Conclusion violence et judiciaire en Occident : des traces aux interprétations (discours, perceptions, pratiques)
p. 345-362
Texte intégral
1Dans une livraison récente de l’American Historical Review, l’historien Pieter Spierenburg tente d’expliquer la différence entre la réaction sociale contre la violence en termes d’expérience politique différente en Europe et aux États-Unis. Sous le titre Democracy came Too Early : A Tentative Explanation for the Problem of American Homicide, il écrit « Across the Atlantic, there was no phase of centralization before democratization set in » (p. 109). En revanche, en Europe depuis le Moyen Âge, les entités étatiques ont mené des entreprises continues pour délégitimer l’auto-défense et la justice privée des communautés. À l’opposé, « In America, the continuing persistence of the ancient macho honor code in the United States exemplifies the ethic of self-defense » (p. 112)1. Selon sa lecture, en Europe la violence aurait été intégrée par le judiciaire, ce dernier exprimant un processus centralisateur contribuant à renforcer une autorité publique, bien avant la démocratisation de celle-ci aux xixe et xxe siècles. Aux États-Unis en revanche, la justice aurait d’abord été l’expression de la défense des communautés locales, méfiantes devant une régulation étatique. La démocratie américaine aurait été essentiellement un processus porté d’en bas, sans passage par l’étape du monopole de la violence légitime par l’État. Et cette différence apporterait une explication au comportement différent des citoyens américains et européens face à la violence la plus grave et symbole par excellence de l’interaction entre violence et judiciaire : l’homicide.
2Pour schématique qu’il soit, ce lien politique entre démocratisation tardive et entreprise de délégitimation des codes machistes de la violence mérite d’être creusé à la lumière des contributions réunies dans ce volume. Les présentations et les débats menés durant deux jours et demi au colloque d’Angers confirment tout l’intérêt du lien proposé par les organisateurs entre violence et judiciaire. Dans leur introduction, ceux-ci ont bien mis en évidence la polysémie du mot et de la chose2. Ils ont souligné le nécessaire passage par la réponse sociale et judiciaire, pour cerner le phénomène de violence. À leur suite, les contributions s’exercent à débusquer les transformations de ce couple violence-judiciaire au cœur des évolutions de la société occidentale devenue française : du haut Moyen Âge à la Ve République. Par ce parcours critique, ces textes légitiment tout l’intérêt d’une lecture en longue durée de la violence.
3Est-il possible de mettre en évidence la plus-value des contributions au colloque au thème esquissé, à ses balises chronologiques et géographiques ?
4Pour la thématique, Jacques Chiffoleau a rappelé dans sa conclusion trois ancrages majeurs de la réflexion. L’émergence tardive d’un vocabulaire spécifique de la violence, la transformation de la communauté de face-à-face en État qui conduit à convoquer l’anthropologie juridique pour comprendre les mutations de la régulation sociale, et la difficulté de parler de violence et judiciaire en termes de droit. Or l’histoire curieuse du mot latin ius, dont dérive le judiciaire, nous renvoie, comme le souligne Robert Jacob à la cuisine romaine (le jus de cuisson)3. Ordre juridique et ordre sacrificiel se répondent, comme judiciaire et violence.
5Pour l’évolution chronologique, restons dans la métaphore culinaire avec le regard du statisticien Bruno Aubusson de Cavarlay. Selon lui, violence et criminalité seraient deux ensembles (flous) dont la zone d’intersection nous serait perceptible à travers le prisme du judiciaire. Mis en perspective historique, ces ensembles ne sont à l’évidence pas clivés mais ils se déplacent dans le temps et constituent un objet évoluant en fonction d’autres sous-ensembles de la société : la famille, la collectivité, l’État national, la communauté internationale.
6Pour la géographie, remarquons qu’hormis cinq contributions sur les villes castillanes aux xiie-xve siècles, Venise au xvie siècle, le Québec aux xviie-xviiie siècles et au début du xxie siècle, Naples et l’Italie du Sud au xixe siècle et une contribution sur la justice internationale, l’ensemble des textes portent sur l’espace politique français. Autour du diptyque violence/ judiciaire, ces contributions se prêtent à une quintuple opération : préciser les sources, cerner des représentations, replacer aux contextes de société, saisir des pratiques judiciaires, proposer une interprétation d’ensemble…
Sources : les traces de violences
7Avant d’être un discours, les violences du passé nous sont perceptibles à travers des discours. La variété des sources nous rappelle que la violence n’existe que si elle est nommée, autrement dit que la violence est d’abord un qualificatif et non un substantif. Certains vont jusqu’à affirmer que la violence n’existe pas en soi, et que des comportements humains sont qualifiés de violents dans un contexte de conflit social, dont la régulation devient alors un autre comportement social dont le but est de réagir, apaiser ou canaliser la violence ainsi qualifiée. Mais au-delà d’une critique générale de la trace historique, on peut, me semble-t-il, distinguer trois familles de sources disponibles pour notre sujet en Europe occidentale depuis le Moyen Âge.
8La première famille comprend les textes normatifs et réglementaires, ainsi que les réflexions doctrinales. Traités juridiques, coutumes, ordonnances, codes et lois veulent tout à la fois, définir, classer, qualifier les comportements et leur assigner une réponse spécifique et stable. Ce travail de qualification ne procède pas ex nihilo mais découle d’un processus social, souvent lié à la perception aiguë d’un problème lors d’une « crise », mis sur un agenda par une autorité et imposé par la volonté ou par la négociation. Bien souvent hélas, le contexte social de ces productions reste dans l’ombre. Parfois, on peut lire dans l’évolution des normes, la trace des négociations entre groupes, à l’exemple des textes médiévaux gascons analysés par Hélène Couderc-Barraud, ou le dialogue de sourds entre le monde de la codification et celui des protagonistes de la violence quotidienne au xixe siècle (Victoria Vanneau, Jean-François Tanguy).
