Une conception paradoxale de l’histoire scolaire
p. 59-70
Texte intégral
1Au sein de la profession des enseignants d’histoire et géographie, Louis François est particulier tout au long de sa carrière1. Tout d’abord il ne partage pas la conception dominante du métier de professeur : au contraire, marqué par son expérience scoute, il s’efforce d’y puiser des recettes pour repenser ses pratiques professionnelles. Nommé inspecteur général en 1945, ce géographe de formation, minoritaire dans un groupe dominé par les historiens, appartient au réseau favorable à une réforme de l’éducation rassemblé autour de Gustave Monod. Il est également singulier par son engagement personnel : son statut de résistant et de déporté en fait une exception par rapport au reste du groupe histoire-géographie de l’inspection générale où nombreux sont ceux ayant servi le régime de Vichy. Enfin, son ouverture sur le monde, que traduit par exemple sa participation à l’UNESCO, le distingue de ses collègues, davantage investis dans les inspections auprès des professeurs.
2S’intéresser au rôle joué par cette figure dans les projets de rénovation de l’enseignement de l’histoire et de la géographie permet de mettre en avant deux dimensions : d’une part, la dualité d’un enseignant fortement investi dans les réflexions sur les deux disciplines, d’autre part, les contraintes qui pèsent sur les acteurs de terrain mais aussi sur les inspecteurs généraux. Cette complexité permet de comprendre la difficulté à réformer l’histoire, qui est une discipline fortement institutionnalisée en France depuis le XIXe siècle2.
Pratiques peu communes
Tâtonnements initiaux
3Louis François fait ses études à Lyon. Il y obtient le baccalauréat (1921), la licence es Lettres (1925) et le DES (1926). Il réussit brillamment le concours de l’agrégation d’Histoire en 1927 en étant classé 2e : le jury le considère comme
« un candidat intelligent, brillant, dont les épreuves ont été toutes satisfaisantes ou bonnes. Il ne va pas jusqu’au plus profond d’une question, mais il est débrouillard, parle bien, a beaucoup d’entrain et de bonne humeur, et sera un professeur d’enseignement secondaire très apprécié3 ».
4Louis François débute ainsi dès la rentrée scolaire suivante sa carrière d’enseignant à l’âge de 23 ans. Alors qu’il avait fait la demande d’être affecté dans un établissement du Midi languedocien, il est nommé professeur agrégé de Lettres et d’Histoire au lycée Thiers de Marseille. Il y enseignera jusqu’en 1933, année à laquelle il est muté au lycée Carnot à Paris avant d’être au lycée Henri-IV de 1935 à 19454.
5En tant qu’agrégé, Louis François n’a pas reçu de réelle formation pédagogique5. Il a certainement effectué un stage de quelques semaines en assistant aux cours d’un professeur chevronné, mais il ne semble pas avoir reçu de conseils pour faire la classe. Il « bricole » donc les premières années en dispensant des cours magistraux, qui ressemblent parfois à des « conférences6 », durant lesquels il apparaît aux yeux de son chef d’établissement comme un « professeur qui a de la vie7 ». Son service est au début principalement l’enseignement littéraire. Il n’enseigne l’histoire qu’aux classes préparatoires à Saint-Cyr dont le niveau ne semble pas élevé :
« Il a affaire aux élèves les plus médiocres, les plus indolents les plus rebelles à tout effort intellectuel que je n’ai jamais vus. M. François en est réduit à dicter des résumés dont il exige la récitation presque mot à mot8. »
6Son dynamisme est remarqué lors des inspections faites au lycée Thiers et les inspecteurs généraux sont désireux de satisfaire son vœu d’obtenir un poste à Lyon, Dijon ou Besançon9. Louis François envisage alors en effet de commencer un doctorat de géographie. Cependant, il abandonne rapidement ce projet et demande de rester à Marseille en attendant un poste à Paris10.
