« Divise et commande » ou le rêve de Guillauté. Essai sur les pratiques policières de l’espace à Paris au XVIIIe siècle1
p. 269-305
Texte intégral
Aux trois mousquetaires de CIRSAP/SYSPOE.
Brigitte, Catherine, Vincent.
« Divise et commande. Cette devise a lieu non seulement quand il s’agit de gouverner un peuple nombreux, mais encore lorsqu’il est question de le connaître. J’ose même assurer qu’elle conduira le Prince plus sûrement à la connaissance de ses sujets qu’au despotisme. »
1C’est par cette injonction qu’en 1749, l’exempt de la maréchaussée Guillauté ouvre son Mémoire sur la réformation de la police de France, qui érige le découpage, le repérage spatial mais aussi la mise en place d’instruments écrits facilitant l’identification des personnes, des biens et des flux, en méthode de gouvernement. Découpage et classement constituent une manière de faire advenir la connaissance qui permet à l’État de mieux agir. Transparence sociale et transparence spatiale entrent ici nettement en correspondance. Ce mémoire a acquis une certaine célébrité et postérité puisqu’il est de ceux que Michel Foucault repère et commente dans sa réflexion sur la « disciplinarisation » de la société et la gouvernementalité, à travers l’émergence et la transformation de certaines institutions, dont la police2.
2Nous voudrions repartir de cette vision systémique, qui unit la réforme des institutions policières, la promotion de certaines pratiques, bureaucratiques et fondées sur l’écrit à une mise en transparence de l’espace urbain, découpé, subdivisé, marqué. Les discours sur l’espace urbain, instillant l’idée qu’agir sur l’espace constitue une manière possible d’agir sur la société se sont multipliés depuis la Renaissance sous la plume des administrateurs, des ingénieurs, des architectes, voire des philosophes et des lettrés. De ce point de vue, le mémoire de Guillauté ne sort pas d’une relative banalité3. Les principes qu’il défend circulent à travers d’autres textes, d’autres écrits de faiseurs de projets, comme s’il s’agissait d’une sorte de fonds commun policier, d’un répertoire d’idées auquel, il est vrai, Guillauté parvient à donner la force d’une véritable utopie.
3Au-delà de la radicalité des solutions imaginées par Guillauté, mais parfois assorties de propositions assez peu « modernes », la relative banalité du propos signale néanmoins l’émergence d’un discours policier sur l’espace, lequel exigerait d’être spécifiquement adapté aux fins de cette administration4. Dans les années 1780, le lien toujours plus clair fait entre projets de réformes des institutions policières et politiques spatiales ou territoriales, cela dans plusieurs villes d’Europe, en constitue un indice assez sûr5. Un tel lien n’ayant rien d’évident, ni de nécessaire, l’autorité croissante de cet argument spatial oblige à s’interroger sur les conditions qui favorisent sa diffusion6. L’émergence d’un discours policier autonome consacré à l’espace et, au-delà, l’affirmation de pratiques spatialisées, suivent des chemins complexes, encore assez peu analysés, qui mettent d’abord en œuvre la capacité des pouvoirs policiers à assimiler, réinterpréter et utiliser des savoirs conceptuels nouveaux : cartographie, démarches pré-statistiques, « sciences » de l’ingénieur, voire savoirs médicaux7. Un travail de découpage, comme celui que préconise Guillauté, comme celui qui est pratiqué en 1702 lorsque sont créés de nouveaux quartiers de police à Paris dans la foulée des réformes initiées en 1666-1667, ne sont envisageables qu’avec une vision générale et savante de la ville, abstraite et détachée d’un « espace vécu » tissé de relations inter-personnelles. De ce point de vue, le discours policier sur l’espace citadin peut apparaître comme un avatar de la diffusion plus générale au Siècle des Lumières, du fonctionnalisme urbain8. Or celui-ci a beaucoup à voir avec l’appréhension des villes comme des espaces traversés de flux, ouverts, dynamiques. La question sous-jacente consiste à savoir dans quelle mesure cette ouverture et l’effritement de « l’entre-soi », des régulations inter-personnelles possiblement induit par une mobilité généralisée, ne donnent pas à ces considérations spatiales une nouvelle force – alors même qu’elles ne sont pas forcément absentes des conceptions de la Renaissance – un statut d’évidence dont il faut se déprendre. Le développement d’une conception policière de l’espace, uniformisé et transparent à l’échelle de la ville, se manifeste-t-il par une nouvelle manière d’investir l’espace et par de nouvelles façons de faire la police ? La prudence s’impose ici car conceptions, découpages et pratiques nouvelles ne sont pas nécessairement adoptés sans réticence et il convient, selon les villes considérées, de prêter attention à la complexité des arrangements et des dispositifs, souvent révélateurs de compromis socio-politiques qui intéressent des institutions diverses, municipales, religieuses, de voisinage, à vocation de régulation sociale également, mais souvent affaiblies au XVIIIe siècle9.
4Il faut dès lors concevoir deux choses. D’une part comment l’action des pouvoirs policiers, du moins de certains d’entre-eux, vise à faire advenir des circonscriptions particulières, un découpage qui est propre à leur action et qui est aussi une manière d’affirmer l’autonomie de ces pouvoirs, ou de certains de leurs acteurs. D’autre part, il s’agit de saisir comment cette police assure, pratiquement, sa présence dans un espace social qui n’est pas simplement déterminé par des visées administratives, où elle rencontre un certain nombre d’attentes, où se pose la question de la légitimité de ses modes opératoires. Le défi visant à reconstituer des politiques policières de l’espace pourrait, à tout prendre, constituer le sujet d’un livre, embrassant la constitution de savoirs policiers de l’espace jusqu’aux réalisations effectives portant sur le repérage et le découpage, jusqu’aux pratiques de nombreux acteurs assumant des fonctions de police10. Il est ici impossible à tenir, d’autant qu’il est encore malaisé d’obtenir une vue d’ensemble associant la diversité des sources et la multiplicité des acteurs, les perspectives d’histoire intellectuelle, au carrefour de l’histoire administrative et de l’histoire des sciences, et celles fondées sur la reconstitution de pratiques effectives, de logiques socio-politiques assez complexes11. Plus modestement, il s’agit de revenir sur quelques pièces d’un puzzle, notamment parisien, qui bénéficie pour le Siècle des Lumières de l’apport de quelques travaux récents que l’on peut tenter de confronter et de questionner12. Tout d’abord, ce sont les fonctions du découpage policier, c’est l’espace associé à d’autres pratiques, comme catégories de mise en ordre, qui peuvent être interrogées, à travers des moments, révélateurs, de réorganisation des découpages urbains mais sur fond de préoccupations agissant en plus longue durée. Ensuite, on peut s’efforcer d’identifier diverses modalités de gestion d’un espace urbain en expansion et pointer le rôle novateur ou expérimental qui peut être imparti à certains acteurs, tels les inspecteurs de la sûreté, pour définir les cadres d’une territorialisation renforcée. Enfin, pour ne pas rester cantonné à une vision « policière » de l’espace, on peut essayer d’éclairer la manière dont certains compromis peuvent s’établir entre les logiques territorialisées et fonctionnelles défendues par les autorités et les logiques sociales de la population, voire des policiers eux-mêmes.
Gouverner, c’est découper et enregistrer
5Dans l’esprit des responsables de l’administration urbaine, le rapport entre la taille des villes et la capacité des agents de la « sûreté publique » à contrôler l’espace et les populations s’impose avec toujours plus de force à compter de la fin du XVIIe siècle. Leur efficacité dans le domaine du maintien de l’ordre, de la voirie ou de l’assistance est plus exactement déterminée par un découpage de l’espace en unités de territoires suffisamment bien calibrées pour être correctement administrées. À partir du déclenchement de la réforme du système policier parisien à la fin des années 1660, une double question est finalement posée : celle d’un remodelage de l’espace urbain à des fins policières ; celle de la place – essentielle ? secondaire ? – qu’occupe cette dimension spatiale dans un processus de réforme des institutions et des pratiques policières. Concevoir l’activité policière comme nécessairement spatialisée n’est pas alors chose spontanée pour au moins deux raisons. La première étant que la bonne administration de la ville dépend d’abord de la densité des relations sociales et des cadres socio-politiques qui les organisent, plus que d’une gestion rationnelle dans l’espace13. La seconde tient au fait que la dynamique de la réforme des institutions policières parisiennes ne produit ses effets que progressivement, en liaison avec les transformations urbaines. C’est l’évolution progressive des conceptions policières, la spécialisation de certaines tâches et l’apparition de nouveaux acteurs qui confèrent à l’espace dilaté de la ville « ouverte » depuis les années 1670, toute son importance pour assurer le bon ordre.
Espace : ressorts d’une obsession policière au XVIIIe siècle
6Au chapitre « cour des miracles » de son Histoire et Recherches des Antiquités de la Ville de Paris (1724), Sauval rappelle les caractères d’un territoire, étranger à toute police, qui vient d’être nettoyé par le lieutenant général La Reynie. Il s’agit d’un espace urbain informe, où les culs-de-sac remplacent les rues, où le pavé qui fait la ville est inexistant, où les maisons ressemblent à des « tanières en boue », où règne en maître une insalubrité totale. Cet espace, qui s’avère impénétrable pour les agents de la ville et de l’État, est celui d’une contre-société – la « monarchie d’Argot » – où règne la plus grande immoralité des pauvres. Le désordre spatial et matériel n’est que l’écrin d’un désordre social et moral généralisé. Au-delà d’un mythe à la diffusion duquel contribue cet ouvrage, ce texte apparaît aussi comme l’une des justifications importantes de la réforme de la police parisienne voulue par Colbert14. Il forge la légende d’une « invention de la police moderne » à partir de 1667, qui valorise les officiers du Roi, les magistrats du Châtelet – en particulier le lieutenant de police et ses subordonnés – face au Bureau de Ville qui a failli. La description insiste sur l’ampleur du désordre matériel urbain, les défauts de l’éclairage, le mauvais entretien du pavé, l’absence d’évacuation dans un contexte d’expansion citadine. Ces fonctions ont relevé longtemps de responsabilités « bourgeoises », de ces tâches d’intérêt général prises en charge par des officiers municipaux (quarteniers, dizainiers cinquanteniers), notables de quartiers également investis de mission de maintien de l’ordre, à travers leur participation au guet et à la milice. Mais la discordance progressive entre le découpage ancien des quartiers municipaux et le territoire « habité », l’inégale répartition des densités, l’évolution des pratiques de notabilité urbaine rendent cette organisation de moins en moins adaptée. Le commissaire Delamarre, auteur du célèbre Traité de la Police, utilise ce constat pour justifier le nouveau découpage de la ville en vingt quartiers de police en 1702 :
« Sa Majesté étant informée que les seize anciens quartiers de la ville et faubourgs de Paris sont très inégaux dans leur étendue, qu’il y en a plusieurs qui ne sont composées que de dix ou douze rues, pendant que d’autres en contiennent plus de soixante ; que même ils sont engagés les uns dans les autres, ce qui rend le service du roi, et les soins de la police et du bien public de plus en plus difficile15. »
7Delamarre passe sous silence la dimension politique de l’opération, puisqu’en prenant la place de structures territoriales héritées, les nouveaux quartiers de police administrés par les officiers du Châtelet, vident les quartiers municipaux d’une bonne part de leur substance. Du moins de ce qui en subsiste, car l’aliénation politique des vieilles structures représentatives et consultatives citadines par la monarchie, est acquise dès le début du XVIIe siècle16. En revanche, ce qui importe pour notre propos, c’est l’autorité qu’acquiert l’argument selon lequel la police ne fonctionne bien que dans un découpage territorial adéquat, en vertu d’un principe de proportionnalité entre espace et population et que le bien public ne peut souffrir que des portions de l’espace urbain puissent être soustraites à l’autorité de ses responsables. L’absorption des justices seigneuriales en 1674 par la juridiction du lieutenant de « général » police et le passage de Paris au statut de « ville ouverte », dont la défense n’est plus assurée par une enceinte militarisée mais par la « ceinture de fer » de Vauban aux frontières, amorcent une sorte de logique métropolitaine faisant de la ville un espace en mouvement qui ne peut plus s’administrer comme un microcosme et à partir de petites cellules repliées sur elles-mêmes17.
