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Marie-Antoinette, invention d’une héroïne royale (1793-1816)

p. 189-198


Texte intégral

1Les travaux universitaires sur Marie-Antoinette d’Autriche-Lorraine, au rebours de la littérature grand public, se sont majoritairement intéressés, ces dernières années, à « la reine scélérate » pour reprendre le titre de l’ouvrage de Chantal Thomas1, autrement dit à l’image de cette reine telle qu’elle a été véhiculée par les pamphlets, en soulignant le lien entre cette image dégradée et le processus de désacralisation de la monarchie2. En revanche, l’étude de l’image royale de la reine a été délaissée, tant le « portrait de la reine3 » régnante dans ses variantes absolutiste et constitutionnelle que l’image contre-révolutionnaire qui suit le régicide. C’est ce dernier point qui nous intéressera ici. En effet, la chute de la monarchie entraîne immédiatement la naissance d’une production littéraire et iconographique royaliste centrée sur la famille royale détenue au Temple qui se développe considérablement avec la mort des différents protagonistes. Cette production, européenne et peu coordonnée, est le fondement d’un imaginaire commun à tous les royalistes du XIXe siècle et la matrice de l’idéologie royale élaborée sous la Restauration. La figure de Marie-Antoinette renaît dans ce cadre. Le récit de sa vie prend une coloration et une signification particulières au service de la défense de la monarchie ou d’une certaine idée de celle-ci. C’est donc le processus de construction de cette image, ses significations et ses usages politiques que nous voudrions étudier ici. Cette étude pourrait se poursuivre très avant dans le XIXe siècle, voire jusqu’à nos jours. 1816 apparaît cependant comme une année charnière. C’est en effet à la fois la date de la découverte (ou pseudo-découverte) de la dernière lettre-testament de la reine et celle de l’achèvement de la chapelle expiatoire de la Conciergerie : à partir de ce moment-là, l’image de la reine est quasi-figée pour la mémoire royaliste et remplit la double fonction de célébrer les vertus royales et de resacraliser la figure de la reine.

La production royaliste

2La production royaliste sur la période qui nous intéresse est soumise aux aléas politiques. Elle naît dans la clandestinité puisque les décrets du 4 décembre 1792 et du 29 mars 1793 condamnent toute manifestation en faveur de la royauté. Ainsi, si le procès et la mort de la reine donnent lieu à des relations et à des représentations iconographiques en France même, c’est essentiellement à l’étranger que paraissent les ouvrages et œuvres contre-révolutionnaires : dans l’Empire, aux Pays-Bas, en Suisse et à Londres principalement4.

3La production d’œuvres littéraires est généralement le fait d’émigrés. L’imprimeur Fauche-Borel, installé alors à Neuchâtel, aurait ainsi imprimé quasi-immédiatement après la mort de Marie-Antoinette un Précis de l’horrible assassinat de Marie-Antoinette de Lorraine d’Autriche du bisontin Fenouillot. Le Martyre de Marie-Antoinette d’Autriche, reine de France, tragédie d’Étienne Aignan, a été publiée en 1793 à Amsterdam puis republiée en 1794 à Liège et Bruxelles5. La production iconographique, en revanche, est majoritairement le fait d’artistes étrangers. Ainsi, l’éditeur londonien William Lane publie-t-il, vraisemblablement en 1793 ou 1794, un Massacre of the Queen peint par J. H. Stevenson et gravé par un certain Goldar6. Peintres, graveurs et éditeurs se spécialisent souvent dans ce type de production. Stevenson a peint également une mort et un portrait de Louis XVI7. Les éditeurs londoniens Paulo Colnaghi, Carlo Lasinio et Mariano Bovi ainsi que l’éditeur d’Augsbourg Martin Engelbrecht élaborent des cycles complets d’estampes sur les malheurs de la famille royale au Temple dans lesquels on trouve des représentations des adieux de Louis XVI à sa famille, de l’enlèvement de Louis XVII à sa famille ou encore du procès de la reine. Marie-Antoinette figure alors dans la plupart des scènes mises en image8.