9Plus récemment les archives produites par l’activité administrative de la justice (sources de la pratique) ont renouvelé la compréhension du judiciaire, chez les modernistes tout d’abord, avant d’essaimer chez les médiévistes et les contemporanéistes. Néanmoins, les sources de la pratique posent des problèmes d’interprétation. Accords et traités de paix (Julie Claustre, Lucien Faggion), procédures civiles et pénales (Jesús Ángel Sólorzano Telechea, Franck Mercier, Hervé Piant, Vincent Bernaudeau, Stéphane Vautier, Victoria Vanneau), comptes et registres d’amendes (Isabelle Mathieu), lettres de rémission (Pierre Charbonnier, Stuart Carroll, Michel Nassiet), traitent « juridiquement » en même temps qu’elles évoquent des mots, des gestes, des actes, des comportements qualifiés de « violents ». Comment prendre la mesure de la part des pratiques sociales et de construction politique de ces actes de violence, saisis par un arbitre ou un juge ? Le problème pour l’historien est d’évaluer la part du rapport (report) et celle de la mémoire (record) de l’événement « violent ». Et comment ne pas oublier que les informations livrées sur les comportements (la violence) le sont presque uniquement à travers des sources de leur régulation ?
10Un troisième type de sources est constitué par les sources « littéraires » : documents hagiographiques, chroniques, mémoires, statistiques, presse prétendent informer le lecteur sur les réalités violentes : soit pour les décrire, les classer, leur assigner un statut moral, entretenir l’émotion, faire vendre, susciter la frayeur…
11Rendus populaires par le « tournant linguistique », ces documents dont les vecteurs récents, comme la presse écrite du xixe siècle, la radio et la télévision au xxe siècle ont pris une place indéniable dans la vie sociale4, contribuent à former une opinion publique sur les questions du crime, en l’occurrence sur la violence. Si le piège est bien connu – prendre des lectures subjectives pour de l’observation « objective », leur facilité d’accès conduit le chercheur paresseux à les placer sur le même pied que les deux autres.
12Or ces effets de sources ne sont pas négligeables ; ces discours sont inscrits dans les évolutions des rapports de pouvoir. Au haut Moyen Âge, c’est l’affrontement entre moines et guerriers que privilégient les sources, largement ecclésiastiques. Lorsque les cités émergent, les textes urbains évoquent la préoccupation de protection du bourgeois, face aux exactions des seigneurs hauts justiciers, dessinant un autre visage du Moyen Âge, celui d’une société urbaine laïque. Quant aux sources émanant du prince, elles diffusent une vision hiérarchisée du rapport entre le suppliant et le souverain, tout en disqualifiant d’autres prétendants à la souveraineté5.
13Aux xive-xvie siècles, la première modernité se caractérise par la généralisation d’un droit souverain, qui s’efforce de s’imposer par la procédure judiciaire. C’est dans ce contexte que s’effectue une criminalisation de la violence, perceptible dans les créations doctrinales de bien des juristes du temps. En revanche, ce discours de criminalisation, focalisé sur les crimes capitaux résonne peu dans les archives des juridictions ordinaires, où la violence reste un fait commun, objet de procédures souples (Hervé Piant).
14Aux xixe et xxe siècles, la prééminence du droit national sur les pratiques locales s’affirme dans la production normative, jurisprudentielle, doctrinale du monde juridique. Néanmoins ce discours du droit reste ambigu sur la notion de violence, que la codification révolutionnaire ou impériale a du mal à définir et que le découpage impérial confie à tous les niveaux de la justice pénale. En conséquence « le judiciaire » se diffracte dans le rhizome des juridictions : les cours d’assises (Jean-François Tanguy), les tribunaux correctionnels (Stéphane Vautier), les justices de paix (Vincent Bernaudeau), sans oublier les juridictions civiles (Victoria Vanneau).
Représentation : quelles violences ?
15De quelles violences ces sources multiples gardent-elles la trace ? Dans les nombreux travaux des historiens spécifiquement consacrés à la violence, on peut dégager deux tendances6. Ceux qui considèrent tout acte de force exercé contre des individus ou des communautés comme de la violence, ceux qui proposent des définitions plus limitées. Les premiers assimilent violence et criminalité. Les seconds tentent d’isoler au sein d’actes repérés et qualifiés de violents, des comportements spécifiques d’agression contre les personnes (violence physique, verbale ou sexuelle) qui résisteraient à la subjectivité et seraient donc passibles d’analyse « scientifique ».
16Parmi ces dernières, les atteintes physiques aux personnes ont essentiellement fasciné les chercheurs à l’époque moderne et contemporaine. L’homicide, puis plus récemment les coups et blessures constituent un ensemble défini de manière spécifique par le droit en raison des dommages causés aux familles et aux individus. Pour leur part, les voies de fait et les injures verbales (les insultes) comportent une part plus grande de qualification, mais sont compréhensibles à l’intérieur d’un système de valeur propre à une communauté.
17En revanche d’autres formes plus spécifiques : atteintes aux biens, rébellions contre l’autorité, brigandage ou exactions contre des populations civiles échappent davantage à une définition violente tant elles apparaissent susceptibles d’une instrumentalisation, voire de manipulation par les acteurs, à l’instar des autorités monarchiques dans le cas des procès de chefs de guerre (Hélène Fernandez). Néanmoins, les rébellions contre l’autorité, par leur focalisation sur les rapports entre violence et contestation du pouvoir mériteraient d’être plus systématiquement observées dans la ligne d’études majeures7.
18Ici encore, les nombreuses contributions apportent des pierres à l’élaboration d’une véritable histoire des comportements violents qui combinerait l’évolution des violences par rapport aux autres comportements jugés criminels avec l’évolution de la distribution des différents types de violence dans une société donnée (Bruno Aubusson de Cavarlay).
19Restent méconnus des usages de violence souvent négligés : la violence propre au judiciaire. L’inscription de la torture judiciaire dans la procédure criminelle à l’extraordinaire a été rappelée par Frank Mercier, montrant la place de la violence au cœur du judiciaire étatique. Mais d’autres lieux de l’usage légal de la violence dans le procès pénal méritent d’être mieux appréhendés. Ainsi, au xive siècle, le remplacement des peines corporelles par les formes de peines pécuniaires (amende et pèlerinage judiciaire rachetable) dans les villes du Nord témoigne d’une volonté d’urbanisation des mœurs8. En contrepoint le retour des peines (corporelles) dans la justice des xve-xvie siècles confirme la criminalisation de la violence, que l’on peut lire comme la légitimation de la vengeance publique se substituant aux vengeances privées9.
