Guerre « totale »/guerre limitée : une lecture politique
p. 107-125
Texte intégral
1La parution, puis la traduction française, du livre de David Bell consacré à La première guerre « totale1 » a suscité suffisamment de controverses pour qu’il ne soit pas nécessaire de revenir sur la difficulté d’appliquer aux guerres de la Révolution et de l’Empire le concept de guerre « totale » forgé au XXe siècle2 pour décrire le caractère inouï revêtu par les deux conflits mondiaux. Quelle que soit la pertinence du concept de guerre « totale », le livre de David Bell et, avant lui, ceux de Jean-Yves Guiomar et de John U. Nef3, ont contribué à la longue tradition historiographique, qui a opposé les guerres de l’ancien régime réputées limitées à celles de la Révolution et de l’Empire jugées plus amples et plus intenses. C’est donc cette rupture qu’il convient d’interroger et non le concept lui-même. à quel moment, la guerre change-t-elle de nature pour sortir des limites imposées par le siècle des Lumières pour atteindre un degré supérieur d’intensité, qu’on le qualifie de « total », d’« absolu » selon la terminologie clausewitzienne ou autrement4 ?
2Il semble bien difficile de définir des critères quantitatifs susceptibles de marquer objectivement le seuil de la guerre totale. Les éléments d’appréciation varient d’un auteur à l’autre, ainsi que la chronologie qui hésite en permanence entre la Révolution et l’Empire. En fait, l’hypothèse d’un accroissement de l’intensité des guerres entre 1793 et 1815 repose moins sur un problématique échelonnement de la violence, que sur des critères politiques. Le passage d’une guerre des princes à une guerre des peuples semble constituer, en réalité, le fond du problème. Car il est généralement admis, que la mobilisation guerrière des nations représente un facteur d’intensification, par rapport aux guerres menées par les princes avec les moyens limités d’une force armée stipendiée. Or, à la fin de l’ancien régime et au début de la Révolution, les débats sur la « constitution militaire » de la France exprimaient souvent le sentiment inverse. La violence se situait alors du côté d’une force armée, certes limitée numériquement5, mais étrangère au corps social et utilisée par les princes à des fins coercitives tant dans les guerres extérieures que dans le maintien de l’ordre intérieur. Il convient ainsi de restituer toute la richesse de ce débat, qui éloigne l’historien d’une visée essentialiste opposant une guerre des princes limitée par nature à une guerre des peuples nécessairement violente.
3Après l’apogée de la brutalité représenté par le cycle des guerres de religion intégrant les phases française (1562-1598) et européenne (1618-1648), un repli de la violence semble s’être manifesté à partir du règne de Louis XIV. Les armées mieux disciplinées et, relativement, mieux nourries ont fait peser sur les populations civiles un moindre fardeau de violence et de contribution. Même un épisode tel que le ravage du Palatinat en 1689 témoigne d’une certaine modération puisque les destructions n’ont visé, pour l’essentiel, que les moyens logistiques – habitations, exploitations agricoles, ouvrages de fortification – en épargnant, le plus souvent, la vie des habitants qui furent déportés plutôt que massacrés. Le processus de régulation des relations internationales mis en place après 1713, limita l’agressivité des grandes puissances prédatrices. Parallèlement, un art de la guerre fait de mesure et de maîtrise de la violence a inscrit dans la pratique militaire cette aspiration à l’équilibre. Caricaturée par la notion de « guerre en dentelles », cette pratique du conflit limitait la recherche de la bataille décisive, car les princes ne cherchaient dans les combats qu’à acquérir un avantage exploitable diplomatiquement. Comme le constatait Guibert dans le traité De la force publique, publié en 1790, les nations ne ressentaient les effets de la guerre :
« Que par des accroissements de subsides ; même celles qui sont vaincues, même celles dont le pays en devient le théâtre, n’éprouvent point de calamités désastreuses. Il ne se verse de sang que dans les armées, et la générosité, l’humanité, y suspendent les coups, dès qu’on est vainqueur ; on respecte toujours la vie, et souvent jusqu’au butin des prisonniers ; on les échange ou on les rend pour de faibles rançons : jamais on n’incendie, et on ne ravage le pays ; les habitants labourent et sèment au milieu des camps ; et la discipline se fait gloire de conserver tout ce que la nécessité ne consomme pas6. »
4Le schéma ainsi résumé fait l’objet d’un certain consensus7. Il a largement été validé dans l’historiographie contemporaine à la suite de John U. Nef, dont l’analyse a été reprise par Jean Meyer, qui reconnaissait toutefois dans un numéro spécial de la revue XVIIe siècle que les détails du scénario méritaient d’être révisés. Il précisait :