4La diffusion de cette production en France est difficile à cerner et n’a sans doute été que confidentielle. Il faut attendre les périodes d’apaisement politique pour qu’émerge une production nationale : 1794-1797, 1800-1802 essentiellement. Le cas du graveur Vérité, bien étudié par Claude Langlois, est très caractéristique de ce phénomène9. Après deux tentatives infructueuses en 1794 et 1799, il parvient à publier sa série de six estampes sur les malheurs de la famille royale en 180110. Les biographes de la reine rencontrent les mêmes difficultés : si Montjoie arrive à faire paraître sans peine sa Vie de Marie-Antoinette en 1797, la Vie de Marie-Antoinette de Babié de Barcenay, publiée en 1802, est saisie par la police malgré le soin de l’auteur d’insérer un éloge du Premier Consul au début de son ouvrage11. C’est bien entendu la Restauration qui permettra la diffusion massive des œuvres concernant la reine, un grand nombre étant rééditées à ce moment-là et des œuvres inédites inondant opportunément le marché : c’est ainsi que Lepître, un des municipaux qui a trahi la Commune au profit de la famille royale, publie ses Souvenirs en 1814.

5En tout, de 1793 à 1816, une trentaine d’ouvrages sur la seule reine sont publiés : oraisons funèbres, biographies, poèmes, notices. Il faut y ajouter les nombreux textes concernant toute la famille royale, dont Le journal de ce qui s’est passé à la tour du Temple de Cléry, véritable pierre angulaire de la mémoire royaliste, très largement diffusé : 7 éditions en français à Londres, une en italien et une en anglais pour la seule année 1798, deux éditions françaises en 1814 et une en 181612. Les estampes sont plus nombreuses. Les collections de la Bibliothèque nationale de France conservent, par exemple, une trentaine d’estampes contre-révolutionnaires sur la seule exécution de la reine.

6Toute cette production s’effectue sans ordre, sans coordination, sans concertation. Même sous la Restauration, le pouvoir royal encourage éventuellement auteurs et artistes, mais n’est pas directif13. Cela n’empêche cependant pas des phénomènes d’échos et de reprises, certaines œuvres servant de matrice aux autres. La tragédie d’Aignan, bien diffusée, inspire ainsi directement plusieurs estampes dont Marie-Antoinette quittant la Conciergerie gravée aux Provinces-Unies en 1794 par Pieter Hendrik Jonxis d’après un dessin de Cornelis van Cuijlenburg (figure 1)14.

Image

Fig. 1. Pierre-Hendrik Jonxis, graveur ; Cornelis van Cuijlenburg, peintre, Marie-Antoinette quittant la Conciergerie pour aller à l’échafaud, 1794. Eau forte et burin 42,5 x 49 cm, BnF.

7Marie-Antoinette est représentée la poitrine dénudée au moment de monter dans la charrette qui doit la conduire au supplice. La scène, qui n’a aucun rapport avec la réalité, est un écho direct à la décision du tribunal révolutionnaire telle qu’elle est rapportée dans la dernière scène de la tragédie :

« Du Français bravant la liberté,
Antoinette nia sa haute majesté.
Devant son souverain, jusque près la ceinture,
elle paraîtra nue15. »

8À partir de 1797, la plupart des œuvres empruntent à Montjoie puis, pour la période du temple, à Cléry, plus documentés et plus fiables. La cohésion de ces récits est donc forte et tous contribuent à restaurer l’image très dégradée de la reine de France.

Illustrer les vertus royales

9L’emprisonnement de la reine, ses souffrances et sa mort offrent le moyen de répondre aux attaques dont elle a été l’objet, surtout à partir de l’Affaire du collier en 1786, et qui ont pris, avec la Révolution, une ampleur considérable16. Il s’agit donc de réhabiliter Marie-Antoinette en illustrant ses vertus royales. Cette réhabilitation se présente sous des formes différentes en fonction des supports et de leur provenance. De manière générale, les biographes de la reine, majoritairement français, sont sur le mode du plaidoyer, les dramaturges, poètes et peintres sur celui du sentiment et du mélodrame.

