Chapitre II. Sur la scène médico-judiciaire
p. 43-73
Texte intégral
« Il faut entendre par les Rapports en Chirurgie, des actes authentiques et publics que les Chirurgiens titrés sont obligés de faire en Justice quand ils sont requis ou qu’il leur est ordonné par le Magistrat, pour certifier en leur conscience, de l’état de ceux qu’ils visitent, soit sains, malades, blessés, ou décédés, afin que les Juges, ou ceux qui ont droit d’y prendre part, en étant bien informés fassent ou ordonnent en conséquence, ce qui est raisonnable par rapport au bien public, et des particuliers1. »
Chirurgiens et médecins
1Une histoire compréhensive de la culture médico-légale moderne évitera l’illusion de la « rétrospection » scientifique et de la téléologie du « progrès » afin de ne pas opposer l’archaïsme des experts de l’Ancien Régime à la modernité de leurs successeurs depuis le XIXe siècle2. À l’instar du travail de l’expert judiciaire, cette enquête s’inscrit dans une épistémologie de la continuité des savoirs que les pratiques font émerger, structurent, modifient et parfois modernisent en en forgeant l’outillage conceptuel. La « certification en justice des lésions qui se trouvent avoir été faites au corps humain vivant ou mort, dans tout ou dans quelques unes de ses parties3 » doit être replacée dans son contexte doctrinal, juridique et socio culturel. Comme Alexandre Lacassagne l’énonce à la fin du XIXe siècle, depuis la Renaissance, la discipline médico-légale résulte de la montée en puissance et en compétence pragmatique du médecin expert – ce praticien habile mais aussi modeste de la medicina ancilla justitiae ou médecine comme auxiliaire de la justice4. Les dispositifs épars, que révèle la pratique croissante de la médecine judiciaire au temps des Lumières, permettent d’historiciser la genèse des savoirs constitués du positivisme médico-légal après les années 1780-1790. Les ruptures se mesurent moins dans les gestes, les formes et les enjeux de l’investigation médico-légale que dans la légalisation étatique croissante, la systématisation des protocoles de l’expertise, la conceptualisation expérimentale et surtout l’outillage scientifique que depuis le XIXe siècle élaborent et maîtrisent les experts de laboratoire, ce nouveau lieu de la fabrique du savoir médico-légal5.
2Sous l’Ancien Régime, si le laboratoire n’existe pas comme lieu de la fabrication du savoir médico-légal, le rapport que signe le légiste est validé par son intervention sur la scène judiciaire. La « relation » de l’expert est un « récit de bouche ou par écrit, qui est de pratique ou de chirurgie6 ». En France, les droits et privilèges des chirurgiens jurés sont réglementés par l’ordonnance criminelle de 1670, ainsi que des déclarations et édits qui se répètent au cours du XVIIIe siècle pour normaliser les compétences et la pratique des experts. À Genève, l’exercice de la médecine et de la chirurgie est aussi réglementé par l’État, notamment avec le grand train d’ordonnances du 15 février 1658 passées en Conseil. Cette législation concerne aussi les maîtres apothicaires assermentés qui, dans leurs boutiques, stockent et commercialisent les « compositions », les « drogues » et les médicaments ainsi que les « poisons » (antimoine, cantharide, sublimé, arsenic, etc.) strictement réservés aux orfèvres, raffineurs et maréchaux. Ces ordonnances « générales » et « particulières » pour la « Médecine », les « Docteurs-médecins », les « Maîtres apothicaire » et les « Maîtres chirurgiens » prolongent l’esprit socio-hiérarchique, corporatif, pédagogique (« lectures de chirurgie et anatomies »), sanitaire, thérapeutique et prophylactique des « Ordonnances sur l’estat de la Médecine, Pharmacie et Chirurgie » promulguées un siècle auparavant, le 11 mai 15697. Le contenu des textes de 1658 est partiellement revu et amendé en 1697, avec notamment la mise hors la loi, sauf exceptions précises, des « Empiriques ou Opérateurs étrangers8 ». Malgré ce socle normatif, silencieux sur l’exercice de la médecine judiciaire, la culture médico-légale (médico-judiciaire) qui cadre le savoir-faire des experts reste pragmatique. Elle est déterminée sur le terrain de l’enquête pénale par l’urgence de l’instruction criminelle. Deux fois sur dix, les signataires d’expertises sont des médecins dont le statut socioprofessionnel est régi par les ordonnances générales sur la médecine. Plus de 8 fois sur 10, les signatures des 377 verbaux d’expertises et des procédures d’investigation médico-légale sont celles d’un praticien issu du milieu socioprofessionnel des maîtres-chirurgiens de la ville, mais aussi de la campagne. Tous se sont officiellement agrégés à Genève après leur formation.
3Corporatisme professionnel, lettres de doctorat obtenu dans une académie « fameuse » à l’étranger, voire certificat de bonne vie et mœurs, serment, citoyenneté, bourgeoisie : telles sont les normes de l’agrégation au collège des médecins de Genève. L’examen du titre (doctorat) prévaut sur le contrôle des connaissances, contrairement à l’usage de l’agrégation des chirurgiens. Moins de 20 % des signataires d’expertises sont des médecins. Tous ont suivi le cursus académique qu’oblige la législation genevoise qui garantit leurs compétences et leur culture médicales. Signant plusieurs expertises dans les années 1730, Jacques Bardin a obtenu en 1721 son doctorat à Reims puis s’agrège en 1725 à Genève. Il collabore à la Bibliotheca Medico Pratica du compilateur Jean-Jacques Manget et publie des poèmes anonymes dans le Mercure suisse et le Journal Helvétique9. Fils du médecin Gabriel Cramer formé à Strasbourg puis doyen des médecins genevois en 1710, Jean-Isaac Cramer, titulaire d’un doctorat de Valence (1696), agrégé en 1694, signataires d’une dizaine d’expertises, est actif jusqu’à sa mort en 1751. À l’instar des praticiens Jacques-André Bonnet (signatures entre 1727 et 1759), Jean-Antoine Butini (signatures, 1764-1776), Aimé Tollot (signatures, 1723-1737) ou encore Gaspard Vieusseux (signatures, 1776-1790), d’autres médecins agrégés à Genève après leur formation dans une académie étrangère signent des rapports assermentés pour la justice. Pourtant, les chirurgiens dominent cette activité judiciaire de mise en indices probatoires des corps meurtris.
4L’agrégation de l’aspirant au collège des chirurgiens suit aussi une réglementation légale et corporative. « Lettres d’apprentissage » avec un « Maître chirurgien fameux », « attestations de service » démontrant un travail irréprochable durant au moins trois ans : avec ces conditions préalables d’admission onéreuse, l’agrégation pour être maître chirurgien et « tenir boutique » implique l’examen collégial sous la houlette des pairs et des « Docteurs médecins ». Le fils d’un « Maître chirurgien » déjà établi à Genève évite les lettres d’apprentissage et les frais s’il a œuvré avec son père durant deux ans au moins, pratiqué hors de Genève et secondé d’autres maîtres (boutique étrangère, armée, hôpital) comme en attesteront les certificats idoines. En répondant aux questions des examinateurs (collège de maîtres chirurgiens et de médecins), l’aspirant expose ses compétences pratiques sur la « Chirurgie en général, sur l’Anatomie, sur les tumeurs, plaies, ulcères, fractures, dislocations et quelques autres maladies, desquelles la cure essentielle consiste principalement en l’opération de la main10 ». Dès 1697, à l’admission payante s’ajoute la réussite de trois « chefs d’œuvre ». Le succès du premier conditionne l’accès aux deux suivants réalisés sur un « corps vivant » et sur un « corps mort », pour en « faire la Dissection et Démonstration en tout ou en partie ». Au terme de l’épreuve, les jurés font leur rapport et questionnent encore celui qui sera admis au collège chirurgical. Jugé capable de maîtrise par la majorité du jury examinateur, le chirurgien prête serment sur les « Ordonnances générales et particulières du Corps de Médecine » puis est « immatriculé et agrégé au nombre des Maîtres Chirurgiens » dans le rôle que détient le doyen des Médecins. Légalement, le chirurgien agrégé ne traitera aucune « maladie interne ». Son savoir-faire, on l’a vu, ne concerne que les pathologies « externes qui sont de son art », notamment les « tumeurs, plaies, ulcères, fractures, dislocations » dont l’investigation et le traitement impliquent l’« opération de la main ». Le savoir expertal des chirurgiens s’enracine en ce champ positif des compétences concrètes et de la police des corps. Dès octobre 1728, afin d’améliorer ses connaissances anatomo-pathologiques, le praticien peut assister au cours public soit d’« Anatomie, soit de Chirurgie » que donne un maître chirurgien dans la chambre anatomique du petit hôpital.
5À partir de la fin du XVIIIe siècle, les chirurgiens signataires d’expertises dans le cadre d’une information judiciaire suivent bien souvent cette initiation concrète. Entre boutique chirurgicale et terrain, ils intègrent les « opérations » de la main indispensables à la visite des corps meurtris. D’autres viennent certainement de la chirurgie hospitalière, mais aussi militaire. Charpie, bande compresse, bistouri, pinces, indicateur d’extraction des projectiles, eau alcoolisée pour « entretenir » les blessures, sel d’ammoniac : avec des moyens souvent rudimentaires, devant les « plaies simples », face à celles pénétrantes d’armes à feu, ils se confrontent régulièrement à la pratique urgentiste du traitement des corps violentés, de leur réparation, de leur amputation, de leur ouverture, de leur suture11. Les structures socio-juridiques de la formation et de la pratique favorisent in fine l’établissement familial – fils, gendres, etc. – des nouveaux chirurgiens selon la logique corporatiste traditionnelle. René Garnier (gendre du chirurgien Jacques Crespin), François Pétineau, actif de 1715 à 1731 (fils du chirurgien Gédéon Pétineau), Antoine Sabourin (fils et petit-fils de chirurgiens installés à Genève depuis les années 1640), attaché à l’Hôpital, signataire d’expertises entre 1724 et 1750, Jean-Jacques René Macaire (petit-fils du chirurgien René Garnier mort en 1745) qui signe des verbaux depuis 1735 jusqu’à sa mort en 1763 : parmi d’autres praticiens, ces chirurgiens signataires d’expertises suivent le cursus familial.
Demande à la poussière !
6La « levée de corps », sur la scène du crime ou le théâtre du suicide, est la matrice de l’enquête et de l’information judiciaires. Comme le montre en août 1767 l’investigation médico-légale autour du cadavre putréfié et « difforme » d’une « débauchée » retrouvée submergée dans un sac noué par une corde, lesté d’une lourde pierre puis jeté au lac et pour laquelle les experts ne peuvent trancher si la « victime a été noyée vivante ou morte12 », la levée de corps revient au chirurgien. Ce praticien rétribué agit sous la tutelle du magistrat qui applique le sceau de justice sur le front du cadavre. La dépouille est un bien judiciaire.
7Le 2 juin 1783 à Genève, mandaté par l’auditeur de justice qui procède à une levée de corps, le chirurgien des prisons Étienne Meschinet, routinier assermenté durant au moins 40 ans des expertises médico-légales, examine le cadavre du détenu savoyard Michel Derut. La veille au soir, en attente de sa comparution en justice, ce paysan est incarcéré pour avoir favorisé la désertion d’un soldat de la garnison. Le geôlier lui a confisqué « tout ce qui pouvait lui servir à attenter à sa vie ». Pourtant, le détenu est retrouvé suspendu et inanimé au gond supérieur de la porte du cachot. Selon l’usage, l’expert doit démontrer mais aussi infirmer le passage à l’acte suicidaire, en énoncer le mode opératoire : « ayant examiné ledit corps, je lui ai trouvé une cicatrice autour du col d’une cordelette jointe avec chevillière de fil large d’un doigt faisant ensemble un lien assez large ; ayant examiné le tour du col, j’ai découvert une empreinte parfaite qui est l’effet de la présence du lien par la pesanteur du corps, ce qui a causé » la mort. Le diagnostic médico-légal certifie le suicide et légitimera le classement sans suite de l’information judiciaire puis l’inhumation discrète et « sans honneur » du détenu13.