L’expérience scoute mise à profit
7Désormais, les pratiques pédagogiques de Louis François s’affirment comme on le lit dans les rapports d’inspection. Son souci principal est d’intéresser ses élèves. Peu importe le programme : il donne ainsi une leçon sur l’histoire intérieure de l’Italie de 1871 à 1914 en classe de philosophie du lycée Thiers devant un inspecteur alors que la question ne figure pas au programme11. Pour donner aux élèves « le goût de l’histoire12 », le professeur doit leur demander une participation active « car l’élève n’est pas fait pour l’enseignement ; c’est l’inverse qui est vrai13 ». N’ayant pas reçu de formation pédagogique, Louis François s’inspire dès lors de sa formation scoute, ce qui lui permet « de surmonter les difficultés du métier et de devenir rapidement plus et mieux qu’un “bon professeur”14 ». Il pratique la mise en activité des élèves surtout dans les classes du premier cycle.
8Il fait usage des méthodes actives après sa mutation à Paris au lycée Carnot, ce qui est apprécié de sa hiérarchie :
« Sans vouloir formuler dès maintenant un jugement rigoureux, je puis bien dire que ce jeune professeur m’a produit une excellente impression : il a des initiatives pédagogiques très intéressantes, il est plein d’ardeur et d’entrain, et il a déjà gagné toutes les sympathies des élèves15. »
9S’inspirant du scoutisme16, Louis François fait travailler ses élèves en groupes. Les membres du groupe ont la responsabilité d’organiser le travail de la composition, notée collectivement et non individuellement :
« La classe est dirigée en équipes. Chacune d’elle se désigne par un nom de son choix. Chacune se donne un chef. M. François pose deux questions : 1) déterminer à l’aide de la carte contenue dans le manuel l’étendue du domaine direct et celles des grands domaines féodaux. 2) montrer par quels moyens les premiers Capétiens ont agrandi le domaine. La question posée, les équipiers se concertent et ont quelques minutes pour arrêter la réponse de l’équipe que le chef de groupe peut connaître. Le professeur prend alors la parole, traite lui-même la question et classe les réponses17. »
10L’objectif visé par cet enseignant est de développer la responsabilité et la solidarité entre les élèves, sans négliger également le goût pour la compétition. Louis François pratique également les jeux de rôles avec ses élèves pour leur « faire vivre l’histoire » :
« Les élèves étaient disposés en rond ; ils formaient le peuple de la ville, ils élisaient leur évêque. À la chaire trônait le roi de France auquel l’évêque prêtait hommage en tant que seigneur féodal. Au fond de la classe, le pape de Rome attendait que l’évêque vînt pour la consécration religieuse et la remise du pallium et lui fasse don des annates18. »
11Son chef d’établissement (« le succès semble assez vif mais qu’il faudra juger à la longue19 ») et surtout l’inspection générale (« M. François n’a pas besoin du scoutisme pour avoir sur sa classe toute l’action morale et intellectuelle qu’il souhaite d’exercer20 ») semblent douter de l’efficacité de telles méthodes. Louis François n’utilise toutefois pas les méthodes actives dans les classes de lycée. Ses cours y sont essentiellement centrés sur la parole du maître. Jules Isaac décrit ainsi un cours de classe de Première :
« À coup sûr une des meilleures leçons de géographie que j’ai entendue. Fond et forme. M. François a du pays jurassien une connaissance directe qui est, pour le géographe, la meilleure documentation. Et il sait, par le croquis, la projection, la parole – de même le geste – l’utiliser au mieux de son enseignement21. »
12Ses leçons de lycée, qui occupent au lycée Henri-IV tout son service, reposent donc uniquement sur son charisme et sa personne. Les lycéens suivent mais ne participent pas directement au cours. Dans ses pratiques pédagogiques, Louis François est donc un enseignant vivant mais complexe.
Sortir de l’européo-centrisme
13En raison de la qualité de son enseignement et de son action dans la Résistance, Louis François est nommé chargé de mission auprès de l’inspection générale du 1er août 1945 au 30 septembre 1945. Il devient dès lors inspecteur général (IGIP) d’histoire-géographie à un moment où se déroulent des débats intenses autour d’une réforme de l’histoire et de la géographie scolaires22. La question fondamentale est l’adaptation des contenus d’enseignement aux transformations de la société des années 1950. Les IGIP jouent un rôle important dans ces débats car ce sont eux qui écrivent les programmes et les Instructions officielles. Louis François participe pleinement à ces réflexions de 1946 à 1957 par son action de secrétaire général de la Commission nationale pour l’UNESCO.
