L’Humanité et les premiers Jeux olympiques de la guerre froide (1952-1960)
p. 165-177
Texte intégral
1Le 25 avril 1951, l’Humanité publie un petit article en page 3, intitulé « Un comité olympique soviétique est formé ». C’est ainsi que débute l’aventure olympique du bloc de l’Est qui allait peu à peu s’affirmer comme la première puissance sportive internationale. Cette machine à gagner qu’a été le sport socialiste pendant un demi-siècle mérite notre attention car elle a sans doute été créée avec l’aval du Kremlin. L’ampleur de la politique sportive mise en place par l’URSS et les démocraties populaires, et leurs résultats notamment aux Jeux olympiques, ont eu un grand retentissement avec la moisson de médailles réalisée par les athlètes rouges entre 1952 et 1988. Les presses communistes ne restent évidemment pas indifférentes à cette situation et vont mettre en scène cet engagement politique sur le terrain sportif.
2Nous nous intéresserons ici au journal l’Humanité durant les Jeux olympiques de la période la plus dense de la guerre froide. Journal généraliste à grand tirage engagé aux côtés du parti communiste français, son discours doit nous permettre d’appréhender tout autant le rapport au sport de la sphère communiste que sa fascination pour ce qui se déroule à l’Est du continent européen. Nous avons dépouillé les pages sportives du quotidien durant les trois premières participations des pays socialistes aux JO : en 1952 à Helsinki, en 1956 à Melbourne et enfin en 1960 à Rome. Ces JO se déroulent tous dans des contextes très troublés. Les bouleversements géopolitiques issus de la Seconde Guerre mondiale se font très vite sentir dans l’organisation des compétitions sportives internationales.
3Il s’agira d’abord de définir à quel niveau la politique fait irruption dans le stade olympique. Nous analyserons surtout les représentations, les images de la société socialiste que les pages sportives de l’Humanité fournissent au lecteur français durant les Jeux olympiques. L’objectif n’est pas de décrire le déroulement de ces olympiades mais bien d’analyser les représentations du sport soviétique et de l’événement dont les répercussions géopolitiques sont évidentes à l’échelle internationale. En France, tous les quotidiens traitent de l’actualité sportive, a fortiori pendant la quinzaine olympique, mais la manière dont l’Humanité décrit les résultats des sportifs de l’Est nous renseigne particulièrement sur l’image idéalisée de la société socialiste que souhaitent véhiculer les pays communistes par l’intermédiaire de leurs antennes dans les pays occidentaux.
Le chantier de la Paix
4Le Mouvement olympique1 est associé à des valeurs de paix telles que la fraternité et l’amitié entre les peuples. L’engagement soviétique au début des années 1950 est d’abord abordé au prisme d’une situation géopolitique qui doit lui donner tout son sens. À une semaine de la cérémonie d’ouverture des Jeux d’Helsinki, le quotidien du PCF rappelle que :
« Dans l’antiquité, les villes grecques faisaient trêve à leurs querelles pendant les Jeux. Seuls les hommes libres et vertueux pouvaient assister aux épreuves et cérémonies. Les esclaves en étaient écartés. »
« La haine, la guerre et les armes étaient éloignés du feu olympique. »
« La plus grande fête des temps modernes, les Jeux Olympiques doivent se dérouler dans une atmosphère de compréhension internationale dans laquelle l’esprit de camaraderie de l’antiquité doit régner2… »
5L’appel à la « trêve olympique » doit bien sûr s’entendre dans le contexte très tendu de l’été 1952, en pleine guerre de Corée. Cela fait dire à un journaliste de l’Humanité que ces Jeux « doivent être une grande manifestation d’amitié, une étape importante sur le chemin de la Paix3 ». On note déjà la conviction de voir ces JO influer sur la diplomatie internationale.
6Toutes les composantes des JO participent ainsi de la mythification de cet événement qui paraît être en mesure de panser les plaies du monde contemporain. Cette vertu thaumaturgique des JO incite les dirigeants politiques à associer leur personne à cet événement. C’est ainsi que l’on peut expliquer la démarche de Nikita Khrouchtchev qui fit adresser un message à tous les participants des Jeux olympiques de Rome. Inévitablement retranscrite dans les colonnes de l’Humanité, la déclaration du chef du Kremlin invite tous les athlètes à rester fidèle à l’idéal antique de l’olympisme :
« Chers amis,
Au nom du gouvernement de l’Union Soviétique et en mon propre nom, je salue chaleureusement en vous les représentants de la jeunesse sportive du monde, forte et pleine de la joie de vivre.
