Étrangers et ennemis en Espagne et en Amérique ibérique durant les conflits internationaux du XVIIIe siècle : la politisation de la nationalité1
p. 281-297
Texte intégral
1Outre, le coût humain des conflits militaires du XVIIIe siècle auxquels participa la Monarchie Hispanique – morts, blessés et prisonniers – et des pénuries et sacrifices supportés par les populations civiles, les guerres entraînèrent de nombreuses situations qui fragilisèrent les ressortissants d’autres pays résidant alors en Espagne et en Amérique. à la suite des déclarations de guerre, diverses mesures étaient prises contre ces ressortissants de territoires ennemis, mesures qui consistaient le plus souvent en des limitations de leurs droits, en une surveillance accrue de leurs activités commerciales et de leurs idées politiques et religieuses, en des restrictions de résidence2, jusqu’à des confiscations de biens et des mesures d’expulsion, etc. Toutefois, dans les relations internationales, il existait aussi toute une série de privilèges accordés aux sujets originaires de pays alliés, dont les traités d’amitiés ou de coopérations économiques garantissaient certaines prérogatives. Mais même lorsque les prérogatives étaient favorables, l’instabilité des alliances européennes au XVIIIe siècle et en particulier à partir de la Révolution française, plaçait les étrangers dans une situation d’incertitude permanente face aux possibles changements des règles qui régissaient leur vie quotidienne, leurs activités économiques, leurs pratiques religieuses et leurs relations familiales, toutes choses qui s’étaient épanouies durant leur temps de résidence. Évidemment, la nationalité agissait comme fondement justificatif de l’adoption des mesures politiques à l’encontre d’individus et de communautés issus de pays étrangers.
2Dans un contexte belliqueux, la gestion du statut des étrangers devint un élément central de la mise en œuvre des choix stratégiques de la monarchie, à cause des traditionnels soupçons qui entouraient la présence de ressortissants d’États adverses, et d’autant plus s’ils vivaient dans des lieux qui possédaient un intérêt militaire. La machine administrative tenta de recenser les membres des communautés étrangères établies sur le territoire, aussi bien pendant les périodes d’affrontements militaires qu’après ceux-ci. Une des conséquences de cette inquiétude face à l’éventuelle pénétration étrangère se traduisit par la quête d’informations sur les sujets des puissances alliés, suspectés de profiter des circonstances militaires et de leurs relations personnelles pour mieux s’implanter dans les territoires du roi d’Espagne. Par exemple, un an et demi après la signature du traité de Paris qui mettait un terme à la guerre de Sept Ans, Charles III ordonnait au gouverneur de l’île Margarita (Venezuela) le dénombrement des Français qui s’y étaient mariés sans licence et sans lettre de naturalité :
« Dans la lettre du 22 décembre dernier, V.M. [Votre Grâce] note que lorsqu’elle visita l’île, elle rencontra divers français mariés qui n’avaient pas obtenu de licence du roi pour y résider ; et à cause de la guerre, beaucoup se sont installés par le biais de la course et ils ont été mariés par des Pères, curés de cette ville et des districts, sans tenir compte des présentes lois et sans que des lettres de naturalité leur aient été présentées ; et par ses renseignements et d’autres qu’il ajoute, Sa Majesté veut que V.M. précise le nombre qu’ils sont3... »
3Conclu entre les deux maisons royales des Bourbons en 1761, le IIIe Pacte de Famille ne supposait pas, non plus, une complète égalité des droits des sujets des deux souverains, ni l’élimination des contrôles sur les Français en Espagne. Cette situation est paradoxale car le traité stipulait la suppression de formalités restrictives envers les migrants nés dans les possessions des deux couronnes. En effet, dans le contenu du pacte, certains avantages juridiques exemptaient Espagnols et Français des prescriptions légales sur les étrangers, leur permettant ainsi de disposer librement de leurs biens et de leurs héritages, au point de les traiter « comme les propres naturels de la puissance où ils résideraient4 ». Cet essai d’uniformisation était formulé dans un contexte où une vive concurrence sévissait pour l’expansion coloniale : il motivait les autorités dans leur adoption de mesures préventives afin que les ressortissants de pays amis n’agissent pas en faveur de leur patrie d’origine, ni au détriment de la Monarchie Hispanique. Des positions divergentes s’exprimèrent au Conseil des Indes à propos des ressortissants étrangers. En 1764, le procureur de cette institution justifia juridiquement l’expulsion des Français de l’île Margarita par le fait qu’ils ne disposaient pas des biens-fonds suffisants, précisés dans la Recopilación de Indias5 (d’une valeur de 4 000 ducats), ou bien qu’ils ne résidaient pas depuis plus de 20 ans6. En dépit de ces arguments qui reposaient sur la législation en vigueur, les conseillers se montrèrent bienveillants, considérant qu’on avait déjà toléré la résidence de ces étrangers et qu’ils avaient pu avoir des enfants, ce qui les exemptaient des conditions légales. Les conseillers proposèrent au roi que ces Français demeurent dans l’île, tout en prévenant que cette décision ne pourrait faire jurisprudence, et que le gouverneur devait maintenir sa surveillance « avec un soin particulier » sur tous les individus d’origine étrangère.
4Les apparentes contradictions entre l’amitié confessée par les pactes de famille et l’application des lois sur la naturalité dans les domaines espagnols résultent des expériences des premières décennies du XVIIIe siècle, quand des Français avaient tenté d’usurper des territoires espagnols. Le 12 septembre 1719, par un courrier envoyé d’Espagne à l’Audience royale par la voie réservée7, on commanda l’adoption de mesures nécessaires pour déloger les Français installés dans l’île d’Hispaniola, hors de la juridiction française, et qu’ils occupaient « violemment et sans droit aucun »8. D’autre part, des commerçants français avaient profité de la guerre de Succession d’Espagne et des relations familiales entre Louis XIV et son petit-fils Philippe V pour s’implanter en Amérique, violant le monopole commercial espagnol, ce qui nuisait aux intérêts des négociants espagnols et aux rentrées fiscales de la monarchie. Le 18 janvier 1716, Philippe V ordonna que l’on notifie à tous les Français qui maintenaient une activité commerciale en Nouvelle-Espagne l’obligation de retourner en Europe :
« Étant informé que dans ces royaumes un nombre croissant de Français sont présents avec le but nuisible de commercer et que, pour ne pas avoir conclu leurs négociations, ils sont restés dans ces provinces sous le prétexte de recouvrer des arriérés et qu’ils tiennent, pour cela, des boutiques publiques ; cela s’opposant à ce qui est expressément prévu par la loi, j’ai décidé de vous ordonner (comme je fais par la présente) qu’avec la plus ferme détermination, vous donniez, ordres et mesures pour qu’on notifie cela à tous les Français de cette Audience, installés ou non, et qu’on oblige les présidents, gouverneurs, corregidores, alcades mayores et justices locales où ils pourraient résider, à les faire sortir de ces domaines pour les renvoyer en Europe, observant ce que la loi dispose9... »
5Néanmoins, le traitement accordé aux Français par la nouvelle dynastie espagnole des Bourbons se distinguait de celui réservé aux autres communautés. Dans l’ordre d’expulsion cité précédemment, Philippe V envisageait des exceptions qu’il suggérait d’employer avec « habileté et ruse » envers tous les Français qui pourraient justifier d’un quelconque service prêté à la monarchie. Le roi admettait que cette décision était indulgente, connaissant la rigueur et les peines que la loi imposait10.