« Ce schéma demande évidemment, près de quarante ans plus tard, des rectifications sensibles. La guerre totale de l’époque révolutionnaire n’a qu’un très court temps d’apogée, de 1793 à 1794. La suite (1795-1814) est moins cruelle pour les hommes8. »
5Le constat souligne, à la fois, l’enracinement de l’hypothèse d’une « totalisation » de la guerre à la fin du XVIIIe siècle et l’incertitude pesant sur la nature précise de ce processus. Car, à rebours de la perspective tracée par Jean Meyer9, David Bell considère la période napoléonienne, plutôt que la Révolution, comme le véritable apogée de la guerre « totale ». Cette diversité des chronologies, des scénarios et des logiques, ne manque pas d’interroger. Les guerres de la Révolution et/ou de l’Empire sont donc consensuellement réputées « totales », alors que les critères de cette caractérisation ne font l’objet d’aucun consensus. La principale raison de ce paradoxe réside dans la difficulté de définir des degrés d’intensité de la guerre et de la violence. Comment déterminer que la guerre devient plus ou moins « cruelle pour les hommes » ? Les guerres du XXe siècle ont revêtu des formes radicales, qui donnent un visage concret à l’idée de guerre totale : massacres de masse, génocide, anéantissement nucléaire, etc. Pour autant, la caractérisation de ces conflits n’en fait pas moins débat10. Pour la période moderne, qui a ignoré ces formes ultimes de la totalité guerrière, l’évaluation des degrés de violence demeure encore plus problématique11. Faut-il calculer des taux de pertes dans les batailles comme l’a fait Gaston Bodard au début du XXe siècle ? Le temps de la guerre « totale », dans ce cas, se limiterait strictement à l’Empire, car, pour la Révolution, Bodart remarquait que :
« Les grandes batailles furent fréquentes dans ce conflit, mais bien moins sanglantes que celles de la guerre de Sept Ans. La perte moyenne en blessés et tués, ne dépasse pas 8 % ; même les armées vaincues, qui, dans les guerres précédentes perdaient souvent le tiers ou le quart de leurs effectifs en morts et blessés, subirent rarement plus de 15 % de perte. La guerre commençait à être conduite plus humainement que précédemment12. »
6Faut-il se concentrer sur les pertes générales, reprenant ainsi un long débat historiographique nourri par les études démographiques telles que celles menées par Jacques Houdaille13 ? Là encore, c’est l’Empire qui se distingue avec une perte évaluée, pour la France seule, à environ 900 000 soldats morts. Il faut cependant souligner toutes les difficultés méthodologiques soulevées par une telle évaluation qui rend hasardeuse toute comparaison avec les guerres de l’ancien régime. Il n’existe pas, en effet, de séries statistiques suffisamment précises pour établir avec un degré de certitude raisonnable le poids démographique des guerres du XVIIIe siècle. Le chiffre de 500 000 morts et blessés a été avancé pour la seule guerre de succession d’Espagne qui fut d’une durée comparable aux guerres impériales. S’il fallait s’en tenir à cette estimation, alors le montant des pertes de guerre rapportées à la population globale (environ 21 millions sous Louis XIV et 30 millions sous Napoléon) s’avérerait certes plus élevé sous l’Empire, mais pas d’une façon qui puisse justifier une opposition entre guerre limitée et « totale ». Faut-il, enfin, se concentrer sur l’importance de la mobilisation de la population en vue de l’effort de guerre ? Cette fois, c’est le pic constitué par la levée en masse, qui se distingue avec une armée de plus de 700 000 hommes pour une population de 28 millions, soit une proportion de 2,5 %. Mais il faut souligner l’extrême brièveté de cet épisode, puisque dès la campagne de 1794, les effectifs ont repris des proportions, certes considérables, mais tout à fait comparables avec celles de l’armée de Louis XIV, composée en 1690 de 450 000 hommes dans un royaume de 21 millions d’habitant, soit 2,1 %14 ? De ce point de vue, les effectifs fournis par le système de la conscription à partir de 1799 ne permirent jamais d’atteindre ce niveau, sauf dans les dernières années de l’Empire lorsque l’effort de mobilisation fut accentué15. Considérant la question sous l’angle de la longue de durée, André Corvisier a calculé que l’effort de mobilisation s’est situé dans des proportions comparables – entre 1,1 et 1,5 % de la population – sous le règne de Louis XIV et sous la Révolution et l’Empire16. à nouveau, il faut constater que les chiffres ne fournissent pas d’argument décisif en faveur de l’hypothèse d’une totalisation de la guerre à partir de 1793. Il faut donc s’y résoudre : il n’existe pas de critère quantifiable qui permettrait de définir de façon décisive le seuil à partir duquel la guerre aurait changé de nature et de registre pour passer de limitée à « totale ». Cette incertitude invite à chercher ailleurs le fondement de l’opposition.