8Cette dynamique est créatrice d’une double obsession. Il importe d’abord de marquer et d’occuper l’espace désormais « ouvert ». Il faut, ensuite, définir, identifier, circonvenir des lieux, des espaces dangereux – garnis, cabarets, bordels, faubourgs – et concentrer la surveillance sur ces points. À partir de la magistrature de d’Argenson, certaines pratiques policières visent à investir l’espace en ciblant de tels lieux et les populations « suspectes » qui s’y rattachent18. Le corps des inspecteurs de police officiellement fondé par l’édit de 1708 a pour vocation cette infiltration discrète, en association avec leurs auxiliaires, mouches de toutes sortes, indépendamment de leur assignation officielle dans un quartier de police. Les patrouilles régulières qui associent commissaires, inspecteurs et soldats dessinent, par-delà les frontières des quartiers une géographie de ces espaces « à risques ». Celle-ci peut trouver son explication dans des réalités fiscales – certains débits de boisson s’implantent par exemple à la périphérie de la ville, hors des barrières de l’octroi – ou sociales – les garnis les plus humbles se regroupent sur les grands axes de pénétration dans la ville (rue Saint-Denis, rue Saint-Martin) où dans les quartiers par lesquels transitent massivement les migrants (Place Maubert)19. Mais cette géographie du risque est aussi progressivement constituée par l’insistance mise par la police à investir régulièrement ces lieux et à en faire un objet de préoccupation, omniprésent dans les textes et dans les circulaires. Les descentes dans les garnis clandestins au cours de la seconde moitié du siècle, que l’on voit tomber par grappes dans les filets policiers, illustrent un tel processus. Si l’administration de l’espace urbain exige des cadres rationalisés facilitant l’action uniforme des acteurs de la police, elle pousse aussi à concevoir des « enclaves » qui concentrent la surveillance et isolent les foyers criminogènes du reste de la cité. Le pragmatisme policier oscille constamment entre la nécessité de contrôler la fluidité intrinsèque de l’espace urbain et de faciliter le repérage et la localisation précise en son sein pour éviter les dissimulations dommageables au bon ordre.
Carte 1. – Les 20 quartiers de police de 170220.
9Officiellement les responsables policiers partagent avec les élites de leurs temps un malthusianisme suspicieux à l’égard du gigantisme urbain. Le lieutenant de police Lenoir, consulté lors de la création du Mur des Fermiers généraux au début des années 1780, avoue redouter les conséquences de l’extension du périmètre urbain (il est officiellement multiplié par 3) en matière de contrôle social et d’approvisionnement. Mais en pratique, dans la continuité des réflexions de Delamarre, il répond à l’expansion citadine par de nouveaux découpages, par l’évolution de la distribution des forces de police dans l’espace. En 1780, dans une circulaire à la compagnie des commissaires, Lenoir évoque les effets de « l’accroissement progressif de cette ville » qui s’accorde « moins que jamais avec les départements et demeures » de ses subordonnés et il propose une nouvelle distribution en vingt-cinq divisions, valable pour le seul service conjoint de la garde de Paris et de la police, c’est-à-dire pour des opérations de « sûreté publique21 ». Il évoque encore ce projet dans ses « papiers » rédigés en exil pendant la Révolution française et fait même de cette préoccupation spatiale un élément de continuité entre la police de l’Ancien Régime et la police héritée de la Révolution :
« La formation des quarante-huit sections est peut-être la seule chose que le nouveau régime de la police à Paris ait adopté par assimilation sur un projet dont l’ancien régime avait commencé l’exécution [sic]22. »
10Dans le même passage, il revient sur le volet complémentaire de la politique de redécoupage de l’espace, à savoir l’enracinement, l’obligation de résidence des officiers, statutaire, inégalement appliquée même si la situation s’est améliorée progressivement au XVIIIe siècle23. Mais dans l’esprit de Lenoir, la bonne distribution dans l’espace ne s’accommode pas des formes consultatives que la Révolution avait établies au sein des sections. Elle exige au contraire l’unité de commandement, à même d’assurer une bonne coordination des forces, leur juste répartition. Ce sont des prérogatives que Lenoir revendique clairement à la fin du XVIIIe siècle et la reconstitution encore imparfaite des parcours de ses subordonnés, commissaires au Châtelet et inspecteurs, montre que le lieutenant général de police a cherché à devenir pour une part le maître des carrières et des affectations, à la fois thématiques (les spécialités – jeux, mœurs, contrebande, usure, etc. – attribués à des officiers choisis) mais aussi géographiques24.
11Guillauté, soucieux de « réformer » la police au milieu du siècle, commence donc par ce qui apparaît comme l’un des fondamentaux de la police : un nouveau découpage de l’espace urbain et une simplification accrue, puisqu’au sein de circonscriptions uniques tout un ensemble d’opérations administratives (état-civil), fiscales et policières seraient réunies, alors qu’elles s’effectuent encore dans des cadres distincts lorsqu’il écrit. De surcroît, il associe à la redéfinition des cadres spatiaux, la généralisation d’un système d’enregistrement et de mise en fiche de la population.
Enregistrer et situer, principes d’ordre
12Ce lien entre enregistrement de la population et cadre spatial rationalisé se précise progressivement au cours du siècle. Ce programme, ici idéalement présenté et résumé par l’exempt de la maréchaussée Guillauté, est absolument récurrent tout au long du XVIIIe siècle, tant à travers des documents qui témoignent de l’activité quotidienne de certains auxiliaires du Châtelet que dans des réflexions plus en surplomb. Il évoque de manière imagée le désir d’omniscience « située » de la police. La police, le « magistrat » doivent « quand il (leur) plaît » savoir, « où Pierre, où Jacques couche, depuis quand, ce qu’il est, d’où il vient, ce qu’il fait, ce qu’il est devenu, s’il existe ou non dans la ville, et dans le cas qu’il y soit, où (ils pourront) le trouver25 ».
13Le Précis que les inspecteurs de police adressent en 1756 au procureur du Roi au Parlement, Joly de Fleury, traduit directement l’importance de cette activité d’enregistrement des populations que l’on surveille (logeurs, revendeurs, etc.) et de vérification de ce type de documents qui leur incombent26. Le registre que tient vers 1750 l’inspecteur Poussot, du quartier des Halles, montre à la fois l’importance prise par l’écrit bureaucratique dans la pratique policière et le lien qui existe entre l’enregistrement et le contrôle de certains métiers – les forts des halles, dans le cas présent – qu’il suit et inventorie27.
14Savoir qui est qui et qui fait quoi est une préoccupation ancienne. Elle commande la surveillance de toutes les activités que l’on entend contrôler ou contenir. Ainsi les colporteurs de librairie qui, dès 1618, doivent à Paris être enregistrés et porter une marque28. Le principe de l’enregistrement et de la marque préside aussi à la réforme des politiques d’assistance à partir de la fin du XVIe siècle afin de faciliter la distinction entre « bons » et « mauvais » pauvres, pauvres domiciliés et pauvres forains qui ont droit ou non, selon leur statut, à l’assistance urbaine29. Mais ce qui change à partir du milieu du XVIIIe siècle, c’est l’ampleur que prend progressivement cet enregistrement écrit et son caractère systématique, en particulier pour les groupes sociaux « sans état » – les salariés non-corporés par exemple, majoritaires dans les villes – et pour toutes les activités de revente propices au recel. Le socle fondamental qu’il constitue dans les pratiques policières est indissociable d’une dimension spatiale, puisqu’à l’enregistrement correspond de plus en plus l’assignation d’un emplacement.
15L’arrêt du conseil royal du 23 août 1767, qui ordonne à « tous marchands vendant par poids et mesures et tous autres faisant profession de quelque trafic de marchandises, arts ou métiers, soit en boutiques ouvertes, magasins chambres, ateliers ou autrement, ou exerçant des professions qui intéressent le commerce, ou qui concernent la nourriture, logis, vêtements et santé des habitants », non membres des corporations, de s’inscrire sur les registres du Châtelet dans un délai de trois mois, traduit cette volonté d’enregistrer pour connaître, de connaître pour mieux contenir30. Le registre et l’inventaire répondent aux divers risques (sanitaires, sociaux etc.) véhiculés par les professions « libres ». L’écrit est un principe d’ordre. L’enregistrement se substitue à l’incorporation parce qu’il donne à la police le moyen de contrôler les professionnels et leurs activités. Les logeurs et les professionnels de l’accueil, qui ne furent jamais organisés en corporation, doivent obligatoirement déclarer leur activité et la signaler dans l’espace par une enseigne31. Le lieutenant de police Lenoir récapitule parfaitement dans ses « mémoires » ce qui tient lieu de politique au Châtelet au moins depuis le milieu du siècle à l’égard des ouvriers non-corporés :
« Quelques-uns d’entre eux qui n’avaient pas de métiers avaient été classifiés. Tels étaient les forts de la halle, les cochers de place, etc. Ils étaient par là plus immédiatement//sous l’inspection de la police ; ils étaient enregistrés par la police, ainsi qu’ils le disaient eux-mêmes, qui leur assignait des places...
La police assignait aussi des places dans les divers quartiers de la ville et des faubourgs, aux portefaix, aux revendeurs, aux revendeuses, aux regratiers habitués à Paris. Les manouvriers ne pouvant être conduits par les mêmes mesures d’administration et de discipline propres aux ouvriers qui faisaient partie des corps et communautés, la police les avait ainsi séparés pour (les) mieux discipliner32. »
16Le raisonnement de Lenoir est à double détente. Si l’enregistrement est une manière d’assigner aux métiers non-corporés un état, de les « reconnaître », il s’agit aussi de les rendre visible dans l’espace urbain en leur attribuant un emplacement déterminé. Dans les années 1780, les papiers des commissaires dans la série Y recèlent ces inventaires de logeurs, de revendeurs et petits marchands étalants dont on tient les listes, dont on cartographie les emplacements33. Ces pratiques expriment le souci de préserver la fluidité de l’espace et d’organiser les activités. Elles font aussi songer à la conception que la police traditionnelle a du marché, qui doit être un espace « physique » et transparent, où les transactions sont visibles, les protagonistes identifiables par opposition au marché « abstrait » des économistes libéraux34.
1776, l’espace organique ?
17Le débat qui se noue en 1776 autour de la suppression des corporations montre que l’abolition libérale des corps de métiers ne signifie nullement une absence de contrôle sur le monde du travail et à quel point les structures spatiales d’encadrement revêtent toujours plus d’importance pour une société urbaine émancipée de ses cadres organicistes35. En effet, la dé-corporation va de pair avec la mise en place d’un regroupement et d’un système de contrôle territorialisé qui se substitue à un ancien système de relations verticales entre maîtres, compagnons et apprentis d’un même métier, sur la base de ce qui se pratiquait pour les revendeurs de rue. Et ce sont les auxiliaires de la lieutenance de police qui en sont les acteurs principaux. Ce sont des solutions proches de celles expérimentées pour la police des métiers non-corporés qui, systématisées, fournissent en partie le cadre susceptible de se substituer aux corporations. En fait, les pratiques policières en usage pour situer et contrôler les métiers « libres » rencontrent un projet politique d’une autre nature qui entend réorganiser profondément les découpages territoriaux des villes, visant à instituer dans les nouvelles circonscriptions des assemblées de propriétaires chargées de la répartition fiscale, de missions d’assistance aux pauvres ou d’un droit de consultation pour les aménagements publics. Imprégnée des principes défendus par Dupont de Nemours et de son Mémoire sur les municipalités de 1775, la réforme voulue par Turgot se traduit par un projet de profonde réorganisation territoriale qui fixe le cadre spatial dans lequel la reconnaissance et l’expression des métiers devient désormais possible, mais selon des principes non « catégoriels36 » ou non corporatistes. En mars 1776, le lieutenant général de police Albert, partisan de la politique libérale de Turgot et éphémère successeur de Lenoir, entreprend par conséquent une « Nouvelle division de la ville de Paris et de ses faubourgs » en arrondissements, subdivisés en cantons, regroupant chacun environ trois cents artisans et marchands divers, administrés par de nouveaux syndics37.