6Sans doute, ce relâchement dans l’application de la loi trouvait des correspondances au sein de certaines municipalités qui défendaient leurs résidents déjà intégrés à la société coloniale et qui y jouissaient de liens familiaux. Ce fut ce qui se passa avec la municipalité de la ville de Santiago de los Caballeros dans l’île d’Hispaniola qui, par une lettre adressée à Philippe V le 20 février 1718, soulignait les graves préjudices que causerait une telle expulsion11 : affaiblissement des capacités défensives de l’île en terme de ressources humaines en cas de guerre et divisions au sein des familles où des « filles de la terre » s’étaient mariées avec des Français. Logiquement, la prédisposition de l’administration des Bourbons d’Espagne à procurer aux Français un traitement de faveur explique l’acceptation immédiate des demandes exposées par les municipalités, même à titre « exceptionnel » en regard de la cédule royale. Le 11 novembre 1719, le roi d’Espagne transmettait à l’Audience de Saint-Domingue sa décision sur les demandes de la municipalité de Santiago de los Caballeros :
« Pour ce qui touche à l’expulsion des Français que j’ai prescrite dans la cédule du 18 janvier 1716, j’ai résolu de vous ordonner que vous vérifiiez avec soin et précision que les sujets de cette nation aient les qualités de la loi 31, titre 27, livre 9 de la Recopilación de Indias, et ceux qui ne les auraient pas, mais vivraient dans des maisons avec femme et enfants, ne soient pas non plus expulsés, selon ladite cédule, étant de ma royale volonté que vous laissiez vivre librement ceux qui auraient les qualités mentionnées dans la loi ; et à ceux qui ne les auraient pas, que vous acceptiez un pardon sous une forme adaptée à mon service12. »
7La nationalité d’origine et la parenté directe du souverain ont pu influencer ces décisions. Toutefois, les lettres de naturalité française ne valaient pas un sauf-conduit. Les normes en vigueur dans l’espace hispanique limitaient la liberté de mouvement, spécialement quand le document inspirait la défiance aux autorités. Ce fut ce qui se passa dans le cas de six déserteurs venant de la Nouvelle-Orléans et remarqués par le gouverneur de la province de San Francisco de Coaguila, déserteurs qui furent ensuite remis au vice-roi de Mexico pour être envoyés à la Casa de Contratación de Cadix en 1751. Deux ans plus tard, le 30 août 1753, devant l’insuffisance d’informations du Conseil des Indes, son procureur écrivit au vice-roi de Nouvelle-Espagne de lui transmettre des éléments sur la destination de ces déserteurs, considérés comme « des gens qui sont aujourd’hui trop suspects pendant le voyage dans ce royaume13 ». Or, la Nouvelle-Orleáns – lieu d’origine des fugitifs – avait été fondée en 1718 par des colons français sur des territoires espagnols. Du fait de ce lien de ces déserteurs avec la Monarchie espagnole, les autorités doutaient de leurs intentions réelles, n’écartant pas de possibles activités d’espionnage.
8Par ailleurs, les déclarations de guerre avaient des conséquences sur les exigences envers les étrangers vivant dans le monde hispanique, et remettaient en cause leurs relations sociales et familiales qui avaient permis leur intégration dans les centres urbains, avant les conflits. Avec les conflits armés, le pouvoir politique accroît son contrôle sur l’octroi de licences de résidence de telle manière que ceux qui ne pouvaient les obtenir étaient contraints de quitter les territoires espagnols. Dans le prolongement des politiques menées au XVIIIe siècle, Ferdinand VI décida l’expulsion des étrangers de la vice-royauté de Nouvelle-Espagne le 6 mars 1750 avec pour argument qu’ils avaient causé des dommages à la couronne durant la Guerre de l’Asiento14, terminée deux ans avant, et cela dans le but de prévenir tout concours à une future invasion ennemie. Le souverain renouvelait la cédule royale que son prédécesseur avait prise quatorze ans avant. Par là, il sensibilisait les autorités sur les dommages que l’absence de surveillance pouvait causer :
« Ayant examiné en mon Conseil des Indes tout ce qui a trait [à ce dossier], ainsi que la cédule expédiée le 25 avril 1736, j’ordonne à tous les Vice-rois, Présidents, Audiences, Gouverneurs et autres Justices de mes domaines d’Amérique qu’ils veillent et surveillent avec le soin nécessaire à l’application des lois 31 et 32 de l’article et livre cités [dans la Recopilación de Indias] et des cédules expédiées à ce sujet, sans permettre ni tolérer, sous quelque prétexte, que les étrangers, de quelque qualité, ne résident, ne traitent, ne commercent ou ne se domicilient dans les provinces, villes ou lieux de leurs juridictions, faisant chacun une recherche pour s’informer sur ceux qui s’y trouveraient domiciliés ou qui commerceraient sans autorisation royale, pour les obliger à partir immédiatement d’Amérique et de retourner en Europe, sans accepter la moindre excuse. Qu’ils procèdent contre les réticents et les réfractaires conformément au droit et aux lois du Royaume, sachant que le peu de soin et l’oubli des ministres chargés de l’application de la présente cédule et des lois ont été la cause du désordre qui règne jusqu’à présent15. »
9Il ne fait pas de doute que la surveillance des étrangers en Amérique correspondait aux besoins défensifs d’un vaste territoire qui était protégé par des forces armées dotées d’une capacité limitée. Il n’est pas étonnant que si, en Espagne, on obtenait une lettre de naturalité aux conditions habituelles, dans les terres d’Amérique, il ne suffisait plus d’avoir contracté un mariage, de résider de nombreuses années et de posséder des biens-fonds ; mais il fallait en plus l’approbation royale16 – à tel point que Philippe V, avec l’entrée en guerre du Portugal dans la guerre de Succession, fit appliquer aux Portugais des mesures répressives en tant qu’étrangers alors que certains résidaient depuis plus de cinquante ans dans la vice-royauté du Pérou, à en croire l’ordre royal du 29 juin 170417.