10Les critiques contre Marie-Antoinette s’articulent autour de trois thèmes. Tout d’abord, son appartenance à la maison d’Autriche17. Le renversement d’alliance de 1756, dont l’union de Louis xvi et Marie-Antoinette était le fruit, n’avait pas été sans poser problème à l’opinion : la maison d’Autriche était l’ennemie de la France depuis le XVIe siècle, un tel changement n’allait pas de soi. Quand la guerre contre l’Autriche est déclarée au mois d’avril 1792, la reine est de nouveau montrée du doigt et accusée d’être à la tête d’un comité autrichien, accusation qui sera reprise lors de son procès. Les panégyristes de la reine, en contrepoint, vont présenter une princesse sensible à l’honneur d’être reine de France dès sa plus tendre enfance et aimant les Français par-dessus tout. Seconde assertion à laquelle il faut répondre, le caractère dépensier et superficiel de la souveraine. On insiste alors sur sa générosité, sa simplicité, sa fidélité en amitié. Les panégyristes ont enfin à laver la reine de tout soupçon d’adultère, accusation récurrente qui a pris un tour extrêmement virulent pendant la Révolution. Sur un sujet aussi délicat, aucune allusion n’est directe, mais on montre qu’elle a formé avec Louis XVI un couple uni dès le début de leur mariage, passant sous silence leurs difficultés à avoir un héritier. La narration des divers épisodes révolutionnaires fournit autant d’occasions de souligner le dévouement conjugal de Marie-Antoinette. Elle aurait ainsi déclaré, lors des journées d’octobre 1789 : « Si les Parisiens viennent ici pour m’assassiner, c’est aux pieds du roi que je le serai, mais je ne fuirai jamais18. » Elle apparaît ainsi comme une épouse exemplaire voire, à certains égards, une victime de son propre dévouement.

11Ces contre-feux ne sont cependant pas suffisants, il faut également montrer que Marie-Antoinette était digne à tous égards du trône qu’elle occupait. Elle l’était d’abord par la naissance. Sa filiation avec l’impératrice-reine Marie-Thérèse d’Autriche est sans cesse mise en avant : elle est d’un sang illustre et la digne fille d’une mère héroïque. Elle possède en sus la beauté de toute princesse bien née, selon les topoi de la littérature princière19. On rappelle sans cesse sa grâce et, dans les estampes, ses portraits reproduisent ou s’inspirent de ceux du temps de sa splendeur souveraine : elle est représentée dans toute sa beauté et sa gloire. On vante également la bonté de la princesse. Des anecdotes tirées généralement du début du règne sont répétées à satiété. On raconte ainsi comment la princesse alors Dauphine croise, au cours d’une chasse, une femme en pleurs qui lui explique que son mari, qui travaillait dans le village d’Achères, avait été blessé par un cerf. La princesse fait reconduire la femme chez elle, demande à Louis XV d’envoyer son premier chirurgien s’occuper du blessé et lui fait verser une pension20.

12Enfin, et surtout, la reine est mère. Marie-Antoinette a rempli le premier devoir qui lui incombait : donner un héritier au trône. En outre, à une époque où l’image maternelle est considérablement valorisée, elle est représentée comme une bonne mère, s’occupant de ses enfants, de sa fille en particulier. Cette image est la plus prégnante de toutes. Quelques anecdotes montrent la reine comme une bonne éducatrice. Ayant l’occasion de présenter le bailli de Suffren à ses enfants, elle leur aurait dit :

« Nous lui avons tous les plus grandes obligations. Regardez-le bien et retenez son nom. C’est un des premiers que tous mes enfants doivent apprendre à prononcer et pour ne l’oublier jamais21. »

13La reine donne ainsi un modèle à ses enfants, dans le droit fil des Vies des hommes illustres de Plutarque, qui fait partie des lectures princières : ils doivent pouvoir s’inspirer des hauts faits des héros pour guider leur propre comportement et reconnaître la valeur de leurs sujets pour pouvoir bien s’entourer.

14La Révolution apporte une dimension dramatique à ce lien maternel. Le Dauphin enlevé à sa mère peint par Pellegrini et gravé, entre autres, par Colnaghi, montre ainsi une mère éplorée parce qu’on lui arrache son enfant. La réponse de la reine à l’accusation d’inceste portée contre elle par Hébert au cours de son procès est restée célèbre et constitue sans doute l’apogée de cette image maternelle :

« Si je n’ai pas répondu, c’est que la nature se refuse à répondre à une pareille inculpation faite à une mère. J’en appelle à toutes les mères qui peuvent se trouver ici22. »

15L’image de la mère est la meilleure réponse aux détracteurs de Marie-Antoinette parce qu’elle unit vertus royales et vertus privées, tradition monarchique et sentiment. Cette image maternelle était déjà utilisée par la propagande monarchique à la fin du règne de Louis XVI23. Les circonstances tragiques des derniers mois de la reine lui donnent une force nouvelle.