18Le découpage envisagé s’appuie sur la trame des vingt quartiers de police, non pas sur celle des quartiers municipaux définitivement déclassés, ni sur celle des paroisses. Ce choix manifeste à la fois le souci de produire les circonscriptions les plus uniformes possibles, adaptées à la ville, afin de parvenir à un juste équilibre entre police et population, mais aussi une intention politique qui entérine le fait que l’administration urbaine s’effectue sous la tutelle de la monarchie, par l’intermédiaire de son représentant direct, le lieutenant général de police. Le projet traduit les aspirations rationalistes et géométrisantes des réformateurs qui invoquent la manière dont le territoire urbain avait été découpé en six départements fiscaux, eux-mêmes subdivisés en un nombre presque équivalent de dizaines, à la suite de l’édit de janvier 1775 instituant six receveurs fiscaux des impositions de la ville de Paris38. La lieutenance générale mobilise le concours de l’ingénieur du Roi M.-A. Moithey, spécialiste de la topographie parisienne et auteur de plusieurs plans de la ville entre 1763 et 1774, dont l’un dédié à Lenoir, disgracié en 177539. Pour aider les commissaires au Châtelet dans leur entreprise de découpage et de répartition des métiers en arrondissements et cantons, un plan de leur quartier leur est fourni et le mémoire récapitulatif que Moithey produit évoque son rôle de consultant auprès des commissaires40. Albert insiste auprès de ses subordonnés sur la rigueur qui doit présider à leur travail de triple inventaire : celui des rues, places, culs de sacs de chacun des quartiers ; celui des boutiques et ateliers ; celui, enfin, des personnes (avec leurs adresses) susceptibles d’être nommées pour exercer la charge de syndic. Dans une lettre au commissaire Gillet, syndic de la compagnie, il insiste sur la nécessité de réaliser des états bien exacts des rues entières, des portions de rues qui composent chaque arrondissement dans les quartiers. Le souci du détail s’impose pour fixer le territoire de chaque département, qui ne pourra tolérer le flou et les accommodements au fil de l’eau, mais aussi pour localiser exactement les boutiquiers et artisans41. Mais la mise en œuvre de cet « esprit de système », pour reprendre les formulations critiques d’un Lenoir plutôt hostile à Turgot, souffre en pratique bien des ajustements. Albert lui-même doit en rabattre précocement. Dès le 18 mars 1776, dans une lettre à Chenon, ancien du quartier du Louvre, il précise :
« Je désirerais bien aussi que vous vous occupiez le plus tôt possible de former les arrondissements de votre quartier sans vous assujettir à la division proposée par la carte qui a été remise à M. le commissaire Chenu, ni à la quantité des arrondissements déterminés par cette carte, mais en combinant seulement le nombre de marchands et artisans qui se trouveront dans un arrondissement et que je désirerais qui ne passât pas 300 ou environ42. »
19Ce chiffre de 300 constitue une manière d’appliquer le principe de proportionnalité entre espace et population mais, à l’intérieur d’un même quartier, la répartition spatiale des boutiques et ateliers peut être très inégalitaire. Les divers brouillons que l’on trouve dans les minutes des commissaires au Châtelet témoignent de la difficulté de la tâche. Le commissaire Pierre Chenon, du quartier du Louvre, boucle son projet en deux mois et envoie un état définitif pour son quartier, subdivisé en deux arrondissements et quatre cantons, le 23 mai 1776. Il propose des regroupements globalement équilibrés au plan numérique, mais non dénués d’irrégularités spatiales, puisqu’on trouve au sein des mêmes cantons, des rues très riches en boutiques et d’autres qui le sont beaucoup moins43. D’un brouillon à l’autre, on assiste aux tâtonnements de Chenon pour équilibrer les « pleins » et les « vides » afin de répondre aux objectifs du nouveau découpage : permettre une représentation équilibrée des notables, asseoir la répartition fiscale uniformément, faciliter le travail de la police et de l’administration en général. Les résultats pour tous les quartiers conservés dans les archives des domaines, illustrent l’inégale qualité du travail effectué par les 48 commissaires lorsqu’il s’agit de répondre à des questionnaires ou à des enquêtes44. Tel commissaire ne fournit pas le nombre exact de boutiques recensées dans un canton, tel autre inventorie mal les noms de rues, tel autre enfin (Quartier Saint-Paul) fait coïncider son quartier avec l’unique arrondissement qu’il conçoit. Dans certains cas, les aléas de la conservation documentaire peuvent éclairer les lacunes. Mais d’autres motifs ont pu jouer pour déterminer ce zèle incertain : l’hostilité sourde aux projets du « libéral outré » qu’est Albert, affidé de Turgot, qui bouleversent en profondeur les conceptions traditionnelles de la police, le surcroît de travail administratif « gratuit » demandé aux commissaires déjà accaparés par de lourdes tâches45.
20Même s’il est assurément difficile de faire abstraction du caractère idéologique et politique de ce projet de réforme des corporations et de redécoupage territorial, il semble difficile de le lire comme « l’inverse » de la réforme de 170246. En effet, la création des vingt quartiers de police a pu être vue comme une manière de casser les structures politiques des anciens quartiers municipaux afin de créer un cadre plus propice à l’exercice des fonctions policières. En 1776, au contraire, la subdivision des quartiers de police obéirait au souci de fonder de nouvelles institutions politiques et sociales, dans l’idée de créer un nouveau compromis entre la monarchie et les « propriétaires » assemblés. Les préoccupations policières seraient alors secondes. Mais c’est là opposer trop mécaniquement logiques policières fonctionnelles et logiques socio-politiques. Les structures du pouvoir municipal sont déjà fortement affaiblies en 1702 et le découpage des vingt quartiers de police ne répond pas à une pure logique fonctionnelle (mieux répartir les tâches de police dans l’espace, à proportion des populations), même si c’est celle qui est mise en avant par les partisans de la réforme du système policier parisien, Delamarre en tête. La dimension socio-politique est très présente, qui vise à renforcer le pouvoir tutélaire de la lieutenance générale et de ses agents face à d’autres pouvoirs « policiers » (Ville et Parlement) et sur la société parisienne dans son ensemble. La réforme de 1776, au-delà de son échec, peut d’un certain point de vue être interprétée, au contraire, comme un approfondissement de la dynamique lancée dés la fin du XVIIe siècle. Paradoxalement, cette réforme « libérale » de février 1776 renforce les attributions tutélaires et englobantes de la police, son rôle d’organisation et de contrôle du corps social par l’intermédiaire des syndics d’arrondissements, véritables auxiliaires qui prêtent serment devant le magistrat, lui rendent compte, reçoivent et transmettent ses ordres. Le repli du pouvoir réglementaire de la police que les libéraux veulent assurer dans le domaine de la production et du commerce, ne fait pas pour autant disparaître le rôle de la « police » dans l’organisation de la société. La réforme de février 1776 peut parfaitement réinvestir dans une sorte de bricolage, porté sur le terrain par des acteurs qui n’ont pas changé, des méthodes qui ont fait leur preuve, même avec d’autres finalités, et qui entérinent l’importance de la dimension spatiale de l’action policière. Le débat entre les « libéraux » et un magistrat « réglementariste » comme Lenoir ne porte pas sur la nécessité d’enregistrer, de localiser pour connaître, de donner des cadres à la société qui ne peut être simplement un agrégat d’individus. Les divergences portent moins sur les méthodes que sur le périmètre d’action de la police et donc sur les domaines qui directement ou indirectement sont placés sous sa tutelle.
21Même si la disgrâce de Turgot au printemps 1776 condamne le projet de redécoupage des quartiers en arrondissements et en cantons, les techniques policières fondées sur l’enregistrement écrit, la cartographie, les découpages spatiaux et la recherche d’une territorialisation équilibrée de l’administration sont loin d’être obsolètes. Elles apparaissent comme les moyens d’une gouvernementalité sur lesquels tous s’accordent, indépendamment de la diversité de leurss présupposés politiques. Avec le compromis de Necker, mis en œuvre par Lenoir qui a retrouvé sa charge fin 1776, la tutelle exercée par la lieutenance générale de police sur les métiers parisiens sort plutôt renforcée. Et cette tutelle est loin d’abandonner la dimension spatiale de sa politique.
Gérer un espace dilaté
22Les ressorts de l’obsession spatiale d’une police soucieuse de « tenir » la ville sont doubles. Il s’agit de maîtriser un espace devenu « flou » et mobile en créant de la visibilité, de la transparence, des repères fixes et adaptés aux dynamiques urbaines. Mais il faut pour cela être aussi en mesure d’articuler l’action de plusieurs acteurs et les diverses échelles spatiales de leurs interventions, en considérant l’espace citadin comme un « tout », par-delà les frontières de juridictions qui figent et fragmentent cet espace. Il y a bien sûr loin de la coupe aux lèvres. Jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, la police du Châtelet se heurte à des enclaves privilégiées qui échappent à l’autorité directe de son chef et à l’intervention de ses agents ; les conflits de juridiction arbitrés par le Parlement ou par le Secrétariat d’État à la Maison du Roi sont loin de disparaître47. Il n’est pas non plus toujours évident de concilier une logique d’enracinement local avec les sommations de la métropolisation liées à une croissance urbaine continue. Mais la dynamique « unificatrice » et le souci de mieux coordonner l’action des forces de police dans l’espace sont incontestables, à observer les politiques suivies par les lieutenants généraux successifs48.
Occupation policière de l’espace : jeux d’échelle
23L’action particulière de la police de « sûreté » admet difficilement d’être limitée par les frontières de juridiction et tendrait donc plutôt à s’affranchir d’un cadre spatial trop strict et trop figé, à la différence d’autres matières de police, comme les subsistances ou la voirie, qui s’inscrivent matériellement et physiquement dans l’espace de la rue ou du marché. La police de sûreté doit coller au réseau social des individus suspects ou des groupes « à risques ». Elle peut s’intéresser aux modes particuliers de spatialisation des activités criminelles mais, dans ce cas, elle produit une sorte d’inventaire de lieux ou de « moments » dont elle cible la surveillance : cabarets, garnis, cercles de jeux, espaces périphériques, nuits et rassemblements divers propices aux vols. Au nom d’un droit de suite qui conditionne l’efficacité de la surveillance préventive et de la répression, cette police a besoin de coordonner et d’articuler ses forces en vue d’instituer une surveillance continue et totale de l’espace. L’un des initiateurs de ce type de police, le second lieutenant général, d’Argenson, crée le « corps » des inspecteurs, force de projection, force à sa main, à la toute fin du XVIIe siècle, d’abord hors de tout cadre spatial. La mission principale de ces officiers qui sont détournées de leurs fonctions originelles pour faire de la police, est l’infiltration des milieux à risques (directe ou indirecte, via des informateurs) et leur arme privilégiée, l’ordre du roi qui autorise les internements administratifs. À la différence de la police traditionnelle qu’exercent les commissaires au Châtelet, publique et pour une part consultative, inscrite dans l’espace officiel et connu des quartiers, plus ou moins en phase avec les réseaux locaux de notabilité qui assument un rôle de médiation, on a là une police du secret et de l’invisibilité, presque « hors-sol », ou mieux, souterraine. Il faut attendre la création du corps des inspecteurs, par l’édit de 1708, qui officialise après-coup un nouveau style de police, pour que l’on assigne à ces nouveaux venus des départements géographiques, celui des quartiers de police de 1702, qui les placent en théorie en position de subordonnés des commissaires enquêteurs-examinateurs au Châtelet de Paris. Mais en pratique, la dynamique de cette nouvelle police pousse à développer un rapport plus complexe à l’espace urbain, dont la dimension métropolitaine, non plus simplement « locale », exige d’être mieux prise en compte.
24Les inspecteurs affectés dans un quartier effectuent sous la houlette des commissaires, des opérations de contrôle localisées, notamment la surveillance des logeurs et des revendeurs du quartier, la vérification des demandes d’enfermement pas les familles. Mais le lien personnel et direct qu’ils entretiennent quotidiennement avec le lieutenant général de police et les spécialités thématiques (sûreté, mœurs, jeux, étrangers, usure) au ressort étendu que l’on confie à certains, les pousse à entretenir, au moins dans la première moitié du XVIIIe siècle, un rapport assez lâche avec ce même quartier. Cette situation évolue progressivement et souligne la tension qui existe entre l’enracinement local et l’exercice de spécialités « trans-quartiers », déterritorialisées ou territorialisées à une plus large échelle.
25La cartographie des adresses et de l’implantation de ces inspecteurs qui vient d’être réalisée par Rachel Couture pour la seconde moitié du siècle est assez parlante49. On sait peu de choses sur la résidence des inspecteurs entre 1708 et l’édit de refondation du corps en juin 1740, ni sur l’obligation de résidence qui pourrait leur être imposée, à l’image de ce qui prévaut pour les commissaires. Le mémoire de Guillauté, qui suggère en 1749 d’augmenter leur nombre, défend l’idée qu’il importe d’assurer leur présence plus systématique dans chaque quartier. Sa remarque signale l’existence possible d’une réflexion sur leur enracinement, conjointement à leur capacité à être projetés dans des ressorts géographiques élargis. En 1745, les adresses des inspecteurs, même si l’on ne peut alors les croiser avec la mention de leur affectation par département, révèlent cependant une forte concentration des lieux de résidence. Sur la rive droite (15 inspecteurs sur 20), en particulier dans le quartier du Palais Royal, 6 inspecteurs, soit près du tiers de leur effectif théorique, résidant même rue Saint-Honoré. Cette géographie manifeste une implantation à proximité de l’Hôtel du lieutenant général de police, alors situé dans cette rue, à l’Hôtel de Noailles où d’ailleurs 3 inspecteurs sont donnés comme résidant. Tout ceci illustre les liens directs et fréquents avec ce magistrat. Cette géographie renvoie aussi aux cibles privilégiées des inspecteurs (mœurs, jeux, sûreté, garnis) puisque la cartographie des « théâtres de la violence », comme celle des lieux d’accueil valorisent pour une part cette rive droite et ces quartiers centraux. La localisation des inspecteurs insiste d’abord sur la présence des officiers dans les lieux jugés dangereux, plutôt que sur la dispersion régulière dans l’espace urbain à travers le quadrillage des quartiers50. La possession d’équipement de cavalerie, tel un cheval « propre à l’exercice dudit office » d’inspecteur51, témoigne d’une aptitude et d’une obligation à pouvoir se déplacer rapidement dans un espace urbain élargi.