Histoire et géographie, disciplines reines des sciences sociales
14Depuis la Libération, les États-Unis constituent un modèle pour les chercheurs français en sciences sociales23. Les membres de la VIe section de l’EPHE, dont les historiens des Annales, sont favorables à cette rénovation pédagogique. Lucien Febvre est l’expert représentant les sciences sociales au sein de la commission consultative pour l’étude des questions d’éducation, de science et de culture auprès de l’UNESCO24. Cette institution promeut le développement de l’enseignement des sciences sociales au sein des commissions nationales25. Les Scandinaves, les Allemands et les Américains y sont favorables. Louis François adopte quant à lui l’avis des Soviétiques pour qui l’histoire et la géographie sont des disciplines de synthèse « seules compatibles avec un enseignement de culture26 ».
15En 1952, un comité international d’experts, dont Louis François fait partie, a rédigé des propositions de développement d’un enseignement des sciences sociales. Un an plus tard, l’UNESCO fait paraître une étude dressant l’inventaire de la situation de l’enseignement de toutes les sciences sociales en France27. L’élargissement de l’histoire à l’ensemble de l’Union française est promu également par la Commission nationale pour l’éducation, la science et la culture28. Louis François s’engage de la sorte pour l’ouverture de l’histoire-géographie aux sciences sociales :
« Il est évident qu’aujourd’hui notre enseignement doit donner à l’élève tout ce qui lui permettra de comprendre les conditions de l’existence de l’homme, ce qui nécessitait évidemment des notions de sciences humaines... Il ne s’agit pas d’introduire une nouvelle matière de type social studies, mais bien d’intégrer à l’enseignement littéraire, historique, géographique, des notions de sciences sociales qui donneront aux élèves des ouvertures sur le monde contemporain qui les aideront à la comprendre, et qui leur permettront de mieux se situer29. »
16Malgré ces débats sur l’insertion des sciences sociales dans l’enseignement de l’histoire, l’ouverture des programmes d’histoire aux sciences sociales, c’est-à-dire l’introduction de nouveaux contenus dans de nouveaux programmes, reste lettre morte.
Intégrer l’Union française dans les programmes d’histoire
17Puisque le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 présente l’Union française comme une association de peuples, des dirigeants politiques, des associations et des acteurs éducatifs désirent revoir les contenus des programmes d’histoire et de géographie. Ainsi, la Société asiatique, par l’intermédiaire de son secrétaire Jean Filliozat, adresse au ministre de l’Éducation nationale Naegelen la demande d’introduire l’étude des civilisations extra-européennes dans les programmes d’histoire30. L’introduction des civilisations extra-européennes est rendue nécessaire à ses yeux par l’extension de la citoyenneté aux populations de l’Empire31. La demande est remise par le ministre aux membres de la commission Langevin-Wallon32. Ce désir est également formulé par le groupe parlementaire socialiste qui dépose une proposition tendant à réviser les programmes de l’enseignement, jugés trop coloniaux33.
18Le 19 décembre 1950 est créée au sein du CSEN une commission de l’enseignement Outre-mer composée de hauts fonctionnaires : Marcel Abraham (directeur de cabinet du ministre de l’Éducation nationale), des directeurs ministériels, des inspecteurs, des universitaires et des représentants des différents segments éducatifs34. La volonté d’élargir l’enseignement de l’histoire et de la géographie aux autres civilisations, notamment celles de l’Union française, est partagée lors des réunions de travail. Par exemple, lors de la séance du 2 juillet 1951 plusieurs motions sont adoptées35 dont une sur l’enseignement des premier et second degrés. Il y est préconisé que :
« L’étude des pays de l’Union française, autres que la France Métropolitaine, fasse une large place à l’étude des populations indigènes, de leurs caractères ethniques, de leurs civilisations, de leur évolution36. »
19Les réunions de la commission continuent plusieurs années. Cependant, la commission, dont les conclusions sont reprises par le CSEN, n’émet que des recommandations qui n’influencent pas nécessairement l’enseignement de l’histoire.