8Adossés à l’archive criminelle que produit l’État pénal, de tels cas évoquent la fabrication institutionnelle et sociale au XVIIIe siècle du savoir médico-légal. L’expert établit la « nature des faits » à partir du corps meurtri. Vivant ou mort, le corps détermine le travail concret des experts assermentés sur la scène judiciaire des violences publiques, des brutalités domestiques. La procédure inquisitoire et la nature jurisprudentielle du système pénal genevois cadrent et assurent l’investigation médico-légale des sages-femmes, des chirurgiens et des médecins. Avec leurs compétences différentes et leurs savoirs appris en académie, mais aussi structurés empiriquement sur le terrain des pratiques, ils mettent en indices probatoires les corps meurtris qu’ils examinent et visitent superficiellement et profondément selon les circonstances. Parfois, l’investigation médico-légale peut aussi certifier la récidive d’un prisonnier. Le chirurgien des prisons est amené à visiter le corps du détenu pour repérer la marque signalétique au fer chaud, véritable cicatrice pénale sur l’épaule droite. Le stigmate anatomique de l’infamie alourdit la nouvelle inculpation :
« Je soussigné Maître en chirurgie déclare par serment que le 25 du mois de juillet 1786, j’ai reçu ordre de Monsieur l’Auditeur Trembley de me transporter aux prisons pour visiter et signaler Aron Joseph, juif âgé de 27 ans de Poschera près de Francfort. Ayant signalé ledit et passé à la visite, j’ai découvert sur l’épaule droite trois lettres G.A.L. [galérien], telles qu’elles sont désignées en marge dudit rapport, qui est l’effet d’une marque de feu14. »
9Le 29 novembre 1762, l’auditeur de justice Jean-Jacques Bonnet, flanqué d’un huissier et du maître chirurgien et visiteur des morts Étienne Meschinet, fait piocher et bêcher la terre gelée d’un jardin genevois situé à Plainpalais, hors des fortifications urbaines. Il supervise et authentifie l’exhumation judiciaire de « divers ossements humains ». Il l’a ordonnée après leur découverte par des ouvriers. L’enquête sommaire pourra-t-elle lier ces vestiges à un crime caché ? Le chirurgien assermenté examine « scrupuleusement » les restes dont la vétusté fragilise le diagnostic sur le moment et les causes de la mort. Il identifie les ossements altérés d’un adulte de sexe masculin. La dégradation squelettique empêche toute certitude médico-légale :
« Qu’il nous aurait apparu par l’examen que nous en aurions fait avec ledit maître en chirurgie, et par les explications anatomiques qu’il nous en aurait donné, que lesdits ossements seraient les restes d’un seul et même cadavre humain, parvenu à la plus grande perfection de l’âge viril, que le temps en aurait déjà détruit une partie, qu’il n’en aurait été conservé aucune que du genre ostéologique, et qu’ils auraient presque toute la vétusté que des ossements humains puissent conserver, attendu que les parties les plus poreuses auraient été friables au point de se réduire en poussière par le simple tact de nos doigts. »
10En raison de la vétusté des restes cadavériques qui altèrent le diagnostic de l’expert et rendent improbable toute hypothèse criminelle, l’investigation judiciaire s’arrête avec l’exhumation des vestiges humains. L’enquête butte sur la poussière de restes d’une inhumation occulte. Cadavre dérobé dans un cimetière pour une clandestine leçon d’anatomie, victime d’un crime oublié ? Nul ne le saura jamais. L’affaire est classée, sans que les causes naturelles ou violentes du trépas de l’inconnu ne puissent être établies15.
Constater les faits
11Depuis le XVIe siècle dans la République de Genève, les six auditeurs issus du Tribunal du Lieutenant et répartis dans leur ressort urbain et dans les faubourgs détiennent les compétences de l’information judiciaire16. Chargés d’instruire les procès criminels (« information »), ils agissent sous l’autorité exécutive de treize magistrats du Petit Conseil. Après débat contradictoire, chaque affaire y est jugée en dernier ressort17. L’investigation de l’expert sur la scène judiciaire obéit neuf fois sur dix à la requête d’un auditeur de justice. Pour « constater la vérité des faits », les auditeurs suivent les « règles et les principes prescrits » en matière d’information judiciaire, comme le rappelle en 1773 le juriste genevois Jean-Pierre Sartoris, avocat en 1729, secrétaire de la justice (1736), auditeur (1739) et membre du Petit Conseil (1752-1768)18. Maillon fort de la chaîne du pénal, la procédure de style inquisitoire est notamment réglée par le titre XII des édits civils de la République de Genève de 1568 (imprimés en 1707, 1713, 1735, 1782)19. Elle n’est « sauf quelques changements ou modifications, qu’un élixir très réduit […] de l’Ordonnance de France de 1670 [Ordonnance criminelle, Saint-Germain-en-Laye, 26 août 1670] » qui formalise les normes de l’incrimination dans le territoire de la monarchie20. Selon plusieurs magistrats genevois détenteurs des compétences judiciaires, l’ordre procédural assure la rigueur de l’information, la régularité du procès et l’équité du droit de punir. Sous la plume des greffiers, l’écriture judiciaire authentifie l’incrimination pénale des justiciables. Rédigées à l’encre sombre (brune, noire) sur des feuilles de papier, quelquefois filigrané aux armes de Genève ou à la marque du papetier, les pièces de l’information (cahiers et feuilles libres) sont foliotées, datées, signées, cotées et souvent paraphées ne varietur21. Un inventaire contemporain des pièces numérotées, établi selon la chronologie de l’instruction, boucle parfois le dossier criminel avant son classement sommaire dans le « sac de justice », qu’au XXe siècle remplacent les inventaires et les classeurs d’archivage consultables aux Archives d’État de Genève.
12Dénonciation formulée par le procureur général ou le Petit Conseil de la République, flagrant délit, descente sur les lieux du crime, plainte, « renvoi du Consistoire » : dès l’ouverture de l’affaire, le « verbal » de l’auditeur (de un à parfois une dizaine de folios rédigés recto et verso sur cahiers, mais aussi feuilles libres) détaille l’évolution de l’« information » criminelle, notamment l’arrestation et l’incarcération de l’accusé, les transports de justice, la coopération judiciaire avec d’autres ressorts (« avis de recherche », commission rogatoire, transfert judiciaire, etc.), ainsi que la saisie des experts mandés puis envoyés sur la scène du crime pour une levée de corps. Entre « excès » et homicide, selon la complexité du cas qui détermine la durée de l’instruction, plusieurs verbaux ponctuent le même procès. Ils enregistrent l’évolution judiciaire du cas et formalisent les mesures complémentaires de l’instruction. La « plainte » relate la dénonciation qu’effectue le justiciable lésé, alors que les « réponses personnelles » énoncent l’interrogatoire du prévenu qui n’est jamais assermenté, pour ne pas ajouter le parjure au crime en cas de faux aveux.
13Depuis l’abolition de la torture en 1738 dans la République, l’accusé ne peut plus être soumis à la question préparatoire de l’estrapade, comme s’en réjouit en 1757 l’article « Genève » de l’Encyclopédie (VII). Les « déclarations », dont le nombre et l’étendue sont liés à la gravité du dossier criminel, citent les dépositions des témoins assermentés. Le « récolement » rapporte la vérification des témoignages relus aux intéressés, alors que la « confrontation », unique ou réitérée, mentionne le pointage contradictoire effectué entre les allégations du prévenu et les dires des témoins. Selon la nature du cas, à ces documents coutumiers de l’instruction criminelle s’ajoutent des pièces utiles à mieux constituer le corps du délit selon toutes ses circonstances matérielles et morales : correspondance judiciaire, pièces à conviction (papiers privés, armes, objets divers, « libelle séditieux », échantillon d’arsenic, etc.), relevés des lieux du crime (« topographie judiciaire ») et expertises assermentées (corps meurtri, logis fracturé, objet dérobé, métal précieux altéré, fausse monnaie, etc.).
14Après 1738, pétries de jurisprudence, de jus romanum, de doctrine ancienne et moderne, de lois mais aussi de considérations morales, les « Conclusions » du procureur général (cahiers de quatre-cinq folios à plusieurs dizaines selon les cas) bouclent le procès jugé en grand criminel. Ce réquisitoire qualifie le crime selon ses circonstances aggravantes et atténuantes, puis motive la peine réclamée au Petit Conseil. Le réquisitoire de la partie publique endigue l’arbitraire des jugements que prononcent les treize juges issus de ce conseil supérieur. Ces magistrats jugent le cas et énoncent la sentence en suivant neuf fois sur dix le réquisitoire. Légalisée depuis 1734, la plaidoirie d’un avocat argumente les motifs de la défense pour l’accusé contre les charges du procureur général pour peser sur l’intime conviction des treize juges. Après débat de ceux-ci, rédigée sur folio puis lue devant le tribunal, la « sentence définitive » confirme et formalise l’exécution publique de la peine infligée au justiciable convaincu, par la procédure, d’un crime de sang voire d’un délit contre les biens. Stable et formalisé depuis 1738, le régime inquisitoire de l’instruction judiciaire intègre en outre les expertises médico-légales du corps meurtri en cas d’accident, de violences interpersonnelles non mortelles, de suicide et d’homicide volontaire.
15Au XVIIIe siècle, la justice pénale est une fabrique des savoirs médicolégaux qui contribuent à une qualification moins arbitraire des crimes poursuivis. Le ressort genevois est exemplaire de ce processus judiciaire. Les expertises, notamment celles du corps meurtri qui en authentifient l’état pathologique, resserrent la chaîne du pénal22. Les procès criminels en montrent l’impact judiciaire, notamment les enjeux du diagnostic post mortem. Il permet au procureur général de la République de motiver son réquisitoire capital selon le rapport médico-légal. L’expertise peut démontrer, par exemple, la « section tranchée des intestins » d’un homme assassiné pour prouver que l’arme acérée du crime (baïonnette) a été affilée afin de tuer en guet-apens23.
16En février 1782, dans un village du mandement de la République, deux chirurgiens descendent sur la scène de l’assassinat d’Ami Mégevand. Vêtu d’un gilet de mouton et d’une veste grise avec un bonnet sur la tête, le cadavre de ce « jeune homme » est retrouvé « percé de coups » devant sa maison. Ayant commis son forfait entre minuit et une heure du matin, le meurtrier est en fuite. Pour servir à l’« intelligence du cas » et en établir les circonstances matérielles, le châtelain subrogé de Jussy fait dresser le « plan » des lieux du crime.