26Par la suite, et dès la magistrature de Berryer (1749-1757), on assiste à un effort de déconcentration52. La polarisation au centre-ville ne disparaît jamais totalement et continue à s’expliquer par la densité des populations comme par la concentration des activités à surveiller. Mais, dans la seconde moitié du siècle, les inspecteurs sont de mieux en mieux distribués dans les différents quartiers dont ils sont responsables et où la grande majorité d’entre-eux habite53. La prise en compte des espaces périphériques s’améliore au cours de la décennie 1770-80, comme le montre l’exemple du quartier Saint-Denis, qui aimante l’activité de plusieurs inspecteurs titulaires et honoraires en 1775 comme en 1785. Secteur populaire, riche en migrants, il figure en tête du palmarès pour la géographie des arrestations pour faits de prostitution en 1765, 1766 et 1770 et concentre les descentes contre les garnis « clandestins54 ». Dans les perceptions de la police, les foyers de la dangerosité se déplaceraient du Palais-Royal (1745) vers cet espace plus périphérique et septentrional (1775 et 1785).
Carte 2. – Les adresses des inspecteurs de police à Paris, en 1745.
Carte 3. – Les adresses des inspecteurs de police à Paris, en 1775.
27L’exercice d’une spécialité thématique sur un espace élargi par certains inspecteurs distingués par le lieutenant de police, ne contredit pas cette tendance. Les inspecteurs qui restent des « généralistes » ne sont pas plus enracinés que leurs confrères, qui doivent consacrer une part notable de leur activité à un domaine particulier sur l’ensemble ou sur de larges fractions du territoire urbain. Dés le milieu du XVIIIe siècle, la majorité des spécialistes connus sont donc installés dans leur quartier de police, inspecteurs de la sûreté, du département des jeux, des mœurs et des étrangers55. Et le constat dure jusques dans les années 1780. Les inspecteurs qui exercent une spécialité sont peut-être d’autant plus enracinés, qu’ils demeurent assez longtemps en poste dans leur quartier d’affectation. Sur un total des 27 inspecteurs de police ayant exercé plus de 10 ans dans le même quartier entre 1755 et 1789, 18 sont responsables d’un département fonctionnel à un moment ou à un autre de leur carrière56. Les spécialistes présentent même des scores remarquables en matière de stabilité géographique. Pour le département des mœurs, Marais reste en place 23 ans et Quidor 11 ans ; pour celui des étrangers, l’inspecteur Buhot totalise 22 ans, pour les nourrices et l’approvisionnement, Framboisier et l’inspecteur Poussot du quartier des Halles sont à égalité avec 16 années d’implantation. Le département de la sûreté n’est pas en reste avec les inspecteurs Sarraire, Dutronchet, Receveur, Lescaze, Lehoux, Villegaudin et Santerre qui alignent entre 20 ans pour le plus, et 11 ans pour le moins, de présence continue.
28On assiste à travers l’exemple des inspecteurs, à un double mouvement de dilatation et de meilleure occupation de l’espace d’abord, d’intégration communautaire, par voie de conséquences, ensuite. Ce qui peut être dû à plusieurs facteurs parmi lesquels l’amélioration de la chaîne du commandement, qui permet de s’éloigner de l’Hôtel du magistrat, ou une meilleure acceptation par la société de ces officiers, très décriés à l’origine, qui favorise des résidences isolées57. Enfin, l’évolution de l’attitude des commissaires à l’égard d’officiers considérés comme des subalternes et des concurrents au début du siècle, permet par la suite d’envisager des collaborations effectives sur le terrain. Dans le cas des commissaires, la double logique sous-jacente, il faut s’enraciner dans l’espace social « local » et il convient de couvrir l’espace, largement et de manière fonctionnelle plus que personnelle, est aussi à l’œuvre mais avec des particularités sur lesquelles il faudra revenir.
29Inscrire les inspecteurs dans l’espace des quartiers, en développant par ailleurs leur activité de médiation auprès de la population, ne contrevient pas à l’exercice d’une spécialité qui prend souvent un tour plus répressif, plus impersonnel et détaché des relations de proximité58. Mais au moins une spécialité à notre connaissance, l’une des plus essentielles pour la police de Paris, donne lieu à une forme particulière de territorialisation qui en sus de ce double mouvement, laisse apparaître la dynamique métropolitaine, exorbitante du cadre des quartiers qui organise de plus en plus l’activité de la police.
Le laboratoire de la Sûreté
30Le département de la Sûreté fonctionne au sein des services de la lieutenance générale de police avant d’être formalisé, entre 1747 et 1755, sous la forme d’un bureau placé auprès du magistrat, dans son hôtel, au même titre que le premier bureau, qui sert de « gare de triage » pour l’expédition des ordres et des affaires, des circulaires et des correspondances59. Le caractère tâtonnant de cette spécialisation fonctionnelle se lit à travers la diversité des « objets » de la sûreté qui prévaut à l’origine, avant de se fixer sur le vol60.
Carte 4. – La territorialisation du département de la sûreté, début des années 1760.
31Pendant la magistrature de Sartine (1759-1774), près de 90 % des interventions des 3 inspecteurs ayant le département de la sûreté concerne des affaires de vols. Mais cette entrée permet ensuite de cibler des « populations à risques », des groupes riches en délinquants en puissance : mendiants, vagabonds, prostituées, joueurs, domestiques hors de conditions. L’activité bureaucratique du département de la sûreté, la production de registres illustrent cet effort de catégorisation qui est produit par la surveillance et qui détermine également celle-ci en retour. Ces groupes doivent faire l’objet d’une surveillance attentive et préventive, tout comme certains lieux ou certaines activités propices au recel. Sur eux, la répression et les enquêtes ont toutes chances d’être déployées si nécessaire.
32Les inspecteurs pratiquent une police administrative (prévention par la surveillance et le renseignement, internement administratif) mais aussi une police de type judiciaire qui doit rassembler après les déclarations de vol, les éléments utiles à l’enquête et à l’information criminelle, y compris de plus en plus des indices matériels qui renseignent sur les modes opératoires ou sur les circonstances d’un crime. N’étant pas magistrats, mais simple « officiers de police », la présence du commissaire est indispensable pour valider la procédure, dresser procès-verbal lors d’un interrogatoire ou d’une perquisition. S’ils sont saisis d’une affaire de vol, ils doivent orienter les déclarants vers les commissaires du quartier appropriés (celui du lieu du vol, en théorie). Inversement, les commissaires ont en la personne des inspecteurs de la sûreté, une sorte de référent en lien direct avec la lieutenance générale de police pour ce type de délinquance. Ils doivent faire systématiquement parvenir copie des déclarations de vols reçues dans leurs études à l’inspecteur du département de sûreté dont dépend leur quartier de police, afin que ce dernier mène les enquêtes. En effet, l’activité des inspecteurs de la sûreté est organisée sur la base d’une subdivision thématique particulière de l’espace parisien, en trois, puis quatre circonscriptions de sûreté. Lenoir prétend être initiateur de ce changement dans les années 1770 :
« J’ai porté à 4 le nombre des inspecteurs pour ce département ; l’accroissement de Paris exigeait cette augmentation, dés lors la division de la ville quant au département de la sûreté, a été faite en quatre parties61. »
Carte 5. – La territorialisation du département de la sûreté, début des années 1770.
33Les inspecteurs de la sûreté sont distribués à la fin de l’Ancien Régime, à raison de deux sur chacune des rives de la Seine. L’exploitation des bulletins de sûreté, quoique lacunaires, montre que cette division spatiale correspond à des pratiques effectives. Dans les années 1760 et jusques dans les années 1770, on discerne une répartition tripartite. La rive droite est grosso modo divisée équitablement entre deux inspecteurs, avec un chevauchement de leur activité pour les quartiers de police centraux, limitrophes de leur département de sûreté, les Halles et Saint-Denis. Ces limites « flottantes » entre départements concernent aussi le quartier de la Cité, où interviennent finalement dans les années 1770 les deux inspecteurs de la rive gauche et celui de la rive droite orientale. La rive gauche constitue pour sa part le terrain d’action d’un seul inspecteur de sûreté. L’arrivée d’un quatrième inspecteur ne modifie pas d’emblée cette tripartition, mais conduit dans la plupart des cas à l’intervention conjointe de deux inspecteurs sur la rive gauche62.
34Les inspecteurs tendent à inscrire leur activité dans le département qui leur est confié, hors zones de contact et d’influence partagée ; ils respectent plutôt les frontières de leur département pour autant qu’elles soient à peu près fixées. Des arrestations effectuées par « rencontre » dans le département d’un confrère ou sur la base de renseignements fournis par des commis et des observateurs d’un inspecteur agissant hors du département de celui-ci, sont en général rétrocédées à l’inspecteur de sûreté du lieu. Il est d’usage que l’inspecteur ou ses commis intervenant dans le département de sûreté d’un collègue, requièrent ce dernier au moment de procéder à l’arrestation. En outre, une fois qu’un inspecteur de sûreté a pris connaissance d’une déclaration de vol transmise par un commissaire dépendant de son département, l’affaire lui revient, même si l’arrestation est réalisée à l’extérieur. La logique territoriale s’impose donc, même s’il existe des formes de collaboration entre les inspecteurs de la sûreté qui cultivent plutôt la collégialité par l’échange d’information, le remplacement, l’entraide pour les cas les plus épineux. Cette organisation territoriale, qui peut être transgressée momentanément par les informateurs contraints de suivre leurs « clients », est respectée par les commissaires. Le traitement « officiel », non secret, des affaires de sûreté organise donc bien le travail de l’ensemble des policiers d’une zone sur une base spatiale assez stricte. En 1762-1763, l’inspecteur Roulier, chargé de la rive droite orientale, collabore pour plus de 85 % des affaires de vol qu’il traite, avec des commissaires de quartier rattachés à cet espace. Le constat est identique pour le département de la rive droite occidentale, en 1762-1763 et en 1772-1773, pour l’inspecteur Sarraire, qui collabore avec des commissaires importants de cette zone, reconnus comme diligents dans leurs fonctions de police active et hommes de confiance du magistrat : Chenon, Mutel, Fontaine, Hugues. Les commissaires qui collaborent de manière préférentielle avec l’inspecteur de la sûreté de leur zone ne sont pas forcément les commissaires « anciens » des quartiers de police, chargés de coordonner l’activité des officiers de leur quartier. C’est le style de police pratiqué par les commissaires qui s’avère décisif : les commissaires qui valorisent leurs fonctions de justice civile, qui sont peu engagés dans des formes actives et spécialisées de police collaborent assez peu avec les inspecteurs de la sûreté63.
La fabrique de la « métropolitée »
35Le cas de la sûreté montre bien que les responsables de la police du Châtelet sont conduits à organiser le travail leurs subordonnés dans un cadre territorial spécialisé, qui se surimpose à celui des quartiers et les regroupe au sein de plus vastes zones. Si les liens personnels entre policiers existent bien et sont renforcés par la collégialité du travail, si l’enracinement des inspecteurs favorise leur insertion au sein de la population, la logique qui prévaut néanmoins est fonctionnelle plus qu’inter-personnelle et elle s’inscrit de plus en plus dans un espace dilaté. En effet, la police de « sûreté » exige la « saisie » la plus complète possible de l’espace à surveiller, comme le prouve un document éloquent que l’on doit au Lieutenant de police Lenoir. Le Plan de travail pour la sûreté de Paris de 1778, montre bien que la « sûreté » est l’un de ces « objets » ou « matières » de police qui poussent à concevoir l’action de la force publique à une large échelle64. Ce plan illustre particulièrement clairement les images que l’on trouve fréquemment sous la plume de Lenoir, d’une machine policière bien rôdée, n’ayant qu’un seul « centre65 ». Lenoir y détaille l’ensemble des acteurs que le chef de la police peut commander et faire agir de manière coordonnée, dans le temps et dans l’espace, pour exercer la surveillance totale qu’il appelle de ses vœux et pour lutter contre les « bandes de voleurs et les malfaiteurs ». Il cite successivement les inspecteurs de la sûreté bien sûr, mais aussi leurs confrères et les commissaires au Châtelet, les forces armées avec leurs postes et leurs patrouilles (gardes françaises, gardes suisses, garde de Paris et soldats des Invalides), maréchaussée et officiers de robe courte, les employés des fermes qui assurent le contrôle aux barrières fiscales de la ville, les pompiers et les responsables des illuminations des rues. On a là une conception très extensive de la sûreté et une vision englobante, articulée de l’action des forces de « police ». Dans la foulée de ce plan, dès novembre 1778, une circulaire évoque une action concertée des officiers du Châtelet avec la garde de Paris et son chef, le major Dubois, « dans tous les quartiers » pour réprimer la prostitution. La même circulaire organise, toujours à l’échelle de la capitale, des vérifications diurnes et nocturnes dans les hôtels garnis et chez les logeurs au nom de la « sûreté publique66 ». Les mêmes dispositions sont répétées en 1779, en 1781, sans doute au-delà, ce qui témoigne d’une attention soutenue de la part de Lenoir, de sa volonté d’imprimer une régularité dans les pratiques et d’y former tous ses subordonnés67. La prise en compte de l’espace métropolitain devient patente pour régler des problèmes qui ne peuvent plus être traités à la seule échelle du quartier et des relations de voisinage.