20La commission relaie les demandes de l’UNESCO pour écrire les curricula en vue d’« une meilleure compréhension entre les peuples37 ». Hubert Deschamps, administrateur colonial et historien, juge
« qu’une refonte des programmes paraît s’imposer, avec plus d’urgence encore, en ce qui concerne les peuples d’Outre-Mer de l’Union française dont la méconnaissance et l’incompréhension sont contraires à l’existence même de cette Union et pourraient lui être fatales38 ».
21Le 11 juin 1953, la séance réunit de hauts fonctionnaires et des membres du cabinet du ministre39. Elle aboutit à une recommandation en direction des inspecteurs généraux. Le 27 mai 1954, lors d’une réunion du comité éducation du CSEN, sous-comités « éducation de base et enseignement de l’histoire », Louis François déplore que « l’histoire propre des différents territoires de l’Union française est totalement méconnue : nous envisageons tout du point de vue français40 ». Son analyse est reprise par Marcel Abraham pour qui il semble essentiel « de donner conscience aux enfants que la vie humaine n’a pas commencé dans les territoires d’outre-mer au jour de notre arrivée. Il faudrait développer l’amitié avec les populations des territoires d’outre-mer41 ». Pour permettre ces changements de programmes, Louis François demande alors une motion qu’il défendra devant ses collègues de l’inspection générale. Mais ces réformes curriculaires restent ineffectives au milieu des années 1950 car aucun nouveau programme n’est encore validé. Les indépendances des pays rassemblés dans l’Union française rendent peu à peu moins saillants les débats sur l’ouverture aux civilisations extra-européennes.
Inspecteur général entre le marteau et l’enclume
22Nommé le 1er mars 1968 doyen du groupe « histoire-géographie », Louis François soutient les innovations pédagogiques. Cependant, son groupe est divisé sur la réforme disciplinaire à mener : la majorité des inspecteurs généraux, proche alors de la Société des Agrégés, du SNES et de la SPHG, veut réformer par petites touches cet enseignement alors que Louis François souhaite transformer plus radicalement les méthodes pédagogiques en s’appuyant sur des expériences conduites par des enseignants.
Soutien des innovations des enseignants
23Le nouveau doyen soutient un groupe d’enseignants du secondaire appelé Enseignement 70. C’est un mouvement de jeunes professeurs agrégés désireux de mutualiser des expériences pédagogiques. Parmi eux, on trouve des enseignants chrétiens de gauche, proches du SGEN-CFDT, dont Philippe Joutard, Jean Lecuir, Jean-Pierre Azéma, et surtout Jacques Bourraux, principale figure du groupe42. Ils entretiennent des liens avec les mouvements pédagogiques, en particulier avec les CRAP. Certains sont membres de la SPHG. Suzanne Citron est quant à elle en contact avec Enseignement 70 par le biais du SGEN. Ce groupe est à l’initiative d’un événement important pour la discipline historique : le colloque de Sèvres.
24D’emblée, Louis François soutient les organisateurs de cet événement en les accueillant plusieurs fois à son domicile pour des séances de travail. Il est ainsi à la fois partie prenante de l’organisation et peut en même temps la contrôler. Lecuir et Bourraux rencontrent à ce sujet également Jean Auba, inspecteur général proche du CIEP. Le colloque de Sèvres devait se dérouler en février 1968 mais les pressions exercées par la SPHG bloquent cette initiative à laquelle ses dirigeants ne sont pas invités à participer. Le colloque, qui se tient finalement les 10-14 décembre 1968, n’est donc pas une conséquence de Mai-68. Il s’inscrit dans l’élan de projets réformateurs des décennies précédentes soutenus par Louis François. Quelques semaines avant, lors d’une rencontre au CIEP le 24 octobre 196843, Louis François insiste sur la position d’égalité entre inspecteurs et professeurs44. Selon lui, l’écriture des programmes doit s’ouvrir à d’autres acteurs que les inspecteurs généraux.