10Impulsés par la Couronne, ces procédés laissaient sans défense les ressortissants de puissances ennemies face à l’arbitraire des autorités au point que des fonctionnaires de justice se préoccupèrent de l’insuffisance de garanties juridiques qui leur étaient offertes. Certains furent expulsés sans qu’ils aient pu avoir le temps de produire des preuves légales car les sentences étaient prononcées immédiatement, sans vérification des faits, et parfois fondées sur de simples dénonciations où on relevait des délations mensongères, souvent destinées à éliminer un concurrent étranger. Dans un minutieux rapport rédigé en 1797, le procureur au tribunal de Puerto Rico, Felipe Antonio Mexía, rendait compte des anomalies juridiques intervenues au cours d’instructions :
« Il ne m’est pas possible d’accomplir ce commandement, ni les autres dispositions de ces lois, car tout s’est déroulé sans que j’en sois informé [...] ; quant aux intéressés, on n’a pas voulu les écouter, ni même leur donner une simple copie des décisions prises à leur encontre ; et parce que le gouverneur croyant nécessaire pour la sécurité de cette place d’expulser des personnes qu’il considère suspectes, il m’accuserait peut-être même de crime si je m’opposai à la sentence ou aux décisions arrêtées, car ce serait à la suite de mes requêtes que les bannis feraient tout pour demeurer ici. [...] D. Miguel Canway, D. Juan Tagle, D. Miguel et D. Patricio Kirwan, laboureurs de cette île, et d’autres furent enfermés dans la plus grande discrétion, privés de communication et surveillés. On ne savait rien du délit commis par ces hommes, encore que pour une si sévère procédure, il ne pouvait y avoir de doutes qu’ils aient eu des antécédents fondés et plus légitimes [...]. Mais quelle surprise ce fut d’entendre que la première décision de ce jugement fut une sentence définitive et sans appel pour laquelle on avait déclaré franchement qu’il n’y avait au cours de l’instruction aucune preuve pour imposer aux impliqués une quelconque peine ; on ordonna qu’ils fussent transférés de la prison à bord de bateaux allant en droiture vers d’autres régions. Lors de la mise en demeure, les détenus réclamèrent qu’on les écoute lors d’une audience, ce qu’on leur refusa ; ils demandèrent une attestation du procès, ce qui fut à nouveau refusé, comme toute copie de la sentence. Leurs femmes et leurs familles écrivirent en leur nom des doléances qu’on leur rendit sans même les lire, le greffier ayant ordre de n’accepter aucune supplique car il s’agissait d’un arrêté du gouverneur18. »
11En écho aux irrégularités attestées par le procureur de Puerto Rico, dans quelques procès instruits pour délit de dissidence, la nationalité sert d’indice pour inculper des étrangers. La situation de Lucas Pereira illustre cette position fragile. Bien que disculpé une première fois du délit de sédition, Pereira dut affronter en 1713 une nouvelle tentative du gouverneur de Caracas de l’inculper en l’accusant d’être fils de Portugais, selon un rapport remis au roi, ce qui, d’après ce gouverneur, déterminait qu’il aurait à « en attendre de mauvaises conséquences ». à cette occasion, l’accusé retint l’attention du procureur du Conseil des Indes, qui comprit que la persécution subie par Pereira provenait de l’aversion envers sa parenté portugaise et qu’en réalité, elle était la conséquence de la haine portée à l’office de fermier-trésorier des Alcabalas qu’il exerçait. De ce fait, le procureur le protégea et insista pour que toutes les procédures judiciaires soient respectées19.
12Logiquement, les affrontements armés compliquaient les relations établies entre Espagnols et étrangers en temps de paix puisque les exigences des autorités augmentaient en matière de contrôle, ce qui limitait une possible intégration des étrangers. à la suite des déclarations de guerre, des mesures répressives étaient régulièrement décidées contre les ressortissants de territoires ennemis, favorisant la multiplication d’attitudes intolérantes. Beaucoup se virent obligés de cacher leurs origines et les liens qu’ils pouvaient avoir eu avec l’étranger. L’existence de relations amicales avec l’extérieur, ou l’étranger, pouvait être tenue pour un signe de mauvaise intégration et retenue à charge lors d’un procès d’expulsion. Quand les responsables politiques et judiciaires interrogeaient des suspects, ils recherchaient ces possibles contacts que les suspects s’efforçaient de dissimuler, voire de nier.
13Durant la guerre de Succession d’Espagne, l’arsenal répressif de l’administration de Philippe V allait de l’incarcération à l’expulsion en passant par des représailles et confiscations. Ainsi, ces dernières furent adoptées contre des Hollandais, des Portugais, des Allemands et des Anglais, et culminèrent par des emprisonnements pour le simple fait d’avoir une autre nationalité qu’espagnole. Néanmoins, en dépit du fait que certains responsables outrepassèrent les ordres en matière de naturalité, le travail de supervision des Audiences royales permit que des ressortissants étrangers détenus soient libérés car rien n’avait pas pu démontrer qu’ils entretenaient des relations avec l’ennemi, ou qu’ils menaient des entreprises séditieuses20. Pourtant, les comportements politiques intransigeants en temps de guerre étaient une constante : Bartolomé de Ávila fut enfermé 14 jours, puis paya une caution pour obtenir sa libération, alors même qu’après 23 années de résidence, il avait adopté un patronyme espagnol, s’était marié avec une Espagnole avec laquelle il avait fondé une famille, et qu’il s’était converti au catholicisme21 ! En appel, le Conseil des Indes considéra que Bartolomé de Ávila était un individu inoffensif, puisque son insertion apparaissait manifeste. Pourtant, son séjour en prison illustre le modèle des comportements adoptés en période de guerre, dès lors qu’on abandonnait les pratiques habituelles des temps de paix en matière de naturalité des étrangers.