Violences et sociétés : communautés, groupes, genres, âges
20Ces réflexions nous amènent aux perceptions rapportées par ces discours. À l’époque moderne, des mots « excès » et « abus » nous rappellent que la violence est d’abord une force (physique) dont l’intensité trop forte génère une friction intolérable et une réaction sociale. Les charivaris rapportés par les sources judiciaires évoquent un périmètre de tolérance très divers dans les communautés locales. Les nombreux cas de « coqs de village », finalement dénoncés par une partie de la population comme des tyrans après des années de pratiques impunies témoignent de l’absence de frontière fixe entre us et abus, entre pouvoir et violence10. L’usage de la violence est accepté, pas l’abus, la pratique modérée en est permise, pas l’excès. Or, la perception de l’excès ou de l’abus varie selon les rapports de force et la perception de menace. Ce que d’aucuns baptisent « seuil de tolérance » signale que l’entrée en scène du judiciaire masque souvent une longue histoire de fréquentations heurtées, d’usages acceptés de la violence.
21Que la violence soit d’abord un « moyen de communication » apparaît clairement dans les nombreux récits de violence interpersonnelle que l’on peut retrouver quasi stéréotypés du xvie au xxie siècle. Ce mode de communication est par préférence inséré dans une société d’interconnaissance. Retenons trois formes de cette « affirmation de soi11 » en contexte de face-à-face : l’affrontement interpersonnel, souvent fondé sur (ou justifié par) une longue histoire de haine, et débouchant sur une séquence classique : insultes, gestes provocateurs, coups et parfois mort d’homme.
22L’insulte publique, la mise en cause de la réputation : réputation d’honnêteté, pour reprendre les termes d’Yves Castan12, obligeant à une réaction publique de la personne calomniée, au risque d’accepter la réalité de l’insulte. Mais l’insulte est aussi le moyen de provoquer une solution à un conflit ancien et permet de négocier la réparation de l’honneur (Hervé Piant).
23Le duel entretient des rapports complexes entre violence et judiciaire. Sa forme « italienne » ritualisée se répand dans les classes supérieures au xvie siècle, au moment précis où la vengeance privée disparaît dans les sources judiciaires. Peu signifiante sur le plan quantitatif, elle perdure jusqu’au xxe siècle dans les élites économiques et politiques13, mais aussi dans les classes populaires, sous la forme du combat au couteau14. Avant de se ramifier en versions euphémisées que sont les compétitions sportives ou les affrontements politiques.
24Le contexte et les valeurs sous-tendant ce modèle de « communication » ont été soulignés dans bien des communications. Forte interdépendance de l’individu par rapport au groupe familial, importance de la défense et illustration de son honneur et de sa réputation, visibilité de la réaction violente. La vengeance n’aime pas le secret, l’occulte… Elle doit s’exercer aux yeux de tous.
25Dans ce contexte, l’usage de la violence verbale et physique est d’abord un « mode de résolution » des conflits. Haine, honneur et honte constituent un tissu d’émotion des éléments qu’il n’est pas légitime d’exprimer et qui justifient dans le chef des protagonistes, le recours légitime à la violence comme moyen de défense de leur honneur. La distinction proposée par Pieter Spierenburg entre violence instrumentale et symbolique permet de déterminer deux axes sur lesquels placer le curseur du comportement violent15, même si l’on peut estimer que toute violence, même purement symbolique en apparence, est instrumentale, en tant qu’elle est un moyen de faire respecter sa réputation, donc de gagner en prestige.
26Néanmoins toute violence ne fonctionne pas dans ce cadre : les querelles accidentelles, les rixes de chaude « cole », provoquées ou accentuées par l’ivrognerie (Jean-François Tanguy, Stéphane Vautier), celles dont les représentants de l’autorité comme les sergents sont victimes (Isabelle Mathieu) ainsi que les tentatives d’extorsion qui finissent mal, rapportées par les sources, relèvent davantage d’une violence de rencontre hasardeuse, d’une réaction épidermique ou d’un dérapage involontaire16. Le passage de l’accident à la violence n’est souvent qu’une question de qualification, notamment par le judiciaire.
27Autre forme spécifique à distinguer de la violence interpersonnelle, les violences collectives. Les violences collectives sont une variante de ce système de « distinction » et d’affirmation, lié à la solidarité de groupes : batailles de bandes de nobles, rixes collectives de jeunes ruraux contre le village voisin, bordées de matelots ou virées de militaires en permission, mais aussi rituels charivaresques de rétribution à la fin des occupations visent essentiellement à réaffirmer la place d’un groupe dans le jeu social.
28On peut y ranger également les diverses formes de « faides » ou de luttes entre groupes de parentèle ou de clientèle, dans les sociétés rurales comme dans les sociétés urbaines.
29Davantage ritualisées, ces formes sont plus symboliques qu’instrumentales. Exprimant l’identité collective, elles reposent moins sur des affrontements d’individus mais sur l’identification de personnalités, de « champions », porteurs de l’identité du groupe.
30Ces rivalités de groupe feront l’objet de stratégies différentes de la part des pouvoirs. Le plus souvent, elles seront intégrées et légitimées dans l’ordre local, par l’assignation de fonction de maintien de l’ordre aux groupes porteurs que sont les jeunes, les miliciens urbains ou les conscrits et par l’euphémisation croissante de leur énergie juvénile dans le sport par le développement des concours et jeux collectifs.
31Quoi qu’il en soit de leurs différences, collectives et individuelles, ces formes de violences interpersonnelles sont profondément insérées dans l’espace public dès le Moyen Âge. Certaines études montrent que dans les communautés villageoises dont l’homogénéité ne se défait pas avant le second xixe siècle, voire dans les quartiers ouvriers des bassins industriels ou des communautés urbaines, par exemple à Saint-Étienne ou à Anvers, le modèle d’Ancien Régime de la violence « affirmation de soi » survit au xxe siècle. Ce n’est que dans les années cinquante qu’il cède la place à un modèle plus moderne, un modèle bourgeois d’honneur civilisé où le refus de la violence publique devient l’instrument de défense de son honneur17.
32Violences sexuelles et familiales sont plus complexes à interpréter. Pour les premières, les distorsions sont grandes entre la rigueur comminée par les textes normatifs et les sanctions repérées dans les actes de la pratique. Rapt, viol et surtout sodomie peuvent cependant faire l’objet de vagues de répression comme l’atteste le cas des villes castillanes au tournant du xve siècle étudié par Jesús Ángel Sólorzano Telechea. À l’instar des villes italiennes ou flamandes, ces vagues répressives urbaines ne sont pas exemptes de manipulations politiques dans le cadre des conflits de pouvoir entre élites et confortent l’interventionnisme de l’autorité publique au nom de son rôle de gardien de la morale18. Plus difficile à repérer en l’absence d’une plainte ou d’une dénonciation des voisins et à interpréter, la violence intrafamiliale constitue un autre champ d’expression de la violence. Elle est au cœur des contributions de Michel Nassiet et de Julie Doyon pour les xvie-xviiie siècles et de Victoria Vanneau pour le xixe siècle. Leurs contributions montrent combien les violences intrafamiliales sont un révélateur de l’évolution des rapports entre public et privé, entre autorités et familles, entre société et individu. Par leur caractère ambigu, entre domaine public et privé, par le rôle de juge domestique assigné au pater familias, confirmé par le Code civil, les violences intrafamiliales constituent bien le pendant interne de la vengeance envers les groupes extérieurs à la famille (Raymond Verdier).