17Le « rapport » du premier chirurgien, confirmé par le second, diagnostique trois plaies graves faites avec un « instrument tranchant et poignant », notamment la section mortelle de l’artère carotide gauche. Quelques jours plus tard, s’étant transporté aux prisons de Genève, où sont déposées dans les mains du geôlier les pièces à conviction de l’affaire, les mêmes experts examinent les vêtements percés et ensanglantés du « défunt » afin d’essayer de « déterminer la nature de l’arme » utilisée pour tuer. Les conclusions sont plutôt incertaines :
« Il paraît très difficile, note Louis Jurine, chirurgien agrégé le 23 juin 1773, de pouvoir statuer quel peut être l’instrument qui a servi à frapper ces coups, parce que l’angle des incisions qui ne se rencontre que dans les vêtements extérieurs peut avoir été occasionné ou par la forme de l’arme, ou par un mouvement de bascule opéré par la main qui a commis le meurtre et souvent nécessaire pour arracher le fer. »
18Détective parmi les vestiges matériels de l’homicide volontaire, Jurine doit encore le 13 mars rendre un « rapport assermenté sur la nature de l’odeur émanant de deux bonnets et un chapeau ». Les pièces à conviction ont été relevées sur la scène du meurtre, étiquetées, emballées dans du papier fort pour « préserver leurs odeurs », cachetées et déposées sous cote au greffe de la prison. Le sens olfactif du chirurgien-légiste s’anime :
« J’ai reconnu que l’odeur qu’exhalait ces bonnets était absolument humaine et parfaitement semblable dans tous les deux ; celle du bonnet m’a paru trop faible pour statuer positivement sur son compte. Je crois utile de faire observer l’analogie qui se trouve souvent entre deux corps différents, chacun sentira comme moi que le petit nombre d’odeurs connues ne permet pas que chaque individu soit doué de la sienne intrinsèquement au point de faire discerner les autres de manière affirmative. »
19La batterie d’expertises médico-légales est complétée par l’analyse graphologique (maître-écrivain) et l’étude de la « marque du papier » (marchand papetier) d’une lettre anonyme qu’aurait rédigée un « pauvre déserteur ». Guidé par la faim, le marginalisé aurait cambriolé nuitamment le logis de la victime avant de commettre un assassinat pour fuir. Imitant l’écriture du chirurgien de Jussy, celle falsifiée de la missive serait, selon le maître-écrivain consulté en tant que « personne experte », celle d’une « personne assez accoutumée à écrire24 ».
20Le dossier judiciaire complexe du meurtre de Mégevand rend exemplaire l’emboîtement procédural du protocole analytique des choses, des lieux et des corps qui construisent le sens judiciaire des circonstances matérielles du crime. Ce processus d’objectivation et d’investigation découle exemplairement de l’expertise des corps meurtris, qu’il faut saisir dans sa double dimension. D’une part, celle du statut et de la culture médico-légale des rédacteurs et signataires des verbaux d’expertises (8 fois sur dix un chirurgien agrégé à Genève). À cela s’ajoutent, d’autre part, la matérialité et la structure des verbaux d’expertises. Il est alors possible d’en suivre les enjeux normatifs dans le contexte de la qualification judiciaire des violences consignées.
Contentieux médico-légal
21Le sens normatif des investigations médico-légales qui se répètent au cours du XVIIIe siècle ressort des 377 verbaux d’expertises (353 « rapports », 17 « dépositions », 7 « déclarations ») que nous éditons infra avec un appareil critique. Les notes et les commentaires explicitent l’environnement juridico-social puis identifie les protagonistes de chaque cas poursuivi devant le tribunal criminel de la République. Plus précisément, tirés de 239 procédures criminelles (échantillons 1 à 239) ouvertes durant cette période (2 % des affaires instruites), les 377 textes de protocoles d’expertises sont rédigés, datés et signés entre octobre 1716 et août 1792 huit fois sur dix par un chirurgien (81,75 % du total des signatures), moins de 2 fois sur dix par un médecin (14,2 %). Les signatures restantes (4,05 %) sont celles de pharmaciens et apothicaires pour des cas d’empoisonnement. S’y ajoutent les noms de quelques sages-femmes analphabètes (« ne sachant pas signer »), lors de grossesses suspectes et d’infanticides. Comme dans tous les ressorts européens où agissent des médecins et des chirurgiens du crime, les experts sont toujours assermentés (« Moi […] rapporte par serment »). Sélectionnée pour son exemplarité dans la construction des usages médico-légaux sous le régime arbitraire des délits et de peines selon le contentieux de la violence, cette documentation inédite sur les corps meurtris provient du corpus des 10 242 procédures instruites dans le ressort genevois entre octobre 1716 et août 1792.
Contentieux | Nombre | % |
Noyade | 52 | 21,76 |
Suicide | 36 | 15,06 |
Excès | 35 | 14,64 |
Infanticide | 21 | 8,79 |
Mort/accident | 16 | 6,69 |
Exposition d’enfants | 15 | 6,28 |
Homicide | 13 | 5,44 |
Mort par arme (à feu, blanche) | 10 | 4,18 |
Empoisonnement | 9 | 3,77 |
Assassinat/meurtre | 7 | 2,93 |
Autre | 25 | 10,40 |
239 | 100 |
22S’il est réduit par rapport à la masse des archives criminelles et au nombre de poursuites pénales, notre échantillon illustre les enjeux normatifs de la médecine légale dans les usages judiciaires. Crucial dans la culture médicolégale, le contentieux de l’homicide volontaire n’est pourtant pas conséquent. De 1545 à 1816, ajoutés aux procédures criminelles, les registres du visiteur des morts délégué par l’Hôpital de Genève enregistrent 458 cas d’homicide intentionnel (taux d’homicides sur 100 000 pour le XVIIIe siècle, respectivement 4,4 et 6,5 meurtres annuels avant et après 1750). En chiffres absolus, avec une population dont la moyenne séculaire passe de 22 000 à 28 600 habitants, la mortalité par homicide ressort entre 1701 et 1750 de 51 homicides volontaires (dont un duel mortel et deux cas de meurtre par légitime défense), puis, pour la période allant de 1751 à 1798, de 89 homicides volontaires (dont quatre duels mortels et quatre meurtres en légitime défense)25. Or, à chaque cas de mort accidentelle, naturelle, criminelle et aussi suicidaire survenue dans le ressort genevois (ville, banlieue, campagne), le chirurgien assermenté en charge de visiter et d’examiner la dépouille note dans le registre des morts le nom, l’âge, la profession et le statut politique du décédé. Pour donner du sens juridique aux circonstances du trépas, il ajoute la date, l’heure, le lieu et les causes objectives et probables du décès.
23Lié à cet usage d’enregistrement anthropologique de la létalité, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, le nombre et la qualité des expertises médico-légales augmentent continuellement pour tous les contentieux. Vers 1730, près de 6 % des procès pour crime de sang (15 % environ de la criminalité réprimée entre 1720 et 1792) contiennent une, voire plusieurs expertises. Autour de 1792, 30 % au moins des mêmes dossiers sont médico-légalisés. Neuf fois sur dix (86 %), un ou plusieurs chirurgiens constatent les plaies visibles qui résultent d’un viol, d’un objet contondant, d’une arme blanche ou à feu, alors que les médecins examinent les traumatismes internes et les pathologies mortelles que provoque l’empoisonnement criminel26.
24Plus de 50 % des procédures médico-légalisées où interviennent le chirurgien ou/et le médecin regroupent trois contentieux : noyade, suicide et « excès » (rixes avec blessures bénignes, voire graves). S’y ajoutent, en nombre décroissant, les expertises pour infanticide, mort accidentelle, exposition d’enfants, homicide accidentel, blessures ou décès par armes blanches et à feu, par instruments pointus, tranchants, poignants, perforants, froissants, piquants, ainsi que par objets contendants, écrasants, percutants et aussi meurtrissants, puis empoisonnement et assassinat. Les 10 % des procédures restantes recoupent des interventions médicolégales liées à d’autres contentieux (mort des suites de l’exercice illégal de la médecine, examen vénérien, aliénation, crise mortelle d’épilepsie, soupçon et tentative de viol, automutilation, levée de squelette et de cadavre, accouchement, maquerellage et prostitution, viol d’enfant, enfant foudroyé, libertinage, vente de drogues dangereuses, etc.).
25L’expertise du corps meurtri dépend de l’investigation judiciaire et des questions de l’auditeur sur l’origine, les circonstances et les conséquences de la brutalité mortelle ou non. De la levée de corps d’une suicidée mélancolique qui s’est défenestrée, d’un contrebandier tué à l’arme blanche, voire d’un duelliste, à l’autopsie d’un individu noyé, mais aussi empoisonné, via la visite de l’enfant exposé, de la victime sexuellement infectée ou blessée dans une rixe, les experts transforment les vestiges corporels de la violence en indices probatoires du passage à l’acte criminel. « Levé » en 1781 par un auditeur qu’accompagne un chirurgien, le cadavre vérolé d’une prostituée égorgée dont le crâne a été écrasé par une pierre de neuf kilos prouve un meurtre dont toutes les circonstances sont atroces. En 1782, la même présomption d’assassinat entoure l’exhumation dans un jardin urbain d’une « tête d’homme rongée par les chiens27 ».
26Tiré des 382 cas de noyade suicidaire mais aussi accidentelle connus des autorités genevoises entre 1701 et 1798 (huit fois sur dix la noyade fauche un homme, surtout entre juin et septembre28), le dossier des 52 affaires de suffocation aquatique illustre les enjeux judiciaires du constat médico-légal dans l’établissement des circonstances du trépas. La question à laquelle répondra au mieux l’expert lorsqu’il examine la dépouille retirée de l’eau doit permettre d’évaluer avec certitude les causes du décès selon les signes pathologiques de la suffocation aquatique. La mort de l’individu est-elle antérieure à la submersion ? A contrario, provient-elle de l’étouffement aquatique ? Entre fractures, écorchures, « ventre tendu et boursouflé », écume dans la bouche, hémorragies, « doigts en crochets » qui manifestent la résistance vitaliste à la submersion : les symptômes du corps submergé démontrent au légiste si l’individu est tombé à l’eau mort plutôt que vivant. Le noyé s’est-il « beaucoup débattu » ? Est-il mort rapidement ? En découle la qualification de l’accident, du crime et du suicide (néologisme en français vers 1732 pour remplacer « homicide de soi-même »).
27L’augmentation des conduites suicidaires à Genève se lit dans les chiffres officiels : 1650-1700, 10 cas connus (1 pour 100 000 habitants) ; 1701-1750, 42 cas connus (3,8/100 000) ; 1751-1798, 248 cas connus pour une population moyenne de 28 000 habitants (18,5/100 000, avec un saut à 26,4/100 000 entre 1791 et 1798)29. De 1750 à 1798, le taux du suicide augmente de 18.5 à 26.4 pour 100 000 habitants. Entre 1650 et 1800, au moins 300 individus se tuent (213 hommes, 87 femmes, 299 procédures judiciaires, soit respectivement 71 % et 29 % des suicidés). Dix-sept suicidés ont moins de 20 ans (5,7 % de l’échantillon), 69 sont âgés de 21 à 30 ans (23 %), 51 se tuent entre 31 et 40 ans (17 %), et 75 entre 41 et 50 ans (25 %). S’y ajoutent 50 suicides commis entre 51 et 60 ans (37 hommes, 13 femmes), 24 entre 61 et 70 ans (15 hommes et 9 femmes) et, finalement, 14 cas pour 13 hommes et 1 femme âgés de plus de 70 ans. Entre 1650 et 1798, 10 femmes et 28 hommes âgés de 60 à 90 ans sont dégoûtés de la vie. Comme partout, les hommes se tuent trois fois plus que les femmes. Celles-ci sont plus jeunes que les mâles lorsqu’elles passent à l’acte (57 % des femmes le font avant 40 ans contre 43 % d’hommes).