14À ces mesures répressives d’incarcération et d’expulsion, s’ajoute la confiscation des biens non seulement des individus déjà mentionnés, mais aussi celle de tous les sujets de puissances ennemies, ce qui pourrait être considéré injuste puisque le choix de la guerre ne pouvait leur être imputable. Toutefois, la Couronne en défendait le principe suivant la pensée néo-scolastique espagnole qui estimait licites les représailles militaires et qui en exemptait les rois car les États étaient contraints de compenser les pertes que leurs propres sujets avaient eues chez l’ennemi22. Prenant en compte ce fondement juridico-philosophique, les monarques prononçaient la saisie des biens des étrangers pour financer leurs entreprises militaires, ce qui permettait de limiter une hausse excessive de la pression fiscale sur les sujets espagnols23. Pourtant, les rentrées obtenues par les embargos et séquestres ne finançaient pas uniquement l’armée, mais aussi récompensaient des sujets fidèles et des services prêtés à la monarchie, ou bien visaient à dédommager des individus dont les biens avaient été saisis chez l’ennemi. Ce procédé fut suivi par les Bourbons en Espagne, et l’ordre royal de 1794, pendant la guerre contre la Convention, mentionnait la confiscation des propriétés des ressortissants français dans les possessions espagnoles :
« où il y a des biens, effets, droits ou valeurs appartenant à quelque titre que ce soit à des Français non domiciliés dans ces royaumes, qu’on les place sous séquestre immédiatement, en en faisant l’inventaire précis, vendant ce qu’on ne peut conserver, et plaçant le produit de cette vente sous contrôle par le biais des représailles avec pour but d’indemniser les pertes et dommages subis par diverses maisons, commerçants, corps et particuliers en Espagne du fait des agressions et injustices de la nation française, ou de ceux qui les ont exercées en son nom24 ».
15Du fait de l’insécurité juridique des étrangers lors des conflits militaires, nombre d’entre eux, notamment des commerçants, préférèrent jouir du statut ambigu de domiciliés ou d’un séjour transitoire, selon les intérêts économiques du moment. Ils pouvaient ainsi bénéficier des privilèges du lieu où ils résidaient tout en conservant leur nationalité d’origine qui leur procurait les avantages prévus par les traités internationaux et les pactes commerciaux25. Après la guerre de Sept Ans et la conclusion du traité de Paris, l’administration essaya de combattre cette pratique par un ordre du 23 décembre 1763, complété par un décret royal du 28 juin 1764. Ils imposaient la réalisation annuelle d’un recensement des marchands dans les ports et centres urbains commerçants pour éliminer « l’abus avéré d’avoir des sujets qui, aujourd’hui, deviennent étrangers pour jouir des droits des traités et qui, demain, se déclareront espagnols lorsque cela les arrangera », selon les termes employés. Néanmoins, les alliances dynastiques entre les familles royales d’Espagne et de France procurèrent des prérogatives et des avantages aux sujets français. Ce fut le cas lors de la guerre de Succession d’Espagne et immédiatement après la Révolution française, quand Madrid accueillit les émigrés français qui, volontairement ou contraints par les mesures politico-religieuses, choisirent de vivre dans la Péninsule pour conserver leur fidélité à la dynastie des Bourbons26. L’entrée en Espagne leur fut facilitée et de nombreux clercs et militaires purent jouir d’une vie digne, tout en s’intégrant dans les cadres de l’armée et de l’Église espagnole. Les 150 réaux de billon mensuels que Charles IV octroya à trois militaires français qui participèrent à son État-Major en constituent une illustration27, comme les rétributions et fournitures attribuées au comte de Champagne28 et aux émigrés français intégrés au corps militaire de la reine, et parmi eux, les colonels Juan Hogan et Alejandro Moscarti29. De même durant la guerre de Succession d’Espagne, Philippe V manifesta sa générosité avec les sujets de France et, en l’absence de son époux, la reine Marie Louise de Savoie ordonna le 6 juin 1710 de remettre à 184 Français, dont 54 veuves, qui résidaient dans le royaume de Valence et dans le principat catalan, deux millions de doublons pris sur les confiscations des biens des partisans de Charles d’Autriche30.
16En dépit des libéralités et privilèges offerts à des Français par les plus hautes instances de l’État durant ce conflit international, il y eut des commerçants et des naturalisés qui contestèrent les obligations qui s’imposaient à eux dans les centres urbains où ils résidaient avec leur famille. Bien sûr, ils se défendaient pour ne pas être impliqués par les levées de soldats et par le financement de troupes. Ils profitaient de l’occasion légale que leur fournissaient les traités internationaux, signés par l’Espagne, qui exemptaient les étrangers de prestation militaire. Cependant, l’utilisation d’une « nationalité de convenance » exaspérait certaines autorités locales qui, manifestèrent à plusieurs reprises leur désaccord sur cette naturalité à géométrie variable. Elles tentèrent d’imposer l’égalité de traitement entre Espagnols et étrangers résidant dans leurs cités. à titre d’exemple, le corregidor de Puerto de Santa María en appela à Philippe V pour obtenir que deux commerçants nés en France, mais installés dans cette ville depuis longtemps, acceptent de contribuer aux charges urbaines nées de la guerre, puisqu’ils avaient déjà été naturalisés espagnols après leur mariage, qu’ils possédaient des terres et des maisons, et qu’ils jouissaient des mêmes prérogatives que tout espagnol. Néanmoins, Diego Mirasol, consul général de France en Andalousie, arguant des traités de paix des Pyrénées (1659), d’Aix-la-Chapelle (1668), et de Rijswijk (1697) s’opposait aux prétentions du corregidor et à l’embargo des biens qu’il avait ordonné. Ce que le consul mentionne dans un courrier envoyé à Philippe V en 1707 :
« Que la mauvaise intention, les préventions et la malveillance de D. Diego Thomás de Herrera, corregidor de la ville de Puerto de Santa María – manifestes en toutes occasions contre les Français – ont fait de tels excès, et ont violé (dans les cas de Francisco Dinze et de Julián Cavallero, commerçants français établis dans ladite Puerto de Santa María) les privilèges concédés à la nation française dans les états de V.M. [...]. Au mois de septembre dernier, la ville de Puerto Santa Maria eut l’ordre de lever pour le service de V.M. une compagnie de 20 chevaux. D. Diego Thomás de Herrera corregidor qui effectua la répartition des charges dans cette ville (de près de quatre mille sujets) ordonna que Francisco Dinze et Julián Chevalier, tous deux marchands dans cette Ville servent en personne dans cette compagnie, ou qu’ils donnent chacun un soldat armé, monté et équipé. Ces marchands français protestèrent et se plaignirent de la rigueur et de l’injustice de cet ordre. Ils réclamèrent des jugements tout en demandant que l’on respecte les privilèges concédés dans les traités [...]. Ces deux français ne crurent pas que leurs privilèges étaient abandonnés. Ce en quoi, le corregidor mit sous séquestre les biens et les effets de Francisco Dinze, mais aussi de sa femme, portant la violence jusqu’à condamner les deux hommes à la prison, de manière qu’ils furent contraints de laisser leur commerce et leur famille pour éviter les dernières rigueurs par lesquelles on voulait les opprimer31. »
17Dans le contexte des relations de Philippe V avec son grand-père Louis XIV, la requête du consul de France rencontra un accueil favorable puisque peu après, le secrétaire du Despacho de Guerre et des Finances, José Grimaldo, transmit au corregidor l’ordre du roi d’exempter ces deux français de toutes contributions et charges32. Les représentants diplomatiques et les commerçants français pouvaient afffirmer qu’ils avaient vaincu le pouvoir local dans ce conflit. Cependant, ils perdirent la « bataille de la communication » face à une opinion publique parmi laquelle la francophobie ne cessait de croître, en particulier à l’égard de la communauté française présente dans les possessions. Cette situation culmina lors de certains épisodes violents, tel que le massacre de soldats français à Saragosse en 1705, l’affrontement à Cuba avec les marins français à La Havane qui entraîna deux mort et plusieurs blessés, ou encore la tentative de soulèvement à Tenerife en 1710 concernant les échanges commerciaux avec les Canaries. Bien sûr, les partisans de Charles de Habsbourg utilisèrent pour leur propagande l’animosité croissante envers les Français, et soulignèrent le favoritisme pratiqué par Philippe d’Anjou envers ses compatriotes, ce qui recevait un large écho dans la bataille polémique33.