33À partir du xviie siècle, la légitimité des violences intrafamiliales apparaît fortement contestée à la fois par les pratiques de l’État et les discours de l’Église. Un État en voie de bureaucratisation, dont les juges se distancient des liens familiaux et des Églises valorisant des pratiques d’introspection, de modestie et de culpabilité secrète19. Dans la formation de cet État, les contributions n’ont guère insisté sur la crise du ciment idéologique que représentait le modèle de la Chrétienté à la fin du Moyen Âge. La montée en puissance de l’État occidental est concomitante avec la fin des prétentions théocratiques. Réforme protestante et réforme catholique contribuent à redessiner les rapports entre public et privé en matière de conflits familiaux. L’un et l’autre s’appuient sur une éthique individualisante, privilégiant le contrôle des affects. En matière familiale, la confessionnalisation de la Chrétienté s’effectue selon des modalités distinctes, mêlant dose de disciplinarisation et promotion d’autocontrôle. Le modèle consistorial réformé tend à porter les conflits familiaux à la régulation publique, dans le rêve d’une transparence totale des échanges domestiques dans la Cité chrétienne. Le modèle catholique privilégie le secret de la confession et tend un voile pudique sur les pratiques familiales rejetées dans l’ombre de la domesticité.
34La seconde modernité et les Lumières, en affaiblissant la légitimité des Églises à intervenir en ce domaine, au nom de l’autonomie de l’individu et de sa liberté, accélère la transformation des violences familiales. Celles-ci tendent à disparaître à l’intérieur du domicile familial. Et ce sont précisément ces violences domestiques qui ressurgissent sur la scène publique ces dernières années, conduisant l’historien à s’intéresser à leur permanence sous forme clandestine durant plusieurs siècles20. Le traitement bricolé ou « assemblé » par le droit français de la catégorie de violences conjugales, objet d’une prise en charge civile, mais d’une réticence pénale est révélateur du malaise des autorités vis-à-vis de la sphère familiale. La redécouverte des violences cachées dans les familles aux xixe et xxe siècles – violences conjugales et violences entre ascendants et descendants – participe de cette prise de conscience d’une transformation21. Le familialisme qui pousse l’État à s’immiscer dans les conflits du foyer s’inscrit dans une longue histoire des rapports entre public et privé où les actes de violence font l’objet de droit négocié comme de droit imposé22.
Violences, justice et communautés
35La vieille ligne (Saint-Malo/Genève), séparant la France du Nord de celle du Midi mériterait d’être davantage prise en compte pour territorialiser les relations entre violence et judiciaire. En matière de violence familiale, le poids des systèmes de dévolution mis en évidence dans L’impossible mariage23 de Claverie et Lamaison se retrouve dans les travaux de Daniel Smail pour le Marseille médiéval24 jusqu’aux recherches de François Ploux sur le Quercy, en passant par Stephen Wilson pour la Corse25. Les descriptions de « blood feud » enracinés dans la maison et le groupe familial sont bien différentes des rixes repérées pour le Nord, plus tôt individualisées. Ces différences invitent à mieux établir le lien entre développement de l’État et permanence des régulations communautaires.
36Pour le Québec de 1760 à 1850, la violence interpersonnelle apparaît bien plus présente en ville qu’au village. Pour Donald Fyson, cette présence peut être liée à des facteurs sociaux (présence de populations pauvres et moins intégrées en ville) ou judiciaires (appareil policier plus développé en ville). Cette mutation de la violence s’inscrit également dans un courant migratoire qui nous invite à explorer davantage les relations entre mondes ruraux et sociétés urbaines. Grâce aux travaux des ruralistes, les premiers sont bien connus pour la France des xviie-xixe siècles26. En revanche, les recherches sur les villes sont moins développées, en particulier pour Paris ou les capitales régionales27.
Violences, justice et groupes sociaux
37Plus ardue est l’assignation de la violence à des groupes sociaux. Plusieurs communications ont évoqué la distinction entre les violences chez des gens de même condition qualifiées d’horizontales et les violences « verticales » : petites gens contre nobles.
38En matière familiale, des distinctions nettes apparaissent entre le traitement judiciaire des violences bourgeoises et celui des violences populaires. La détection de ces dernières est davantage liée à la promiscuité des logements que pour les premières, plus feutrées et mieux cachées.
39Dans un territoire homogène comme peut l’être une prévôté moyenne au xviiie siècle, l’étude de l’ordinaire de la justice montre combien le recours à la justice pour régler son litige dépend du capital social et culturel des individus. Le recours en justice constitue alors un indicateur des hiérarchies sociales réelles dans la communauté (Hervé Piant).
40En revanche, au xixe siècle, l’activité plus proactive des institutions comme les justices de paix ou les tribunaux correctionnels tend à « étendre le filet » sur des comportements jusqu’alors laissés largement aux mains des populations locales : ces affaires minuscules, d’insultes ou de rixes (Vincent Bernaudeau, Stéphane Vautier). Une autre voie est la création d’incriminations nouvelles, s’efforçant de criminaliser des comportements mal pris en compte par la justice, comme les « coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner » (Jean-François Tanguy), ou les attentats à la pudeur sans violence sur les mineurs.
Violences, justice et classe d’âge
41Ce dernier exemple montre combien cette fracture sociale se combine avec la question des classes d’âge. On sait le lien entre violence physique et « jeunesse ». Dans les homicides de vengeance comme dans les charivaris, et plus largement dans l’occupation des espaces publics ou semi-publics : la rue et la nuit. Comme nous l’a rappelé David Niget, l’émergence d’une réponse protectionnelle spécifique envers les mineurs au début du xxe siècle brouille la catégorie des 15-25 ans et désarticule le lien entre jeunesse et violence. Pour les uns, la violence est un symptôme de malaise qui appelle une intervention sociale, pour les autres il s’agit d’un comportement à réprimer sur le mode pénal28. Il en va de même pour les débats contemporains visant à criminaliser les manifestations violentes attribuées aux jeunes difficiles, qui secouent tous les modèles protectionnels de justice des mineurs (Lucie Quévillon).
