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La République d’enfants de Moulin-Vieux

p. 133-138


Texte intégral

1L’influence de la République1 d’enfants de Moulin-Vieux sur Louis François est notable. Fondée par Henri et Henriette Julien en 1937, cette République présente en effet des spécificités qui ne peuvent que plaire à Louis François. Dans le même temps, tout en s’y intéressant de très près, il conservera vis-à-vis de cette République une relation complexe et ambigüe.

Une République pas comme les autres

2Henriette et Henri Julien commencent leur projet en accueillant, dès 1937, des enfants de réfugiés républicains espagnols, lorsqu’ils sont instituteurs à Marseille. À partir de 1939, ils hébergent puis cachent des dizaines d’enfants victimes du conflit qui fait rage en Europe. Fuyant Marseille en 1942 avec une cinquantaine d’enfants, ils vivent une vie semi-clandestine dans les Alpilles, aidés par la complicité de monsieur Gossot, inspecteur d’Académie des Bouches du Rhône ; en plus des enfants juifs ou de résistants, celui-ci leur confie de façon officielle des enfants rencontrant des situations sociales particulièrement difficiles : ce mélange de population permet de mieux cacher les enfants en danger. Les Julien sont alors détachés de leur poste marseillais, mais continent à enseigner aux enfants qui leur sont confiés. Ils utilisent les méthodes de la pédagogie active de Célestin Freinet2. Les enfants qu’ils présentent au certificat d’études connaissent de très bons résultats.

3En 1944, prévenus par Gossot d’un contrôle imminent de leur communauté, ils partent s’installer au pied du Vercors. Suite à un couvre-feu de dix-sept jours décrété par les Allemands en juillet 1944, les Julien remarquent que certains enfants peuvent faire preuve d’un héroïsme hors-normes puisqu’ils prennent le risque d’aller chercher tout ce dont la communauté a besoin pour vivre pendant ce laps de temps, les adultes n’ayant pas le droit de sortir.

4À la Libération, ils s’installent à Saint-Rémy-de-Provence, dans un mas réquisitionné. Seul un troisième instituteur, Louis Nel, que les enfants appellent Croc-Dur, demeure avec eux après la levée des réquisitions en 1946. Les trois adultes se retrouvent seuls pour s’occuper de soixante-dix enfants. Ils doivent se débrouiller dans l’urgence. Ils s’installent au hameau de Moulin-Vieux, sur la commune de Lavaldens, dans l’Isère, où les Julien possèdent depuis longtemps une petite maison. La commune met à leur disposition deux maisons en ruine : il faut tout reconstruire. Comment faire ? Ils affirmeront plus tard que la solution vient des enfants qui décident, dès leur arrivée, de mettre en place un self-government : les enfants élisent un syndicat, attribuant à chacun la responsabilité de tâches scolaires ou matérielles.

5Tous les pouvoirs sont entre les mains du syndicat, composé de six enfants élus aux deux-tiers des voix, sans durée de mandat. Ce syndicat crée des commissions d’études, dans lesquelles sont nommés des enfants qui leur semblent avoir les compétences nécessaires dans certains domaines : il y a ainsi la commission technique, la commission des études, la commission du bâtiment, la commission du sport... Tout se décide par vote, au sein même des commissions. Les adultes, s’ils supervisent le tout, se veulent les plus discrets possibles et n’interviennent que rarement. Chacun dans la communauté, est affublé d’un surnom : pour Henri Julien, ce sera « Patoche » ; Henriette, elle, se fait appeler « Maman ». Ils décident d’appeler leur communauté République d’enfants de Moulin-Vieux.

6La période des bâtisseurs peut commencer : avant de devenir instituteur, Patoche, fils de maçon, avait travaillé avec son père ; il initie donc les enfants à la construction des bâtiments : toutes les pièces sont à construire. Ce travail de maçonnerie, d’électricité, de peinture, de terrassement, restera la marque de cette République. Les enfants y passent tout leur temps libre. Les études ne sont plus suivies que le matin, par correspondance.

7Cette petite communauté est, en ce lendemain de conflit, libre de toute directive. Mais les Julien savent bien que leur modèle, qui fonctionne dans l’indifférence de toute structure administrative, ne pourra pas durer. Ils déposent donc les statuts de leur association à la préfecture de l’Isère en avril 1948, au moment où l’UNESCO commence à recenser les communautés d’enfants. Mais leur maintien reste précaire.