18Les conflits armés produisent donc la suspicion, attisent les craintes et la méfiance envers les ressortissants étrangers, en particulier envers les natifs d’un pays ennemi : l’accusation d’espionnage apparaît fréquemment34. Ces préventions ne surgissent pas de l’imaginaire collectif et des institutions politiques par génération spontanée ; on voit que la découverte d’activités d’espionnage les renforce et augmente le besoin de contrôle et de surveillance35. Des événements tel que celui survenu à Panama, où un étranger fut pris en possession d’instruments nécessaires aux relevés de plans des côtes centre-américaines justifiaient les exigences de l’administration en faveur d’un contrôle plus rigoureux sur les mouvements des personnes ne disposant pas de lettres de naturalité36. Ces préoccupations étaient aussi présentes sur le littoral et les frontières péninsulaires. Le conseil municipal de Huelva, dans la séance du 29 août 1704, rappelait l’expulsion des Portugais de la ville afin d’éviter qu’ils aient eu « des intelligences secrètes avec le royaume du Portugal, ce qui entraînerait le préjudice notoire pour le bien commun »37. Dans les zones contestées, les mesures de sécurité contre les étrangers étaient renforcées ; par exemple dans la colonie de Sacramento, située à l’intérieur d’une enclave disputée par la force entre le Portugal et l’Espagne, il fut décidé que les Portugais devaient quitter cet espace limitrophe38. Ces ordres d’expulsion se conjuguaient avec d’autres mesures, tel que le déplacement des étrangers des centres urbains côtiers vers l’intérieur du pays où les correspondances avec les services de renseignement de leur pays d’origine étaient plus difficiles. à cet égard, ni les femmes, ni les enfants n’étaient exclus de ces décisions préventives, comme le souligne un document signé du Marquis de Roben datant de la fin de la guerre contre la Convention. Le marquis savait que deux françaises et leurs enfants étaient intégrés à la société de Barcelone par leur mariage avec d’honorables hommes du Principat ; malgré cela, elles ne furent pas exemptées de l’application des mesures de déplacement et durent se replier vers l’intérieur de la Catalogne39.
19Les règles qui définissent la nationalité et donc l’étranger sont plus complexes encore pour l’intégration des soldats et des officiers exilés qui s’engageaient en Espagne. En effet, malgré les besoins de recrutement dans lesquels se trouvait la monarchie, qui allait jusqu’à accepter des déserteurs d’autres nationalités pour couvrir la pénurie ordinaire de ses régiments en hommes, cet usage suscitait la défiance des responsables militaires et des autorités civiles car les desseins des fugitifs leur étaient inconnus. Avec la menace de l’espionnage, la captation de déserteurs augmentait le risque de compter dans les rangs des infiltrés qui pourraient fournir des informations stratégiques. La question se posait avant même leur enrôlement et une des solutions consistait à les transférer vers des corps militaires situés dans d’autres possessions de la monarchie, éloignés du lieu où le recrutement s’était effectué. Ainsi, la distance aurait interdit aux déserteurs de communiquer des informations tactiques à leurs anciens chefs. Ce procédé écartait les prétentions de beaucoup de fugitifs à s’engager dans une unité précise, comme un nommé Sylvain Huyé l’espéra jusqu’à ce qu’il fut envoyé de Catalogne vers les possessions italiennes dans le but d’interdire toute communication avec les habitants du Principat, ce que le marquis de Roben le confirma dans une lettre du 25 février 1795 :
« Pour exercer une meilleure prévention, je crois qu’il est salutaire qu’il s’embarque pour l’Italie, mais ce n’est toutefois pas encore vérifié. Vues les requêtes formulées auprès de V. Exc, je crois qu’on ne doit pas lui permettre d’intégrer un des corps qu’il demande ; sachant que le consul britannique m’a renseigné, il n’y a pas de possibilité pour aller en Corse, comme il le désirait, pas plus qu’on ne peut l’admettre pour un gouvernement dans l’île. Il est seulement possible qu’on offre à cet individu un embarquement de l’Espagne vers l’Italie pour écarter les doutes, et j’exécuterai cette décision si V. Exc. ne me donne pas de contre-ordre40. »
20Plus encore que les problèmes d’espionnage, la pénétration en Espagne et en Amérique des idées d’égalité, de liberté et de défense de la République causèrent de grands soucis à l’administration qui y voyait une attaque directe contre le régime monarchique et autoritaire en vigueur, surtout depuis l’exécution de Louis XVI et de sa famille. La crainte et la méfiance des gouvernants, générées par l’expansionnisme exprimé par le nouveau pouvoir, provoquèrent une sorte d’amalgame entre Français de passage et révolutionnaire potentiel. Cette confusion augmentait quand des informations d’autres territoires hispaniques portaient sur quelques mouvements séditieux menés à l’instigation de citoyens français. Le Président de l’Audience royale et le Capitaine Général du Guatemala qualifièrent de « commotion » le choc d’une nouvelle transmise depuis la ville de Mexico, selon laquelle des Français et leurs partisans avaient tenté de soulever les habitants de la vice-royauté de Nouvelle-Espagne41. L’annonce de cette tentative en 1794 contribua à justifier l’adoption immédiate de mesures préventives pour doter la Capitainerie Générale d’une protection face à d’autres tentatives42. On renforça les ordres que Charles IV avait donnés dès la mort de Louis XVI, ordres qui préconisaient de ne pas accepter d’étrangers dans les possessions américaines, en particulier s’ils venaient des îles françaises, et d’expulser ceux qui seraient suspects43. Dans ce contexte alarmiste, la stratégie des autorités s’acheminait vers la recherche d’une préservation de la « contagion révolutionnaire », et l’interdiction des communications avec des citoyens français. Ce postulat guida les délibérations de la Junte formée à Caracas en 1793, dans le but de décider du sort des 119 officiers et sergents français, partis de Martinique et de Guadeloupe et arrivés dans la ville, et de celui de 900 prisonniers. Le choix fut de maintenir les détenus à l’écart de la population américaine en les confinant dans les fortifications44 dans l’attente de leur prochain transfert vers la métropole, surtout qu’il s’agissait de « gens imbus de doctrines et de maximes pernicieuses, et désespérément engagées à leur diffusion », qui pouvaient causer « un dommage gravissime dans ces provinces et dans toute la Terre Ferme »45.