Les Jeux Olympiques sont une excellente tradition du mouvement sportif international. Le feu olympique allume dans les cœurs des hommes l’esprit de la camaraderie, appelle à la compétition honnête, contribue à la consolidation de la paix et de la compréhension réciproque. En même temps, les Jeux Olympiques sont une bonne école de la maîtrise sportive, ils contribuent au développement de la culture physique et du sport4. »
7N. Khrouchtchev perpétue ici le mythe olympique. Il reprend les grands idéaux de paix et de fraternité et il poursuit en associant l’Union soviétique à ces valeurs sacrées :
« Le progrès de la société dépend dans une bonne mesure de l’éducation de l’homme nouveau, combinant harmonieusement la richesse spirituelle et la pureté morale avec la robustesse physique. Le gouvernement de l’Union Soviétique se soucie sans relâche du raffermissement de la santé des travailleurs et du développement spirituel et physique multiforme du peuple. […] De nos jours, où le principal souci de l’humanité est le maintien et la consolidation de la paix, les sportifs doivent occuper une digne place dans l’accomplissement de cette noble tâche. Les rencontres des sportifs de différents pays favorisent le rapprochement et la compréhension mutuelle des peuples5. »
8N. Khrouchtchev accorde ainsi aux sportifs un rôle important sur la scène diplomatique. Alors que les soldats américains sont en guerre en Corée, on peut voir à travers cette allocution une volonté politique à peine masquée de servir la propagande pacifiste soviétique.
9En ce qui concerne le langage utilisé par le quotidien, on relève dans l’Humanité beaucoup moins de métaphores belliqueuses dans les pages sportives bien que ce procédé soit largement usité, a fortiori dans un contexte de grande tension internationale. Nous citerons à cet égard un article du Monde en date du 20 juillet 1952 :
« De véritables commandos russes sont à pied d’œuvre. Les Américains ont débarqué un énorme contingent de troupes. Chaque camp avec ses consignes et ses secrets, se trouve en contact pour la première fois depuis la guerre. Veille des armes sourcilleuse, jour assez solennel6. »
10Une allusion aussi explicite au conflit larvé entre les deux blocs paraît improbable dans les colonnes de l’Humanité. Si le journal du PCF a parfois tendance à dramatiser les événements sportifs, en 1952 le journal se refuse à faire des Jeux un terrain d’affrontement.
11Au sujet de la délégation soviétique aux Jeux d’Helsinki, notons qu’elle fut « isolée » dans le camp d’Otaniemi à l’Ouest de la ville, aux côtés des délégations des autres pays du bloc de l’Est7. Cet enfermement nous renseigne particulièrement sur la réalité des sociétés communistes puisque les athlètes sont quasiment dans l’impossibilité d’entrer en communication avec leurs homologues occidentaux. L’analogie concentrationnaire est évidente et le quotidien communiste est bien ennuyé lorsqu’il s’agit de justifier cette mise à l’écart volontaire des représentants du socialisme. L’Humanité s’en tient donc à la retranscription de la déclaration officielle de M. Romanov :
« Si nos athlètes vivent séparés de ceux des autres nations, cela vient essentiellement de l’impossibilité où se trouvaient les organisateurs finlandais de réunir tout le monde en un seul endroit. Nous sommes tout à fait en faveur de contacts entre athlètes des différentes nations et nous pensons d’ailleurs que, malgré l’existence de deux villages séparés, la communauté olympique existe réellement8. »
12Notons que les visites dont fait état le chef de la délégation soviétique ne sont en réalité autorisées seulement entre neuf heures et onze heures du matin avec une autorisation spéciale délivrée uniquement par ce même M. Romanov9. Il faut aussi noter l’absence de spectateurs soviétiques lors de ces JO. À ce sujet, M. Romanov semble plutôt confus, il déclare laconiquement « à ceux qui s’étonnent qu’aussi peu de touristes soviétiques soient venus à Helsinki pour les Jeux que tout citoyen soviétique était libre de venir, mais nous ne sommes pas responsables des désirs de chacun10 ». En ce qui concerne les Jeux de Melbourne de 1956, ils s’ouvrent dans un contexte tout aussi tendu, nous ne reviendrons pas sur la crise de Suez, l’entrée des chars soviétiques à Budapest, ou encore les premiers attentats en Algérie. l’Humanité passe totalement sous silence le refus de l’Espagne, de la Suisse et des Pays-Bas d’envoyer une délégation, pour protester contre l’agression soviétique à Budapest. De la même manière, l’Humanité n’évoque aucunement l’éventualité, pourtant débattue par le CIO11, d’une exclusion de l’URSS à la suite des incidents de Budapest.