Entre éducation active et éducation civique

8Déjà lorsqu’il était enseignant d’histoire-géographie avant la guerre, Louis François plaidait pour une pédagogie active, directement issue de l’Éducation nouvelle3. L’expérience de la déportation le conforte dans l’idée que sa place est près des jeunes : ce sont eux qui pourront construire la paix, et maintenir la liberté, notamment grâce à l’éducation civique. Avec son complice de longue date, Gustave Monod, il participe activement à la mise en place des classes nouvelles qui, en plus de l’apprentissage académique, comportent une grande part d’activités dirigées. Là encore, les jeunes à partir de la 6 ° sont acteurs de leur apprentissage.

9Par ailleurs, l’inspecteur François s’attache particulièrement à tout ce qui touche à la vie de l’établissement scolaire en dehors des heures de cours. Comme le rappellent D. Borne et A. Zweyacker4, il étudie minutieusement « l’état de la discipline, l’existence de clubs, des activités culturelles et sportives, des bibliothèques, de la marche de l’internat, bref, de toute la vie intellectuelle et sociale de cette cité scolaire ».

10Il entre à l’UNESCO en 1946, comme secrétaire général de la commission française5. Il y travaille en étroite collaboration avec le département de la reconstruction. Le docteur Robert Préaut, président de la Fédération internationale des communautés d’enfants (FICE)6, lui demande de créer une Association nationale des communautés d’enfants (ANCE), qui permettrait de rassembler les institutions françaises en charge des enfants victimes de guerre. Afin de répondre à cette demande, Louis François rend visite à un certain nombre de communautés d’enfants en France.

Rencontre

11Lorsqu’il se rend à Moulin Vieux au début de l’année 1949, il est enchanté de l’accueil qu’il reçoit. Il se plaît à raconter qu’il n’a été reçu que par les enfants, et qu’il a discuté d’égal à égal avec leur porte-parole, la jeune présidente de leur syndicat. Tandis que les habitants du village voient dans cette communauté une secte qui fait travailler des enfants, Louis François, lui, y voit tout ce qu’il espère pour les jeunes générations.

12Le fait qu’Henriette Julien se fasse appeler « Maman », et que les Julien se présentent partout comme les parents des enfants de leur république, conforte la haute opinion que se fait Louis François d’une communauté d’enfants, une communauté capable de remplacer les familles absentes ou défaillantes. Il retrouve dans les surnoms donnés aux membres de la République le totem des scouts, où chaque équipe a un nom. Il voit dans cette république les trois conditions de la réussite d’une éducation : la famille, l’école et les mouvements de jeunesse. Il répète à de nombreuses reprises que dans ces communautés se forme une jeunesse courageuse et enthousiaste, « soucieuse de réaliser la paix, la démocratie et le progrès social7 ».

13Il retrouve donc à Moulin-Vieux mises en pratique et vécues avec succès, les deux dimensions de l’éducation, active et civique, qui lui tiennent tant à cœur : il en fera sa vitrine, le lieu où il pourra concrétiser son idéal éducatif. De leur côté, les Julien ont particulièrement besoin de l’intérêt que porte Louis François à Moulin-Vieux : ses nombreux contacts dans les champs politique et éducatif ne pourront que renforcer l’avenir trop incertain de leur communauté. D’ailleurs, dès 1949, les Julien obtiennent l’autorisation de ne pas reprendre leur poste à Marseille : ils restent détachés « pour une durée indéterminée. » Déjà, grâce à Louis François, l’œuvre des Julien peut se poursuivre.

Complexité

14Profitant de leur nouvelle notoriété8, les Julien proposent, par l’intermédiaire des enfants, d’accueillir le premier camp international de communautés d’enfants. C’est Louis François qui annonce aux enfants que leur demande a été acceptée : le premier camp international de la FICE aura lieu à Moulin-Vieux, en août 1949. Ce camp doit réunir des jeunes de communautés du monde entier, dans le but de vivre une « expérience propre à faciliter la formation de citoyen du monde, et à contribuer au maintien d’une paix durable9 ». Louis François, très attaché au maintien de la paix, et donc de la liberté, voit dans la tenue de ce camp un observatoire concret des principes qu’il tente de mettre en place dans l’enseignement secondaire. Il participe activement à son financement : il demande à tous les écoliers de France de donner un franc pour sa tenue. Mais il se met brutalement en retrait du projet. En effet, le camp ne se déroule pas comme prévu.

