulaient sur les routes et naviguaient sur les mers du Levant. Ces derniers se démarquaient de la plupart des missionnaires, mus en général par des desseins idéologiques et apologétiques, par leur aptitude à se détacher, en partie du moins, de certains poncifs largement ressassés. Ils cherchaient davantage à traduire une expérience, une perception. Domenisse, même si ses écrits ne relèvent pas du récit de voyage à proprement parler, parvint aussi à sa manière à aller au-delà du discours de circonstance, même si le Turc reste encore désigné sous le nom de « barbare » ou d’« infidèle ».
9Ce texte inédit, qui est reproduit dans son intégralité, est présenté, contextualisé et accompagné de notes destinées à en faciliter la compréhension. Cette édition critique ne prétend cependant être autre chose qu’un simple regard sur les derniers mois de la guerre de Candie. En privilégiant le point de vue des officiers français ayant participé à l’expédition de 1669, elle ne rend qu’imparfaitement compte de la spécificité vénéto-ottomane d’un conflit, dont les enjeux s’inscrivent étroitement dans l’histoire même de la Sérénissime et de la Porte. Cette publication implique donc un point de vue forcément réducteur et n’a en aucun cas la prétention d’être une histoire de la guerre de Candie en tant que telle.
10Cette édition n’aurait enfin jamais vu le jour sans la bienveillance et les avis éclairés de Gabriel Audisio, Olivier Chaline, Robert Sauzet et Jean-François Chauvard. Elle doit également beaucoup à l’aide apportée par les Archives départementales du Gard et par les Bibliothèques municipales de Nîmes et de Strasbourg. Qu’Agathe Bischoff -Morales, Francine Vidieu-Larrère, Pascal Disdier, Jean Pey et Jean-Pierre Cancel soient enfin particulièrement remerciés.
Notes de bas de page
1 Alphonse Dupront, Le mythe de croisade, Paris, Gallimard, 4 vol., 1997, t. 1, p. 503-506.
2 Ibidem, t. 1, p. 503.
3 Arch. dép. du Gard, 1 E 1132. Mémoire des choses les plus remarquable qui se sont faites au voyage de Candie sous le commandement de monsieur le duc de Navailles par un gentilhomme volontaire qui ne prend d’autre parti que celui de dire la vérité.
4 Robert Sauzet, « Les relations entre chrétiens et musulmans à travers quelques récits autobiographiques du midi de la France », Chrétiens et musulmans à la Renaissance, 37e colloque du CESR, Tours, Paris, Champion, 1998, p. 265-274.
5 Charles Terlinden, Le pape Clément IX et la guerre de Candie (1667-1669), d’après les archives secrètes du Saint-Siège, Paris-Louvain, C. Peeters, 1904. Le vicomte Terlinden appartenait à l’ordre de Malte. Sa vision de la guerre de Candie reste très « romaine », ce qui n’empêche en rien l’ouvrage d’être de grande valeur.
6 Jean Cordey, Correspondance du Maréchal de Vivonne relative à l’expédition de Candie (1669), Paris, Renouard, 1910.
7 Citons par exemple, en italien, Guido Candiani, « Francia, Papato e Venezia nella fase fi nale della guerra di Candia », Atti dell’Istituto veneto di scienze, lettere ed arti, 152, 1993-1994, p. 829-872.
8 Hugues de La Barre de Nanteuil, « Le duc de Vivonne et ses galères à l’expédition de Candie (1669) », Revue historique des armées, 1974, p. 7-31 ; Jean Nouzille, « Une intervention extérieure au xviie siècle : l’intervention française de Candie (1669) », Revue internationale d’histoire militaire, 68, 1987, p. 115-152.
9 Pour n’en citer qu’un, parmi les plus récents, Géraud Poumarède, Pour en finir avec la croisade. Mythes et réalités de la lutte contre les Turcs aux xvie et xviie siècles, Paris, PUF, 2004, ainsi que l’ensemble des articles qu’il a publié sur le sujet et qui ont été largement utilisés dans la présente publication.
10 Wilhelm Bigge, Der Kampf um Candia in den Jahren 1667-1669, Berlin, 1899, traduit en italien en 1901 à Turin chez Utet.
11 Venezia e la difesa del Levante, Da Lepanto a Candia, Venise, Arsenale editrice, 1986. Ce catalogue d’exposition, outre sa grande richesse iconographique, est particulièrement riche.