21Dans les espaces frontaliers, entre France et Espagne, des précautions furent prises pour freiner la circulation des idées politiques contraires à l’Ancien Régime mais les autorités rencontrèrent des difficultés pour isoler la campagne politique républicaine. La diffusion de ces idées à proximité des Pyrénées contribuait à la stratégie militaire et politique visant à favoriser les défections dans le camp monarchiste, où des papiers séditieux étaient répandus pour qu’ils soient lus par les membres de l’armée et par la population civile espagnole. De façon inédite, ceci encouragea un ramassage massif de la propagande subversive pour lequel les institutions de la Couronne et le Saint-Office de l’Inquisition s’impliquèrent fortement. L’activité développée, en 1794, dans le Principat de Catalogne, par Pedro Díaz de Valdés et Manuel de Mena Paniagua le démontre. Ces deux inquisiteurs de Barcelone ordonnèrent aux ministres de l’inquisition ayant leur confiance, que dans les villages où des libelles avaient été distribués, ils soient collectés en plus grand nombre possible, et qu’ils veillent à ce que d’autres ne soient pas introduits46. La préoccupation des chefs militaires espagnols quant aux effets pernicieux de la subversion sur les troupes à proximité de la frontière pyrénéenne força à se séparer d’une partie des effectifs, de crainte que les soldats ne passent aux forces armées révolutionnaires. Les soldats français intégrés aux régiments d’Avernia furent jugés suspects et ils cessèrent d’appartenir à leur corps : on les remit au Commandant général du département maritime de Rosas pour qu’il les agrège aux équipages des navires dont il avait le commandement, et de cette manière, ils seraient d’une quelconque utilité pour la flotte royale47.
22La surveillance des officiers et des soldats français émigrés se reflétait dans l’opinion publique qui pouvait passer d’une grande considération pour ces royalistes à une suspicion pour un prétendu républicanisme ; cette variation de la perception de l’étranger évoluait en fonction du contexte de la guerre. Par exemple, l’image et l’appréciation de l’émigré Barras changèrent fortement, passant de l’acceptation par les troupes espagnoles pour son service en faveur de la monarchie, à la mise à l’écart plus tard, en 1794. Une lettre officielle dépeignait la situation de ce Colonel-Agrégé :
« Les circonstances l’ont rendu communément suspect, mais sans aucun élément vérifié que je sache, pour assurer l’opinion. Ceci, à mon avis, a été suscité contre lui, après que la Gazeta de Madrid du 19 septembre sous la rubrique “Genève” écrivit que, dans la révolution de Paris, après la mort de Robespierre, on confia le commandement intérimaire au citoyen Barras que la plupart des émigrés tiennent parents de ce M. Barras. Par conséquent, ils en déduisent que dans ce moment de fermentation, il était impossible qu’ils aient confié le commandement par intérim à quelqu’un qui aurait un parent royaliste émigré en Espagne. Vu ces éléments que j’ai seulement pu discerner, il serait nécessaire à mon avis, puisque V.E. me le demande, que ledit M. Barras soit transféré en un lieu séparé des armées opérationnelles pour éviter tout doute de ce côté48. »
23Ce témoignage souligne qu’un changement de l’opinion sur un émigré français dans le cadre de la guerre contre la Convention pouvait avoir une incidence sur le traitement que l’État espagnol lui accordait. La présomption d’innocence ne protégeait pas de l’arbitraire engendré par la crainte généralisée de la contagion révolutionnaire, crainte attestée chez les autorités militaires et civiles. Cette méfiance et ces conjectures qui conditionnaient la politique étrangère limitèrent aussi la liberté de mouvement des ressortissants français entre 1790 et 1795, ce que confirme l’analyse des passeports concédés par l’administration du premier Bourbon d’Espagne. Leur lecture montre que si les obstacles à la libre circulation s’accrurent, ce fut surtout aux abords des installations militaires de la Péninsule et dans les possessions stratégiques d’Amérique. à partir de 1795, la décision du marquis de Roben, prise à la demande du général José de Urrutia, défendait que l’on accorde des facilités aux commerçants49 et à toute personne d’origine française autour du quartier général de Figueras50.