15Déjà, dans les semaines qui précèdent l’arrivée des jeunes participants, le département de la reconstruction de l’UNESCO reçoit plusieurs lettres10 signées des enfants de Moulin-Vieux, se plaignant du manque de soutien des adultes dans leur projet. Évert Barger, alors chef par intérim du département de la reconstruction, demande à un envoyé de l’UNESCO de rester au camp pour superviser les travaux de préparation :

« Comme vous le savez, la responsabilité de ce camp est dans les mains de la Commission Nationale Française, mais dans la mesure où les invitations des enfants ont été envoyées à de nombreux gouvernements sous la signature du directeur général, nous avons tout intérêt à ce que l’opinion publique juge parfaitement satisfaisante l’organisation de ce camp. Et nous serons sans aucun doute tenus pour responsables si quoi que ce soit devait mal se passer11. »

16Louis François, pourtant fédérateur du projet, observe sans intervenir. Il ne se rend d’ailleurs pas au camp international, contrairement à un certain nombre de représentants de l’UNESCO12. Peut-être peut-on imaginer que, fin politique, il ne souhaite pas être associé aux difficultés qui apparaissent.

17Il est vrai que tous les témoignages des visiteurs concordent pour dénoncer la mauvaise ambiance entre les jeunes, le parti-pris des adultes présents, le manque de dialogue, les problèmes de communication liés au fait que les enfants ne parlent pas la même langue, la grande différence d’âge entre les enfants de la République et les jeunes invités. La volonté de construire une paix durable entre les jeunes de tous les pays, n’y est même pas évoquée. Mais Louis François reste à distance de l’échec du camp. ce qui permet de souligner la complexité des relations entre Louis François et la République d’enfants de Moulin-Vieux.

18Il écoute en silence les discours contradictoires des différents intervenants13 lors du compte-rendu du camp à l’Assemblée générale de la FICE14 deux mois après le camp.

19Le Président de la FICE fait remarquer que finalement, le plus grand bénéficiaire de cette expérience n’est autre que son commanditaire, Louis François, puisqu’il se bat pour l’introduction de la compréhension internationale sous une forme active dans l’enseignement.

« Or, quel plus beau thème illustrant les difficultés de cette compréhension que l’expérience réalisée à Moulin-Vieux et qu’on peut offrir en méditation aux maîtres et aux élèves15. »

20Louis François affirme qu’il pourra se servir de cette expérience pour « vaincre maintes résistances » face aux méthodes actives. S’il entérine l’échec, il continuera à observer la République d’enfants de Moulin-Vieux. Son entrée au conseil d’administration en 1951 puis sa présidence en 1957 sont un poste d’observation privilégié, bien qu’il ne s’y rende que très occasionnellement16. Il y est accueilli avec enthousiasme par les Julien, persuadés que le seul nom de Louis François leur facilitera bien des démarches administratives.

21Ainsi, si Henri Julien se plaint, dans son discours de réception de la légion d’honneur en 1960, de ne pas avoir suffisamment de contacts avec Louis François, c’est tout de même lui qu’il choisit pour parrain, puisqu’il affirme que c’est à lui que « [leur] œuvre doit l’essentiel17 ».

22La conférence de Trogen, en août 1948, a offert à la République d’enfants de Moulin-Vieux une nouvelle visibilité, qu’Henri Julien s’est attaché inlassablement à rappeler. D’un autre côté, la place de Louis François au conseil d’administration d’une communauté d’enfants lui a sans doute permis de légitimer certaines prises de position au sein de l’ANCE. Cette manifestation d’intérêt personnel de part et d’autre peut nous amener à réfléchir sur l’existence d’un modèle durable de communauté d’enfants.