36Ce sont parfois les circonstances et la révélation des « imperfections » du système policier parisien qui invitent à mieux prendre en compte la dimension métropolitaine de certaines questions. Les retombées de la catastrophe de la rue royale, survenue le 30 mai 1770 à l’occasion des noces du Dauphin et de Marie-Antoinette en fournissent la preuve. Cette grave bousculade qui fit plus de 130 victimes, est provoquée par une gestion calamiteuse de la foule sur la place Louis XV et dans ses alentours, lors du feu d’artifice tiré en l’honneur du mariage royal68. L’enquête conduite par le parlement de Paris incrimine clairement dans ce désastre la responsabilité de l’Hôtel de Ville, chargé de l’organisation de cette célébration et doté des pouvoirs de police afférents. Les magistrats reprochent à la Ville d’avoir omis un certain nombre de précautions, d’avoir conçu un plan d’évacuation et de circulation sous-dimensionné et refusé une nécessaire coordination entre différents acteurs de la gestion de l’ordre public, cela afin de préserver ses propres prérogatives de police. Scandale politique potentiellement explosif, l’enquête laisse éclater les tensions et les divisions très fortes qui traversent et opposent les institutions policières parisiennes, lieutenance générale de police et officiers du Châtelet, Bureau de Ville, guet et garde de Paris. Les conclusions qui sont rendues le 3 juillet 1770 limitent strictement à l’avenir les pouvoirs de la Ville et sa marge de manœuvre dans l’organisation des cérémonies et spectacles publics, en les assujettissant à la lieutenance générale de police, chargée d’assurer « la liberté et la commodité des voies publiques et la sûreté des citoyens » comme la préservation du « bon ordre69 ».
37En 1782, le dispositif sécuritaire mis en œuvre lors des festivités organisées pour célébrer la naissance du Dauphin témoigne à la fois de la reconnaissance de l’échelle métropolitaine et des enseignements tirés du désastre survenu en 1770. Des avis imprimés sont affichés et distribués « avec profusion » dans le public, qui présentent un plan de circulation étonnant de précision à l’échelle de la capitale70. Les flux de piétons et de voitures sont séparés dans des rues qui leur sont spécifiquement réservées. Les voies, notamment celles empruntées par le cortège royal, ou les ponts, sont systématiquement dégagées et le stationnement interdit. Carrosses et voitures empruntent des sens uniques obligatoires, les circulations peuvent être interdites à partir de certaines heures correspondant à des pointes d’affluence attendues. Les transports de marchandises pondéreuses et les convois de bestiaux en route vers les marchés sont bloqués à la périphérie. Pour s’assurer du respect de ces dispositions et gérer les flux, pour prêter secours, sentinelles et gardes sont détachés « dans tous les quartiers où il y aura affluence ».
38Cet exemple frappe par son caractère systématique, qui généralise des dispositions souvent adoptées à une échelle moindre, même si les préoccupations à l’égard de la fluidité de l’espace urbain sont de plus en plus présentes dans nombre de villes lors de l’organisation des processions et des réjouissances publiques71. Son ampleur et son extension spatiale montrent que les mesures de police « fabriquent » en quelque sorte de la « métropolitée », soit de manière opportuniste, soit plus systématiquement par l’adoption de pratiques itératives72. Ces préoccupations poussent à la mise en place d’un système policier plus ramifié, plus articulé afin de mieux tenir un espace mouvant. Pourtant, ces logiques spatiales et fonctionnelles ne se substituent jamais brutalement aux logiques sociales. Les deux dimensions restent en fait entremêlées.
Logiques spatiales ou logiques sociales ?
39Concrètement, la création de nouveaux découpages policiers n’abolit pas les anciens repères et les logiques spatiales de la population. Si, à Paris, la réforme de 1702 porte un coup à l’antique dimension institutionnelle et bourgeoise des quartiers de ville et de leurs réseaux de voisinage, déjà affaiblis, il est des cas comme à Lyon en 1745 où le nouveau découpage policier échoue à s’imposer73. Ce qu’il faut essayer de débrouiller, c’est la manière dont la police s’efforce de quadriller et de s’approprier l’espace à travers ses pratiques ordinaires. En retour, il faut aussi faire le lien avec les agissements de la population, ses façons d’intégrer ou non les nouveaux cadres dans ses pratiques. Dans quelle mesure, les attentes sécuritaires de la population, telles que la police les perçoit, ne poussent-elles pas elles aussi à envisager autrement l’action de la police dans la ville ?
Appropriations policières de l’espace
40À première vue, on pourrait opposer deux modes d’intervention dans l’espace lorsqu’on considère les deux principaux acteurs de la police Châtelet. Il y aurait d’un côté l’enracinement des commissaires dans leurs quartiers, avant même le cycle de réformes inauguré en 1666-1667 et, de l’autre, les inspecteurs apparus au tournant du siècle qui entretiendraient un rapport plus distant avec les structures enracinées du voisinage et de la sociabilité de quartier. Les études montreraient plutôt aujourd’hui, pour la seconde moitié du XVIIIe siècle, une certaine convergence entre ces deux corps dans leurs manières d’intervenir dans l’espace parisien. Convergence, jusqu’à quel point et avec quelles nuances ?
41On a vu que l’affectation des inspecteurs dans les vingt quartiers de police se traduisait, lentement dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, par une distribution plus équilibrée dans la ville, marquée par la résidence après un temps de concentration assez net sur la rive droite et à proximité de l’hôtel du lieutenant de police. Les inspecteurs sont donc initialement « projetés » dans l’espace en fonction des besoins, plus qu’ils ne sont initialement promis à s’intégrer dans un quartier. Mais la situation évolue, au point que l’exercice d’une spécialité telle que la sûreté, n’interdit pas une résidence fixe dans un quartier où l’inspecteur peut intervenir sur d’autres sujets généralistes. Passé 1760, les inspecteurs de la sûreté relèvent clairement d’une affectation dans deux types de circonscriptions, celle plus étroite d’un quartier de police et celle plus large d’un département de sûreté, qui englobe le premier. L’intégration dans un quartier de police que permet la résidence peut d’ailleurs être regardée comme une condition d’efficacité, y compris pour traiter les affaires de sûreté. N’étant pas un élément étranger aux relations de voisinage, à la sociabilité du quartier, certaines informations et sollicitations peuvent lui parvenir plus directement, plus facilement. Il se poserait ainsi en vrai subordonné du commissaire à l’échelle du quartier de police dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. De fait, le rôle de médiateur que jouent, en général, les inspecteurs dans les affaires de famille montre qu’ils peuvent constituer un recours de proximité supplémentaire, notamment pour de petites gens qui hésiteraient, ou ne pourraient se rendre chez le commissaire.
42À y regarder de plus près toutefois, la diffusion des adresses d’inspecteurs dans les quartiers, puis la stabilité de leur localisation que l’on peut relever à partir de l’Almanach royal, ne dit rien de la rotation parfois non négligeable de certains d’entre eux. Tous ne sont pas aussi « enracinés » que les spécialistes évoqués plus haut. L’Almanach nous renseigne d’abord sur la stabilité d’un repère dans l’espace : la population sait où l’on peut répondre à ses besoins, où se trouve le service du public assuré par un inspecteur, quel qu’il soit. Il s’agit là d’une répartition fonctionnelle d’un service dans l’espace mais c’est aussi le propre de cet imprimé que de fournir ce type de renseignements. Toutefois, la mobilité des inspecteurs peut s’expliquer en partie, lorsque l’on considère la structure de leurs rémunérations. Officiers de police et non pas magistrats, ils ne perçoivent pas de revenus liés à l’exercice de fonctions de justice civile lucratives, telles que les saisies, les ouvertures de porte, la pose de scellés après-décès dont on dit les commissaires friands. De ce point de vue, la notion de « clientèle » ne joue pas pour eux comme pour les commissaires au Châtelet. Ce qui importe d’abord, c’est la densité de métiers sur lesquels ils lèvent des droits dans l’espace dont ils sont chargés. Leurs revenus sont assis pour l’essentiel sur les droits qu’ils prélèvent sur les professions qu’ils contrôlent, comme les logeurs et les revendeurs de toutes sortes, mais aussi sur les gratifications qu’ils reçoivent au titre de l’exercice de spécialités. Pour autant qu’on puisse le savoir du fait des lacunes documentaires, les revenus perçus à ce titre par les inspecteurs sont supérieurs et de beaucoup à ce que perçoivent les commissaires « spécialisés74 ». Si la compagnie des inspecteurs défend avec force son rôle dans l’enregistrement écrit, administratif, des activités et des professionnels « à risques », bien sûr au nom de la sûreté publique, c’est parce que le contrôle de ces professions enregistrées leur procure un revenu. Intérêts corporatistes et transparence policière vont ici de pair. D’une part, l’intérêt bien compris de cette compagnie accompagne l’essor des instruments de la police administrative. D’autre part, le rapport à l’espace physique et social des inspecteurs est potentiellement plus fonctionnel que celui que nouent les commissaires. Pour autant, les inspecteurs ne sont pas des officiers « hors-sol ». Dans les vastes circonscriptions de « sûreté » qui regroupent plusieurs quartiers de police, la reconstitution de l’activité de l’inspecteur qui en est responsable montre qu’il peut être conduit à privilégier son quartier de résidence. C’est un indice possible de son enracinement, mais un indice flou qui peut témoigner de la densité plus forte des relations de proximité nouée avec d’autres policiers (les commissaires de son quartier par exemple) qui lui apportent des affaires, autant que de la confiance qu’aurait à son égard la population la plus proche de lui pour le solliciter.
43Les commissaires au Châtelet partent d’une situation inverse. « Premiers juges » dans leurs quartiers, mais aussi chargés de tâches proprement policières et gratuites, ils sont globalement issus de la bonne bourgeoisie parisienne investie dans les réseaux de notabilité et engagée dans les cursus qui peuvent conduire aux honneurs de l’échevinage, du moins jusqu’au milieu du XVIIe siècle et, de nouveau, tout à la fin du XVIIIe siècle. Ils sont réglementairement astreints à l’obligation de résidence. Inégalement respectée, cette contrainte semble plus effective au XVIIIe siècle75. Sous la magistrature de Berryer (1747-1757), le développement de départements spécialisés qui peuvent être confiés à des commissaires induit progressivement et théoriquement pour ceux qui sont ainsi distingués, un éloignement des frontières de leur quartier et un moindre investissement en son sein. Mais tous les commissaires ne sont pas logés à la même enseigne, puisque certains demeurent des « généralistes ». Tous ne pratiquent donc pas exactement le même « métier » et sont, par conséquent, susceptibles d’entretenir des rapports différenciés à l’espace76.
44On peut tenter de mesurer l’audience socio-géographique d’une commissaire, reconstituer ses aires d’activité à travers ses transports civils (scellés, ouverture de porte, saisies) qui sont effectués à la demande de clients et à travers la provenance des plaignants qui viennent déposer à son étude. Dans la première moitié du XVIIIe siècle, la reconstitution de l’activité du commissaire du quartier Saint-Eustache, Pierre Régnard le Jeune, décrit une prise de possession progressive du quartier par l’officier77. Au fil de ses déplacements et de sa reconnaissance physique par le public, on voit un certain nombre d’affaires lui parvenir. Globalement, en dehors des patrouilles de police régulières qu’il effectue à tour de rôle hors de son quartier, comme tous ses confrères, Regnard agit plutôt dans l’enceinte de son département géographique. Entre 1751 et 1789, le profil que présente le commissaire du Louvre Pierre Chenon est tout autre. Pour les transports civils effectués à la demande des intéressés, comme pour les plaintes déposées à son hôtel, le nombre d’affaires en provenance de l’extérieur du quartier du Louvre est toujours supérieur à celui des affaires issues de l’enceinte du quartier. Au fil du temps, le déséquilibre tend à s’accuser. Pierre Chenon est un homme de confiance de la Lieutenance générale, un commissaire zélé qui se voit confier des spécialités importantes, comme celle de la Librairie et des ordres du roi. On pourrait donc attribuer à ses nombreuses missions hors des frontières du quartier du Louvre, cette géographie particulière de son activité. Mais le constat vaut pour tous les commissaires du Louvre, y compris les « généralistes » comme le commissaire Cadot qui sort peu de son étude. En outre, les mécanismes qui sont à l’œuvre dans le cas de Régnard au début du siècle ne se retrouvent pas ici. Alors que Chenon se rend souvent rue Saint-Jacques pour des affaires de librairie, ses déplacements ne lui apportent pas d’autres sortes d’affaires en provenance de cette rue. On ne relève pas non plus de coïncidence temporelle entre la date d’une première apparition dans une portion de son quartier et l’arrivée consécutive d’affaires en provenance de cette zone. Ce n’est donc pas le lien personnel, né d’une proximité constante, qui peut ici offrir l’explication de cette géographie. L’hypothèse plausible serait que les Parisiens respecteraient mal les limites de leur quartier, et toujours davantage le siècle courant.