25Une centaine d’enseignants, dont beaucoup de membres de la SPHG, assiste à ces journées tout comme le groupe histoire-géographie de l’IGIP, des IPR, des membres de l’IPN et des représentants du Ministère de l’Éducation nationale. Le rôle de l’inspection y est débattu dès le discours d’ouverture prononcé par Suzanne Citron au nom du ministre Edgar Faure, tout comme le besoin d’adapter les contenus d’enseignement aux élèves pour démocratiser cet enseignement et l’actualiser. Le doyen François approuve ces propositions alors que les autres inspecteurs semblent plus réservés. Même si les enseignants réformateurs disent avoir fait en décembre 1968 leur « Mai 6845 », aucune décision effective n’est prise après ce colloque. Dès lors, plusieurs choses vont se jouer : Louis François continue à appuyer les enseignants favorables à la rénovation de la discipline historique. Cependant, il est prisonnier au même moment de sa fonction car, comme inspecteur général, il doit répondre aux commandes du ministre.
La commission Braudel (1968-1969)
26Louis François est associé à la commission Braudel chargée d’émettre des propositions de réforme de l’enseignement de l’histoire-géographie. C’est une commission disciplinaire parmi d’autres mises en place avant 1968 : certaines aboutissent à des réformes comme la commission Lichnerowicz sur l’enseignement des mathématiques dites modernes46. La commission Braudel fait suite à la commission Renouvin de 1967 dont les propositions n’ont pas été retenues par le ministre Peyrefitte à la demande de Pompidou alors Premier ministre. La commission présidée par Braudel comprend des universitaires proches des Annales, des inspecteurs, dont Louis François, et quelques enseignants proches de l’IPN et d’Enseignement 70.
27Braudel est peu convaincu dès le début de l’efficacité de la commission : les réunions ne sont pas fréquentes, la SPHG, bien qu’associée, ne la soutient pas. Au final, aucune proposition n’est réellement faite, les projets de l’IPN portés par Lucile Marbeau sont critiqués vivement par Braudel. Quant à Louis François et aux inspecteurs, ils n’assistent pas à toutes les réunions et restent silencieux. Le doyen répète cependant régulièrement qu’il travaille avec la commission. Il est alors isolé dans son groupe car ses collègues n’approuvent pas cette commission :
« Mes collègues [...] ont écrit au Ministre s’opposant aux travaux de cette commission. Personnellement, du moment que vous me demandez de travailler avec vous, je réponds : oui, je continue47. »
28Il est mis fin à cette commission après le départ du ministre Edgar Faure à la demande de Pompidou, nouvellement élu Président de la République en juin 1969. Louis François se trouve dès lors pris en tenaille : soutenant officiellement d’un côté les enseignants favorables à une rénovation disciplinaire, il doit dans le même temps répondre officieusement à une commande du ministère qui ira à l’encontre de ses positions publiques.
Les deux corps de l’inspecteur général en tension après mai-68
29Au début de l’année 1969, une rencontre consacrée à l’enseignement de l’histoire dans les collèges se tient au CIEP de Sèvres. Son directeur, Jean Auba, et des enseignants critiquent les programmes en vigueur, ce qui rappelle les remarques déjà émises à Sèvres en décembre 1968. La continuité chronologique est décriée car elle alourdit les programmes qui tendent à l’encyclopédisme48. Ceci privilégie le cours magistral au détriment des méthodes actives. Au même moment, de nouveaux programmes de collège sont rédigés par l’inspection de manière officieuse et sont fortement encadrés par la présidence de la République, favorable aux humanités classiques et à une pédagogie traditionnelle. Ainsi, Pompidou surveille les projets de l’inspection générale en présidant un conseil restreint consacré aux programmes le 15 juillet 196949. Le Président insiste sur le fait qu’il faut « revenir au bon sens » en allégeant les programmes sans renoncer au continuum chronologique50.