13Il est intéressant d’observer également comment a été reçu le message pacifiste véhiculé par la délégation soviétique, et la manière dont elle était perçue par le public. Maurice Vidal, directeur de Miroir-Sprint, proche du PCF, et envoyé spécial de l’Humanité aux Jeux de Melbourne, semble confiant quant à la bonne tenue des spectateurs, quelques jours après le massacre de Budapest :
« Certains craignaient – ou espéraient – que par suite des événements mondiaux le public ne manifeste ses divers sentiments au passage des athlètes. Les associations de réfugiés hongrois12 se sont beaucoup remuées ces derniers temps pour créer des incidents hostiles aux sportifs soviétiques. Je dois dire que l’attitude du public australien fut absolument sans reproche13. »
14Rappelons que l’Humanité avait tenté de faire croire à son lectorat que l’intervention soviétique était largement approuvée par la population hongroise et que les émeutiers étaient tous de dangereux néofascistes14. Ainsi, le 7 décembre 1956, le lecteur de l’Humanité apprenait qu’un incident semble avoir eu lieu pendant la finale du tournoi olympique de water-polo, mais cette information n’est que partiellement évoquée au cœur d’un article un peu confus, dédié notamment aux épreuves de gymnastique :
« Hier se sont terminées notamment les épreuves de gymnastique et de lutte gréco-romaine. […] Mais il n’apparaîtra pas dans la “grande presse” comme il n’est pas apparu dans les journaux du soir, hier, à Paris.
Ces journaux ont préféré mettre en exergue l’un des très rares incidents créés par une bande d’émigrés hongrois spectateurs du match de water-polo Hongrie-U.R.S.S.15. »
15Le lecteur attentif aura tout de même remarqué un minuscule article en bas à droite de la page :
« WATER-POLO
Poule finale
Yougoslavie bat Italie, 2-1.
Hongrie bat URSS, 4-0.
(L’arbitre arrêta le match à la 12e minute, ne pouvant plus tenir en main les équipes qui, excitées par une bande d’émigrés hongrois, jouaient en marge des règles. À l’issue de la rencontre, les deux équipes se sont retrouvées dans les vestiaires pour regretter que le match ait dégénéré)16. »
16Le lecteur n’en saura guère plus sur ce match qui aurait « dégénéré » sans grande gravité puisque les deux équipes auraient sympathisé dans les vestiaires selon l’Humanité. En réalité, l’ensemble des spectateurs de la piscine olympique était hostile aux Soviétiques, du fait de l’agression russe à Budapest. Les Soviétiques, complètement dépassés techniquement par les Hongrois, auraient alors usé de toutes les provocations et commis plusieurs fautes graves sur leurs adversaires. À la suite de quoi, une bagarre générale éclata dans la piscine. L’arbitre, arrêta le match et déclara les Hongrois vainqueurs. La « petite histoire » retient que la piscine resta un long moment « rouge de sang17 ».
17Malgré cela, l’incident de la piscine olympique a fait ressurgir dans les pages sportives le climat conflictuel entre l’Humanité et la « grande presse » :
« Le Monde, Paris-presse se délectaient hier soir avec quelque chose qui n’a qu’un très lointain rapport avec l’esprit olympique… Il est plus facile de broder sur ce thème de guerre froide et d’en faire exceptionnellement un article sur les Jeux à la première page que de donner un palmarès d’ensemble de l’avant dernière journée effective des JO.
[…] Cet aspect d’amitié entre les peuples qui a baigné intensément les Jeux a été oublié par ceux-là qui se précipitent goulûment sur l’incident ô combien attendu18. »
18En proposant un palmarès exhaustif de ces Jeux olympiques, le journaliste de l’Humanité tente de se cacher derrière les résultats excellents de l’URSS, c’est un moyen flatteur de ne pas évoquer les événements extra-sportifs qui ont émaillé ces Jeux olympiques.
19Les affrontements politiques constatés aux JO trouvent ici leur écho dans la presse française. Le conflit avec Le Monde avait débuté un peu plus tôt, lorsque ce dernier avait publié le « rapport Khrouchtchev19 » dont M. Thorez tentait d’empêcher la diffusion20. À l’Automne 1956, l’Humanité s’est mise à l’écart du reste de la presse française, à l’image de l’isolation du PCF sur la scène politique. La représentation de l’URSS dans le monde s’est trouvée manifestement ternie par les événements de Budapest et cela se vérifie aux JO comme le souligne l’attitude du public à l’égard des équipes de l’Est qui a changé entre 1952 et les Jeux suivants21. Cela a été bien perçu par les journalistes de l’Humanité.