Le rôle croissant des mobilités urbaines
45L’accroissement des mobilités au sein de la capitale, la dissociation qui commence à s’opérer entre espaces de résidence et espaces de travail, constituent peut être une clef de ce contraste entre première et seconde moitié du siècle. D. Garrioch, en comparant l’origine géographique de la clientèle du commissaire Langlois (1698-1747), en poste dans le quartier Saint-Jacques-de-la-Boucherie en 1709 et celle du commissaire Picard Desmaret (1788-1792), du quartier de la Grève en 1788, établit un constat que l’on est tenté de rapprocher de ce qui précède. Alors que la clientèle de Langlois présente une forte concentration sur la rive droite, la rue Saint-Martin faisant frontière à l’Est et la Seine vers le Sud, celle du commissaire Desmarets, quoique ancrée sur le quartier de la Grève, la rue de la Verrerie et le sud du quartier Saint-Martin, se dilate dans tout l’espace parisien, rives droites et gauches comprises, jusqu’à la banlieue. Ni la Seine, ni une rue majeure comme la rue Saint-Martin ne marquent une frontière78. L’origine géographique des plaignants qui se tournent vers Pierre Chenon au Louvre ne donne pas une telle impression de dilatation spatiale, mais confirme le constat d’une transgression régulière des limites des quartiers par les Parisiens dans la seconde moitié du siècle. En 1775 ou en 1789, la sphère d’influence de Chenon s’étend majoritairement sur le quart ouest de la rive droite, avec une extension plus réduite sur la rive gauche et l’Ile de la Cité. Vers l’Est, la rue Saint-Martin, rive droite, et le quartier Saint-Benoît, rive gauche, constituent toujours des frontières. Dans le cas de Chenon, cette aire correspond à peu près à l’espace du département de sûreté, cette supra-circonscription spécialisée, auquel il se rattache. Faut-il comprendre que le découpage des départements de sûreté crée progressivement une sorte de légitimité territoriale « trans-quartier » pour d’autres affaires que celles liés à la sûreté et au vol ?
46Au sein même du quartier du Louvre, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, on s’aperçoit que ce sont les grands axes, et dans ce cas, la rue Saint-Honoré et quelques voies secondaires qui en dépendent, qui apportent le plus d’affaires dans l’étude des commissaires. Même si un trop petit nombre de monographies ne permet pas de conclure de manière définitive, ces remarques font écho au souci policier d’intégrer des paramètres qui ne se limitent pas au bornage et au découpage statiques de l’espace. Ceci a des vertus pour proportionner l’intervention de la police à l’espace et aux densités de population, également pour répartir le travail entre policiers et l’organiser sous un angle administratif. Mais le pragmatisme policier oblige ensuite à prendre en compte les dynamiques qui sont à l’œuvre. L’évolution de la localisation des études des commissaires dans les quartiers illustre cette double préoccupation au cours du siècle79. Il s’agit d’assurer le meilleur quadrillage possible en répartissant les études des commissaires dans tout le quartier (deux ou trois, selon les cas). Ainsi dans le quartier du Palais-Royal, qui concentre de nombreuses activités à surveiller (jeux, spectacles, prostitution) et attire une foule bigarrée. Mais il s’agit aussi de tenir des axes majeurs, drainant les circulations et concentrant les activités, ainsi dans les quartiers Saint-Denis et Saint-Martin. Sans que cela soit contradictoire, l’action policière peut se dilater et se ramifier mais elle peut aussi se polariser dans certains cas. Dictés par les caractéristiques majeures des quartiers et les priorités policières adaptées à des contextes précis, ces choix reposent aussi sur le meilleur usage possible des forces disponibles, aux effectifs réduits, loin de l’idéal de répartition mathématique et uniforme développé par Guillauté.
47On peut faire émerger quelques-uns des déterminants de la géographie policière, soit en lien avec certaines exigences ou contraintes propres à la police, soit du fait des pratiques des habitants. L’octroi d’une spécialité à un commissaire a une influence sur son espace professionnel. Responsable de la Librairie, Chenon doit mener de nombreuses perquisitions et visites dans les espaces privilégiés de la librairie parisienne : la rue Saint-Jacques et l’ancien quartier de « l’université », le quai des Augustins, le Palais royal. Lorsqu’il était en charge du département de l’usure, il se déplaçait sur les lieux du prêt sur gage, les quartiers du Louvre, de Saint-Germain-des-prés et les quartiers commerçants de Saint-Eustache et Saint-Martin. Plus ponctuellement, la lieutenance générale peut « dépayser » des perquisitions ou des demandes d’arrestation pour éviter à des officiers du quartier d’avoir à s’occuper d’opérations parfois sensibles dans un espace où ils sont connus, pour éviter d’éventuelle connivences ou difficultés liées à une inter-connaissance trop forte80. Ponctuellement toujours, les déséquilibres de la trame policière influent sur la nature et la géographie de l’activité des commissaires en poste. Un système de vase communicants existe entre des quartiers limitrophes dans les cas de sous-encadrement, parfois liés à la maladie ou au non remplacement de collègues voisins. Mais la géographie de l’activité policière obéit aussi aux attentes et aux logiques de la population, qui n’est pas passive face à des cadres imposés.
48On peut se demander si le principe « plus haut la classe, plus loin l’origine »(et inversement) ne pourrait pas s’appliquer. Petites gens, gagne-deniers, domestiques ne portent plainte qu’occasionnellement hors de leur quartier. On vient raconter son histoire au commissaire, voire à l’inspecteur du quartier, mais de son quartier, que l’on connaît et qui incarne une figure protectrice de proximité. En cela, la police du Châtelet s’est substituée ou a récupéré les fonctions de notables traditionnels qui ont pu les délaisser81. Cette proximité est faussement territorialisée, car elle est d’abord inter-personnelle, la preuve étant que, dans certains cas, on cherche à suivre « son » commissaire. La confiance inspirée et la protection accordée jouent indéniablement. On peut d’ailleurs, au sein du même quartier, changer de commissaire si l’on n’a pas été satisfait la première fois. Ce peut être aussi parce que l’on cherche l’anonymat et à se préserver du scandale public que l’on déserte parfois son quartier pour aller chez le commissaire, dans les cas de grossesses illégitimes par exemple82. Confiance et réputation justifient aussi l’élargissement de l’aire d’influence d’un commissaire. Chargé des questions d’usure et de prêts à intérêt, Pierre Chenon fréquente les milieux du négoce. Sur la base de cette spécialité et du lien personnel, une partie de sa clientèle provient de ces milieux, puis de cercles circonvoisins, mais pas forcément pour traiter de ce genre d’affaires. Renommé, distingué par le lieutenant de police dont il est l’un des bras droits, des représentants de hautes familles s’adressent à lui, comme celles du cardinal de Rohan, du prince de Ligne ou du duc de Richelieu.
49En fait si la poussée fonctionnaliste de la police qui vise à valoriser le service par-delà la personne qui est chargée de telle ou telle mission semble nettement attestée au XVIIIe siècle, elle ne signifie pas, loin s’en faut, l’abandon de toute autre logique. En fonction des cibles, des objectifs poursuivis et des circonstances, la police du Châtelet s’efforce d’adapter ses façons de faire, pariant sur l’insertion communautaire ou sur la répression, à la fois pour coller aux attentes sécuritaires de la population établie et pour tenir compte des critiques ou des tensions que son action peut faire naître83. Dans le dernier quart du XVIIIe siècle, marqué par le retour des difficultés économiques et sociales, tout se passe comme si l’attitude de la population établie envers une police plus active et plus répressive qu’incarnent les inspecteurs, était en train de changer. Le quadrillage policier et les interventions trans-quartiers, assortis de quelques précautions après la forte secousse des émeutes de mai 1750 provoquées par la rumeur des enlèvements d’enfants, seraient sinon parfaitement acceptés, du moins mieux tolérés et parfois justifiés sous la plume de certains observateurs, pourtant critiques ou méfiants. Ainsi L. S. Mercier ou le libraire Hardy84. Le durcissement répressif des années 1770-1780 à l’encontre des mendiants et des prostituées peut nourrir la méfiance populaire. Elle n’interdit pas l’expression de tensions et de résistances diverses au sein de la population, relayées peu après, dans un contexte pré-révolutionnaire, par une campagne pamphlétaire virulente qui dénonce le despotisme policier85. Mais il se fonde aussi sur le souci des habitants de voir les « rues purgées de leurs indésirables » et d’être protégés. La lecture du Journal du libraire Hardy fait ressortir chez ce représentant de la population stabilisée de Paris, une relative hantise « insécuritaire » à l’égard du vol et, en corollaire, une attente de protection de la part de la police. Ses articles mettent en scène une collaboration naturelle entre police et population : les voleurs arrêtés dans les rues, sont conduits chez le commissaire par le voisinage. Surtout, Hardy présente le recours aux inspecteurs, si décriés sous la Régence, comme une chose devenue « normale », en particulier lorsqu’il convient de procéder à des investigations pour retrouver l’auteur d’un vol. L’efficacité et la légitimité de cette sorte de police n’est plus mise en cause dans la mesure où elle offre des garanties en matière de sûreté publique. Cet accord entre police et population repose à la fois sur une vision morale de la justice et sur le partage d’intérêts bien compris. Il faut se garder d’oublier que la police de Paris s’appuie sur de nombreux « auxiliaires » au sein de la population, des principaux locataires aux maîtres de métiers, des revendeurs aux logeurs qui ont, à des titres divers, matière à collaborer avec elle. Les grands perdants de l’évolution seraient donc les migrants de fraîche date, en mal d’insertion sur un marché du travail citadin de plus en plus tendu dans les années 1770-1780. Ces migrants sont inégalement pris en charge par les filières d’accueil, dans un contexte marqué par l’affaiblissement des solidarités et des sociabilités vicinales. La « nouvelle » police se fait avec l’accord de la fraction « établie » de la population contre les « marginaux ». D’Argenson, successeur de La Reynie avait, à la fin du XVIIe siècle, tenté de promouvoir un tel compromis, alors sans succès86.
50Le projet de l’exempt Guillauté repose sur l’idée qu’un découpage fin du territoire urbain, assorti d’un système de repérage uniformisé et d’une distribution équilibrée des forces et des auxiliaires de la police, peut permettre d’assurer la transparence sociale et la visibilité absolue dans l’espace. Cette utopie policière exprime le souci manifeste d’une police des Lumières souhaitant limiter et percer l’opacité des relations sociales en ville, hantée par les risques de subversion induits par le brouillage des conditions. L’idéal de Guillauté postule même que la police pourrait ainsi se passer du secret et de l’espionnage, des méthodes de « basse police » en général. Il ne serait plus nécessaire d’utiliser de « méchantes gens » pour neutraliser d’encore plus nuisibles et infiltrer les milieux à risques. La transparence obtenue par l’enregistrement généralisé des individus et de leurs mobilités, par la visibilité des activités et des revenus suppléerait à tout. L’organisation de l’espace dévoilerait immédiatement la société, sans autre médiation que celle de la carte ou du registre, manipulés par des acteurs bien distribués. Sans avoir les moyens de mettre en œuvre une si haute ambition, la police du Châtelet s’efforce, au cours du XVIIIe siècle, d’organiser et d’articuler le travail de ses agents dans des circonscriptions territoriales mieux définies, parfois spécialisées, auxquelles on cherche à donner de la consistance, tant dans le travail administratif que pour les actions « de terrain ». Mais il ne suffit pas d’agir dans des cadres proportionnés pour obtenir une connaissance suffisante sur le corps social que l’on entend contrôler, ni pour imposer à ce dernier le respect de nouvelles frontières.
51En pratique, et aussi parce que les officiers de la police du Châtelet ne sont pas sans lien avec la société parisienne, commissaires et inspecteurs sont pris dans une tension qui les rapproche plus qu’elle ne les oppose, entre l’enracinement dans un quartier qui valorise les relations inter-personnelles et l’exercice de spécialités « trans-quartiers », territorialisées à plus large échelle et de manière plus fonctionnelle. Ils doivent à la fois plonger au cœur de la sociabilité ordinaire et pouvoir s’en abstraire pour lutter contre certains maux, ou retrancher des indésirables « génériques » – prostituées, vagabonds, voleurs – du reste de la société. Le contexte socio-politique propre à Paris, marqué par une aliénation politique précoce des élites urbaines face au pouvoir royal qui contrôle les voies de l’ascension sociale, notamment via le marché des offices, favorise cette montée en puissance du Châtelet et de ses agents à partir de la fin du XVIIe siècle comme instance de médiation et de protection aux côtés, puis à la place des notables municipaux traditionnels87. Cette substitution a pu faciliter la reconnaissance des cadres territoriaux promus par le Châtelet et donner à la réforme de 1702 créant des quartiers de police, comme à ses avatars, une postérité que l’on ne rencontre pas nécessairement dans les villes de province où les tentatives de créations semblables n’ont pas été nécessairement couronnées de succès. Cette réussite n’est pourtant que relative, comme le montrent les pratiques socio-spatiales des populations promptes à transgresser les frontières en fonction de leurs intérêts. Comme le montre également la course-poursuite qui est engagée par la police entre la nécessité de disposer d’une assise locale pour obtenir, par l’inter-connaissance, une légitimité minimale, et l’obligation de s’adapter constamment au mouvement perpétuel des dynamiques métropolitaines. Qu’à cela ne tienne, le rêveur Guillauté imagine que dans un royaume de villes devenues « transparentes » au magistrat, les véritables contrôles pourraient ne plus s’effectuer qu’aux frontières de la communauté « nationale ». À ses héritiers, il reste à finir d’inventer la « société de surveillance » pour des sociétés urbaines mondialisées88.