28Inchangée et ouverte d’office depuis le début du XVIIIe siècle, l’« information » judiciaire sur le suicide recoupe la levée de cadavre et la constatation du corps du délit effectuées par l’auditeur que seconde le légiste30. Avant de mettre les « scellés partout », le magistrat recueille les témoignages cohérents et ordonne les expertises médico-légales. Sur les lieux du suicide, mais aussi à l’Hôpital général, le légiste « visite » la dépouille. Lors d’empoisonnement, en cas de noyade, le chirurgien, accompagné parfois du médecin, autopsie le cadavre pour repérer la corrosion des tissus, voire diagnostiquer l’asphyxie par la submersion aquatique. Pour boucler l’affaire, l’auditeur élabore la thèse du suicide selon l’expertise médico-légale qui en souligne les circonstances matérielles que prouve le corps violenté sur la scène de la mort. Après la levée de corps, le cadavre est mené à la chambre des morts de l’Hôpital général pour être identifié. Ni meurtre ni accident : l’expertise médicolégale démontrera que la défenestration, la noyade, l’empoisonnement ou la pendaison constituent la « seule cause de la mort ». Conclue avec l’« ouverture » du cadavre, mais aussi la « visite » des viscères (empoisonnement), l’expertise médico-légale permet au magistrat de qualifier positivement le suicide31. Le légiste souligne les signes certains de la « mort prompte ». La pathologie du suicide instaure l’intime conviction du chirurgien qui lie les signes de la mort volontaire au mode opératoire du désespéré. Coup de feu, pendaison, mutilation, défenestration et noyade : la forme du suicide est attestée par le légiste. Il en permet la qualifiation pénale. Il met en indices le corps violenté.
Angle des incisions : le rapport médico-légal
29Sous le régime arbitraire des délits et des peines, la mise en écriture du protocole d’investigation médico-légale reste relativement empirique par rapport aux expertises légalement rédigées au XIXe siècle selon des modèles canoniques32. Comme le montre la pratique des légistes genevois, la casuistique détermine une forme de bricolage de l’expertise dont la qualité rédactionnelle est imputable à la culture du chirurgien et à celle du médecin. Après 1750, des juristes, comme l’ancien bâtonnier de l’Ordre des Avocats Prévost, publient des manuels de formulation expertale selon les contentieux pour régler et modéliser les « visites et les rapports judiciaires » dont la forme qui leur semble incertaine pourrait augmenter l’arbitraire des juges33. Cette doctrine médico-judiciaire fait notamment écho à La doctrine des rapports de chirurgie (1684) par Nicolas de Blegny et aussi à L’art de faire les rapports en chirurgie de Jean Devaux (1703). Peu explicite en matière de sources doctrinales, le corpus des expertises rédigées à Genève entre 1716 et 1792 permet de dégager une forme de systématisation croissante de leur rédaction qui illustre, dans l’instruction judiciaire, la centralité que prend le protocole médico-légal.
30Mal documenté, le coût du recours judiciaire aux experts est élevé. Les « parcelles » ou frais établis par les chirurgiens et les médecins sont rares. À la fin du XVIIe siècle, les débours d’expertise de deux médecins qui agissent hors de la ville sur la scène d’un empoisonnement équivalent à cinq mois de salaire d’un charpentier34. Tel est le prix de la justice en République, rendue avec parcimonie, de manière non expéditive, sous le régime de l’arbitraire des délits et des peines.
31Les rapports peuvent porter jusqu’à cinq signatures d’experts (chirurgiens, médecins et pharmaciens), notamment dans les affaires d’empoisonnement où l’autopsie s’ajoute à des diagnostics complexes. Si l’effet de source déforme la réalité sociale, certains experts sont plus actifs que d’autres sur la scène judiciaire, soit en raison de leur statut hospitalier, soit aussi en raison de leurs compétences, notamment les chirurgiens André Arlaud (visiteur des morts, 23 signatures entre 1726 et 1756), Antoine Sabourin (chirurgien de l’hôpital, 28 signatures, 1724-1757), Jean-Pierre Bonijol (14 signatures, 1737-1747), Étienne Meschinet (chirurgien des prisons et visiteur des morts, 76 signatures, 1749-1789), Jean-Louis Fine (17 signatures, 1742-1771), Pierre-Louis Macaire (23 signatures, 1764-1792), Louis Jurine (chirurgien de l’hôpital, 19 signatures, 1776-1790), Pierre Fine (chirurgien de l’hôpital, 16 signatures entre 1786-1790). Du côté des médecins, certains noms reviennent assez régulièrement, comme ceux de Jean-Isaac Cramer (9 signatures, 1716-1750), Jacques Bardin (4 signatures, 1736-1745), Jean-Jacques Manget (10 signatures, 1746-1789), Gaspard Joly (6 signatures, 1753-1759), Jean-Antoine Butini (9 signatures, 1764-1776).
32Les problèmes judiciaires inhérents à la constatation des corps meurtris stéréotypent et répètent les gestes médico-légaux (examens des plaies, ouverture cadavérique, docimasie, etc.) dont attestent les verbaux d’expertises, souvent assez bien détaillés. Pourtant, le savoir médico-légal des experts n’est pas uniforme. Les constatations rudimentaires de certains chirurgiens, qui maîtrisent mal la graphie des verbaux et écrivent de manière sommaire ce qu’ils voient, ne sont pas comparables avec la « science chirurgicale » d’autres praticiens mieux formés. Actif entre 1717 et 1727, le chirurgien rural Lazare Mézières (dit La Baume), rédige des verbaux d’expertises détaillés, descriptifs et bien documentés, mais proches de l’oralité. À l’opposé, les constatations médico-légales des chirurgiens Fine (Isaac, Jean-Louis et Pierre), Étienne Meschinet, visiteur des morts de 1765 à 1790, ou encore Antoine Sabourin, chargé en 1728 des démonstrations anatomiques à l’hôpital, illustrent le travail maîtrisé de praticiens rompus à l’exercice médico-légal. Leurs verbaux descriptifs et analytiques en attestent. D’autres chirurgiens sont de véritables savants, pétris de connaissances théoriques et pratiques, bien au fait des enjeux normatifs de leur savoir. Ils peuvent être insérés dans les communautés socio-professionnelles de leur temps. Ils en tirent notoriété et reconnaissance. Le chirurgien Daniel Guyot appartient à ce groupe de l’élite chirurgicale. Agrégé en 1731, chirurgien de l’hôpital en 1747, premier praticien genevois à tenter en 1751 la méthode de l’inoculation de la variole, il est membre associé de l’Académie royale de médecine puis lauréat de l’Académie de chirurgie. Les compétences et la culture chirurgicales du célèbre Louis Jurine en font aussi un expert-légiste hors pair. Lecteur de Bonnet et de Rousseau, agrégé dès 1773, formé à Paris, il poursuit une double carrière de praticien renommé et de savant couronné pour ses travaux. Ceux-ci le mènent au professorat à l’académie de Berne (1797-1798) et à celle de Genève, où il donne des enseignements d’anatomie, de chirurgie et de zoologie35. Mort en 1814 du typhus au contact des soldats autrichiens qu’il soigne, Pierre Fine, chirurgien-légiste à l’hôpital de Genève de 1789 à 1814, est notamment réputé en Europe pour ses travaux médico-légaux sur la noyade. En 1800, il publie à Paris son remarqué De la Submersion ou recherches sur les causes de l’Asphyxie par submersion, où il démontre que la mort par noyade s’impute moins à l’inondation intérieure qu’à la « cessation de la respiration » qui bloque mortellement la circulation sanguine. S’étant une fois de plus transporté le 3 avril 1789 à l’hôpital pour examiner le cadavre d’un homme tombé dans l’eau à huit heures du matin et retiré 45 minutes plus tard, Pierre Fine observe les « signes que l’on rencontre chez les personnes noyées par submersion tels que l’écume de la bouche, la couleur livide de la face », puis diagnostique la mort véritable au terme de son rapport médico-légal36.
33L’expert – médecin ou chirurgien – rédige in situ sur du papier libre le rapport médico-légal. Son « verbal » manuscrit, que maculent parfois des taches d’encre, qualifie la violence corporelle constatée. Les quelques rapports énoncés en cas de viol par des sages-femmes analphabètes sont dictés au greffier judiciaire. À la requête des magistrats de justice et parfois du « Premier Syndic » de la République, le verbal initial peut se compléter d’un second (« addition »), voire de plusieurs autres expertises pour éclaircir la nature complexe du corps du délit sur le plan médico-légal, dissiper l’incertitude des premières conclusions formulées par l’expert, mais aussi suivre l’évolution sanitaire de la victime d’un « excès37 ». Au fil du siècle, de cas en cas, l’étendue du rapport oscille entre deux-trois et dix-douze folios. Ce volume scriptural est rarement dépassé. L’orthographe (quelquefois proche du langage oral chez certains chirurgiens), la ponctuation et la graphie relativement bien maîtrisées des verbaux dépendent du niveau d’instruction de l’expert. « Cordon umbilical » le dispute à « cordon ombilical » comme « cort » à « corps », « ombilic, umbilic » à « lombilic », « pleye » à « plaie » ou « plasentas » à « placenta », « los pariétaux » à « os pariétaux », alors que « dhemorragie » existe avec « d’hémorragie », de même que « sicatrisse » avec « cicatrice ».
34Dans l’urgence investigatrice de cette « médecine des procès criminels », les abréviations abondent, les suscriptions, les marginalia et les appels de note émaillent aussi le corps du texte, mais les ratures restent rares. L’autorité mandatrice est parfois notée en lettres capitales, afin de bien renforcer le statut solennel de l’expertise. L’usage du latin médical est très rare, car les chirurgiens ne le maîtrisent certainement pas, alors que le vocabulaire pathologique et nosographique est simplifié pour des raisons d’évidence judiciaire. Sa complexité dépend de la culture médicale et chirurgicale de l’expert qui reste avant tout un praticien non dogmatique, souvent formé dans la pratique de la police des corps, confronté à une casuistique empirique que détermine la violence sociale. Comme le recommande Nicolas de Blegny, les chirurgiens s’exprimeront en « termes clairs et intelligibles, sans affecter de paraître docte par des termes Arabes, barbares et scholastiques38 ». L’expert se bornera donc à « donner rapport sur la nature et l’événement » de la blessure constatée, comme la « plaie faite avec une arme à feu39 ». Que celle-ci soit mortelle ou non. En conséquence, dans cette investigation de terrain, les références théoriques aux « experts », aux « auteurs » et à la doctrine médico-légale sont rares, voire quasi inexistantes. Elles n’intéressent pas l’auditeur de justice. Le magistrat rassemble les faits non « équivoques » en s’y adossant pour motiver la qualification plus certaine du corps du délit. Unique, mais aussi répété selon la complexité du dossier judiciaire, le « rapport par serment » atteste les étapes de l’examen du corps meurtri qu’opèrent les praticiens assermentés.