16Ces vertus (beauté, bonté, maternité) sont celles qui, depuis la fin du Moyen Âge, sont requises de toutes les princesses françaises. S’y ajoutent deux autres vertus, tout aussi royales quoique plus masculines : le courage et la mansuétude. Les récits sur la période révolutionnaire permettent de valoriser le courage de la reine. Deux épisodes deviennent emblématiques. La scène du balcon, tout d’abord. Lors des journées d’octobre 1789, la reine, appelée au balcon de la cour de marbre par la foule qui a envahi Versailles, apparaît d’abord avec ses enfants puis, aux cris de « point d’enfants », seule, et parvient, par son attitude digne à calmer les cris et les huées24. Le moment où elle sort de sa prison pour être conduite au supplice ensuite :

« En montant sur cette fatale charrette, le prêtre Girard lui dit :
– Voici, madame, l’instant de vous armer de courage...
– De courage, reprit vivement la reine, il y a si longtemps que j’en fais l’apprentissage qu’il n’est pas à croire que j’en manque aujourd’hui25. »

17D’une manière assez surprenante compte tenu de la place des consorts en France, le grand caractère de la reine justifie aux yeux de plusieurs auteurs, Montjoie en particulier, qu’elle ait pu prendre part à certaines décisions politiques, avec, pour corollaire, l’affirmation que Louis XVI aurait mieux fait d’écouter sa femme, plus ferme que lui en bien des circonstances. Montjoie avait déjà exprimé cette idée dans son journal L’Ami du roi en 1791. Une partie des espérances politiques des contre-révolutionnaires s’était ainsi reportée du roi vers la reine, plus capable de tenir les rênes du gouvernement, selon eux, et les récits postérieurs à la mort de la princesse en gardent la trace.

18Enfin, la reine est capable de mansuétude. Ce sont là encore les journées d’octobre qui sont l’épisode clef de la démonstration de cette vertu. La reine refuse de dénoncer « ses sujets » aux enquêteurs du Châtelet chargés de faire la lumière sur ces événements et aurait déclaré : « J’ai tout vu, tout su, tout oublié26. » Cette mansuétude royale atteint son apogée dans la lettre supposée de la reine à Madame Élisabeth, publiée en 1816 et largement répandue par les soins de Louis XVIII, dans laquelle, à l’instar de son époux, elle pardonne à tous ses ennemis27. La mansuétude, vertu royale, devient alors pardon, vertu chrétienne marque des saints et des martyrs.

Sacraliser

19Les allusions plus ou moins explicites au « martyre » de Marie-Antoinette, apparaissent dès la mort de la reine. Louise de Ryamperre intitule son panégyrique Différentes anecdotes sur le martyre de Marie-Antoinette d’Autriche, infortunée reine de France et de Navarre. De même, le titre de la tragédie d’Étienne Aignan est tout simplement Le Martyre de Marie-Antoinette d’Autriche, reine de France. Plus tardivement, Montjoie n’hésite pas à faire un parallèle entre les derniers jours de la reine et la Passion du Christ. Il montre la reine assoiffée et soulagée par le verre d’eau tendu par un de ses gardes. Sa robe de deuil lui est ôtée juste avant l’exécution et l’étoffe partagée entre les gardiens. La guillotine devient « l’autel » sur lequel la victime est « immolée28 ». Si ce parallèle appartient au répertoire habituel de l’image du roi de France qui, comme le Christ, est « l’oint du seigneur », il est inhabituel pour les reines dont l’image puise plutôt dans la symbolique mariale29. Cette dernière ne peut cependant rendre compte de la situation exceptionnelle de Marie-Antoinette, d’où, vraisemblablement, cette transposition, d’autant plus aisée sur une souveraine dont on connaissait (voire approuvait) l’influence politique et dont la mère avait été reine régnante.