20Le grand public occidental n’a dans les années 1950 qu’une vague idée de la réalité du communisme. On peut donc penser que l’attitude des sportifs des pays communistes durant la compétition a eu une influence au moins aussi grande que leurs performances auprès de l’opinion mondiale. À bien des égards, ces sportifs font figure d’ambassadeurs du régime, leurs comportements et leurs déclarations sont largement commentés par l’ensemble de la presse occidentale. Selon Jean-Marie Brohm, les sportifs « concentrent les regards des citoyens sur la puissance de l’État qu’ils incarnent. Ils drainent ainsi sur l’appareil d’État la libido collective. Les masses sont alors rattachées à l’appareil d’État par le truchement des champions qui représentent l’idéal collectif. L’amour libidinal des champions se transfère sur l’État dont ils sont les représentants attitrés22 ». La plupart de ces athlètes ont proposé une image positive de leur État23, excepté lors des débordements des Jeux de Melbourne. Les scènes de fraternisation entre athlètes ne manquent pas, notamment lors des Jeux olympiques de 1952, confortant ainsi le discours pacifiste soviétique. L’Humanité s’empresse évidemment de rapporter dans ses colonnes les exemples de rapprochements entre sportifs soviétiques et américains, comme après la finale du tournoi olympique de basket-ball d’Helsinki :
« Réciproques hommages…
Bob Kurland, le géant (2 m 10) de l’équipe américaine a dit :
“Les Soviétiques ne sont pas nés d’hier. Ils ont pratiqué un jeu très astucieux. Ne nous faisons aucune illusion, dans quatre ans, ils seront rudement difficiles à battre.”
Aussitôt après la fin du match, le pivot de l’équipe soviétique, Otar Korkila, a embrassé l’américain Lovelette24. »
21Ce type de commentaires contribue implicitement à créer une image rassurante de « l’homme socialiste » en France, et le fait que l’ensemble de la presse reconnaisse les vertus de ces « sportifs-travailleurs » abonde en ce sens. Ainsi les deux sportifs les plus titrés des Jeux de 1952 multiplient les déclarations prosoviétiques. Le tchécoslovaque Emil Zatopek et le russe Victor Tchoukarine (sept médailles d’or à eux deux) ne ratent pas une occasion de promouvoir le modèle soviétique :
« Zatopek félicite les sportifs soviétiques
à l’occasion de la “Journée des sports” en U.R.S.S.
À l’occasion de cette journée, le comité des sports d’U.R.S.S. a reçu de nombreux télégrammes de félicitations dont un d’Emil Zatopek qui dit notamment : “Je félicite les sportifs soviétiques pour leur fête. Je suis allé trois fois à Moscou, et à chaque fois j’ai été enthousiasmé par le sport tel qu’il est pratiqué en Union Soviétique par la masse, ce qui permet les brillants résultats obtenus”25. »
22Une semaine plus tard, après avoir remporté sa troisième médaille d’or dans le marathon, il affirme ne pas être intéressé par une tournée aux États-Unis, en réponse à un journaliste américain qui lui propose de rééditer la tournée outre-Atlantique triomphale de Paavo Nurmi en 192526. Le jour de la cérémonie de clôture des Jeux d’Helsinki, l’Humanité retranscrit une conversation entre athlètes aux allures de meeting politique :
« Hier, au cours d’une réunion organisée par “l’Association Sportive des Travailleurs Finlandais” (la FSGT finlandaise), le grand Emil Zatopek a déclaré, selon l’“Associated Press” :
“La présence des Soviétiques à Helsinki a beaucoup contribué à promouvoir un esprit pacifique et a donné au monde la preuve du degré de culture du peuple soviétique et de sa volonté de paix.”