24Une attention spéciale fut accordée aussi à la Louisiane – ancienne possession française – et aux individus qui avaient obtenu des sauf-conduits, car les liens culturels, linguistiques et commerciaux se prolongeaient avec l’ancienne métropole et avec la colonie française de Saint-Domingue. Non sans motif, ces relations alarmèrent la plus haute autorité militaire et politique : Luis de las Casas, Capitaine Général de Cuba, de Louisiane et de Floride. Il manifesta ses inquiétudes au secrétaire d’État de Charles IV, le comte d’Aranda, à propos des passeports que des consuls espagnols dans des ports français avaient remis à des individus suspectes de propagande révolutionnaire, ce qu’il écrivait dans une lettre du 1e juillet 1792 :
« Étant arrivée la nouvelle que dans la province de Louisiane, divers sujets étrangers sont venus et qu’ils ne pourront être appréciables en rien pour le développement de la Province. Des navires arrivent de Bordeaux et d’autres ports de France avec lesquels ils commercent, en vertu des passeports que les consuls de V.M. dans ces ports leur concèdent. Je me vois dans la nécessité de le souligner à V. Exc. [...] J’étudie comment éviter par tous les moyens possibles l’établissement de ces gens qui diffusent leurs principes d’agitation. Dans ce but, j’expose à V. Exc. le fait de savoir s’il est juste de faire aux consuls les préventions adéquates pour qu’ils ne donnent de permis qu’à des personnes ou familles dont ils sont sûrs des desseins pacifiques et d’un commerce profitable à ces provinces51. »
25Après le traité de Bâle du 22 juillet 1795, l’administration se montra plus souple dans l’attribution de visa aux citoyens français, tant qu’ils relèvent de « bons principes et de conduite modérée » et qu’ils prêtent le serment de fidélité. Joaquín García, gouverneur de Saint-Domingue, témoigne de ce nouveau comportement plus indulgent des autorités espagnoles. Dans une lettre à Manuel Godoy, favori de Charles IV, il affirmait avoir accordé des passeports à tous les Français qui le lui demandaient à destination de quelque port de l’empire que ce soit52.
26Enfin, la crainte de la propagande révolutionnaire fut à l’origine d’un changement de comportement en Amérique envers l’accueil des esclaves fugitifs des autres colonies, accueil permis durant des décennies, depuis un ordre royal du 24 septembre 1750. Ni la valeur économique de ces fugitifs, ni leur participation à la croissance des effectifs de l’Église catholique – raison invoquée auparavant – ne constituèrent désormais des arguments suffisants pour que les autorités les acceptent à nouveau dans les possessions d’Amérique. Pedro Carbonell, gouverneur de Caracas, expliquait cette décision dans une lettre du 30 novembre 1793 :
« On ne sait pas que V.M. a totalement interdit l’introduction d’esclaves dans ces provinces, qu’ils aient servi dans les îles étrangères et cela pour fermer toute entrée aux perverses maximes et doctrines et la venue de quelques malins, qui se figurant le nombre et la qualité des esclaves, et avec la prétendue facilité à se présenter comme émigrés, ils apportent dans leur cœur le détestable projet de faire des prosélytes, et de troubler la sincère affection et tranquillité où vivent jusqu’à maintenant les vassaux de V.M. dans les grandes provinces de ces royaumes. La Junte se trouve, comme moi, pénétrée de ces sentiments, et nous sommes persuadés que les propriétaires et les sujets de ce pays ne veulent pas plus mettre dans leur maison l’insubordination, l’irréligion et la corruption des mœurs53. »
***
27Ainsi, durant les périodes de conflits extérieurs entre puissances européennes au XVIIIe siècle, les flux migratoires d’étrangers furent freinés, favorisant l’endogamie territoriale. Dans le même temps, les institutions de l’État espagnol choisirent la répression contre les résidents originaires de possessions ennemies et elles utilisèrent les moyens acceptés par la pratique politique internationale : confiscations et embargos sur les biens, expulsions, arrestations, interdiction d’exercer certaines activités commerciales, limitation de la liberté de mouvements. L’arbitraire concernait surtout des individus qui, dans la majorité des cas, n’étaient intervenus en aucune manière dans la décision de déclarer les guerres ou dans l’évolution des affrontements armés. Par conséquent, les changements de relations entre États pouvaient transformer des populations, pourtant parfaitement insérées dans la société hispanique par leurs attaches familiales, religieuses et sociales, en suspects aptes à se muer en espions, en agitateurs, en propagateur de sédition, ou en tout autre rôle qui viserait à assurer le triomphe des adversaires.
Notes de bas de page
1 Cette publication a été réalisée dans le cadre de deux projets de recherches financés par le Ministère de la science et de l’innovation du gouvernement espagnol avec un co-financement européen feder qui s’intitulent : La imagen de los extranjeros y enemigos durante los conflictos bélicos del siglo xviii en España y América (référence : HUM2007-60178/HIST) et Extranjeros y pueblos indígenas en la mentalidad hispana del siglo XVIII : estrategias represivas y procesos de integración en España y América (référence : HAR2010-15141).
2 Sur la composante religieuse des conflits armés : David González Cruz, Une guerre de religión entre Princes catholiques. La succession de Charles II dans l’Empire espagnol, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2006.
3 Archivo General de Indias (désormais AGI), Caracas, legajo [leg.] 141. Lettre du roi le 30 août 1764.
4 Colección de los tratados de paz, alianza, comercio, etc. ajustados por la Corona de España con las potencias extrangeras desde el Reynado del Señor Don Felipe Quinto hasta el presente. Publícase por disposición del Exmo. Señor Príncipe de la Paz, Consejero y Primer Secretario de Estado, Grande de España de Primera Clase, etc., t. I, Madrid, Imprenta Real, 1796, p. 130-131.
5 La Recopilación de Indias est le recueil des lois applicables aux Indes : Loi 32, titre 27, livre 9.
6 AGI, Caracas, leg. 20.
7 C’est-à-dire adressée directement, sans consultation préalable des conseils.
8 AGI, Santo Domingo, leg. 303.
9 AGI, Santo Domingo, leg. 303. Ordre donné au vice-roi, le marquis de Valero.
10 Ibid.
11 Le conseil de Santiago de los Caballeros calcula que le total des membres des familles formées par les Français dans cette ville atteignait 530 personnes.
12 AGI, Santo Domingo, leg. 303.
13 AGI, Guadalajara, leg. 110.
14 Ce conflit militaire s’étendit de 1739 à 1748, il opposa dans l’aire caraïbe les forces maritimes de la Grande-Bretagne et de l’Espagne, celle-ci recevant avec un appui français.
15 AGI, Santo Domingo, leg. 846, fol. 44.
16 Comme le mentionne une information du Consulat de Lima le 10 mars 1764 (cité par Tamar Herzog, Vecinos y extranjeros. Hacerse español en la Edad Moderna. Madrid, Alianza Editorial, 2006, p. 152).