Notes de bas de page

1 Les Julien appellent leur communauté République, puisque les enfants sont amenés à élire régulièrement certains de leurs pairs dans le but de leur confier des responsabilités. L’UNESCO admet la définition suivante pour une communauté d’enfants : « Sont considérées comme des communautés les organisations éducatives ou rééducatives à caractère permanent, fondées sur la participation active des enfants ou des adolescents à la vie de la communauté dans le cadre des méthodes d’éducation ou d’instruction moderne et dans lesquelles la vie de famille et la vie collective se combinent de diverses façons. » Résolution soumise à l’intention de la Conférence de Trogen, 23 juillet 1948, p. 1 (UNESCO/ED/CONF1/16).

2 Henri Julien est considéré par l’Institut Coopératif de l’École Moderne (ICEM) comme l’un des pionniers de la méthode Freinet.

3 L’Éducation nouvelle est un mouvement pédagogique qui a pour but de rendre l’enfant actif de son apprentissage. Cette pédagogie active doit respecter les besoins, les intérêts et la liberté de l’enfant.

4 Borne, D. et Zweyacker, A. « Louis François 1904-2002 », Rioux, J.-P. (dir.), Deux cents ans d’inspection générale, 1802, 2002 : mélanges historiques. Fayard, 2002, p. 267-285.

5 « L’une des principales missions de la Commission nationale est de contribuer à l’influence intellectuelle de la France à l’Unesco. Elle constitue en ce sens un réservoir d’expertise de haut niveau, ainsi qu’un lieu d’échange d’idées et d’élaboration de propositions destinées à nourrir, à enrichir et à renouveler les programmes de l’Organisation internationale. » National Commission for Unesco. Rôle et missions des commissions nationales pour l’Unesco. Commission nationale française, 2008, p. 34.

6 La Fédération internationale des communautés d’enfants (FICE) est créée en 1948 sous l’impulsion de l’UNESCO, lors d’une réunion organisée au village Pestalozzi de Trogen (Suisse). Cette réunion rassemble des experts du champ éducatif en vue, comme le rappelle Samuel Boussion, « d’harmoniser les buts et les méthodes pédagogiques de telles institutions considérées comme un marchepied vers ce qui est nommé par l’UNESCO, la « reconstruction éducative » (Actes du congrès de l’Actualité de la recherche en éducation et en formation (AREF), université de Genève, septembre 2010). En plus de médecins, psychologues et pédagogues, certains directeurs de communautés d’enfants d’une dizaine de pays sont invités à témoigner de leur expérience. Henri Julien est de ceux-là. à ce titre, il fait partie du comité fondateur de la FICE. Le docteur Robert Préaut est lui-même directeur d’une communauté d’enfants, Le Hameau-école de l’Île de France, près de Paris.

7 Les Cahiers de l’Enfance inadaptée, octobre 1956, p. 15.

8 Henri Julien est invité à participer à la Conférence de Trogen, en 1948, en tant que fondateur d’une communauté d’enfants. Cette conférence lui donne une nouvelle visibilité : sa république d’enfants est reconnue.

9 Compte-rendu du Conseil international temporaire pour le relèvement de l’éducation, 28 février 1949. Archives UNESCO : 370.185. A01 IFCC/075 (44) « 49 ».

10 Archives UNESCO : 370.185. A01 IFCC/075 (44) « 49 ».

11 Lettre de Évert Barger à la direction générale de l’UNESCO, datée du 28 juillet 1949. Archives UNESCO : 370.185. A01 IFCC/075 (44) « 49 ».

12 Philippe Roux, Glenys E. Jones et Melton Davis, tous trois membres de l’Unesco, font un compte rendu détaillé de leur visite au camp. Archives UNESCO : 370.185. A01 IFCC/075 (44) « 49 ».

13 Différents courriers adressés à Bernard Drzewieski, du service de la reconstruction à l’UNESCO, témoignent de la volonté d’Henri Julien de prouver la réussite du camp international. Il peut se montrer passionné dans la défense de son expérience, et utiliser des termes et des expressions d’une agressivité consternante. Archives UNESCO : 370.185 A01 IFCC/075 (44) « 49 ».

14 Procès-verbal de la première séance tenue à la « Cité de l’Enfance » à Marcinelle-Charleroi, Belgique. 12 octobre 1949.

15 Ibid.

16 Le conseil d’administration donne mandat à Henri Julien pour faire, au nom du président, toutes demandes et démarches urgentes.

17 Julien H., Discours de réception de la légion d’honneur, 1960. Archives privées Serge Chaloin.

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