À quoi Tchoukarine, champion olympique de gymnastique, répond (toujours selon l’“A. P.”) :
“Alors que d’autres font la guerre avec des bombes et des microbes, les jeunes du monde se sont affrontés ici en toute amitié…
Mon pays a fait la preuve de son désir de paix et nous ferons tout pour la paix, même si les impérialistes et les capitalistes fomentent la guerre”27. »
23Les héros fraîchement médaillés font l’apologie de la diplomatie pacifiste soviétique. L’agitation du spectre de la bombe atomique (récemment acquise par l’URSS en 1949) ranime chez le lecteur de l’Humanité la fibre pacifiste issue de la Seconde Guerre mondiale. À la manière des artistes, les sportifs promeuvent un modèle national idéalisé durant les JO. D’une part, on peut imaginer que les athlètes proposant une image dégradante du socialisme soient passibles de sanctions à leur retour. D’autre part, tous les athlètes des pays communistes doivent leur carrière à l’État socialiste. On imagine donc qu’ils ont une vision biaisée du pouvoir politique en place, il ne faut pas négliger non plus l’aveuglement qui règne au sujet de l’URSS28. Le fair-play des athlètes et leur volonté de bien figurer dans la compétition s’expliquent tout d’abord par l’ambition légitime de faire honneur à leur nation. Ils sont toutefois certainement conscients d’être instrumentalisés par le pouvoir stalinien. Mais ils savent pertinemment qu’ils seront substantiellement récompensés pour leurs services et leur fidélité au Parti. A fortiori si cette fidélité est affichée devant les yeux du monde. À ce sujet, Mac Intosh relevait en 1963 que : « Les pays socialistes considèrent leurs représentants sportifs comme des émissaires politiques qui peuvent faire plus pour la publicité de la philosophie communiste. Les sportifs de l’Est ou de l’Ouest, qu’ils le veuillent ou non, sont des “ambassadeurs” de “bonne volonté” et sont tenus de revendiquer, non seulement leur propre valeur, mais l’idéologie de leur pays29. » De plus, une partie des athlètes a probablement adhéré à la propagande stalinienne.
Une vitrine du socialisme
24S’il réside un domaine dans lequel l’histoire du sport communiste fait l’unanimité, c’est celui de la réussite sportive aux Jeux olympiques. En effet, la progression fulgurante du sport à l’est du rideau de fer est indéniable. Cependant au terme des Jeux de 1952 le classement des nations par médaille place l’URSS en seconde place derrière les États-Unis, selon un barème que l’Humanité avait adopté en cours de compétition :
« Le classement que nous publions ci-dessous est établi en fonction des médailles attribuées (3 points pour une médaille d’or, 2 points pour une médaille d’argent, 1 point pour une médaille de bronze).
Classement
1. États-Unis : 174 pts pour 40 médailles d’or, 19 d’argent et 16 de bronze.
2. U.R.S.S. : 138 points pour 22 médailles d’or, 29 d’argent et 14 de bronze.
3. Hongrie : 84 points pour 16 médailles d’or, 10 d’argent et 16 de bronze30. »
25Au vu du nombre de médailles d’or comme du nombre total de médailles, la supériorité américaine semble difficilement contestable31. Pourtant dès le lendemain, l’Humanité affirme à la surprise générale que : « L’U.R.S.S. est bien la première nation des Jeux d’Helsinki32. » En effet, avec un autre mode de calcul utilisé notamment en 1948, La Pravda, le journal officiel du PC d’Union soviétique, s’est rendue compte que l’URSS arrivait en tête. L’Humanité, confuse d’avoir publié la veille un classement différent, reprend ainsi le système de décompte utilisé par La Pravda et s’en explique à ces lecteurs :
« Nous avons vu qu’au décompte des médailles, en attribuant (tout à fait arbitrairement d’ailleurs) 3 points pour une médaille d’or, 2 points pour une médaille d’argent et 1 pour une médaille de bronze, les États-Unis, grâce aux places d’honneur remplies en natation et en boxe, avaient repris la tête…
Il est évident qu’étant donné qu’il n’y a pas de système officiel de classement, tous les systèmes officieusement utilisés peuvent être déclarés bons par leurs auteurs, même s’ils sont injustes…
Pourtant, si classement il y a, basé sur les six premiers athlètes dans chaque épreuve (beaucoup plus logique que celui basé sur les trois premiers seulement), pourquoi varier de système d’une Olympiade à l’autre ?
[…] Pourquoi n’admettrait-on pas, en 1952, un système appliqué en 1948 ?