30Le 10 septembre 1969, un arrêté publie les nouveaux programmes dans les classes du premier cycle du second degré51. Les nouveaux textes, rédigés par l’inspection générale, couvrent l’ensemble des quatre périodes52. Les Explications de programmes, également rédigées par l’IGIP, assignent trois objectifs à l’enseignement de l’histoire : « présenter la fresque historique en longues périodes en y replaçant les faits les plus importants, en la ponctuant de dates essentielles... ; faire apparaître et revivre les grands personnages les plus significatifs d’une période ; évoquer les conditions de vie caractéristiques d’une époque ». Afin de mettre en œuvre les activités d’éveil, le texte invite à la pratique des méthodes actives par les enseignants, chères à Louis François.
31Dès la publication de ces textes, Louis François doit faire face aux critiques des enseignants tout en ne désavouant pas le corps auquel il appartient. Il est dès lors dans une position double. Il continue ainsi à soutenir les enseignants favorables à la rénovation pédagogique en chargeant Suzanne Citron (et peut-être d’autres enseignants ?) de jouer les missi dominici. Cette dernière se rend au printemps 1969 dans l’académie de Reims et discute avec des enseignants des possibilités de rénovation disciplinaire. Revenue à Paris, elle fait part au doyen des propositions rassemblées. Mais, Louis François participe également à la rédaction des programmes, qui sont décriés dans un numéro des Cahiers pédagogiques, paru en janvier 1970. Suzanne Citron témoigne dans ce numéro de son amertume :
« La lecture des “nouveaux programmes” d’histoire et de géographie du premier cycle permet de mesurer à quel point le “dialogue”, que certains d’entre nous espéraient avoir engagé avec l’inspection générale n’était qu’une pure illusion... Les conditions de parution des “nouveaux programmes”, le ton des explications qui les accompagnent, le “contenu détaillé” des programmes confirment que nous sommes en présence de ces “mandements épiscopaux” que l’Inspecteur général Louis François disait cependant vouloir dépasser... “Officialisés” selon les procédés ministériels les plus traditionnels, à la suite de synodes tenus dans le secret, ils sont bel et bien la manifestation d’une orthodoxie et d’une légitimité53. »
32Louis François répond à ces critiques et les arguments avancés illustrent la tension dans laquelle il se trouve. D’un côté, il défend l’inspection :
« Les programmes actuels sont anciens et dépassés. Il fallait les remodeler selon le cadre de la réforme de l’enseignement. L’affaire traînait et se discutait... depuis trois années. Il est un temps pour délibérer et un autre pour passer à l’exécution. Je savais bien que je recevrai plus que critiques que de louanges54. »
33De l’autre, il rappelle son soutien apporté aux expériences pédagogiques menées dans certains établissements avant Mai-68 :
« Quoi qu’affirme Mme Citron, ces programmes étaient connus depuis longtemps, ils ont été largement discutés, et finalement, ils ont été adoptés à l’unanimité par le conseil supérieur. Il n’est personne que j’ai, plus que Mme Citron, lue, entendue, écoutée. Je me suis rendu tout exprès dans son lycée (en la prévenant) pour la mieux connaître en tant que professeur. J’ai même, à sa demande et à celle de quelques-uns de ses collègues, organisé un stage national d’une semaine (non sans oppositions et malédictions de toute sortes), stage dans lequel j’ai admis que tout pouvait être remis en question, même l’inspection générale, et Mme Citron ne s’en est pas privée... Nous avons admis toutes les expériences en dehors des programmes officiels ; et l’échec ne vaudra pas condamnation, comme le prétend Mme Citron, si le professeur sait en profiter pour mieux assurer la conduite de son enseignement. Je crains le manque plutôt que la pléthore en fait d’expérience nouvelle. La plupart des professeurs ont besoin de cadres dans lesquels leur est laissée la possibilité d’innover55. »
34Les programmes du premier cycle du second degré de 1969 sont justifiés selon Louis François en raison de la force des habitudes pédagogiques de beaucoup d’enseignants. En mobilisant cet argument, il s’ôte dès lors le soutien des professeurs favorables à la rénovation pédagogique profonde.