7Clausewitz fut le premier à penser une rupture qu’il situait au moment des guerres napoléoniennes. Celles-ci représentaient, selon lui, la réalisation de la guerre dans sa perfection absolue, car le processus de « montée aux extrêmes » n’y fut entravé par aucune « friction ». Pour Clausewitz, l’origine de ce phénomène était politique : en impliquant les peuples dans la guerre, la Révolution avait aboli la contrainte qui obligeait les États monarchiques à mobiliser des ressources limitées :
« À mesure que le gouvernement se séparait du peuple et se considérait lui-même comme l’État, la guerre devint une pure affaire de gouvernement, conduite avec l’argent de ses coffres et les vagabonds oisifs qu’il ramassait chez lui et dans les pays voisins. La conséquence de cet état de choses, c’est que les moyens que le gouvernement pouvait déployer avaient des limites assez bien définies que l’on pouvait estimer pour les deux camps, à la fois pour leur étendue et leur durée ; cela privait la guerre de son élément le plus redoutable, à savoir l’effort vers l’extrême et les séries obscures de possibilités qui y sont liées17. »
8Clausewitz opposait ainsi la guerre des princes – ou ici la guerre comme « affaire de gouvernement » – à la guerre des peuples. Plus qu’un insaisissable seuil quantitatif, c’est bien ce critère politique qui mérite d’être interrogé. Car, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’existence même d’une force armée distincte du corps de la nation posait un problème politique essentiel, qui constituait le véritable critère d’appréciation de la violence de guerre.
9À l’inverse de la perspective clausewitzienne, la question de la séparation du peuple et du « gouvernement » pouvait apparaître, à la fin de l’ancien régime, comme une source de violence et non comme un facteur de limitation de la guerre. Voltaire en témoigne dans sa narration du célèbre épisode de la bataille de Fontenoy, qui a si puissamment contribué à la formation d’une légende dorée de la « guerre en dentelles ». Passé à la postérité, le « Messieurs les Anglais, tirez les premiers » du comte d’Anteroches est apparu comme l’expression de la courtoisie, de la ritualisation et de la retenue censés caractériser la guerre limitée. Dans le Précis du règne de Louis XV et, avant lui, dans de La bataille de Fontenoy, Voltaire a figé ce stéréotype de l’affrontement courtois :
« Milord Chartes Hai, Capitaine aux Gardes anglaises, cria : Messieurs des Gardes françaises, tirez. Le Comte de Hauteroche, alors lieutenant des grenadiers, & depuis capitaine, leur dit à voix haute : Messieurs, nous ne tirons jamais les premiers ; tirez vous-même. Les Anglais firent un feu roulant, c’est-à-dire, qu’ils tiraient par divisions de sorte que le front d’un bataillon fur quatre hommes de hauteur ayant tiré, un autre bataillon faisait sa décharge, & ensuite un troisième, tandis que les premiers rechargeaient. La ligne d’infanterie française ne tira point ainsi : elle était seule sur quatre de hauteur, les rangs assez éloignés, & n’étant soutenue par aucune autre troupe d’infanterie. Dix-neuf officiers des Gardes tombèrent blessés à cette seule charge. Messieurs de Clisson, de Langei, de la Peyre y perdirent la vie ; quatre-vingt-quinze soldats demeurèrent fur la place, deux cents quatre-vingt-cinq y reçurent des blessures ; onze officiers suisses tombèrent blessés, ainsi que deux-cent-neuf de leurs soldats, parmi lesquels soixante-quatre furent tués. Le colonel de Courten, son lieutenant-colonel, quatre officiers, soixante & quinze soldats tombèrent morts ; quatorze officiers & deux cents soldats blessés dangereusement. Le premier rang ainsi emporté, les trois autres regardèrent derrière eux, & ne voyant qu’une cavalerie à plus de trois cents toises, ils se dispersèrent18. »