Parce que l’URSS, en 1952, devance les États-Unis ? Ce ne serait pas très “ sport”…
[…] Voilà donc le fait établi : l’URSS, malgré tous les classements “fantaisie” établis pour les besoins de la cause, a terminé en tête des XVe Olympiades33. »
26Manifestement, l’essentiel n’est pas toujours de participer. En s’indignant face à une prétendue manipulation des résultats, l’Humanité parvient ainsi à nier la suprématie sportive américaine pourtant évidente. À partir des JO de 1956, il n’y aura plus lieu de s’attarder sur les modes de calcul tellement la domination soviétique va s’affirmer écrasante sur le reste du monde34. Quelques exploits mémorables contribuent par ailleurs à mettre en valeur le sport communiste, en créant des « héros populaires ». On retiendra notamment le Tchécoslovaque E. Zatopek35 en 1952 qui, selon le journal, a « réalisé le plus grand exploit sportif de tous les temps36 ». Le tchécoslovaque est le « héros » socialiste de ces Jeux, présenté comme un modeste ouvrier dans une fabrique de chaussures, il ne doit sa réussite qu’à son travail et à un entraînement très rigoureux. Ce stakhanoviste des stades est ainsi érigé en modèle à suivre. Cependant, l’Humanité s’est toujours défendu de souscrire au « culte du champion ». Ainsi, en 1960, le quotidien critique cette pratique typiquement capitaliste et individualiste qui est responsable de la régression des États-Unis sur la scène olympique. Et Y. Le Floch d’avancer que : « Aux U.S.A., c’est le culte du champion, du dieu du stade qui est le moteur du sport. Le travail dans la masse n’existe pas37. » Le sportif de l’Est doit, quant à lui, se fondre dans la masse, il doit être accessible et faire figure de modèle, c’est un travailleur.
27Plusieurs journaux français, notamment France-Soir, justifient la domination des pays de l’Est par leur mépris de la notion d’amateurisme sportif. Cela permet d’expliquer par ailleurs la régression du sport français, incapable de concurrencer ces athlètes d’État. Pour se défaire de cette attaque, l’Humanité répond que l’amateurisme est devenu une notion très relative, depuis qu’il n’est plus le garant de la domination aristocratique sur le sport olympique. Le succès aux JO va aux nations qui s’adaptent le mieux au principe de l’amateurisme sans le transgresser, et en 1960, l’Humanité en a pris son parti :
« “Les universitaires américains sont des étudiants factices… Et les sportifs soviétiques ne sont-ils pas des athlètes d’État ?” Pour nous, il y a des pays où le sport peut être commercialisé, les pays à régime capitaliste. Et il y a des pays où le sport ne peut pas être entre les mains de commerçants, les pays socialistes. C’est simple, mais les théories olympiques ignorent cela. Elles sont abstraites : l’amateurisme en soi38… »
28Le débat se déplace sur le terrain idéologique. La privatisation et la commercialisation du sport avaient déjà été dénoncées par M. Thorez au congrès de Villeurbanne en 1936. Le chef du Parti communiste français y avait condamné : « Le capital qui fait du sport un objet de profit39. » Dans une longue apologie du sport soviétique, Y. Le Floch répond aux interrogations légitimes au sujet de l’amateurisme. À la question « Sont-ils des professionnels du sport40 ? », il répond en citant un dossier de Raymond Boisset41, qui « écrivit ceci, après un voyage en URSS42 » au sujet des joueurs de football de la première division d’Union soviétique :
« Le professionnalisme n’existe pas dans le sport soviétique… Tous les joueurs ont une activité professionnelle au titre de laquelle ils sont membres de leur club. Tous sont travailleurs employés ou étudiants. […] Ils ont un emploi dans un atelier ou un bureau de leur entreprise, et c’est en tant que travailleurs, en raison de leurs qualités professionnelles qu’ils touchent leur salaire. Mais étant donné l’appui, la participation que les syndicats apportent à l’organisation du sport en Union Soviétique, le bon joueur se voit muté, dans son travail, à un poste où il lui est possible de mener de front son activité professionnelle et son activité sportive.
Pour les déplacements, le “collectif” sportif de l’entreprise n’a aucune peine à obtenir de la direction l’autorisation d’absence. Le manque à gagner est à la charge du collectif sportif, c’est-à-dire du syndicat, c’est-à-dire de l’entreprise elle-même43. »
29En s’appuyant sur cette étude, Y. Le Floch prétend faire « table rase des racontars sur de soi-disant “athlètes d’État”44 », il en profite par ailleurs pour louer le système socialiste, avec cette description de la vie de l’entreprise en URSS. À la lecture de son rapport, on peut se demander quel est exactement le niveau de connaissance du sport soviétique de R. Boisset. En tout cas, il est un sympathisant de l’Union soviétique45, il préside en 1952 la commission sportive de l’association d’amitié « France-URSS » au côté de Jean Guimier. Comme le note Y. Le Floch46, la notion d’amateurisme reste assez floue et tout le monde se défend de part et d’autre de la transgresser. Tous les sportifs olympiques des pays de l’Est ont officiellement un métier, mais il est évident que cette profession est destinée à protéger leurs statuts d’amateurs et surtout à leur assurer une reconversion.