Des paradoxes au service de l’histoire scolaire
35La position de Louis François à l’égard de la réforme de l’histoire est ainsi marquée par l’ambiguïté et le paradoxe tout au long de sa carrière. S’il désire rénover son enseignement, c’est par les méthodes actives inspirées de son expérience scoute qu’il compte le faire. Toutefois, cette rénovation concerne avant tout les petites classes. Le cours magistral est celui qu’il dispense dans les classes de lycée. Ensuite, s’il soutient les volontés de l’UNESCO et de quelques hauts fonctionnaires pour élargir les espaces étudiés en histoire et en géographie, l’inspecteur général ne propose rien de concret à ses collègues ou à son ministre pour faire entrer l’Union française dans les programmes. Enfin, cette duplicité s’observe durant les années 1968 : soutien d’un courant rénovateur porté par les acteurs de terrain mais également haut fonctionnaire répondant aux commandes de sa hiérarchie.
36Lorsque Louis François prend sa retraite le 11 septembre 1973, aucun nouveau programme de lycée n’est publié malgré les projets de réformes des années 1960 et les Instructions officielles qu’il a rédigées ne paraissent pas à cause du veto posé par l’équipe présidentielle de Pompidou. Pour rendre publique cette déception, il publie un texte dans la revue Historiens et Géographes en 1973. L’association de spécialistes, la SPHG, a désormais un allié chez le doyen honoraire qui défend, comme après-guerre, l’idée que l’histoire-géographie doit s’ouvrir aux autres sciences sociales sans toutefois se diluer dans un enseignement de sciences humaines. Cette conception de l’histoire scolaire persiste lorsque Louis François s’engage à la fin des années 1970 contre les programmes Haby qui vont à l’encontre de sa conception disciplinaire, à savoir une histoire mettant en œuvre les méthodes actives et articulée autour des grands personnages permettant de faire appel à l’imaginaire des élèves, autour de faits saillants qui respectent le continuum chronologique.
Notes de bas de page
1 Borne D., Zweyacker A., « Louis François (1904-2002) », dans Rioux J.-P. (dir.), Deux cents ans d’inspection générale 1802-2002, Paris, Fayard, 2002, p. 267-285.
2 Garcia P., Leduc J., L’enseignement de l’histoire en France de l’Ancien Régime à nos jours, Paris, Armand Colin, 2003.
3 Fiche d’agrégation de Louis François, 1927, AN, 1978 0528, article 105.
4 Dossier de carrière de Louis François, AN, 1978 0528, article 105.
5 Depuis 1906, la formation initiale des agrégés consiste en une formation disciplinaire solide, en quelques courts stages d’observation de classe et des conférences pédagogiques. Condette J.-F., Histoire de la formation des enseignants en France, Paris, L’Harmattan, 2007.
6 Gallouedec L., Inspection de Louis François, 22 novembre 1929, AN, 1978 0528, article 105.
7 Notice du chef d’établissement, 20 février 1928, AN, 1978 0528, article 105.
8 Philippehivel ( ?), Inspection de Louis François, 12 mars 1928, AN, 1978 0528, article 105.
9 Petit, Inspection de Louis François, 12 avril 1929, AN, 1978 0528, article 105.
10 Gallouedec L., Inspection de Louis François, 25 février 1930, AN, 1978 0528, article 105.
11 Philippehivel ( ?), Inspection de Louis François, 17 février 1931, AN, 1978 0528, article 105.
12 Ibid.
13 François L., Mémoires, tapuscrit non publié, p. 17.
14 Ibid., p. 17.
15 Notice du chef d’établissement du Lycée Carnot, 10 janvier 1934, AN, 1978 0528, article 105.
16 Palluau N., « Le scoutisme : une “Éducation nouvelle” entre modernité et archaïsme », dans Besse L., Gurrierez L., Prost A. (dir.), Réformer l’école. L’apport de l’éducation nouvelle (1930-1970), Grenoble, PUG, 2012, p. 251-262.
17 Philippehivel ( ?), Inspection de Louis François, 3 mai 1935, AN, 1978 0528, article 105.
18 François L., op. cit., p. 18.
19 Notice du chef d’établissement, Lycée Carnot, 10 janvier 1935, AN, 1978 0528, article 105.
20 Philippehivel ( ?), Inspection de Louis François, 3 mai 1935, AN, 1978 0528, article 105.
21 Isaac J., Inspection de Louis François, 19 janvier 1939, AN, 1978 0528, article 105.
22 Legris P., Qui écrit les programmes d’histoire ?, Grenoble, PUG, 2014.
23 Drouard A., « Réflexions sur une chronologie : le développement des sciences sociales en France de 1945 à la fin des années 1960 », Revue française de sociologie, vol. 23, no 1, 1982, p. 62.