Violence et genre, victimes et sujets de droit
42Plusieurs interventions ont évoqué la question du genre. La violence physique apparaît une manifestation fortement corrélée à l’expression de la masculinité (en France, comme au Québec). Le double standard moral privilégie la position du mari dans la famille mais accentue également la suspicion de violence physique ou de harcèlement sexuel de la part des mâles. La plupart des bénéficiaires des lettres de rémission sont des hommes, les acteurs des faides et vengeances nobiliaires également, tout comme les acteurs des pratiques d’épuration (Marc Bergère). Ce qui ne veut pas dire que les femmes soient absentes du processus, mais elles y sont rarement présentées en première ligne. Lors de la « vauderie » d’Arras, dans les procès d’adultère, comme lors des pratiques épuratoires à la Libération, les femmes figurent en tout cas du côté des accusées.
43Les dernières décennies du xxe siècle sont ici porteuses d’un retournement capital. La « galanterie française » ne s’est-elle pas « féminisée » en « harcèlement sexuel » conduisant jusqu’à la création de juridictions réservées au genre féminin ? Sans oublier ce processus européen de féminisation de la justice publique, bouleversant les pratiques et les représentations des rapports de genre violents. Cette « gendrification » de la justice porte en soi les germes d’un retournement. Il ne faudrait pas cependant qu’il y ait retournement de la chasse aux sorcières vers une justice obnubilée à défendre « la victime » contre le « coupable »… renvoyé aux oubliettes du pénal. La pression des « associations des victimes » peut devenir déséquilibrée… Enfin, le débat actuel sur la législation en matière de mémoire et d’histoire aboutit à faire de la justice un lieu de moralisation de la société… Cette dernière réflexion invite à s’interroger sur le rôle de la justice dans le règlement de la violence.
Violences et régulations : pratiques judiciaires
44Cerner les réactions judiciaires pose tout autant problème que définir la violence. Le vocabulaire même n’arrive guère à se détacher du judiciaire : pour évoquer l’infrajudiciaire, le parajudiciaire ou l’extrajudiciaire. Mais où donc commence et où s’arrête l’intervention judiciaire ?
45Initialement au cœur du système vindicatoire, l’homicide de vengeance peut être considéré comme une réaction « judiciaire », visant à remettre de l’ordre dans le désordre, à rendre droit face aux injustices. Sur la base des textes gascons étudiés par Hélène Couderc-Barraud, on peut considérer qu’il y a judiciaire lorsqu’il y a des autorités reconnues comme dépositaires d’une capacité publique de régulation des conflits, qu’elles soient seigneuriales, villageoises, urbaines ou royales.
46La justice « publique » peut être « prise à partie » par les parties en conflit. La volonté de faire enregistrer un accord privé devant une autorité publique dans les villes médiévales en est un bon exemple. Ce recours à l’autorité des échevins, des consuls ou des notaires rappelle qu’aux yeux des contemporains : insultes, coups et blessures ne sont pas des comportements différents d’une contestation de loyer ou d’une dette civile et peuvent faire l’objet d’un règlement par contrat. Ces pratiques résistent tout au long des temps modernes et jusqu’au xixe siècle, comme en témoigne l’activité notariale29.
47Les procédures de corps défendant ou de « mandement de fait » permettent à l’auteur de l’agression de se dénoncer devant des témoins publics. Cette auto-dénonciation permet d’éviter la criminalisation de la blessure et autorise le traitement négocié avec le blessé. Il n’y a ni coupable, ni victime, mais un malheureux fait. En outre, en menaçant de poursuite en cas de non-dénonciation de son fait, les autorités urbaines reportent habilement la reconnaissance de l’acte sur son auteur, premier pas vers une culpabilisation de ce comportement30.
48Ce recours à l’autorité publique prend une forme plus contraignante dans les procédures de grâce. En matière d’homicide, la requête en rémission constitue une procédure répandue, complexe et imbriquant à la fois les autorités centrales et locales. Mécanisme d’individualisation du règlement, elle conserve jusqu’au cœur du xvie siècle l’obligation préalable de satisfaire la partie, obligation qui semble alors disparaître des lettres au profit de la procédure civile. Fiction juridique, la lettre révèle également les circonstances familiales ou individuelles propres aux morts violentes. Le pardon royal s’impose comme réponse disqualifiant la violence comme moyen de résoudre un conflit. Mais bien qu’il soit un acte de souveraineté politique, le pardon royal s’inscrit dans un discours de prééminence de la justice publique, dont il constitue la face gracieuse, renforçant du même coup la légitimité de la justice répressive.
49Le choix de la procédure révèle également une caractéristique importante des violences. Elles sont susceptibles d’être traitées tant par voie civile que par voie pénale. Et dans la voie pénale, par une procédure sommaire, criminelle ordinaire ou extraordinaire.
50Or ce n’est pas la nature (violente) du conflit qui jusqu’à la fin des temps modernes dirige le choix de la procédure, mais le contexte du conflit et les stratégies des parties (Hervé Piant, Julie Doyon). L’exemple de la chasse aux sorcières montre que le traitement des allégations est porteur d’ambiguïtés. Si la torture, par la souffrance corporelle qu’elle induit, apparaît comme un instrument efficace pour prouver les allégations, le choix de la procédure extraordinaire peut s’avérer inefficace, si le patient/la patiente résiste avec endurance à la « question »…
51L’évolution majeure au long des temps modernes est corollaire du développement de la procédure d’office. Officiers de justice, inspecteurs de police, gendarmes deviennent, surtout après la Révolution, point de passage obligé des demandes d’intervention des populations désarmées face aux situations de violence.
52Il n’empêche qu’au niveau des tribunaux, l’ambiguïté subsiste au xixe siècle. Elle subsiste dans les lois et les codes, à travers la notion de voies de fait d’injures légères et graves et la porosité entre le traitement devant les tribunaux correctionnels et les justices de paix, entre la poursuite civile en dommages et intérêts et la poursuite pénale en réparation (Victoria Vanneau). Elle transparaît dans le traitement de ces violences quotidiennes jusqu’au xxe siècle. Elle éclate dans la prise en main policière des « violences spontanées » à la Libération. Le traitement rigoureux des figures de la violence à travers les procès-verbaux de police et gendarmerie, les dossiers de classement sans suite quand ils subsistent, les non-lieux et les jugements renforcent la conviction que la qualification sociale de la violence explique l’intervention judiciaire et que la qualification juridique de la violence détermine son traitement31.