12 Venezia e Creta, Venise, Atti del convegno internazionale di studi, Hiraklion, 1997, Venise, Istituto veneto di scienze, lettere ed arti, 1998.
13 Ekkehard Eickhoff, Venedig, Wien und die Osmanen : Umbrach in Südosteuropa (1645-1700), Munich, Callwey, 1970 pour la 1re édition. Cet ouvrage de référence a connu par la suite plusieurs rééditions en langue allemande.
14 Kenneth Meyer Setton, Venice, Austria and the Turks in the Seventeenth Century, Philadelphie, American Philosophical Society, 1991.
15 Molly Greene, A Shared World : Christians and Muslims in the Early Modern Mediterranean, New York, Princeton University Press, 2000.
16 Gaetano Cozzi, Michael Knapton, Giovanni Scarabello, La Repubblica di Venezia nell’età moderna. Dal 1517 alla fi ne della Repubblica, Turin, Utet, 1992.
17 Theocharis Detorakis, History of Crete, Héraklion, s.e., 1994.
18 Nuri Adıyeke, « Girit Savaşları ve Birleşik Hıristiyan Orduları » (Les guerres de Crète et la réunion des armées chrétiennes), Türkler, 9, Ankara, Yeni Türkiye Yayinları, p. 738-745 ; ibidem, « Kandiye’nin Fethi ve Psikolojik Sonuçları » (La conquête de la Crète et ses répercussions psychologiques), XIII. Ulusararası Türk Tarih Kongresi, 4-8 Ekim 1999, Ankara, Türk Tarih Korumu Yayinı, 2002, p. 153-161 ; Faruk Bilici, « xvii. Yüzyilda Osmanlı Imparatorluğu’nun Ilk Savaş Anatomisi : Saint-Gotthard ve Kandiye » (L’anatomie de deux guerres de l’Empire ottoman au xviie siècle : Saint-Gotthard et Candie), ibidem, p. 139-151 ; Ersin Gülsoy, Girit’in Fethi ve Osmanlı Idaresinin Kurulması (1645-1670) (La conquête de la Crète et l’installation du pouvoir ottoman, 1645-1670), Istanbul, Tarih ve Tabiat Vakfi, 2004.
19 Evliyâ Tchélébi, La guerre des Turcs. Récits de batailles, extraits du Livre des voyages, éd. F. Bilici, Arles, Actes Sud, 2000.
20 Journal de l’expédition de Monsieur de La Feuillade pour le secours de Candie. Par un volontaire, Lyon, Jean Thioloy, 1669, in-12° ; Joseph Du Cros, Histoire des voyages de M. le marquis de Ville en Levant et du siège de Candie, Paris, Clousier, 1669, in-12° ; François Savinien D’Alquié, Les Mémoires du voyage de Monsieur le marquis de Ville, ou l’histoire curieuse du siège de Candie comprenant tout ce qui s’est passé tant avant l’arrivée et sous le commandement de Monsieur le marquis de Ville, que sous celui de Monsieur de St-André Montbrun… le tout tiré des mémoires de J.-B. Rostagne, et de plusieurs autres…, Amsterdam, T. et H. Bloom, 1670, puis 1671, 2 volumes, in-12° ; Des Roches, Journal véritable de ce qui s’est passé en Candie sous le commandement de M. le duc de La Feuillade, Paris, S. de Sercy, 1671, in-12° ; Des Réaux de la Richardière, Le voyage de Candie fait par l’armée de France en l’année 1669, Paris, A. Pralard, 1671, in-16° ; Louis de La Solaye, Mémoires ou relation militaire contenant ce qui s’est passé de plus considérable dans les attaques et dans la deffense de la ville de Candie depuis l’année 1645, qu’elle fut bloquée par les Turcs, jusques au jour de la réduction. Avec les noms de plusieurs gentilshommes français, qui y ont été tuéz ou blesséz. L’estat des affaires de la Porte dans le temps du dernier Siège. Les négociations, et les principaux articles du traité de paix. Par un capitaine français, commandant dans la place pour les Vénitiens, Paris, C. Barbin, 1670, in-12°.
21 Giovanni Battista Rostagno, Viaggi Dell’ Illustrissimo et Excelentissimo Signore Marchese Ghiron Francesco Villa in Dalmatia e Levante, Turin, G. Sinibaldo, 1668.
22 Roger Chartier et Henri-Jean Martin, (dir.), Histoire de l’édition française, t. 2 : Le livre triomphant (1660-1830), Paris, Fayard, 1990.
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