17 Real Academia de la Historia (désormais RAH), Colección Matalinares, t. 101, fol. 181-182.
18 AGI, Ultramar, leg. 451, fol. 244 v°-253 v°.
19 Document rédigé par le Procureur du Conseil des Indes en date du 20 décembre 1714. AGI, Santo Domingo, leg. 696.
20 AGI, México, leg. 639.
21 Ibid.
22 Pour Luis de Molina : « On peut ratifier la sentence commune des Docteurs et en premier de Bartolo (dans le traité De represaliis), et en général des auteurs qui écrivirent des Sommes de cas pour le terme représailles ; Vitoria (De iure belli, no 41), Covarrubias (loc. cit.) et les interprètes du Droit Canonique dans leurs gloses au cap. unico de iniuriis et damno dato, liv. 6, et ceux du Droit romain dans différents textes affirment que les représailles sont légitimes (le terme correct en latin est celui de impignorationes) [...] ». Molina Luis de, De bello... dans Manuel Fraga Iribarne, Luis de Molina y el derecho de guerra. Madrid, Instituto Francisco de Vitoria (CSIC), 1947, p. 490-492.
23 Les avantages présentés par ce choix expliquent l’ordre de Charles d’Autriche de mettre sous sequestre les propriétés des partisans de Philippe d’Anjou à Valence, au lieu d’augmenter les impôts. Vicente Graullera Sanz, Los notarios de Valencia y la Guerra de Sucesión, Valencia, Colegio Notarial de Valencia y Universitat de Valencia, 1987, p. 64.
24 RAH, Collection Matalinares, t. 117, fol. 91.
25 Ordre royal du 23 décembre 1763 et décret royal du 28 juin 1764 : José Antonio Salas Ausens, « Leyes de inmigración y flujos migratorios en la España Moderna », dans Los extranjeros en la España Moderna. Actas del I Coloquio Internacional. Málaga, universidad de Málaga, 2003, p. 693. op. cit., p. 693.
26 María Luisa Meijide Pardo, Sacerdotes franceses emigrados durante la Revolución a Galicia, La Coruña, Edición do Castro, 1991 ; Ofelia Rey Castelao, « Los extranjeros en la Cornisa Cantábrica durante la Edad Moderna », dans María Begoña Villar García, Pilar Pezzi Cristobal (éd..), Los extranjeros en la España Moderna, Málaga, Gráficas Digarza S. L., 2003, p. 55-56.
27 Cette decision du roi bénéficia à Esteban de Lacroix, Maximiliano José Laclef et Marcos Antonio Reymond. On peut voir le courrier envoyé par le marquis de Roben à José de Urrutia, depuis Barcelone le 11 mars 1795. Archivo General Militar, Madrid (désormais AGMM), Campaña de los Pirineos, 7240.04, fol. 76-77.
28 Le comte de Champagne devait recevoir 1 350 réaux de billon par mois et quatre rations de pain et trois d’orge et de paille par jour. AGMM, Campaña de los Pirineos, 7240.04, fol. 98-99.
29 AGMM, Campaña de los Pirineos, 7240.04, fol. 94-95.
30 Archives Nationales (désormais AN), Centre Historique de Paris, CARAN, Affaires Étrangères, A.E.B./III, 326.
31 AN, Centre Historique de Paris, CARAN, Affaires Étrangères, AEB I, 218, fol. 186-187.
32 Ibid., fol. 188.
33 D. González Cruz, « La construcción de imágenes sobre los extranjeros en España y América durante la Guerra de Sucesión : ingleses, holandeses, portugueses y franceses », dans D. González Cruz Extranjeros y enemigos en Iberoamérica : la visión del otro. Del Imperio Español a la Guerra de la Independencia, Madrid, Silex Ediciones, 2010, p. 114-121.
34 Sur le fonctionnement des services d’espionnage au siècle précédent : Alain Hugon, Au service du Roi Catholique « honorables ambassadeurs » et « divins espinos ». Représentation diplomatique et service secret dans les relations hispano-françaises de 1598 à 1635, Madrid, Casa de Velázquez, 2004.
35 Sur les tâches de l’espionnage durant la guerre de Succession d’Espagne : D. González Cruz, Propaganda e información en tiempos de guerra. España y América, 1700-1714, Madrid, Silex Ediciones, 2009, p. 200-210.
36 A Panama, cet évènement est utilisé par la Couronne pour demander au gouverneur de la Margarita une surveillance accrue des étrangers qui effectuent des tâches de cartographie (le 23 mars 1768) : AGI, Caracas, leg. 141.
37 Susana Solis Peña, « La participación andaluza y americana en la defensa de Gibraltar », dans La Guerra de Sucesión en España y América. Actas de las X Jornadas Nacionales de Historia Militar, Madrid, Cátedra « General Castaños », 2001, p. 668.
38 Minute du Despacho royal, envoyé au gouverneur de Buenos-Aires interprétant la décision d’expulser les Portugais de la Colonie de Sacramento (Buenos-Aires, 29 juin 1704) : María Esperanza Facienda Colorado, « La Colonia de Sacramento : un territorio entre dos coronas (1680-1750) », dans XI Congreso Internacional de Historia de América, t. II. Mérida, Editora Regional de Extremadura, 2002, p. 365.
39 AGMM, Campaña de los Pirineos, 7240.04, fol. 60-62.
40 Ibid., fol. 64-65.
41 Archivo General de Simancas (désormais AGS), Secretaria Guerra, leg. 6935, exp. 44, fol. 1-6.
42 Le 9 mai 1795, le Capitaine Général du Guatemala informa Charles IV de ces mesures : Ibid., exp. 44, fol. 7.
43 Ordre royal communiqué au gouverneur commandant général de l’île de Trinidad. AGI, Estado, leg. 66, exp. 2.
44 AGI, Estado, leg. 58, exp. 4 (3), fol. 2 v°.
45 Selon les termes du Capitaine Général Pedro Carbonell : Ibid., fol. 2 r°.
46 Lettre des inquisiteurs de Barcelone signée au Palais royal de l’Inquisition, Barcelone le 19 août 1794. AHN, Inquisición, leg. 4429 (I), exp. 9.
47 AGMM, Campaña de los Pirineos, 7240.04, fol. 35-36.
48 AGMM, Campaña de los Pirineos, 7240.04, fol. 6-9.
49 Ibid., fol. 56-57.
50 Ibid., fol. 58-59.
51 AGI, Estado, leg. 86B, exp. 103.
52 AGI, Estado, leg. 5B, exp. 113.
53 AGI, Estado, leg. 58, no 4, fol. 4.
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