10Les Français, en fait, ne sont pas restés immobiles à attendre la décharge ; ils ont tiré à la volée sans ordre. La décharge anglaise, en revanche, fut administrée avec méthode et efficacité. Un point essentiel mérite, en l’occurrence, d’être souligné : l’échange se produisit à une distance de 50 pas, soit à moins de 30 mètres19. Dans ses mémoires, Lord Hay estima, quant à lui, cette distance à 30 pas, soit moins de 18 mètres. Cette proximité constituait une anomalie due à des circonstances exceptionnelles20. Les principes de l’art militaire prescrivaient, en effet, de tirer à 100 mètres environ (50 à 60 toises). à cette distance, l’efficacité du feu était limitée. Selon un exercice réalisée par le prince de Ligne, sur une salve de 1 440 coups, 270 atteignaient leur cible et 30 étaient mortels21. Bien qu’aucune expérience ne soit venue le confirmer, on peut supposer que la quasi-totalité des coups portaient lorsqu’ils étaient tirés à moins de trente mètres. En invitant les Anglais à tirer les premiers, le comte d’Anteroches condamnait au peloton d’exécution la totalité de la première ligne française. De fait, les chiffres cités par Voltaire sont terrifiants : la salve anglaise fit 263 morts et 674 blessés. Le premier rang étant complètement anéanti, il est aisément compréhensible que les trois autres se soient dispersés. Assurément, la courtoisie du comte d’Anteroches fut un terrifiant faits d’armes. Sa courtoise invitation dut glacer d’effroi les soldats contraints par la discipline militaire de recevoir stoïquement la décharge ennemie22. Le feu, en effet, plongeait le soldat dans l’impuissance et dans l’humiliation d’être réduit à l’état de cible. La mort qui frappait alors de façon aléatoire imposait aux soldats la torture morale de l’attente résignée. Les hommes du XVIIIe siècle redoutaient plus cette violence-là que la chaleur des combats à l’arme blanche. Le chevalier de Folard en avait d’ailleurs fait un argument majeur en faveur de son système tactique d’ordre profond23.
11La violence exercée sur les champs de bataille de la « guerre en dentelles » où, selon le chevalier de Folard, les adversaires se passaient « mutuellement par les armes », avait pour corollaire la violence de l’appareil disciplinaire qui contraignait les soldats à recevoir stoïquement le feu ennemi. Voltaire, à nouveau, en a livré le témoignage dans Candide, lorsque celui-ci est enrôlé dans l’armée du roi des Bulgares :
« On lui met sur le champ les fers aux pieds, et on le mène au régiment. On le fait tourner à droite, à gauche, hausser la baguette, remettre la baguette, coucher en joue, tirer, doubler le pas, et on lui donne trente coups de bâton ; le lendemain il fait l’exercice un peu moins mal, et il ne reçoit que vingt coups ; le surlendemain on ne lui en donne que dix, et il est regardé pair ses camarades comme un prodige.
Candide tout stupéfait ne démêlait pas encore trop bien comment il était un héros. Il s’avisa un beau jour de printemps de s’aller promener, marchant tout droit devant lui, croyant que c’était un privilège de l’espèce humaine, comme de l’espèce animale, de se servir de ses jambes à son plaisir. Il n’eut pas fait deux lieues que voilà, quatre autres héros de six pieds qui l’atteignent, qui le lient, qui le mènent dans un cachot. On lui demanda juridiquement ce qu’il aimait le mieux d’être fustigé trente-six fois par tout le régiment, ou de recevoir à la fois douze balles de plomb dans la cervelle. Il eut beau dire que les volontés sont libres, et qu’il ne voulait ni l’un ni l’autre, il fallut faire un choix ; il se détermina, en vertu du don de Dieu, qu’on nomme liberté, à passer trente-six fois par les baguettes ; il essuya deux promenades. Le régiment était composé de deux mille hommes ; cela lui composa quatre mille coups de baguette, qui, depuis la nuque du cou jusqu’au cul, lui découvrirent les muscles et les nerfs. Comme on allait procéder à la troisième course, Candide n’en pouvant plus demanda en grâce qu’on voulût bien avoir la bonté de lui casser la tête24... »
12La violence de l’institution militaire revêtait ainsi un double visage : celui d’une pratique de la guerre reposant sur la puissance et les usages terrifiants du feu qui ne pouvaient être surmontés par les soldats que par la contrainte disciplinaire, l’autre face de la brutalité. Acteur et victime, le soldat était le point de convergence entre la violence de la guerre et celle de l’institution militaire : « les soldats esclaves sont vicieux, & plus cruels que les autres : ils cherchent ordinairement dans la débauche à se distraire de l’avilissement où on les tient25 », écrivait, en 1772, l’auteur des Réflexions d’un militaire sur la guerre et sur différents sujets. Dès lors, les nations étaient considérées comme les victimes des violences perpétrées par des soldats qui leur étaient étrangers. Ainsi en témoigne Voltaire dans la préface qui commente la réédition de son poème sur la bataille de Fontenoy :