Violences et pouvoirs : Souveraineté, État et communauté internationale
53Impossible de comprendre les intersections entre violence et judiciaire dans la longue durée occidentale sans prendre en compte le théâtre de la souveraineté.
54Les rapports entre violence et souveraineté sont présents dès le Moyen Âge, à travers le rôle assigné à la torture dans le procès d’inquisition, figure majeure de l’autorité souveraine (Franck Mercier). Dans la longue lutte pour la monopolisation de la violence légitime, les monarchies, puis les États nationaux rencontrent des structures de pouvoir résistantes : les noblesses locales dont l’expertise violente est à la fois refrénée et canalisée par le Souverain (Stuart Carroll, Michel Nassiet). Ou les sociétés d’honneur, à l’exemple de la camorra napolitaine. La lutte de l’État italien s’appuie sur une définition de la criminalité organisée suffisamment floue pour permettre au juge de ne pas voir l’organisation criminelle derrière l’infraction poursuivie (Marcella Marmo). Il fallut attendre une conception juridique autoritaire définissant l’association criminelle comme une association juridique à l’instar des syndicats pour assister à une lutte frontale entre l’État et les mafias. Que cette définition soit menée par un régime autoritaire comme le régime fasciste n’est pas innocent : il s’agit bien d’une guerre entre prétendants au monopole de la violence légitime.
55Ces rapports surgissent de manière encore plus nette dans les périodes de crise de la souveraineté. C’est le cas lors des occupations, comme il apparaît clairement durant la Seconde Guerre mondiale. Les violences dites « populaires » à la Libération en France sont un révélateur de la complexité des liens entre justice, violence et souveraineté. En période de basculement de souveraineté, ces violences débordent le monopole des autorités publiques. Elles sont alors, volontairement ou non, encouragées voire récupérées par les autorités, gendarmes, commissaires de la République, préfets… Il n’en reste pas moins que les autorités estiment un degré acceptable de violences de la part de la population sur des victimes délégitimées. Des sanctions qui s’exercent de manière limitée sur les corps et les biens, présentent un caractère public et stigmatisant comme la peine et conduisent à une mise hors-la-loi des victimes (Marc Bergère).
56Le cas du droit à la défense des prévenus français devant les tribunaux allemands sous Vichy pousse au bout la logique de concurrence entre souverainetés. Serge Defois observe l’effet pervers de la défense judiciaire, légitimant les politiques judiciaires occupantes, en l’occurrence sa volonté de criminalisation de la résistance32. Le judiciaire devient ici l’enjeu d’un rapport de force inégal entre ordres juridiques souverains : celui du vainqueur et celui des occupés. La qualification de violence s’inscrit dans ce rapport inégal et varie selon la pression exercée sur l’occupant par les résistances. La délicate position des avocats nantais, même transformée en fait d’armes après la Libération, met en exergue le poids du contexte sur l’exercice de la défense en justice.
Violences, État-nation et international
57Ces conflits entre souverainetés se retrouvent également dans la lutte pour une souveraineté supranationale. La place de la violence dans les relations internationales ouvre un nouveau champ de recherches pour l’historien comme l’indique Yves Denéchère. La montée en puissance de la « communauté internationale » n’est certes pas neuve. Elle se développe autour du « droit des gens » au sortir des meurtrières guerres religieuses ensanglantant la France et l’Empire au xviie siècle. Les violences de 1870 et de 1914 (pensons aux Francs-tireurs) conduisent à une timide tentative de régulation entre les nations. Celles de la Deuxième Guerre mondiale marquent la rupture, au prix d’un coup d’État juridique, par la création d’incriminations nouvelles. Les tentatives de juger les crimes de guerre, puis contre l’humanité, par des juridictions nationales ou militaires (TMI) échouent. L’instauration de tribunaux pénaux pour la Yougoslavie et le Rwanda (TPIY et TPIR) et d’une Cour pénale internationale, s’accompagnent d’innovations : comme le rôle des ONG dans l’accusation et le droit des victimes comme parties civiles.
58Ce processus d’internationalisation de la justice dans sa lutte contre la violence présente plusieurs analogies avec l’étatisation de la réponse sociale à la violence par l’État moderne à la fin du Moyen Âge : le caractère antagoniste de la guerre et de la justice : force contre droit, vis et ius ; la création juridique de nouvelles incriminations de violence introduisant une disciplinarisation de l’usage de la violence, même par les États en principe dotés d’un monopole sur leur territoire et leurs citoyens…
59Bref, on retrouve dans le combat pour la Cour de justice internationale, bien des caractéristiques du processus de civilisation décrit par Elias comme une caractéristique propre à l’Occident depuis le Moyen Âge. Cette mise en perspective longue du débat relance une question centrale : mettre hors-la-loi la violence comme moyen de régler les conflits internationaux est-elle l’ultime manifestation de la volonté dominatrice de l’Occident, ou l’avancée d’une valeur universelle propre à l’humanité terrienne ?
Pour interpréter : quelques fils conducteurs
60Au terme de cette revue de questions suscitées par les liens entre violence et judiciaire dans la longue durée occidentale, reste à se demander si des interprétations d’ensemble sont possibles. En replaçant le judiciaire en face-à-face avec la violence, les auteurs invitent les chercheurs à relire les théoriciens de l’évolution historique de la violence.
61Un des mérites du colloque est d’avoir rappelé qu’une véritable approche multidisciplinaire est nécessaire à la saisie des rapports complexes et fluctuants entre violence et judiciaire. Trois approches ont été convoquées avec succès dans les contributions : l’approche juridique, l’approche anthropologique et l’approche sociologique. L’approche juridique nous rappelle l’importance des processus de qualification : la violence n’est pas une infraction, mais tantôt un élément constitutif d’une infraction, tantôt une circonstance aggravante d’une infraction, tantôt un élément d’appréciation de l’intention, de son degré de responsabilité ou de sa dangerosité sociale. L’approche juridique nous rappelle aussi la tension dialectique entre la construction des normes et les pratiques des hommes dans la routine des juridictions. Mais l’approche juridique a souvent tendance à présentifier une réalité passée ainsi qu’à présenter comme un dogme la définition du légiste.