20Plusieurs estampes empruntent également au registre hagiographique. C’est incontestablement celle d’Isaac Cruikshank The Martyrdom of Marie-Antoinette [Cahier central, fig. 7] qui reprend au plus près l’image traditionnelle des martyres. La reine est au centre de l’image, en pied, une main tendue vers le peuple et une sur son cœur, l’instrument de son martyre se dessinant derrière elle, une épée, symbolisant la décapitation dans l’iconographie chrétienne, au pied de la guillotine30.

21La peinture de William Hamilton [cahier central, figure 8], datant de 1794, se rattache elle aussi clairement à l’iconographie religieuse : la reine est présentée au moment où on lui lie les mains dans le dos, à l’image du Christ. Sa tenue blanche, son maintien hiératique contrastent avec la foule vociférante et lui confèrent une grande dignité. Les yeux levés au ciel sont la marque de sa soumission aux décrets de la Providence31.

22À l’instar de ce qui se passe pour Louis XVI à la même époque, il existe donc une tendance à faire de la reine une martyre. Cependant, le phénomène est en mode mineur. Du point de vue quantitatif tout d’abord. Pour ne reprendre que l’exemple des estampes, les images les plus diffusées sur Marie-Antoinette sont plutôt les scènes familiales que celles de sa mort. Surtout, alors que le discours de l’Église concernant Louis XVI a pu être ambigu et laisser croire à une prochaine canonisation32, on ne trouve pas pareille ambiguïté dans celui concernant la reine. La première oraison funèbre prononcée sur le sol français, celle de Valenciennes, en 1794, rend bien hommage aux vertus de la reine, mais elle n’évoque à aucun moment son martyre, et personne ne parlera jamais de sa canonisation.

23C’est l’intégration de la reine au culte des martyrs royaux organisé par Louis XVIII à partir de 1814 qui renforce la dimension sacrée de son image. Le roi restauré associe dans les célébrations de son retour la mémoire de son frère et de sa belle-sœur. Il fait exhumer et transporter leurs deux corps à Saint-Denis et, que ce soit à la chapelle expiatoire de la rue d’Anjou ou dans le programme iconographique prévu pour l’église de La Madeleine, la reine est toujours présente aux côtés de son époux33. Louis XVIII agit là simplement en bonne doctrine monarchique. La reine participe de la sacralité du roi et le crime du régicide doit être réparé pour les deux personnes royales.

24Plus étonnante, cependant, est l’érection d’une chapelle propre à la reine à la Conciergerie, consacrée en 1816. Le projet émane très clairement du duc Decazes, favori du roi, qui en avait déjà proposé le plan en 1812, tandis que Louis XVIII semble réaliser là une idée longuement mûrie. Dès 1798, en effet, il avait écrit des Réflexions historiques sur Marie-Antoinette qu’il souhaitait manifestement publier34. Son investissement est d’ailleurs patent puisqu’il tient à rédiger lui-même l’épitaphe figurant sur la plaque commémorative posée dans la chapelle35. C’est aussi là qu’il fait graver un extrait de la dernière lettre de la reine à Madame Élisabeth, découverte la même année. Les motifs sentimentaux propres à Louis XVIII et la nécessité de purifier un lieu souillé n’expliquent qu’en partie l’érection de cette chapelle. Il semble en fait très probable que cette valorisation de l’image de la reine soit une réponse à l’appropriation de la mémoire de Louis XVI par les ultraroyalistes36. Ces derniers justifient leur opposition à la politique modérée de Louis XVIII en invoquant le souvenir du régicide et en agitant le spectre de la Révolution. Par réaction, Marie-Antoinette est érigée en réconciliatrice de telle sorte que son image vienne conforter la modération royale. Elle y gagne du même coup en sacralité. La chapelle expiatoire de la Conciergerie en fait véritablement une martyre. Trois tableaux sont disposés autour de l’autel comme ceux des saints dans les églises ou les chapelles qui leur sont consacrées : La reine Marie-Antoinette séparée de sa famille de Jacques-Auguste Pajou, La reine Marie-Antoinette en deuil de Gervais Simon, Marie-Antoinette communiant dans sa prison de Michel-Martin Drolling. Ce programme iconographique n’est pas original et reprend, à quelques variantes près, les thèmes véhiculés par l’estampe depuis 1793. Cependant, le sens donné à ces peintures placées dans une chapelle consacrée par une commande royale n’est plus le même. Le récit sentimental des malheurs de la reine est devenu hagiographie royale.