30Les démocraties populaires prendront largement exemple sur le sport de masse soviétique, éblouissant aux JO, pour former leurs propres systèmes sportifs. l’Humanité reconnaît toutefois l’avance considérable prise par l’URSS sur les démocraties populaires en matière de politique sociale, grâce à l’antériorité de la prise de pouvoir des communistes :
« Si le visage du sport, donc, n’est pas le même d’une république à l’autre, ceci dépend aussi et surtout du stade atteint par telle ou telle nation dans sa marche au socialisme. […] Il va de soi qu’en Union Soviétique, l’essor considérable de la production, lié à la diminution progressive des heures de travail (journée de 6 heures pour les jeunes), favorise actuellement un nouvel élan de la masse de la jeunesse vers le sport. Le sport soviétique, le plus avancé de tous, se développera donc à un rythme de plus en plus rapide dans les années à venir47. »
31La notion de progrès continu de la civilisation socialiste transparaît de cet article. On peut mettre cette notion en parallèle avec l’amélioration permanente des records sportifs. La course aux records est vivement encouragée par le système soviétique de récompenses aux meilleurs athlètes, cela se confond avec le principe de progrès perpétuel de la société socialiste. L’étude de J. Riordan conteste cette vision des choses un peu optimiste. En effet, dans une économie de pénurie relative telle que celle de l’URSS, ce dernier rappelle que la priorité des investissements était donnée à la nourriture, au logement et à la santé48. Quant aux constructions d’infrastructures de sport, elles sont largement concentrées dans les plus grands centres urbains, ce qui dément la description faite dans l’Humanité du sport au kolkhoze49.
Conclusion
32On peut donc dire que l’image du sport soviétique propagée en France par l’Humanité durant les années 1950 est biaisée et s’intègre dans un discours de propagande beaucoup plus vaste. Les pages sportives du journal ont été un vecteur à part entière pour propager un message politique. Les journalistes présents sur place lors des grandes manifestations sportives sont eux-mêmes enfermés dans une construction mentale idéalisée du sport socialiste, cette vision étant bien sûr confirmée par les excellents résultats des athlètes en rouge. Ils ont rendu compte d’une domination sportive évidente qui vient confirmer leurs préjugés sur la réussite d’un système politique. L’importance de l’image offerte au monde lors des grands événements est cruciale, dans la mesure où la vie à l’Est du rideau de fer est largement mythifiée par le lecteur de l’Humanité. En pleine guerre froide, ce dernier a pu trouver dans les colonnes de son quotidien la confirmation d’une idéalisation largement fantasmée du modèle soviétique. Le sport a été sans conteste un moyen de montrer aux militants et aux sympathisants les résultats positifs de l’édification d’une société parfaite qu’ils espéraient un jour instaurer en France.
Notes de bas de page
1 Sur le Mouvement olympique, voir Pierre Collomb (dir.), Sport, droit et relations internationales, Paris, Economica, 1988, p. 26-36.
2 L’Humanité, 11 juillet 1952.
3 J. Guimier, « Les 15e Jeux Olympiques à Helsinki », l’Humanité, 16 juillet 1952.
4 « Un message de Nikita Khrouchtchev aux participants des 17e Olympiades », l’Humanité, 25 août 1960.
5 Idem.
6 O. Merlin, Le Monde, 20 juillet 1952. Cité dans P. Milza, « Helsinki, les Jeux de la guerre froide », L’Histoire, no 24, 1980, p. 27-30.
7 Le camp d’Otaniemi accueille les délégations d’URSS, de Pologne, Hongrie, Bulgarie, Tchécoslovaquie et Roumanie. La Yougoslavie n’y fut bien sûr pas invitée.
8 Conférence de presse de Nikolaï Romanov, l’Humanité, 28 juillet 1952.
9 Voir P. Milza, « Helsinki, les Jeux de la guerre froide, » L’Histoire, no 24, 1980, p. 27-30.
10 Conférence de presse de Nikolaï Romanov, art. cit.
11 Voir le mémoire de maîtrise IEP de K. Gelebart, Sport et politique pendant la guerre froide, Grenoble, IEP, 2003.
12 Environ 160 000 Hongrois sont passés à l’ouest.
13 M. Vidal, « Les larmes de Jesse Owens », l’Humanité, 23 novembre 1956.
14 C. Delporte, C. Pennetier, J.-F. Sirinelli et S. Wolikow, op. cit., p. 220-221. R. Leroy (dir.), Un siècle d’Humanité 1904-2004, Paris, Le Cherche Midi, 2004, p. 229.