35Les rapports et verbaux suivent dans la majorité des cas une structure qui est divisible en 9 étapes. (cf. tableau infra). « Nous soussigné Maître chirurgien déclarons/certifions que » : commençant souvent par cette formulation stéréotypée d’autorité expertale, le « verbal » mentionne la date de l’intervention et l’autorité judiciaire mandatrice, notamment l’auditeur de justice (étape 1). « Après avoir prêté serment entre les mains de Monsieur l’auditeur », « je déclare sous serment » : le verbal rappelle ensuite l’assermentation judiciaire par l’auditeur, le châtelain ainsi que tout autre magistrat. Le serment conditionne l’ethos médico-légal qu’implique la quête de la vérité judiciaire sur les circonstances du cas. « Nous nous sommes transportés/sommes allés à la rue ou dans le logis » : puis le verbal précise les circonstances horaires et spatiales du « transport » médico-légal (2). L’expert peut se rendre, par exemple, « sous le Bois de Bay, le long du Rhône » pour « visiter » le « cadavre d’un homme tout nu, s’étant noyé », voire au « corps de garde, sur un lit de sergent », pour examiner un septuagénaire décédé en pleine rue d’une crise d’apoplexie dont le sang à la main résulterait d’un « mouvement machinal de l’agonie40 ». Le chirurgien gagne parfois la « chambre anatomique » ou dépôt des morts à l’hôpital. En ce lieu, y reposent les cadavres des individus déjà levés sur la voie publique, ainsi que les enfants venus « au monde à terme ordinaire » mais tués à leur naissance (« infanticide »), voire morts de froid, mais aussi en d’autres circonstances morbides suite à une exposition publique de la part d’une femme séduite, abandonnée et inconnue des autorités.
36Ville, faubourg, campagne, rives fluviales et lacustres, puits et douves de la cité, logis privé, grenier, espace public des rues, venelles et places : le « déplacement » mène régulièrement le chirurgien ainsi que le médecin sur les lieux de la violence et de la levée de corps. Il peut les rejoindre à cheval ou en carrosse lorsque les scènes du crime et aussi du suicide sont éloignées de la ville. En janvier 1734, Isaac Fine, chirurgien de l’hôpital depuis 1699, visite en ville de Genève à la rue de la Tour-de-Boël le cadavre fracassé d’une suicidée « trouvée morte étendue sur la pavé » dans une flaque de sang, suite à sa défenestration ; au mois d’août de la même année, il revient à Antoine Sabourin, chirurgien depuis 1716, de « visiter le cadavre d’un homme retiré mort de la rivière », vis-à-vis du quai de la rue du Temple dans le faubourg de Saint-Gervais41. Très souvent effectué en compagnie de l’auditeur, le transport peut aussi s’opérer avec le secrétaire de justice.
37À la notification du transport judiciaire s’ajoutent, bien évidemment, les informations socio-anthropologiques sur l’identité de la victime (3). Après avoir noté le patronyme (nom, prénom), occasionnellement le lieu de naissance (étrangers à Genève), le sexe, l’âge, la profession et le statut juridique et social, le légiste passe au physique de l’individu meurtri. Il en mentionne quelque fois la taille, la stature, la couleur des cheveux, le teint du visage, la texture des mains ainsi que les signes particuliers, comme l’amputation de deux doigts de la main et les taches de naissance (3a). L’expertise médico légale transforme la victime vivante mais aussi morte en un objet des savoirs judiciaires, nécessaire à la casuistique médico-légale : « Ce jour samedi 27 avril 1737, note le chirurgien André Arlaud, agrégé en 1716, qui enquête sur la scène d’un suicide par défenestration, environ les 6 heures du matin, j’ai été mandé pour visiter, le corps de feu Étienne Taxil, Bourgeois, Marchand, âgé de 41 ans42. »
38Les levées cadavériques permettent au chirurgien d’inventorier les vêtements du défunt, comme le font en 1739 ces deux praticiens qui ont « trouvé » sur un noyé tiré de l’eau une « chemise de toile et une veste de ratine sur le corps, une méchante cravate autour du cou, et des souliers avec boucles jaunes aux pieds, sans culotte et sans bas43 » (3b). Dénudant, manipulant, retournant, touchant et observant le corps meurtri lorsqu’il n’est pas trop corrompu, le praticien poursuit l’investigation en en indiquant le but (4). Avec une immense attention, il lui faut notamment « examiner et faire l’ouverture du corps mort », à la suite, par exemple, d’un meurtre dont l’auteur est pendu en 174944. Il doit reconnaître le « vestige » corporel de la violence, « voir, visiter et examiner les blessures », ainsi que les signes « non équivoques » du viol, considérer l’« état et la grossesse » d’une femme soupçonnée d’infanticide, « visiter exactement le cadavre », observer un « enfant avec grande exactitude qu’on a trouvé mort », mais aussi « donner rapport sur la nature de la maladie » d’un individu blessé dans une rixe. Le chirurgien comme expert judiciaire observe le corps meurtri de la victime d’un « excès » (violence interpersonnelle non homicide), d’une mort suspecte par arme à feu ou arme blanche ainsi que tout autre cadavre de suicidé, mais aussi de submergé dont les « doigts à crochet » sont le « signe ordinaire à ceux qui sont morts noyés, et qui cherchent à s’accrocher jusqu’à leur mort ».
39Pour évaluer le mode opératoire et les circonstances de la mort, l’expert mène une « exacte recherche » en constatant la « contusion considérable », la « plaie transversale », la « fracture avec enfoncement », la « contusion », « sur la partie latérale gauche de l’occiput », la « marque de violence », la « meurtrissure ». Avec une nosographie qui fait écho à celle de la chirurgie militaire, les symptômes corporels permettent à l’expert de lier la pathologie des plaies à la matérialité de l’instrument utilisé lors du passage à l’acte, comme « épée, sabre, baïonnette et chose semblable », ainsi que pistolet chargé de balles ou de grenaille45 (5). L’investigation visuelle peut se borner à un examen extérieur de « toutes les parties du corps » (5a), dont la « face livide » du noyé afin de déterminer s’il est tombé vivant dans l’eau plutôt que mort.
40Lors de violences graves, de crimes sexuels et d’assassinats, l’investigation est beaucoup plus minutieuse dans son ampleur corporelle (5b).
« Par ma visite, résume en 1753 le chirurgien et visiteur public des morts André Arlaud devant le cadavre d’une domestique âgée de 24 ans tuée par le coup de feu accidentel tiré par le fils de son maître, j’ai trouvé la partie antérieure moyenne et latérale droite du thorax, deux petites ouvertures, distantes de quatre lignes : par où est entré la charge du pistolet, laquelle a déchiré les poumons, les vaisseaux après avoir traversé la poitrine avec fracture des deux fausses côtes46. »
41En vue de certifier les conséquences pathologiques du viol, dont l’auteur atteint d’une maladie vénérienne qui en aggrave la responsabilité pénale est aussi examiné par le légiste, le chirurgien doit déclarer si la victime est infectée. Il visite alors les « parties naturelles, de l’anus, de la gorge, de la surface [du] corps aux seins, aux fesses47 ».
42L’investigation médico-légale est métrique. Elle oblige le chirurgien à mesurer la taille (« un travers de doigt », « large d’environ deux écus »), à évaluer la position (« partie latérale de la région ombilicale », « sous l’aisselle droite à côté de l’extrémité de l’omoplate »), à quantifier le nombre et à diagnostiquer la morbidité des plaies superficielles et profondes, invariablement nommées « blessure », « plaie », « contusion », « incision », « meurtrissure » et aussi « ecchymose ». Comme le font trois médecins et deux chirurgiens qui visitent en mai 1747 le cordonnier de l’Hôpital général gravement touché en haut de la cuisse gauche par une balle perdue ressortie vers le pubis après avoir brisé la « partie supérieure du fémur appelée le grand trocanter [trochanter] » en meurtrissant l’artère fémorale : l’expert pronostique les conséquences pathologiques de la blessure selon son éventuelle morbidité48. Pour mieux comprendre la pathologie corporelle imputable à une agression armée, le légiste procède aussi à la « dilatation » d’une blessure faite à l’arme blanche afin de mesurer l’étendue des déchirures et l’intensité des hémorragies internes. Il s’attache à l’observation d’un « avorton ayant l’épaule droite rompue d’où pendait le bras ». Bref, l’expert observe le corps violenté sous toutes ses coutures.
43Au fil du siècle, les investigations pour infanticide doivent résoudre une question cruciale pour la finalité du procès. L’expert déterminera si la victime est née en vie et « à terme ». Il démontrera aussi la mise au monde post mortem. D’une affaire à l’autre, le chirurgien-légiste veut savoir si l’enfant « est venu mort au monde ou vivant, et dans ce dernier cas, s’il est mort naturellement, ou si sa mort a été occasionnée par quelque violence faite à son corps », selon le rapport que rédige le 24 juillet 1739 le chirurgien Antoine Sabourin, routinier depuis 1716 des corps meurtris49. L’objectivation médico-légale du passage à l’acte de la mère infanticide (souvent fugitive) peut reposer sur la levée des restes cadavériques, membranes mais aussi placenta selon le rapport du 8 mars 1759 de Daniel Guyot, agrégé en 1731, chirurgien de l’hôpital en 1747, associé à l’Académie royale de médecine et lauréat de l’Académie de chirurgie pour sa dissertation sur les remèdes anodins. Le praticien examine ici « avec attention un placenta », « provenant d’un enfant né à terme et né depuis peu de temps », « couvert de cendres », car jeté dans l’âtre d’une cuisine. Guyot procédera ensuite à la levée du corps du nouveau-né de sexe masculin dans les latrines où il a été précipité à l’intérieur d’un sac50. Plus d’une fois, le chirurgien effectue en outre l’« ouverture » cadavérique ainsi que la percée du crâne du nouveau né exhumé suite à un occulte infanticide51. Nouée à l’objectivation des causes matérielles de l’infanticide, la collecte de signes concrets motive, de façon routinière, l’épreuve naturaliste de la « docimasie pulmonaire » hydrostatique : « ayant coupé un morceau [des poumons] et jeté dans l’eau, il a surnagé », continue Sabourin dans la même affaire d’exposition mortelle d’enfant. Ce test classique jusqu’au XIXe siècle52, que d’innombrables légistes appliquent depuis la Renaissance au moins, mène le chirurgien à immerger l’échantillon du tissu pulmonaire qu’il a prélevé sur la victime pour mesurer s’il coule au lieu de flotter (« poumons surnageant ») (5c). Liée à la saturation en oxygène des alvéoles pulmonaires, dont la densité devient inférieure à celle de l’eau, la flottaison peut démontrer que l’enfant a respiré puis a été tué. Il aurait été vraisemblablement victime d’un infanticide, même si, selon le procureur général Jean Du Pan qui en 1735 récuse la certitude de la docimasie comme preuve non équivoque d’un crime, la littérature médico-légale mentionne les cas d’enfants étranglés par le cordon ombilical durant l’accouchement naturel53.
44Effectuée pour établir les circonstances du mode opératoire des crimes de sang, l’« ouverture du corps mort » dénudé – autopsie au « bistouri » du cadavre – est routinière. Elle permet en outre au chirurgien de vérifier parfois la « bonne santé », mais aussi la normalité des organes et des viscères non meurtris. Lors d’un duel, l’« ouverture » faite en la « manière accoutumée » conduit, par exemple, à préciser la « nature » exacte de la blessure mortelle pour « découvrir où le coup d’épée avait pénétré » dans le corps, selon le « premier rapport » que signe en novembre 1745 le chirurgien de terrain Jean-Pierre Bonijol54. L’empoisonnement criminel systématise l’autopsie. Avec le pharmacien, mais aussi le maître apothicaire, s’y ajoutent les analyses olfactives et les épreuves par lotion et trituration d’eau chaude, combustion et sublimation des poudres toxiques, matières corrosives et « arsenicales » tirées des viscères, voire l’utilisation d’un poulet pour tester un échantillon alimentaire suspect (5d). Le chirurgien effectue quelquefois une seconde « incision » du tégument au bas-ventre après avoir « défait les points de couture » suturés à la suite de la première ouverture.