25L’emprisonnement de Marie-Antoinette et sa mort ont permis l’élaboration d’un imagier royal qui emprunte tant au répertoire sentimental en vogue à l’époque qu’au langage hagiographique. À la fois héroïne de mélodrame et martyre, Marie-Antoinette est dans tous les cas une reine digne de son rang. Le portrait de la reine est donc recomposé et resacralisé dans la dizaine d’années qui suivent sa mort. Qu’elle symbolise aux côtés de son époux une royauté douloureuse et glorieuse ou qu’elle offre une alternative à la figure de Louis XVI, la figure de la reine a gagné une épaisseur et un lustre inhabituel pour les reines françaises. Cela explique la diversité de sa postérité : dans sa dimension sacrée, elle est un personnage central de la mémoire et de l’idéologie royalistes, dans sa dimension tragique, une héroïne aux multiples avatars.

Notes de bas de page

1 Chantal Thomas, La Reine scélérate, Marie-Antoinette dans les pamphlets, Paris, Seuil, 2008.

2 On peut citer Jacques Revel, “Marie-Antoinette in Her Fictions : The Staging of Hatred”, Bernadette Fort (dir.), Fictions of the French Revolution, Evanston, Northwestern university press, 1989, p. 111-130; Thomas E. Kaiser, “Who’s Afraid of Marie-Antoinette ? Diplomacy, Austrophobia and the Queen”, French History, vol. 14, no 3, 09/2000, p. 241-271 ; Vivian R. Gruder, “The Question of Marie-Antoinette : the Queen and Public Opinion before Revolution”, French History, vol. 16, no 3, 09/2002, p. 269-298 ; Lynn Hunt : “The Many Bodies of Marie-Antoinette: Political Pornography and the Problem of the Feminine in the French Revolution”, Dena Goodman (dir.), Marie-Antoinette. Writings on the Body of a Queen, Routledge, New York and London, 2003, p. 117-138 ; ou encore le passage que Sarah Maza consacre à l’affaire du collier de la reine, dans Vies privées, affaires publiques. Les causes célèbres de la France pré-révolutionnaire, Paris, Fayard, 1997, p. 155-196.

3 Pour paraphraser cette fois Louis Marin.

4 Fernand Baldensperger, Le Mouvement des idées dans l’émigration française, Paris, Plon, 1924, vol. 1.

5 Il existe deux ouvrages bibliographiques de référence sur Marie-Antoinette : Maurice Tourneux, Marie-Antoinette devant l’Histoire, Paris, Leclerc, 1901 et Pierre Ladoué, Les Panégyristes de Louis XVI et de Marie-Antoinette, 1793-1912. Essai de bibliographie raisonnée, Paris, Picard, 1912. Les références des ouvrages que nous mentionnons et de leurs diverses éditions en sont tirées. Nous avons complété avec la consultation du catalogue informatisé de la bibliothèque nationale de France.

6 Bibliothèque nationale de France [BnF], cabinet des estampes, collection de Vinck 5 502. Pour l’iconographie, nous avons utilisé le catalogue des fonds de la bibliothèque nationale de France et la base de données de l’agence photographique de la Réunion des musées nationaux.

7 Ibid., collection Hennin 11 473.

8 Hélène Becquet, Royauté, royalisme et révolutions : Marie-Thérèse-Charlotte de France (1778-1851), thèse de doctorat de l’université de Paris I, sous la direction de Jean-Clément Martin, 2008, p. 172-177.

9 Claude Langlois, Les Sept morts du roi, Paris, Anthropos, 1997, p. 7-32.

10 Les six estampes forment également un cycle et représentent : la journée du 20 juin 1792, le dévouement de Madame Élisabeth (le 20 juin), les adieux de Louis XVI à sa famille, Louis XVI avec son confesseur Edgeworth, la séparation de Marie-Antoinette avec sa famille et le jugement de Marie-Antoinette.

11 Maurice Tourneux, op. cit., p. 132-133.

12 Ibid, p. 90-94.

13 Corinne Legoy, L’Enthousiasme désenchanté. Éloge du pouvoir sous la Restauration, Paris, Société des études robespierristes, 2010, p. 35-39.