15 L’Humanité, 7 décembre 1956.
16 Idem.
17 P. Charroin et T. Terret, Une Histoire du Water Polo : l’eau et la balle, Paris, Harmattan, 1998. Également B. Morlino, Un siècle d’olympisme, Lyon, La Manufacture, 1988 ; G. Deffrennes, Un siècle d’olympisme les J. O. de 1896 à nos jours, Paris, La renaissance du livre, 2004.
18 L’Humanité, 7 décembre 1956.
19 Le Monde, 17 mars 1956.
20 P. Milza, op. cit., p. 119-120. S. Courtois, M. Lazar, Histoire du Parti communiste français, Paris, PUF, 1992, p. 292-293.
21 Voir notamment Le Parisien libéré, 7 décembre 1956. Cité dans Yann LeFloch, « Fausse note », l’Humanité, 9 décembre 1956.
22 J.-M. Brohm, Sociologie politique du sport, Nancy, PUN, 1992, p. 344.
23 P. Milza, « 1896-1996 Sport, Guerre et Politique », L’Histoire, no 199, 1996, p. 76-84. P. Milza, « Helsinki, Les Jeux de la guerre froide », L’Histoire, no 24, 1980, p. 27-30.
24 « Réciproques hommages… », l’Humanité, 4 août 1952.
25 L’Humanité, 21 juillet 1952.
26 Le « finlandais volant » fit 55 courses en un mois de tournée, il en remporta 53.
27 L’Humanité, 4 août 1952.
28 F. Fejtö, Histoire des démocraties populaires, Paris, Le Seuil, 1969.
29 Mac Intosh, Sport and Society, Londres, Watts, 1963. Cité dans P. Colomb, Sport, droit et relations internationales, Paris, Economica, 1988.
30 « Au classement par médailles l’URSS est seconde derrière les États-Unis », l’Humanité, 4 août 1952.
31 Notons par ailleurs que ce classement ne correspond pas au classement fourni en 2006 par le CIO, pour les JO d’Helsinki, qui donne 40 médailles d’or, 19 d’argent et 17 de bronze aux États-Unis et 22 médailles d’or, 30 médailles d’argent et 19 de bronze à l’URSS.
32 « L’U.R.S.S. est bien la première nation des Jeux d’Helsinki », l’Humanité, 5 août 1952.
33 Idem.
34 L’URSS finit largement en tête avec un total de 98 médailles dont 37 en or, contre 74 médailles aux États-Unis dont 32 en or.
35 Il remporta au cours des JO d’Helsinki trois médailles d’or : sur le 5 000 m, le 10 000 m et le marathon.
36 L’Humanité, 28 juillet 1952.
37 Y. Le Floch, « U.R.S.S. et U.S.A. : Conceptions différentes… et résultats différents », l’Humanité, 13 septembre 1960.
38 Y. Le Floch, « On commencera avec les gamins et gamines », l’Humanité, 25 août 1960.
39 Cité dans G. Hermier (dir.), Le sport en question : Les réponses des communistes, Paris, Éditions Sociales, 1976, p. 31.
40 Idem.
41 Raymond Boisset a été recordman de France du 400 mètres, champion de France universitaire. En 1956, il est directeur de l’École normale supérieure d’éducation physique. Son voyage en URSS en 1952 et son dossier sur le sport soviétique ont donné lieu à une série d’articles : « Un mois en URSS. Comment j’ai pu étudier sur place la vie des sportifs soviétiques », L’Équipe, du 10 juillet au 24 août 1954. Y. Le Floch reprend ici des extraits de ces articles.
42 Y. Le Floch, « Et tel est le monde olympique no VIII », art. cit.
43 Idem (en italique dans le texte original).
44 Idem.
45 Y. Adam, Le sport dans la vie des Soviétiques, Moscou, Éditions du Progrès, 1979, p. 182.
46 Y. LeFloch, « On commencera avec les gamins et gamines », l’Humanité, 25 août 1960.
47 « L’objectif commun », art. cit. (en italique dans le texte original).
48 J. Riordan, op. cit., p. 23.
49 « L’URSS compte 3 millions de sportifs ruraux », l’Humanité, 18 août 1952.
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