45« J’ai trouvé, écrit en 1743 le maître-chirurgien Daniel Guyot, spécialiste des accouchements et des antalgiques, en examinant Théodore Rivier “excédé” dans la rue à coups de bâton, qu’il était blessé d’une violente contusion sur l’angle de la mâchoire inférieure gauche et que cette contusion était accompagnée d’une tumeur de la grosseur d’un œuf de poule et d’une trace ou vestige de couleur rouge pourprée qui s’étendait obliquement de bas en haut55 » : l’énonciation détaillée ou sommaire des signes objectifs de la violence non mortelle ainsi que des origines du décès (5e) nourrit le « diagnostic » médico-légal. Celui-ci formule la conjoncture sur la « cause la plus évidente » de la violence subie et de la mort du sujet conséquente, par exemple, à une chute du haut de la muraille dans le fossé de la ville, comme le note en 1735 le chirurgien Antoine Sabourin devant le cadavre d’un horloger dont la tête fracassée s’ajoute à la « commotion du cerveau56 ». Lorsque la victime vit, le chirurgien ou le médecin prodigue les premiers soins, puis administre et ordonne, parfois durant plusieurs semaines, les « remèdes nécessaires » au rétablissement sanitaire (5f). À l’application de « trois points de suture » pour stopper l’hémorragie, peuvent s’ajouter les pansements des blessures, l’alitement prolongé, la diète alimentaire, voire l’infliction décongestionnante et anti-mélancolique des « sangsues au fondement57 ».
46Le constat médico-légal peut aussi concerner le désespoir moral, le « dérangement du cerveau », la « mélancolie », la « parfaite manie », la « convulsion épilepsie » et l’« aliénation totale d’esprit » du suicidaire ou du suicidé. Dans ce cas, guidé par une nosographie de la folie morale mais aussi du déséquilibre humoral, le médecin formule souvent un périlleux diagnostic rétrospectif sur la personnalité morbide (5g).
47Au bout du compte, les conclusions des observations, c’est-à-dire le diagnostic des causes probables du trépas imputables ou non à un « dessein prémédité » (« véritable cause d’une mort si prompte »), forgent souvent l’intime conviction du magistrat. C’est à partir notamment de la nature et de la disposition des lésions que l’expert en impute la cause et l’origine à l’utilisation d’un « instrument tranchant et poignant comme un couteau ou autre instrument de cette espèce » (6). Finalement, à la mention du transfert cadavérique vers la chambre des morts de l’hôpital (7), s’ajoute l’attestation conclusive de l’authenticité du verbal (8) : signature(s) du ou des praticien(s), date de la rédaction et quelquefois réitération du serment judiciaire « entre les mains » de l’auditeur, voire solennelle déclaration de la vérité « faite en Dieu et en Conscience ». L’expertise donne une vue surplombante et analytique sur l’étendue des meurtrissures corporelles et sur le champ médico-légal qui pratiquement en résulte pour motiver l’investigation judiciaire.
Ordre | Procédures de l’expertise | Exemples |
1 | Autorité de l’expert, saisie judiciaire et assermentation. | « Nous soussigné Maître chirurgien déclarons/certifions que » ; Auditeur, châtelain, directeur de l’Hôpital. |
2 | « Transport » | « Nous nous sommes transportés/sommes allés » ; Hôpital, chambre anatomique ou des morts ; logis, rue, rives du Rhône ou du lac, cabaret, etc. ; « au corps de garde ». |
3 | Identité sociale de la victime : nom, prénom, état civil, âge, statut juridique, profession, domicile. | « Dimanche 18 mai 1738, environ midi, nous nous sommes transportés au 4e étage d’une maison située rue du Temple pour visiter Demoiselle Veuve Mercier, D’Aubusson, Île de France, âgée d’environ 60 ans, morte depuis quelques heures. » |
3a | Identité anthropologique de la victime. | |
3b | Inventaire des hardes du défunt. | « Veste musque de drap grossier et de culottes et des bas de toile blanche. » |
4 | But de l’investigation, objectif de la recherche. | « Examiner les blessures » ; |
5 | Visite. | « Examinant l’entrée du vagin, nous n’y avons rien trouvé qui nous fasse juger d’aucune violence récente. » |
5a | Examen extérieur de toutes les parties du corps. | « Il avait le doigt index coupé » ; « Les yeux arrachés, le nez mangé » ; |
5b | Ouverture cadavérique puis suture du tégument. Réouverture cadavérique. | « Ensuite de quoi [nom du chirurgien] avait procédé en présence de [médecin, auditeur, etc.] à l’ouverture dudit cadavre » ; |
5c | Infanticide : docimasie pulmonaire. | « Nous avons remarqué que les dits trois morceaux de poumon ne sont point précipités dans le fonds de l’eau » ; |
5d | Empoisonnement : épreuves matières toxiques (lotion, trituration, combustion, sublimation). | « Ayant exposé plusieurs fois ladite matière au feu. » |
5e | Signes corporels de la violence mortelle ou non. | « La face meurtrie et livide, le nez écrasé et les os du nez cassés » ; |
5f | Remèdes nécessaires. | Pansements, diète, soins divers ; « Ordonné le régime convenable » ; « Pansé et médicamenté. » |
5g | Signes de l’aliénation. | « Maladie Mélancholico-Hyponcadriaque » ; « Humeur triste et sombre » ; « Esprit frappé et plongé dans une grande mélancolie » ; « Totale aliénation de son esprit. » |
6 | Diagnostic final. | « Les soussignés estiment/jugent que » ; « Ce qui m’a fait conjecturer que la cause de la mort prompte, peut être arrivée par la quantité et la mauvais qualité de l’eau qui est entrée dans son corps » ; « Nous n’avons trouvé qu’un fracas général de tout le crane causé par un coup d’arme à feu ce qui a occasionné une mort subite. » |
7 | Transport cadavérique. | Cadavre transporté à l’hôpital. |
8 | Attestation d’authenticité : signatures ; date ; parfois serment réitéré. | « En foi de quoi nous avons fait et signé le présent rapport à Genève » ou autre lieu ; |
9 | Varia. | « Parcelle pour les maîtres chirurgiens », frais de déplacement et d’expertise. |
« Ce que nous certifions véritable »
48En mai 1685, deux « docteurs en médecine » chevauchent sur des montures de location vers le village de Laconnex, sis à dix kilomètres de la ville, sur la rive gauche du Rhône, sous double souveraineté de Genève et de la Savoie depuis 1564. Le premier, Daniel Le Clerc, arrière-petit fils d’apothicaire et fils de médecin, a obtenu en 1670 son titre de docteur à la faculté de Valence. Le second, Dominique Beddevole, issu du refuge italien à Genève au XVIe siècle, a obtenu en 1681 son titre de médecin à Bâle, puis s’est agrégé en 1685 à Genève. Avant de devenir médecin de Guillaume III l’année de sa mort en 1692, il prodigue chaque hiver à Genève un cours d’anatomie publique sur deux cadavres « vils » (pauvres morts à l’hôpital, criminels exécutés). Mandat judiciaire en poche, les praticiens enquêtent sur l’empoisonnement criminel de deux enfants naturels âgés de 2 et 5 ans, élevés chez la famille Clerc. Le protocole d’investigation médico-légale semble bien rôdé.
49Dans la maison d’une nourrice, les médecins font effectuer en leur présence par deux maîtres chirurgiens l’« ouverture des corps morts des deux enfants empoisonnés ». Ceux-ci visitent « dans toutes les parties extérieures » le corps des victimes. Puis, après avoir « examiné et anatomisé […] bouche, langue, gencive palais et gosier », ils passent à « toutes les parties intérieures du thorax et du ventre inférieur ». Ils remarquent notamment la « langue noire par-dessus, mais blanche ailleurs et desséchée comme si elle avait été cuite, aussi bien que les gencives et le dedans des lèvres ». Pour attester cette pathologie, ils rédigent ensuite un « rapport » qui mentionne ce « qu’ils ont trouvé dans le corps desdits enfants ». Revenus en ville quelques jours plus tard, ayant récupéré une « fiole » confisquée chez la suspecte par le lieutenant de police, les légistes procèdent à l’« expérience » coutumière de la précipitation et de la sublimation d’échantillons prélevés dans les cadavres pour identifier l’« espèce du poison », soit de l’arsenic. Un apothicaire les aide. Les enfants ont été tués par leur mère naturelle avec des graines empoisonnées, couvertes de sucre et mêlées à des dragées.
50Pièce centrale de l’information judiciaire, l’investigation médico-légale confirme le mode opératoire de la mère criminelle, née dans une famille de la petite noblesse du Pays de Vaud. Ayant avoué son forfait, la meurtrière est condamnée à mort. La récapitulation de son procès est médico-légalisée avec l’évocation des symptômes mortels et des « violentes convulsions » ante mortem des enfants empoisonnés : « il est apparu clairement par l’ouverture que des experts, médecin et chirurgiens firent de leurs corps, dans lesquels s’est effectivement trouvé de l’arsenic ». Malgré les supplications de ses parents et de quelques proches, l’empoisonneuse est condamnée, en raison de son rang qui la protège contre l’infamie, à « avoir la tête tranchée sur un échafaud ». Elle est exécutée publiquement par décapitation au glaive le 26 juillet 1685. Sur le chemin du gibet, marchant en retrait du bourreau qui la mène dans un cortège solennel et militaire au lieu patibulaire, elle confesse les faits qui confirment les résultats des experts et les conclusions pénales de l’instruction criminelle, soit la constatation médico-légale des circonstances du délit58. Tel est le double enjeu judiciaire et pénal de la « médecine des procédures criminelles » qui découle de toutes les expertises venues compléter l’information que diligentent les magistrats.
51Comme le montre ce cas exemplaire d’empoisonnement criminel, la médecine-légale est donc une technique normative du corps violenté. Elle vise à le mettre en indices relativement neutres et solides, voire à le convertir en preuves juridiques. En examinant le corps, en s’en servant, en le manipulant, en l’ouvrant, l’expert le transforme en corps du délit comme objet de l’investigation judiciaire. S’y adosse la qualification du dol. Porte fracturée, serrure forcée, fenêtre brisée, monnaie falsifiée, mais surtout individu tuméfié durant une rixe, enfant exposé dans la rue, nouveau-né massacré, mélancolique défenestré ou noyé, individu empoisonné, cadavre déchiqueté, voire percé de coups : matériel comme humain, le corps du délit permet à l’expert d’en démontrer concrètement la réalité criminelle. Le « corps du délit est, dans l’assassinat, le fait qu’il y a eu un homme assassiné : dans le vol, le fait qu’il y a eu une chose volée… » selon le procureur au Châtelet Jean-Baptiste Denisart59. L’expert élabore et déploie les mécanismes démonstratifs et probatoires de la fabrication judiciaire du corps du délit que le juge doit constater avant de procéder au jugement. Tel est l’enjeu normatif qu’avec l’examen du corps meurtri visent le chirurgien et le médecin signataires de l’expertise médico-légale.