Notes de bas de page
1 Travailler sur le monde des polices relève désormais nécessairement d’une entreprise collective. Ma réflexion doit beaucoup aux nombreux échanges qui ont eu lieu et ont encore lieu dans le cadre du programme ANR CIRSAP (Circulations des savoirs policiers, 2006-2010) et du programme ANR SYSPOE (Systèmes policiers européens, 2013-2015) qui lui fait suite. Je dois aussi beaucoup aux travaux, à présent indispensables, de Justine Berlière, auteure de, Policer Paris au Siècle des Lumières. Les commissaires du quartier du Louvre dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Paris, École des Chartes, 2012 et de Rachel Couture qui vient de soutenir une thèse importante : « Inspirer la crainte, le respect et l’amour du public » : les inspecteurs de police parisiens, 1740-1789. Doctorat d’Histoire de l’UCBN et de l’UQAM, janvier 2013, ex. multigr. Toutes deux ont su à la fois innover, répondre à des questions restées en suspens et apporter des éclairages essentiels à des intuitions suscitées par ma longue fréquentation des manuscrits du Lieutenant de police Lenoir. Rachel Couture a eu l’extrême gentillesse d’autoriser la reproduction de plusieurs cartes tirées de sa thèse et élaborées à l’UQAM. Je lui en suis particulièrement reconnaissant. Je dois enfin remercier chaleureusement Marco Cicchini, complice genevois, pour sa relecture critique.
2 M. Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France, 1977-1978, Hautes études, Gallimard-Le Seuil, 2004, p. 348.
3 L’auteur, par ailleurs collaborateur à l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, semble nourrir l’ambition d’entrer dans la République des Lettres. Son mémoire laisse entrevoir cette recherche de protection et des clefs de la reconnaissance sociale.
4 Guillauté défend ainsi la diffusion des lanternes portatives plutôt que l’amélioration générale de l’éclairage urbain. Mais il rédige avant l’essor décisif de l’éclairage public pendant la magistrature de Sartine (1759-1774) et les innovations techniques d’Argand et Quinquet des années 1780. C. Hérault, « L’éclairage des rues de Paris à la fin du XVIIe et au XVIIIe siècle », Mémoires de la Société de l’Historie de Paris et de l’Ile-de-France, 1916, t. XLIII, p. 130-240. Sur cette question, on attend beaucoup du doctorat en cours de Sophie Reculin, L’invention et la diffusion de l’éclairage public en France au XVIIIe siècle, sous la direction de C. Denys, Université Lille 3/IRHIS UMR 8529.
5 C. Denys, B. Marin, V. Milliot (dir.), Réformer la police. Les mémoires policiers en Europe au XVIIIe siècle, Rennes, PUR, 2009.
6 C. Denys, V. Milliot (éd.), Espaces policiers, XVIIe-XXe siècles, RHMC 50-1, janvier-mars 2003.
7 Ces pistes ont été explorées par B. Marin, Policer la ville. Polices royales, pouvoirs locaux et organisations territoriales à Naples et à Madrid dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Dossier en vue de l’obtention d’une HDR, Paris I, 2005, ex. reprogr. Essai d’approfondissement autour du cas parisien par N. Vidoni, La lieutenance générale de police et l’espace urbain parisien (1667-1789). Expériences, pratiques et savoirs. Doctorat d’Histoire de l’Université d’Aix-Marseille 1, octobre 2011. Voir aussi des observations générales dans V. Denis (dir.), « Histoire des savoirs policiers en Europe (XVIIIe-XXe siècles) », Revue d’Histoire des Sciences Humaines, no 19, 2008.
8 J.-C. Perrot, Genèse d’une ville moderne. Caen au XVIIIe siècle, Paris, EHESS, 2001, (1975), B. Lepetit, Les villes dans la France moderne (1740-1840), Paris, Albin Michel, 1988.
9 C. Denys., Police et sécurité au XVIIIe siècle dans les villes de la frontière franco-belge, Paris, L’Harmattan, 2002. J.-L. Laffont, Policer la ville. Toulouse, capitale provinciale au siècle des Lumières, doctorat de l’université Toulouse II Le Mirail, 1997, 3 vol., S. Nivet, La police de Lyon au XVIIIe siècle. L’exemple de la police consulaire puis municipale, mémoire de DEA, Université Lyon III, 2003.
10 V. Denis, Une Histoire de l’identité, France, 1715-1815, Seyssel, Champ Vallon, 2008. M. Cicchini, « A new inquisition? Police reform, urban transparency and house numbering in eighteenth-century Geneva », Urban History, 4/39, 2012, p. 614-623.
11 E. Brian, La mesure de l’État. Administrateurs et géomètres au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1994. M.-N. Bourguet, Déchiffrer la France. La statistique départementale à l’époque napoléonienne, Paris, édition des archives contemporaines, 1988. J. Boutier, Les Plans de Paris. Étude, cartobibliographie et catalogue collectif, Paris, BnF, 2e édition, revue et augmentée, 2007.
12 Voir J. Berlière, op. cit., R. Couture, op. cit et N. Vidoni, op. cit. Cet essai s’inscrit également dans le prolongement de V. Milliot, « Saisir l’espace urbain : la mobilité des commissaires au Châtelet et le contrôle des quartiers de police parisiens au XVIIIe siècle », in Espaces policiers, XVIIe -XXe siècle, dossier coordonné par Catherine Denys et Vincent Milliot, RHMC, 50-1, janvier-mars 2003, p. 54-80.
13 R. Descimon et J. Nagle, « Les quartiers de Paris, du Moyen âge au XVIIIe siècle : évolution d’un espace pluri-fonctionnel », Annales ESC, 1979, no 5, p. 956-983, J.-L. Laffont, « La police de voisinage, à la base de l’organisation policière des villes de l’ancienne France », Annales de la Recherche Urbaine, 1999, no 83-84.
14 R. Chartier (éd.), Figures de la gueuserie, Paris, Montalba, 1982.
15 N. Delamare, Traité de la police, où l’on trouvera l’histoire de son établissement, les fonctions et les prérogatives de ses magistrats..., on y a joint une description historique et topographique de Paris avec un recueil de tous les statuts et règlements des six corps des marchands et toutes les communautez des arts et métiers, Paris, M. Brunet, Hérissant, 1722, t. 1, livre 1, titre VII.
16 R. Descimon. « Les barricades de la Fronde parisienne. Une lecture sociologique », Annales ESC, 1990, no 2, p. 397-422 et « Solidarité communautaire et sociabilité armée : les compagnies de la milice bourgeoise à Paris (XVIe-XVIIIe siècles) », in F. Thelamon (dir.), Sociabilité, pouvoir et société, Rouen, Publication de l’Université de Rouen, 1987, p. 599-610.
17 D. Garrioch, The making of Revolutionary Paris, University of California Press, 2002 (trad. fr., La Découverte, 2013).
18 P. Piasenza, Polizia e città. Strategie d’ordine, confliti e rivolte a Parigi tra Sei e Settecento, Bologne, Il Mulino, 1990, P. Peveri, « Clandestinité et nouvel ordre policier dans le Paris de la Régence : l’arrestation de Louis-Dominique Cartouche », dans S. Aprile et E. Retaillaud-Bajac, Clandestinités urbaines. Les citadins et les territoires du secret (XVIe-XXe siècle), Rennes, PUR, 2008, p. 154-156 sq.
19 T. Brennan, Public drinking and popular culture in Eignteenth Century. Princeton, 1988, D. Roche (dir.), La ville promise. Mobilité et accueil à Paris (fin XVIIe-début XIXe siècle), Paris, Fayard, 2000.
20 Fonds de carte original extrait de E. Ducouray, R. Monnier, D. Roche, A. Laclau (dir.) Atlas de la Révolution française, 11, Paris, Paris, EHESS, 2000, p. 14.
21 Lettre aux syndics de la compagnie des commissaires au Châtelet du 27 décembre 1780, AN Y 12 830.
22 J. C. P. Lenoir, Additions et notes au Mémoire sur l’administration de la police de Paris du Commissaire Lemaire, Papiers, Mss 1 424. Fonds ancien, Médiathèque Orléans, fol. 115-116.
23 V. Milliot, « Saisir l’espace... », art. cit.
24 Les intuitions de l’article précédent sont prolongées et complétées par les analyses de J. Berlière, Policer la ville, op. cit., p. 293-318, p. 355-365 et de R. Couture, « Inspirer la crainte... », op. cit., chap. 2 et 9.
25 J. Seznec (éd.), Mémoire sur la réformation de la police de France [...] par M. Guillauté (1749), Paris, Hermann, 1974, p. 47.
26 Précis des représentations faites à Monseigneur le Procureur général par la compagnie des Inspecteurs de police, 1756, BnF, Mss coll. Joly de Fleury 346, fol. 152-170.
27 Registre de l’inspecteur Poussot. Quartier des Halles (1738-1754), Bibliothèque de l’Arsenal (BnF), Ms 10 140.
28 H.-J. Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au XVIIe siècle, Genève, Droz, 1969, rééd. 1999, I, p. 356.
29 J.-P. Gutton, La société et les pauvres : l’exemple de la généralité de Lyon (1534-1789), Paris, Société d’édition « Les Belles Lettres », 1971 ; La potence ou la pitié. L’Europe et les pauvres du Moyen Âge à nos jours, Paris, Gallimard, bibliothèque des histoires, 1986.
30 J. Kaplow, Les noms des rois. Les pauvres de Paris à la veille de la Révolution, Paris, Maspéro, 1974, p. 86-91.
31 V. Milliot, « La surveillance des migrants et des lieux d’accueil à Paris du XVIe siècle aux années 1830 », in D. Roche (dir.), La ville..., op. cit., p. 21-76.
32 J.-C.-P. Lenoir, Mémoires, fonds ancien, Médiathèque Orléans Mss 1422 ; titre X, fol. 637 et 661.
33 État des marchandes d’oranges qui ont obtenu la permission de vendre des oranges sur le Pont-Neuf à commencer du mois de décembre 1784 pendant une année, et, Noms, demeures et distribution des décrotteurs placés sur le pont Notre-Dame et qui ont obtenu la permission. Papiers du commissaire J. B. Dorival, AN Y 12 528.
34 S. Kaplan, Les Ventres de Paris. Pouvoir et approvisionnement dans la France d’Ancien Régime, Paris, Fayard, 1988 (pour la trad. fr.), p. 15-30 et R. Abad, Le grand marché. L’approvisionnement alimentaire de Paris sous l’Ancien Régime, Paris, Fayard, p. 15-109.
35 S. Kaplan, La fin des corporations, Paris, Fayard, 2001, p. 100-104.
36 Dupont de Nemours, Mémoire sur les municipalités, dans A. R. J. Turgot, Œuvres, G. Scheller éd. Paris, Félix Alcan, 1908-1923, t. 4, p. 568-628.
37 Voir l’article X de l’édit de février 1776, Édits de Turgot (les) préfacé par M. Garden, Paris, Imprimerie nationale, 1976.
38 Dans le passage qui suit, je discute les analyses de N. Vidoni sans en partager toutes les conclusions. La lieutenance... op. cit., chap. 3.
39 Moithey réalise, entre 1763 et 1771, des plans sur les accroissements de Paris, synthétisés en 1772, repris en 1774 sous le titre de Plan historique de la ville et fauxbourgs de Paris assujetti à ses accroissements depuis Philippe-Auguste jusqu’à présent. C’est ce dernier plan qui dédié à Lenoir. Voir J. Boutier et al., Les plans de Paris, op. cit., notices 275, 301, 306, 312 et 335.
40 Après N. Vidoni, op. cit., nous avons ouvert le dossier Q1 1 133 (9) conservé au CARAN ; Examen de l’édit de février 1776, division de Paris, Mémoires d’honoraires et plans de Paris, fournis et livrés pour l’usage de la police suivant l’ordre que le sieur Moithey, ingénieur géographe du roi a reçu de Mr Albert alors Lieutenant Général de Police, le 8 février 1776. Il est partiellement possible de confronter les résultats obtenus, avec les étapes préliminaires de ce travail conservées dans les minutes de certains commissaires au Châtelet, comme ceux du quartier du Louvre. Cf. J. Berlière, Policer la ville, op. cit., p. 89-92.
41 Lettre d’Albert au commissaire Gillet, 20 mai 1776, AN Y 13 728.
42 AN Y 11 403.
43 AN Y 11 403, Nouvelle division de la ville de Paris et de ses faubourgs assujettie au négoce, manufactures, arts et industrie que cette ville renferme d’après la division en ses vingt quartiers à l’usage de la police. Les papiers du commissaire Chenon comprennent les 3 brouillons successifs de son projet, un croquis et une carte, cité par J. Berlière, Policer..., op. cit., p. 89-92.
44 Un tel constat avait été fait pour l’enquête menée par les commissaires au Châtelet sur les logeurs parisiens du début des années 1720, V. Milliot, « La surveillance des migrants... », in D. Roche, La ville promise..., op. cit.