62L’approche anthropologique, particulièrement développée par les médiévistes et modernistes, insiste à juste titre sur la recherche des structures élémentaires de la résolution du conflit. Le recours à la violence tout comme le recours en justice y apparaissent comme des cartes à jouer. Les notions de système vindicatoire, de répertoires rituels (vengeance ou pardon) et circuits culturels (famille, souverain), d’honneur et de honte permettent à l’historien de comprendre sur quels soubassements culturels et dans quels codes de conduite, doivent s’interpréter les positions, les gestes, les paroles des acteurs. Néanmoins une telle anthropologie même historique ne suffit pas. Le risque de l’anthropologie est de figer des caractères et de dégager des invariants, en sous-estimant la diversité des groupes et la part de rupture de l’individu. En l’occurrence, en surévaluant un estompement de l’État au profit de modes de régulation présentés comme inscrits dans le patrimoine de communautés mythiques.
63L’approche sociohistorique, en particulier la notion de régulation sociale paraît offrir des pistes fructueuses. Elle s’efforce de rendre justice à la fois aux cadres normatifs et aux pratiques institutionnelles, aux corpus rituels, et aux stratégies et marge de manœuvre des acteurs. D’autre part, les régulations prennent en compte à la fois les contraintes structurelles et les évolutions perceptibles sur le long terme.
64À l’aune de la régulation, la réflexion historienne sur violence et judiciaire rappelle également l’importance de concepts dynamiques. Alors que ces concepts évoquent des processus, des avancées et des retours, des va-et-vient, des progressions et des reculades, ils sont trop souvent manipulés de manière fixiste comme des résultats acquis. Or violence et judiciaire sont des processus, dont l’interprétation se mesure autant à l’agir des individus qu’à la scène de l’action. C’est dans cette optique qu’il nous faut lire les processus majeurs animant la marche des sociétés occidentales depuis la fin du Moyen Âge à travers les première et deuxième modernités. C’est ici que l’on retrouve les concepts-cadres dans lesquelles s’inscrivent les contributions monographiques. La synergie entre pouvoir politique et prétention au monopole de la violence, la bureaucratisation de ce monopole (Weber), la disciplinarisation des corps et la stigmatisation de l’âme (Foucault), ou la contribution des mécanismes d’internalisation des affects et l’auto-contrôle à la civilisation des mœurs. Ajoutons-y l’individualisation des rôles sociaux, et la militarisation des jeunes hommes pour mieux comprendre la configuration spécifique de l’Occident à la question de la violence : l’étatisation par le judiciaire des réponses sociales à la violence.
65Reprenant la comparaison initiée par Pieter Spierenburg à la culture de la violence des États-Unis, les contributions précisent à leur manière cette spécificité culturelle européenne : le rôle de la centralisation étatique vécue depuis la fin du Moyen Âge dans le contrôle public de la violence.
66L’imbrication croissante de la violence et de la justice met en évidence que la fonction coercitive de l’État à travers la monopolisation croissante de l’usage légitime de la violence vise à limiter les excès de cette violence et à maintenir un haut degré de pacification des relations sociales. Le prix à payer consiste pour l’individu disciplinarisé et auto-discipliné à renoncer à l’usage personnel de la violence (son droit d’autodéfense) pour en céder en permanence les attributs aux autorités publiques. Ce renoncement est au cœur du projet démocratique qui doit maintenir l’équilibre entre violence sociale et réponse judiciaire.
Notes de bas de page
1 P. Spierenburg, « Democracy came Too Early : A Tentative Explanation for the Problem of American Homicide ? », American Historical Review, vol. 111, 1., février 2006, p. 101-114.
2 B. Lemesle et P. Quincy-Lefebvre, Introduction, supra.
3 R. Jacob, « Jus ou la cuisine romaine de la norme », Droit et Cultures, n° 48, février 2004, p. 11-62.
4 D. Kalifa, Crime et culture au xixe siècle, Paris, Perrin, 2005, coll. « Pour l’histoire » ; A.-C. Ambroise-Rendu, Peurs privées, angoisses publiques. Un siècle de violences en France, Paris, Larousse, 2001.
5 C. Gauvard, Violence et ordre public au Moyen Âge, Paris, Picard, 2005.
6 Voir quelques exemples de travaux récents : D. Nirenberg, Violence et minorités au Moyen Âge, Paris, PUF, 2001 ; N. Gonthier, Cris de haine et rites d’unité ? La violence dans les villes médiévales, Turnhout, Brepols, 1992 ; R. Muchembled, La violence au village, (xve-xviie siècle), Turnhout 1989 ; I. Paresys, Aux marges du royaume. Violence, justice et société en Picardie sous François Ier, Paris, Publications de la Sorbonne, 1998 ; J. Quéniart, Le Grand Chapelletout Violence, normes et comportements dans la Bretagne rurale au 18e siècle, Rennes, Apogée, 1993 ; H. Brown, Ending the French Revolution : Violence, Justice, Repression, from the Terror to Napoleon, Charlottesville, Virginia UP, 2006 ; J. Ralph Ruff, Violence in Early Modern Europe, Cambridge, 2001 ; P. Spierenburg (éd.), Men and violence : Gender, Honor, and Rituals in Modern Europe and America, Columbus, Ohio State UP, 1998 ; M. Wiener, Men of Blood. Violence, Manliness, and Criminal Justice in Victorian England, Cambridge, Cambridge UP, 2004 ; C. Emsley, Hard Men : The English and Violence since 1750, Londres/Hambledon, 2005 ; S. Audouin-Rouzeau, A. Becker, C. Ingrao et H. Rousso (éd.), La violence de guerre 1914-1945, Bruxelles, Complexe, 2002.
7 C. Tilly, La France conteste, de 1600 à nos jours, Fayard, 1986 ; J. Nicolas, La rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale 1661-1789, Paris, Éd. du Seuil, 2002 ; J.-C. Martin, Violence et Révolution. Essai sur la naissance d’un mythe national, Paris, Éd. du Seuil, 2006.
8 X. Rousseaux, « Politiques judiciaires et résolution des conflits dans les villes de l’Occident àla fin du Moyen Âge. Quelques hypothèses de recherche », J. Chiffoleau, C. Gauvard et A. Zorzi (études réunies par), Pratiques sociales et politiques judiciaires dans les villes de l’Occident à la fin du Moyen Âge, Rome, École française de Rome, 2007, p. 497-526, « coll. de l’école française de Rome », n° 385.
9 P. Spierenburg, The Spectacle of Suffering. Executions and the Svolution of Repression from a Preindustrial Metropolis to the European Experience, Cambridge, 1984 ; R. Muchembled, Le temps des supplices, de l’obéissance sous les rois absolus, 15e-18e siècles, Paris, 1992 ; Richard van Dülmen, Theatre of Horror. Crime and Punishment in Early Modern Germany, Cambridge, 1990.