52Pour le XVIIIe siècle, ce livre d’archive atteste du régime d’historicité des usages de l’expertise dans un étroit ressort juridique urbain, celui souverain de la République protestante de Genève, scène d’une violence interpersonnelle modérée et, après 1750, forum d’une pénalité tempérée, car plutôt utilitaire. Si, dès le XVIe siècle, les experts sont des acteurs judiciaires actifs dans la République, au XVIIIe siècle, quoique les gestes n’évoluent guère tout en s’affinant, la quantité, la qualité et la place institutionnelle des expertises se multiplient par cinq dans la pratique judiciaire. Leur coût reste mal évaluable. Neuf fois sur dix en cas de mort du sujet, le chirurgien constate les plaies visibles, lève les cadavres puis les autopsie, alors que le médecin diagnostique les traumatismes internes ainsi que les signes visibles et cachés de l’empoisonnement accidentel, suicidaire et criminel. Bien souvent, sur requête des autorités, mais aussi pour affiner le diagnostic que visent les investigations médico-légales des vivants et des morts, le médecin et le chirurgien croisent leurs compétences pratiques et théoriques. Ils mêlent leurs regards et leurs gestes afin d’agir de concert. Une plus grande certitude des faits découle de cet emboîtement des compétences et des procédures expertales. Praticiens d’une médecine judiciaire d’urgence sur la scène de la brutalité sociale comme lieu de l’investigation criminelle selon les normes écrites et naturalistes de la procédure inquisitoire en usage depuis la Renaissance à Genève comme ailleurs en Europe continentale, les chirurgiens et les médecins assermentés secondent l’un des six auditeurs de justice.
53Garant de l’ordre public, pétri d’autorité judiciaire et policière60, ce magistrat instructeur « informe » sur les circonstances morales et matérielles du crime de sang, du suicide et de l’accident, mais aussi sur tous les délits contre les biens, la morale et l’État. Il est l’acteur privilégié de l’enquête judiciaire qu’il diligente sur ordre du Petit Conseil. Le « verbal » d’instruction (« procès-verbal »), qu’il rédige à l’attention des conseillers en charge de la justice avant la saisie du procureur général de la République devant qualifier le crime selon ses circonstances et de motiver la peine, illustre les mécanismes de la constitution judiciaire du dossier criminel. Constitué des pièces authentiques pour incriminer les justiciables (plainte, déposition, témoignages, expertises, transport judiciaire, pièces à conviction, récolement, confrontation, etc.), le dossier pénal matérialise l’économie générale et normative de l’enquête écrite comme maillon fort de la chaîne du pénal61.
54L’investigation certifie la « vérité des faits » qui idéalement repose sur la convergence des éléments ressortant de la plainte, de la dénonciation du parquet, mais aussi du flagrant délit avec les témoignages assermentés. Le jeu complexe de la constitution de l’intime conviction des magistrats, qui sous le régime arbitraire augmente dès les premières décennies du XVIIIe siècle, implique le recours croissant aux experts du corps meurtri. Les chirurgiens ainsi que les médecins participent aux 239 protocoles d’expertises des corps meurtris que nous donnons à lire. Rédigée dans l’urgence de l’instruction judiciaire, cette documentation inédite illustre l’impératif de la qualification du crime selon l’objectivation médico-légale de ses vestiges matériels. Les marques de la violence extérieure confirment souvent les pathologies internes du corps meurtri que visitent ou autopsient les chirurgiens et les médecins afin d’instruire le magistrat sur le mode opératoire de la violence suicidaire, criminelle et aussi accidentelle. L’expertise médico-légale traduit en normes juridiques la douleur physique, les conséquences morbides et sanitaires ainsi que la souffrance morale nées d’une agression, d’un empoisonnement, d’un viol. L’intention criminelle s’impute à la nature morbide, grave ou superficielle, des lésions corporelles. La « plaie à la partie moyenne » du corps, note en 1756 le chirurgien Mage œuvrant surtout dans la banlieue et le territoire rural de la République, résulte de coups d’« épées ou sabre ou autres instrument tranchant62 ».
55Lors d’un viol, l’expert contribue à son aggravation pénale s’il diagnostique l’infection vénérienne de l’agresseur. S’il n’est pas fugitif et détenu « dans les prisons », le violeur est l’objet d’une visite médico-légale, qu’au XIXe siècle on nommera de « clinique ». Le corps infecté surcharge la qualification du crime. Le corps sain en diminue la gravité. La nosographie vénérienne de la contamination sexuelle alourdit la responsabilité pénale. L’expert peut aussi atténuer l’incrimination en distinguant le « viol consommé » de l’attentat à la pudeur. Le « défaut de consommation » du viol, note en 1779 dans son réquisitoire le procureur général Jean-Jacques Dunant, « résulte des rapports des experts, qui n’ont vu dans les parties naturelles de l’enfant qu’une légère défloration ». En conséquence, le magistrat requiert ici le ban perpétuel du violeur fugitif qui s’« approcha charnellement d’une jeune fille d’environ cinq ans et suffisamment pour lui communiquer une maladie vénérienne63 ».
56La République protestante de Genève est un ressort où la médecine du crime s’institutionnalise fortement. Une telle situation rend-elle exemplaire la genèse de la modernité médico-légale dans l’Europe des Lumières ? Cette enquête aimerait en susciter d’autres sur l’ancien régime médico-légal pour montrer, du XVIIIe au XIXe siècle, la dynamique institutionnelle des continuités et des ruptures entre les savoirs épars et les savoirs constitués en science dans la fabrique institutionnelle et sociale de la médecine du crime, du suicide et de l’accident. Acteurs, dimensions épistémologiques et institutionnelles, culture policière : l’enquête judiciaire triomphe sous l’État de droit dès le Code d’instruction criminelle de 1808, avec les relais socioculturels des institutions, des façons de faire, des valeurs et de l’imaginaire scientifique du positivisme criminologique64.
57Or la modernité judiciaire dans la constatation des vestiges du crime que sont les corps meurtris ne s’impose pas avec la rupture entre l’arbitraire et la légalité des délits et des peines selon le Code pénal de 1791. Au contraire, entre empirisme et systématisation théorique, la culture de l’enquête s’ancre dans les usages et les pratiques judiciaires de l’Ancien Régime. Avec les Lumières, ce mode d’investigation s’accélère et se normalise dans la figure sociale de l’expert médico-légal, toujours plus actif sur la scène du crime comme le montrent les chirurgiens et les médecins de Genève. Appréhension des faits criminels soumis au monopole pénal de l’État moderne, dispositifs procéduriers, qualification judiciaire non arbitraire du corps du délit, régime probatoire et intime conviction naturalistes : au cœur de cette culture juridique affirmée depuis la Renaissance, l’investigation des experts assermentés met en indices le corps meurtri. D’une affaire à l’autre, ils énoncent un discours d’objectivation et de certification non équivoque du corps du délit. Devant la tête fracassée d’un homme « Mélancholico-Hypocondriaque », âgé de 21 ans, à l’« humeur triste et sombre », qui s’est tué d’un coup de pistolet, les chirurgiens André Arlaud et Étienne Meschinet résument en mai 1754 l’objectif médico légal de chaque démarche investigatrice par la formule « ce que nous certifions véritable ». Ils attestent ainsi le mode opératoire et les conséquences du suicide65. Ces deux experts expriment ce que les magistrats de justice réclament et attendent, du début à la fin du XVIIIe siècle, en assermentant les médecins et les chirurgiens du crime.
Dignité du justiciable
58Au XVIIIe siècle dans le ressort juridique de la République de Genève, les corps meurtris focalisent l’œil et l’attention des experts assermentés en justice. Les signatures des procédures médico-légales attestées dans les verbaux et les expertises sont appliquées par les chirurgiens (81,75 %, huit fois sur dix), souvent formés de père en fils, et les médecins (14,2 %, moins de deux fois sur dix), issus d’académies européennes plus ou moins prestigieuses. La sagefemme et le pharmacien-apothicaire peuvent apporter respectivement leurs compétences pour vérifier la « nature » d’une femme qui a secrètement accouché dans un contexte d’infanticide, mais aussi pour tester des échantillons alimentaire et des produits toxiques lors d’empoisonnements criminels. Travaillant parfois de concert, notamment dans les cas d’infanticide et d’empoisonnement, ces praticiens-légistes se transportent sur les lieux de la violence homicide. Assassinat, suicide, mort accidentelle : les levées de corps inhérentes à ces contentieux leur reviennent. Sur place et aussi à l’hôpital, ils y ajoutent l’autopsie anatomo-pathologique. L’ouverture cadavérique est systématique dans les affaires d’empoisonnement et coutumière dans les cas de noyade et d’infanticide. L’exhumation judiciaire s’effectue également sous l’œil du légiste. Lors d’excès non mortels, en cas d’attentat sexuel, les praticiens-légistes visitent les corps meurtris pour diagnostiquer l’étendue traumatique de la violence interpersonnelle et en pronostiquer les effets morbides. Parfois, ils prodiguent des soins aux victimes vivantes. Leur revient en outre l’identification anthropologique et sanitaire des enfants naturels qu’exposent les mères séduites et abandonnées qui ont renoncé à passer l’acte de l’infanticide.
59Quelle que soit la nature du contentieux impliquant le déploiement de son savoir-faire, le praticien-légiste participe dans l’urgence de l’instruction judiciaire à la constitution du corps du délit. Repérée sur le corps qu’il expertise, la marque physique de la violence devient un double symptôme. D’une part, un premier symptôme qui permet au légiste de caractériser médicalement la pathologie vénérienne, comme le trauma physique, la lésion interne et toute autre meurtrissure imputable à l’agression physique, qu’elle soit mortelle ou non. D’autre part, le second symptôme qui l’aide à objectiver le passage à l’acte, suicidaire et criminel, comme son signe physique non équivoque. En assemblant et soudant les maillons de la chaîne médico-légale, l’expert montre ce qui lie le corps meurtri au mode opératoire, via les instruments ou les gestes de la violence. Durant l’instruction judiciaire et avant l’application de la peine, le magistrat pourra ainsi qualifier avec plus de certitude le délit et la responsabilité pénale d’un agresseur emprisonné ou fugitif.
60Dès le temps des Lumières, cette économie médico-légale des savoirs épars sur le terrain du crime se développe institutionnellement de façon continuelle et accrue jusqu’à la fabrication au début du XIXe siècle de la médecine légale comme science constituée et discipline indissociable des pratiques judiciaire et des procédures policières. « L’assistance d’un médecin est de rigueur » pour la levée du cadavre et pour observer la réalité traumatique et matérielle des crimes de sang, souligne à la fin du XIXe siècle le commissaire de police Oscar Iverlet dans son manuel d’investigation judiciaire66. Avant la période de la légalité des délits et des peines, avant le positivisme pénal et la criminologie, la généalogie pratique de cette norme judiciaire découle matériellement de la « médecine des procès criminels ». Notre anthologie d’expertises illustre cette investigation d’urgence judiciaire qui objective au mieux les corps meurtris. En accroissant la qualification moins arbitraire du crime pour la certitude pénale, l’expert assure déjà au XVIIIe siècle un meilleur statut de dignité aux justiciables incriminés. La médecine judiciaire des corps meurtris renforce la légitimité pénale du juge.
Notes de bas de page
1 [Jean Devaux], L’art de faire des rapports en chirurgie, où l’on enseigne la Pratique et le Style le plus en usage parmi les chirurgiens commis ; Avec un extrait des Arrests, Statuts et Règlements faits en conséquence, Paris, D’Houry, 1703, p. 1-2 (leçon modernisée).
2 Gérard Simon, Sciences et histoire, Paris, Gallimard, 2008, p. 27-33 ; Alexandre Lacassagne, Léon-Henri Thoinot, Le Vade-mecum du médecin-expert. Guide médical ou aide mémoire de l’expert, du juge d’instruction, de l’avocat, des officiers de police judiciaire, Paris, 3e éd., 1911, Masson, p. 64-258.
3 Nicolas De Blegny, La doctrine des rapports en chirurgie, Lyon, 1684, p. 22. ; [Jean Devaux], L’art de faire des rapports en chirurgie, op. cit., p. 2.