45 Cette formule de « libéral outré » est de Bachaumont, Mémoires pour servir à l’histoire de la République des Lettres en France depuis 1762 jusqu’à nos jours... Londres, John Adams, 1784 et suiv., t. 8, 15 mai 1775, p. 31-32. Sur la crise de la police pendant le moment libéral : S. L. Kaplan, Le pain, le peuple et le Roi. La bataille du libéralisme sous Louis XV, Paris, Perrin, 1986, pour la traduction française. (Bread, Politics and Political Economy in the Reign of Louis XV, La Haye, 1976), P. Napoli, Naissance de la police moderne. Pouvoir, normes, société, Paris, La Découverte, 2003, V. Milliot, Un policier des Lumières, suivi de Mémoires de J. C. P. Lenoir..., Seyssel, Champ Vallon, 2011, p. 107 sq. Il faudrait reprendre ce dossier à partir des profils de commissaires ; le zèle de Chenon, commissaire d’exception, s’exprime toujours envers et contre tout.
46 Idée défendue par N. Vidoni, La lieutenance..., op. cit., p. 164 sq.
47 Nombreux exemples cités par J. Gay, Histoire de l’administration de la ville de Paris et études diverses sur l’organisation municipale avant et après la Révolution, Presses universitaires de Nancy, 2011, p. 3-325.
48 Le Plan de travail pour la sûreté de Paris, novembre 1778, traduit, par exemple, cette volonté de coordonner toutes les forces de police de la capitale, BnF NaF 3 247, fol. 129 r°-147 v°. Les « papiers Lenoir » comportent de nombreuses remarques allant dans ce sens. Fonds ancien, médiathèque Orléans, Mss 1 423, fol 119-136, 143-144. Voir V. Milliot, Un policier des Lumières.. ;, op. cit., p. 143-168 ; p. 925-945. J. Chagniot exprime l’idée que la police du Châtelet respecte formellement les immunités mais qu’elle impose en pratique son contrôle, Paris et l’armée au XVIIIe siècle. Étude politique et sociale, Paris, Economica, 1985.
49 Cette cartographie a été réalisée par R. Couture, op. cit., chap. 9, pour quelques années test (1745, 1755, 1765, 1775 et 1785) en utilisant la mention des adresses et des affectations par quartiers (elles peuvent être disjointes) qui figurent dans l’Almanach royal, Paris, Imprimerie de la veuve d’Houry, 1708-1789. La source n’est pas sans lacune, l’actualisation des données étant tributaire de la mise à jour des informations par les protagonistes eux-mêmes, cf. remarques de J. Berlière, Policer..., op. cit., p. 127.
50 La prédominance des perquisitions relatives aux jeux et aux arrestations de prostituées sur la rive droite témoigne de cette préoccupation. F. Freundlich, Le monde du jeu à Paris (1715-1800), Paris, A. Michel, 1995, p. 76-78, É.-M. Benabou, La prostitution et la police des mœurs au XVIIIe siècle, Paris, Perrin, 1987, p. 191-199. Constat identique pour les infractions à la législation des garnis, situées à 63 % sur la rive droite, quartier Saint-Antoine compris : V. Milliot, « La surveillance des migrants... », in D. Roche, La ville promise..., op. cit, p. 61. La densité des populations, plus forte rive droite, a aussi son importance. P. Petrovitch et al., « Recherches sur la criminalité à Paris dans la seconde moitié du XVIIIe siècle », in Crimes et criminalité en France sous l’Ancien Régime, XVIIe-XVIIIe siècles, Paris, Armand Colin, 1971, p. 243-244.
51 AN, MC/ET/VII/295 : Traité d’office entre Dupuis et Pommereuil, 21 février 1755, cité par R. Couture, op. cit., chap. 9.
52 Berryer joue un rôle essentiel dans l’organisation d’une administration centrale de la police du Châtelet et dans l’appel aux compétences spécialisées des inspecteurs et de certains commissaires dans ses bureaux, en sus des secrétaires et des commis. A. Williams, The Police of Paris., Bâton Rouge, Louisiana University Press, 1979.
53 Dans une proportion de 16 ou 17 sur 20 à partir de 1755, R. Couture, op. cit.
54 E. M. Benabou, op. cit, p. 191, V. Milliot, « La surveillance... », in D. Roche, La ville promise..., op. cit., p. 61-65.
55 Pour tout ce passage, R. Couture, op. cit., chap. 9.
56 La durée moyenne d’exercice d’une charge d’inspecteur tourne autour de 14 ans. R. Couture, op. cit., chap. 2 et 3.
57 R. Cheype, Recherches sur le procès des inspecteurs de police, 1716-1720, Paris, PUF, 1975, P. Peveri, « L’exempt, l’archer, la mouche et le filou. Délinquance policière et contrôle des agents dans la Paris de la Régence », in L. Feller (dir.), Contrôler les agents du pouvoir, Limoges, PULIM, 2004, p. 245-272.
58 Cela tendrait à conforter une hypothèse émise par C. Emsley : la légitimation communautaire contrebalançant le volet répressif de l’activité policière, « Policing the Streets of Early Nineteenth-Century Paris », French History, vol. 1, no 2 (1987), p. 277, 280-281.
59 A. Williams, The police.., op. cit. et V. Milliot, Un policier..., op. cit., p. 196-209.
60 R. Couture, op. cit., chap. 5.
61 L’Almanach royal enregistre cette évolution à partir de 1784. Dans les années 1760-70, le département de sûreté de la rive droite occidentale comprend les quartiers de Sainte-Opportune (3), du Louvre (4), du Palais-Royal (5), de Montmartre (6) et de Saint-Eustache (7). Celui de la rive droite orientale, les quartiers de Saint-Jacques-de-la-Boucherie (2), Saint-Martin (10), la Grève (11), Saint-Paul (12), de Sainte-Avoye (13), du Temple (14) et de Saint-Antoine (15). Les quartiers de police des Halles (8) et Saint-Denis (9) sont disputés entre les deux inspecteurs de la rive droite, avant d’être gérés par l’inspecteur de la rive droite orientale. Le territoire de sûreté de la rive gauche est circonscrit autour de cinq quartiers de police : Place Maubert (16), Saint-Benoît (17), Saint-André-des-Arts (18), Luxembourg (19), Saint-Germain-des-Prés (20). Sans que l’on sache véritablement à qui revient la gestion du quartier de la Cité (1), qui est tantôt sous la responsabilité des inspecteurs de sûreté de la rive gauche, tantôt de ceux de la rive droite orientale.
62 Ont été exploités par R. Couture à la BnF, département de l’Arsenal, Mss Bastille 10 119-10 120, bulletins de sûreté, 1762-63 et Mss Bastille 10 126 et 10 128, bulletins de sûreté 1772-73. Au début des années 1770, l’inspecteur Receveur chargé de la rive droite orientale y effectue 88 % de ses interventions ; Sarraire, responsable de la rive droite occidentale, 87 % ; le couple Beaumont/Dutronchet, investis de la rive gauche, 90 %.
63 Ce que constate aussi J. Berlière, Policer..., op. cit., p. 362-366.
64 Plan de travail pour la sûreté de Paris, novembre 1778, BnF, département des manuscrits Nouvelles acquisitions françaises, 3 247, fol. 129-147. Le renforcement du pouvoir de coordination imparti au lieutenant de police résulte d’une dynamique séculaire, mais aussi des dysfonctionnements constatés lors de la catastrophe de la rue royale en mai 1770 et des émeutes de la Guerre des farines du printemps 1775, voir E. Faure, La disgrâce de Turgot, Gallimard, 1961, p. 249-292.
65 V. Milliot, Un policier..., op. cit., p. 143-269.
66 AN Y 12 830, copie de la lettre de Lenoir aux syndics de la compagnie des commissaires, du 16 novembre 1778, a demande est systématique.
67 AN Y 12 830, Lettre du 3 décembre 1781 ; AN Y 13 728, lettre du 11 novembre 1779.
68 S. Kaplan, La bagarre. Galiani’s lost parody. Nijhoff, The Hague, Boston, London, 1979, A. Farge, La vie fragile. Violence, pouvoirs et solidarités à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Hachette, 1986, p. 234-258, V. Milliot, « Catastrophe de la police et police de la catastrophe. Quelques réflexions sur les « crises » policières au XVIIIe siècle », Orages, no 10, mars 2011, p. 37-55.
69 BnF, Mss Joly de Fleury 450, fol. 178.
70 BnF, Mss Joly de Fleury 529. Ils sortent des presses de l’imprimeur de la police, Philippe-Denys Pierres.
71 Par exemple dans les ordonnances de police, à Lille, Archives Municipales, BB 35, BB 38, BB 39 ou à Lyon, Répertoires analytiques et chronologiques des actes consulaires, 1761-1775 et 1776-1790, Archives municipales, BB 344 et 349. C’est apparemment à Lyon que « l’onde de choc » de la catastrophe de mai 1770 est la plus sensible et fonctionne comme un repoussoir avoué.
72 Alexandre Le Maître, La métropolité ou l’établissement des villes capitales, Amsterdam, 1682. Cette réflexion est au cœur de l’ouvrage de D. Garrioch, The making of..., op. cit., p. 237 sq.
73 O. Zeller, « Quartiers et pennonages à Lyon à l’époque moderne », Bulletin du Centre d’Histoire économique et sociale de la région lyonnaise, no 1, 1979, p. 42-52.
74 J. Berlière, Policer..., op. cit., p. 167-187 et R. Couture, op. cit., chap. 4.
75 L’obligation de résidence est exigée dans les textes réglementaires dés le XVIe siècle, elle progresse ensuite lentement. En 1715, 36 commissaires sur 43 résident dans leur quartier d’affectation ; en 1729, 46 sur 48, V. Milliot, « Saisir l’espace... », art. cit.
76 J. Berlière, op. cit, p. 320-333.
77 C. Colin, Le métier de commissaire. Pierre Régnard le jeune et le quartier de police Saint-Eustache (1712-1751), mémoire de maîtrise de l’Université Paris VII 1990, p. 283-285 et J. Berlière, op. cit., p. 237-249.
78 D. Garrioch, op. cit., p. 252-253. AN Y 15 418 pour le commissaire Langlois ; Y 15 099-15 100, pour Picard.
79 V. Milliot, « Saisir.. », art. cit., p. 72-75.
80 J. Berlière, op-cit., p. 238-243.
81 D. Garrioch, op. cit., p. 115-162.
82 Plainte de Barbe Lejeune, 25 février 1761, AN Y 11 344 ou de la femme Fierville, 5 juillet 1790, AN Y 11 436. Cité par J. Berlière, op. cit, p. 249-258.
83 En 1777, une circulaire de Lenoir invite les commissaires à déployer un luxe de précautions au moment du déclenchement d’une campagne d’arrestations des mendiants, pour éviter le tumulte de la population. AN AD + 1 032, pièce 15 et AN Y 12 830, 19 août 1777.
84 A. Farge, J. Revel, Logiques de la foule. L’affaire des enlèvements d’enfants, Paris 1750, Paris, Hachette, 1988, P. Brouillet et V. Milliot, « Entre tradition et modernité : Hardy et la police de Paris », introduction au volume S. P. Hardy, Mes loisirs ou Journal d’événemens tels qu’ils paraissent à ma connaissance (1753-1789), P. Bastien, S. Juratic et D. Roche (éd.), vol. IV (1775-1776), Paris, Hermann, 2013, p. 1-36, L-S Mercier, Tableau de Paris, Édition établie sous la direction de J. C. Bonnet, Paris, Mercure de France, 1994, 2 vol, « enlèvements », vol. 1, t. V, chap. CDXXXVIII, p. 1198.
85 C. Romon, « Mendiants et policiers à Paris au XVIIIe siècle », HES, 1982, p. 259-295, E. Benabou, op. cit., V. Milliot, « La surveillance... », in D. Roche, La ville..., op. cit., p. 55 et Un policier..., op. cit., p. 90-107.
86 P. Piasenza, « Opinion publique, identité des institutions, “absolutisme”. Le problème de la légalité à Paris entre le XVIIe et le XVIIIe siècle », Revue historique, 1993, no 587, p. 97-142.
87 L. Croq et N. Lyon-Caen, « La notabilité parisienne entre la police et la ville : des définitions aux usages sociaux et politiques », in L. Jean-Marie, La notabilité urbaine, Xe-XVIIIe siècle, Caen, Publications du CRHQ, 2007, p. 125-158, L. Croq, Être et avoir, faire et pouvoir : les formes d’incorporation de la bourgeoisie parisienne de la Fronde à la Révolution, Mémoire d’habilitation à diriger des recherches, EHESS, novembre 2009.
88 Ligue des Droits de l’Homme, Une Société de surveillance ? L’état des droits de l’Homme en France, édition 2009, Paris, La Découverte, 2010, J.-M. Berlière et R. Levy, post-face de M.-C. Chaléard, C. Douki, N. Dyonet, V. Milliot (dir.), Police et migrants, France 1667-1939, Rennes, PUR, 2001, p. 395-415.
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