14 BnF, Cabinet des estampes, collection de Vinck 5 464.

15 Étienne M. Aignan, Le Martyre de Marie-Antoinette, reine de France, Liège, 1794, p. 63.

16 Voir note 2. À compléter par Lynn Hunt, Le Roman familial de la Révolution française, Paris, Albin Michel, 1995, p. 98-130 notamment ; Simon Burrow, Blackmail, Scandal and Revolution, London’s french Libellistes 1758-1792, Manchester, Manchester University Press, 2006, p. 147-170.

17 Thomas E. Kaiser, “Who’s Afraid of Marie-Antoinette? Diplomacy, Austrophobia and the Queen”, op. cit.

18 Pierre-Joseph Moithey, Marie-Antoinette d’Autriche, reine de France et de Navarre, Précis historique de la vie de cette infortunée princesse par M. de Vouziers, Paris, Tiger, 1814, p. 29-30.

19 Claudie Martin-Ulrich, La Persona de la princesse au XVIe siècle : personnage littéraire et personnage politique, Paris, Honoré Champion, 2004.

20 F.-L.-C Galart de Montjoie, Histoire de Marie-Antoinette-Josèphe-Jeanne de Lorraine, archiduchesse d’Autriche, reine de France, Paris, 1797, t. 1, p. 67-69.

21 Joseph Weber, Mémoires concernant Marie-Antoinette, archiduchesse d’Autriche, reine de France, Londres, 1804, t. 1 p. 77.

22 F.-L.-C. Galart de Montjoie, op. cit., p. 502.

23 Joseph Baillio, « Marie-Antoinette et ses enfants par Mme Vigée-Lebrun », L’œil, no 308, mars 1981, p. 34-41 ; no 310, mai 1981, p. 52-61.

24 F.-L.-C. Galart de Montjoie, op. cit., p. 240-248.

25 Ibid., p. 515.

26 Ibid., p. 251.

27 Cette lettre a été découverte dans les papiers de l’ancien conventionnel Courtois, qui avait été chargé du tri des papiers de Robespierre en 1816. Des doutes sur son authenticité ont été fréquemment émis et subsistent, ne serait-ce qu’en raison de l’opportunité de cette découverte à un moment où Louis XVIII et son favori le duc Decazes étaient en conflit avec la chambre des députés, comme nous l’indiquons plus bas. Voir Emmanuel Fureix, La France des larmes : deuils politiques à l’âge romantique 1814-1840, Seyssel, Champ Vallon, 2009, p. 164-5.

28 F.-L.-C. Galart de Montjoie, op. cit., p. 514-517.

29 Sur ce sujet voir Fanny Cosandey, La Reine de France, symbole et pouvoir, Paris, Gallimard, 2000, p. 278-294.

30 BnF, cabinet des estampes, collection de Vinck 5 480.

31 William Hamilton, Marie-Antoinette conduite à son exécution, le 16 octobre 1793, huile sur toile, hauteur : 1,520 m ; longueur : 1,970 m, 1794, Vizille, Musée de la Révolution française. Analyse de l’œuvre dans Philippe Bordes et Alain Chevalier, Catalogue des peintures, sculptures et dessins, Vizille, Musée de la Révolution française, 1996, p. 128-131.

32 Sur ce sujet voir Philippe Boutry, « “Le Roi-martyr”, la cause de Louis XVI devant la cour de Rome (1820) », Revue d’histoire de l’Église de France, 1990, t. 76, p. 57-71.

33 Pour la description de ces programmes voir Marie-Claude Chaudonneret, L’État et les artistes de la Restauration à la monarchie de Juillet (1815-1833), Paris, Flammarion, 1999, p. 155-163.

34 Louis xviii, « Réflexions historiques sur Marie-Antoinette », Revue des Deux Mondes, 15 juillet 1904, p. 241-263.

35 Jean-Marie Darnis, Les Monuments expiatoires du supplice de Louis XVI et de Marie-Antoinette sous l’Empire et la Restauration 1812-1830, Paris, 1981, p. 59-65 ; Marie-Claude Chaudonneret, op. cit., p. 163-164.

36 Emmanuel Fureix, La France des larmes, op. cit., p. 164.

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