24 Ibid., p. 58. Louis François en est membre.
25 UNESCO, Propositions en vue de la participation des commissions nationales à l’exécution du programme pour 1953 et 1954, 27 février 1953, AN, F17 17809.
26 François L., Mémoires, op. cit., p. 123.
27 UNESCO, L’enseignement des sciences sociales en France, Paris, UNESCO, 1953, 167 p.
28 Commission nationale pour l’éducation, la science et la culture, Compte-rendu sommaire de la réunion du 12 mai 1953, 13 mai 1953, AN, F17 17809.
29 Comité « Éducation », Compte-rendu sommaire de la réunion du 12 janvier 1954, 19 janvier 1954, AN, F17 17809, f. 4.
30 Société asiatique, Vœux émis par l’Assemblée générale du 11 janvier 1946, 11 janvier 1946, AN, AJ71 65.
31 Filliozat J., Lettre au ministre de l’Éducation nationale, 16 février 1946, AN, AJ71 65.
32 Naegelen M.-E., Lettre à Paul Langevin, Objet : vœu émis par la société asiatique dans son assemblée générale du 11 janvier 1946, 6 mars 1946, AN, AJ71 65.
33 Groupe SFIO, Proposition tendant à réviser les programmes de l’enseignement et les mesures à prendre tendant à favoriser la connaissance de l’Union française, s. d. (entre 1951 et 1953), AN, F17 17584, 15 f.
34 Commission de l’enseignement Outre-Mer, 19 décembre 1950, AN, F17 17584.
35 CSEN, Motions adoptées par la commission de l’enseignement d’Outre-mer, 2 juillet 1951, AN, F17 17584.
36 Ibid., f. 3.
37 Comité éducation, « De la nécessité d’incorporer l’Union française aux programmes d’histoire » (communication de M. Hubert Deschamps), 12 mai 1953, AN, F17 502.
38 Ibid.
39 CSEN, Commission Outre-Mer, Séance du 11 juin 1953, AN, F17 17584.
40 Commission nationale pour l’éducation, la science et la culture, Réunion du 27 mai 1954, AN, F17 17502.
41 Ibid.
42 Bourraux M.-D., Chretien J.-P., Lecuir J. (dir.), Jacques Bourraux (1936-2003). Une simplicité qui libère, Paris, Karthala, 2005, p. 78-109.
43 Geoffroy J., « Journées d’études des programmes d’histoire-géographie et instruction civique, Sèvres, 24 octobre 1968 », BSPHG, n ° 214, décembre 1968, p. 160-164.
44 Ibid., p. 160-161.
45 Suzanne Citron, entretien avec l’auteure, 27 septembre 2007.
46 D’enfert R., Kahn P. (dir.), Le temps des réformes, Grenoble, PUG, 2011.
47 Commission de réforme de l’enseignement secondaire (Sciences de l’homme), présidée par M. le Professeur Braudel, 29 avril 1969, Fonds Fernand Braudel, Institut de France.
48 Citron S., « Nécessité et implication d’un renouvellement des méthodes d’enseignement de l’histoire », Les amis de Sèvres, no 2, mai 1969.
49 Ces conseils se tiennent le 15 juillet, le 11 septembre et le 20 novembre 1969, Archives nationales, 5AG2/269.
50 Compte-rendu du conseil restreint du 15 juillet 1969, CARAN, 5AG2/269.
51 « Arrêté du 10 septembre 1969 », BOEN, no 37, 2 octobre 1969.
52 Inspection générale d’histoire-géographie, « Explication des programmes », BOEN No 37, 2 octobre 1969, p. 47-48.
53 Citron S., François L., « Rénovation ou programmes ? », Cahiers pédagogiques, no 87, janvier 1970, p. 42.
54 Ibid., p. 46.
55 Ibid.
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