4 Alexandre Lacassagne, Précis de médecine judiciaire, op. cit., p. 23.
5 Ange-Louis Dambre, Traité de médecine légale et de jurisprudence de la médecine, Gand, Hoste, 1859, I, p. 22 (« au laboratoire où les opérations doivent se faire »).
6 Nicolas De Blegny, La doctrine des rapports en chirurgie, op. cit., p. 2.
7 Léon Gautier, La médecine à Genève jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, Genève, Jullien, Georg, 1906, « Pièces justificatives », p. 610-618 (copie de 1697).
8 Ibid., « Pièces justificatives » : « Ordonnances générales pour la Médecine », « Ordonnances particulières pour les Docteurs-médecins, approuvées en Conseil ordinaire le 15 février 1658 » ; « Ordonnances particulières pour les Maîtres Apothicaires approuvées en Conseil ordinaire le 15 février 1658 » ; « Ordonnances particulières pour les Maîtres chirurgiens, approuvées en Conseil ordinaire le 15 février 1658 », « Règlement pour l’usage de la Chambre Anatomique du 7 octobre 1728 », p. 618-641 et 645-647.
9 Marie-Louise Portmann, « Jean-Jacques Manget (1652-1742), médecin, écrivain et collectionneur genevois », Gesnerus, 1975, 32, 1-2, p. 147-152.
10 Ordonnances particulières pour les Maîtres Chirurgiens, approuvées en Conseil ordinaires, le 15 février 1658, art. III, reproduit dans Louis Ladé, Chronique médicale de Genève de l’an 1500 jusqu’à nos jours, Genève, Imprimerie C.-L. Sabot, 1866, p. 29.
11 Pierre-François Briot, Histoire de l’état et des progrès de la chirurgie militaire en France pendant les guerres de la Révolution, Besançon, Gauthier, 1817, p. 2-5, 15-30, 36-106.
12 PC 11643, 1767, « Cadavre trouvé dans un sac au-dessus de Sécheron », dont « Premier rapport des sieurs Fine et Meschinet chirurgiens ».
13 PC 14089, 2 juin 1783, « suicide de Michel Derut, savoyard », « Rapport assermenté du maître en chirurgie ».
14 PC 14909, juillet 1786, « S’être rendu suspect en rôdant et en mendiant » ; Michel Porret, « La cicatrice pénale. Doctrine, pratiques et critique de la marque d’infamie », Sens dessous, juin 2012, 10, Trace[s], p. 47-63.
15 PC 11072, 1762, « Divers ossements humains trouvés dans un jardin de Plainpalais » ; RC, 262, 1762, fol. 405 : « Il n’y a rien de plus à faire. »
16 Sur la fonction et les activités de l’auditeur, Marco Cicchini, La police de la République. L’ordre public à Genève au XVIIIe siècle, Rennes, PUR, 2012, p. 154-162.
17 Le Petit Conseil (Conseil des Vingt-Cinq, Conseil étroit, Conseil ordinaire, Sénat ou Conseil d’État) est composé de 28 magistrats (quatre syndics élus pour une année par le Conseil général, 21 conseillers ad vitam, deux secrétaires d’État et le lieutenant de justice et police, tous cooptés par le Conseil des Deux-Cents). Ce conseil étroit représente le cœur de l’État républicain que vise l’oligarchie familiale de Genève. Pouvoir exécutif, détenteur de l’initiative législative et de l’autorité administrative, autorité militaire et diplomatique : en plus de ces fonctions régaliennes, le Petit Conseil juge en dernier ressort les causes criminelles et tranche en troisième ressort les causes civiles. Dès 1568, le droit de grâce incombe au Conseil des Deux-Cents. Nommée par le Petit Conseil, cette assemblée est censée représenter le Conseil général des bourgeois et citoyens, où réside la souveraineté de la République.
18 Jean-Pierre Sartoris, Éléments de la procédure criminelle suivant les Ordonnances de France, les Constitutions de Savoie et les Édits de France, Amsterdam, s. n., 1773, 2 vol., I, p. x.
19 Michel Porret, Marco Cicchini, Vincent Fontana, Ludovic Maugué, Sonia Vernhes-Rappaz, La chaîne du pénal, op. cit., p. 42-75.
20 Jean-Pierre Sartoris, Éléments de la procédure criminelle, op. cit., I, p. xiii ; Yves Jeanclos, La législation pénale de la France du XVIe au XIXe siècle, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? »,1996, p. 22-43.
21 Régularité et litige scripturaires : voir la réflexion judiciaire du « juré-expert écrivain » Étienne de Blégny, Traité contenant la manière de procéder à toutes vérifications d’écritures contestées en justice, Paris, Cavelier, 1698, passim.
22 Michel Porret, Marco Cicchini, Vincent Fontana, Ludovic Maugué, Sonia Vernhes-Rappaz, La chaîne du pénal, op. cit., p. 42-47.
23 PC 13882, « Meurtre de Jean-Salomon Mallet », dont « Conclusions du Procureur général subrogé François-André Naville ».
24 PC 13844, 15 février 1782-13 avril 1783, « Assassinat ».
25 Jeffrey Watt, Choosing Death : Suicide and Calvinism in Early modern Geneva, Kirksville, TSUP, 2001, p. 53-62 ; Baptiste Ruedin, « Sacre Dieu, il faut que je te tue ». L’homicide volontaire sur le territoire de Genève au XVIIIe siècle. Normes punitives, pratiques sociales et répression, université de Genève, faculté des lettres, département d’histoire générale, unité d’histoire moderne, mémoire de master, 2013, p. 110-111.
26 Jean-François Klein, Le corps blessé. Pratique et incidence de l’expertise médico-légale au XVIIIe siècle, université de Genève, faculté des lettres, département d’histoire générale, unité d’histoire moderne, mémoire de licence, 1998, p. 57-68.
27 PC 13690, 1781, « meurtre et vols » ; PC 13869, 1782, « Information ».
28 Michel Porret, Sur la scène du crime. Pratique pénale, enquête et expertises judiciaires à Genève (XVIIIe-XIXe siècle), Montréal, PUM, 2008, chap. xi (« Sur la scène de la noyade »), p. 207-224.
29 Ibid., chap. x (« Sur le théâtre du suicide »), p. 175-206.
30 Chaque procédure illustre ce protocole médico-légal : voir PC 13762, août 1781, verbal du « Châtelain subrogé » au mandement de Peney qui lève le cadavre d’une femme (65 ans) noyée dans le lac hors de Genève.
31 PC 14826, « suicide », mars 1786, deux rapports d’autopsies.
32 Dr J.-P. Henry Coutagne, Manuel des expertises médicales en matière criminelle à l’usage des magistrats instructeurs et des officiers de police judiciaire, Paris, Strock, 1887 ; Alexandre Lacassagne, L. Thoinot, Le Vade-Mecum du médecin expert, op. cit.
33 Prevost, Principes de jurisprudence sur les visites et rapports judiciaires des Médecins, Chirurgiens, Apothicaires et Sages-Femmes, Paris, Desprez, 1753, passim.
34 PC 4694, 1685-1686, cité.
35 René Sigrist et al., (éd.), Louis Jurine, chirurgien et naturaliste (1751-1819), 1999, Genève, Georg, 1999.
36 Michel Porret, Sur la scène du crime, op. cit., « Sur la scène de la noyade », p. 207, 211, 213, 218, 223 ; PC 15679, 1789, « Noyade » (infra, numéro 228).
37 PC 9309, 1746, « Excès », quatre rapports du chirurgien Antoine Sabourin (infra, numéro 85).
38 Nicolas de Blegny, La doctrine des rapports en chirurgie, op. cit., p. 37.
39 PC 9368, 1747, « Blessure accidentelle par arme à feu » (infra, numéro 87).
40 PC 7472, 1727, « Noyade » (infra, numéro 19) ; PC 10137, 1754 (infra, numéro 110).
41 PC 8113, 1734, « Suicide » ; PC 8170, 1734, « Noyade » (infra, respectivement numéros 37 et 39).
42 PC 8479, 1737, « Aliénation, suicide » (infra, numéro 47).
43 PC 8629, 1739, « Noyade » (infra, numéro 53).
44 PC 9602, 1749, « Meurtre » (infra, numéro 94).
45 Pierre-François Briot, Histoire de l’état et des progrès de la chirurgie militaire en France, op. cit., p. 107-145 (clinique et nosographie des diverses plaies). PC 8819, 1741 « Mort d’un contrebandier par arme blanche » (infra, numéro 61).
46 PC9972, « Homicide involontaire », 1753 (infra, numéro 102).
47 PC 9409, 1747, « Excès contre une jeune fille » (infra, numéro 88).
48 PC 9368, 1747, « Blessure accidentelle par arme à feu » (infra, numéro 87).
49 PC 8653, 1739, « Exposition d’enfant (mort) » (infra, numéro 54).
50 PC 10641, 1759, « Infanticide » (infra, numéro 118).
51 PC 8615, 1739, « Exposition d’enfant (mort) » (infra, numéro 52) ; PC 8227, 1735, « Infanticide » (infra, numéro 42).
52 Josephus Julius Czermak, Dissertatio inauguralis medico-forensis exhibens observationes XXV docimasuim pulmonum hydrostaticam, Vienne, 1823 ; Henri Soulas, Docimasie pulmonaire. Étude critique et historique, faculté de médecine de Paris, thèse pour le doctorat en médecine présentée le mercredi 13 février 1907, numéro 157, Paris, 1907, p. 9-40 (« De toutes les autres méthodes de docimasie, il n’en est pas une apte à suppléer l’épreuve hydrostatique. Cependant leur emploi peut rester un recours en cas d’incertitude », « Conclusions », p. 54).
53 PC 8227, 1735, « Infanticide », « Extrait des conclusions criminelles du Procureur général Jean Du Pan contre Claudine Berthoud » (infra, numéro 42).
54 PC 92 11, 1745, « Duel » (infra, numéro 80).
55 PC 8997, « Excès » (infra, numéro 74).
56 PC 8215, 1735, « Chute mortelle » (infra, numéro 41).
57 PC 8043, 1733, « Aliénation et suicide » (infra, numéro 36).
58 PC 4694, 1685-1686, « Empoisonnement », passim.
59 Denisart, Collection de décisions nouvelles et de notions relatives à la jurisprudence, Paris (1754-1756, 6 vol.), veuve Desaint, t. VI, 1787, p. 156.
60 Marco Cicchini, La police de la République, op. cit., seconde partie, « La Police des magistrats », p. 111-192.
61 Michel Porret, Vincent Fontana, Ludovic Maugué (éd.), Bois, fers et papiers de justice. Histoire matérielle du droit de punir, Genève, Georg, 2012, première partie « Instruire et prouver », p. 35-164.
62 PC 10305, 1756, « Meurtre » (infra, numéro 111).
63 PC 13367, 1779, « Attentat à la pudeur », « Conclusions » du procureur général.
64 Jean-Claude Farcy, Dominique Kalifa, Jean-Noël Luc, L’enquête judiciaire en Europe au XIXe siècle. Acteurs, imaginaires, pratiques, Paris, CREAPHIS, 2007.
65 PC 10087, 1754, « Suicide », (infra, numéro 105).
66 O. Iverlet, Guide-mémoire à l’usage de MM. les magistrats du parquet, les commissaires de police, la gendarmerie nationale et autres officiers de police judiciaire auxiliaires de M. le procureur de la République pour la constatation des crimes et des délits, Paris, Limoges, Charles-La Vauzelle, s. d. (1895), p. 126.
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