10 B. Garnot, De la déviance à la délinquance xve-xxe siècle, Dijon, Presses universitaires de Dijon, 1999.
11 E. Goffmann, La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, 2 vol., 1973, et Les rites d’interaction, Paris, 1974.
12 Y. Ca stan, Honnêteté et relations sociales en Languedoc 1715-1780, Paris, Plon, 1974.
13 F. Billacois, Le duel dans la société française des xvie-xviie siècles, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1986 ; P. Brioist, H. Drévillon et P. Serna, Croiser le fer. Violence et culture de l’épée dans la France moderne (xvie-xviiie siècle), Seyssel, Champ Vallon, 2002 ; J.-N. Jeanneney, Le duel, une passion française (1789-1914), Paris, Éd. du Seuil, 2004.
14 D. Boschi, « Homicide and Knife Fighting in Rome, 1845–1914 », P. Spierenburg (éd.), Men and Violence… ; H. Ylikangas, P. Karonen et M. Lehti, Five Centuries of Violence in Finland and the Baltic Area, Columbus, Ohio State UP, 2001.
15 P. Spierenburg, « Long-Term Trends in Homicide : Theoretical Reflections and Dutch Evidence », E. A. Johnson et E. H. Monkkonen (éd.), The Civilization of Crime : Violence in Town and Country since the Middle Ages, Urbana, Illinois UP, 1996, p. 63-105.
16 Bien entendu, ce que nous avons dit plus haut sur les effets de source reste valable. Selon les périodes, il faut être prudent avec les textes qui tendent à présenter des violences enracinées dans une longue conflictualité comme des accidents imprévisibles.
17 J.-P. Burdy, Le Soleil noir. Un quartier de Saint-Étienne, 1840-1940, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1989 ; A. Vrints, Het theater van de straat. Publiek geweld, respectabiliteit en sociabiliteit in Antwerpen (ca 1910-1950) [Le théâtre de la rue. Violence publique, respectabilité et sociabilité à Anvers (env. 1900-1950)], université de Gand, 2006.
18 G. Ruggiero, The Boundaries of Eros : Sex, Crime and Sexuality in Renaissance Venice, New York, Oxford UP, 1985 ; M. Boone, « Le très fort, vilain et detestable criesme et pechié de zodomie : homosexualité et répression à Bruges pendant la période bourguignonne (fin 14e- début 16e siècle) », H. Soly et R. Vermeir (réed.), Beleid en bestuur in de Oude Nederlanden. Liber amicorum Prof. Dr M. Baelde, Gent, 1993, p. 1-17 ; idem, « State Power and Illicit Sexuality : The Persecution of Sodomy in Late-Medieval Bruges », Journal of Medieval History, 22, 1996, p. 135-153.
19 D. Tosato-Rogo et N. Staremberg-Goy, Sous l’œil du Consistoire – sources consistoriales et histoire du contrôle social sous l’Ancien Régime, Études de Lettres, université de Lausanne, 266, mars 2004 ; L. Châtelier, L’Europe des dévots, Paris, Flammarion, 1987 ; F. Chauvaud (éd.), Le contrôle social, Poitiers, Les Cahiers du GERHICO, n° 6, septembre 2004.
20 G. Le Clercq, « La perception des violences sexuelles en Belgique (1830-67) : construction juridique, pratique répressive et réactions sociales », G. Kurgan-van Hentenrijk (rééd.), Un pays si tranquille ? La violence en Belgique au xixe siècle, Bruxelles, Éditions de l’université de Bruxelles, 1999, p. 107-129.
21 F. Chauvaud, Les criminels du Poitou au xixe siècle. Les monstres, les désespérés et les voleurs, La Crèche, Geste éditeur, 1999 ; A. Tillier, Des criminelles au village. Femmes infanticides en Bretagne (1825-1865), Rennes, PUR, 2001 ; S. Lapalus, La mort du vieux. Une histoire du parricide au xixe siècle, Paris, Tallandier, 2004.
22 X. Rousseaux, « De la négociation au procès pénal : la gestion de la violence dans la société médiévale et moderne (500-1800) », P. Gérard, F. Ost et M. Van de Kerchove (éd.), Droit négocié, droit imposé ?, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 1996, p. 273-312.
23 E. Claverie et P. Lamaison, L’impossible mariage. Violence et parenté en Gévaudan, xviie, xviiie et xixe siècles, Hachette, 1983.
24 D. L. Smail, The Consumption of Justice. Emotions, Publicity, and Legal Culture in Marseille 1264-1423, Ithaca/Londres, Cornell UP, 2003.
25 F. Ploux, Guerres paysannes en Quercy. Violences, conciliations et répression pénale dans les campagnes du Lot (1810-1860), Paris, Boutique de l’Histoire, 2002 ; S. Wilson, Feuding, Conflict and Banditry in Nineteenth-Century Corsica, Cambridge, Cambridge UP, 1988.
26 A. Corbin, Le village des cannibales, Paris, Aubier, 1990 ; F. Chauvaud et J.-L. Mayaud (dir.), Les violences rurales au quotidien, Paris, La Boutique de l’Histoire, 1999.
27 J.-C. Farcy, « La petite délinquance parisienne à la fin du xixe siècle », B. Garnot (dir.), La petite délinquance du Moyen Âge à l’époque contemporaine, actes du colloque de Dijon 9 & 10 octobre 1997, Dijon, EUD, 1998, p. 181-200 ; idem, « La ville et le crime : espaces et temporalités. L’exemple de Paris (xixe-xxe siècles) », M. Kokoreff, M. Péraldi et M. Weinberger (dir.), Économies criminelles et mondes urbains, Paris, PUF, 2007, p. 23-41.
28 Voir le numéro consacré à ce thème par la Revue d’histoire de l’enfance irrégulière, sous presse.
29 Voir les contributions réunies dans B. Garnot (dir.), L’infrajudiciaire du Moyen Âge à l’époque contemporaine, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 1996.
30 X. Rousseaux, Politiques judiciaires et résolution des conflits…
31 G. Kurgan-van Hentenrijk (éd.), Un pays si tranquille ? La violence en Belgique au xixe siècle, Bruxelles, Éditions de l’ULB, 1999.
32 J. Horne et A. Kramer, 1914, Les atrocités allemandes, Paris, Tallandier, 2005.
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