« On a peint avec des traits vrais, mais non injurieux, les Nations dont Louis XV a triomphé [...]. Quand on a dit des Anglais, & la férocité le cède à la vertu, on a eu soin d’avertir en note dans toutes les Éditions, que ce reproche de férocité ne tombait que sur le soldat. En effet, il est très véritable que lorsque la Colonne Anglaise déborda Fontenoy, plusieurs soldats de cette Nation crièrent, no quarter, point de quartier. On fait encore que quand Mr. de Sechelles seconda les intentions du Roi avec une prévoyance si singulière, & qu’il fit préparer autant de secours pour les prisonniers ennemis blessés que pour nos troupes, quelques Fantassins Anglais s’acharnèrent encore contre nos soldats, dans les charrettes même où l’on transportait les vainqueurs & les vaincus blessés. Les Officiers qui ont partout à peu près la même éducation dans toute l’Europe, ont aussi la même générosité ; mais il y a des Pays où le Peuple abandonné à lui-même, est plus farouche qu’ailleurs. On n’en a pas moins loué la valeur & la conduite de cette Nation, & surtout on n’a cité le nom de Mr. le Duc de Cumberland, qu’avec l’éloge que sa magnanimité doit attendre de tout le monde26. »
13En opposant les officiers « qui ont partout à peu près la même éducation dans toute l’Europe » au peuple « abandonné à lui-même », Voltaire délimitait les contours de nations limitées à leur gouvernement et à leurs élites. Réduits à leur « férocité » instinctive, les soldats, quant à eux, se trouvaient exclus de ce concert guerrier. Ainsi, le statut politique du sujet impliqué dans la guerre, déterminait la perception et la signification de la violence.
14L’exclusion civique des soldats s’était renforcée au cours du XVIIIe siècle, à mesure que l’armée s’était constituée en une sphère autonome distincte du corps social, de ses usages et de ses lois. L’encasernement et la systématisation du port de l’uniforme furent les signes et les instruments de cette marginalisation, qui accompagna le processus de professionnalisation des armées. Symboliquement, l’usage des noms de guerre marquait le renoncement des soldats à leur état civil qui les plaçait dans une sphère inaccessible au droit commun. Étrangers au corps civique et à la nation, les soldats étaient réputés en ignorer les principes de régulation morale et légale. En 1788, un ouvrage attribué à Jacques-François-Maxime de Chastenet, marquis de Puységur, fils du maréchal et lui-même lieutenant-général, exposait avec limpidité le lien causal, qui unissait la marginalisation civique des soldats et leur propension à la violence.
« Insensiblement les rapports militaires et civils s’éloignèrent de plus en plus. Intéressé à écarter le peu de liaison qui pouvait encore exister, le prince, en les séparant des citoyens, en faisant contraster et leur loi et leurs usages, acheva de creuser le fossé de séparation. Logeant et habitant dans des lieux distingués, tout prétexte de communication cessa, ou, s’il se soutint encore, toujours au détriment des habitants...
De lui-même le soldat est porté à abuser et à profiter de cette supériorité et de sa force. Fier et enorgueilli des armes qui ne lui ont été livrées que pour la défense de la patrie, il croit pouvoir impunément les faires servir pour satisfaire des désirs déréglés. Le plus souvent pris dans la lie du peuple, incapable de raisonner la noblesse et les devoirs de son état, le tranchant du fer qu’il porte à son côté, est le centre auquel se rapportent ses faibles et dangereuses idées. Sans foi, sans loi ; à la place des hommages et de la considération qu’il est en droit de prétendre, il ne devient, le plus souvent, qu’un objet de terreur et d’exécration27. »
15C’est dans ce contexte que l’élaboration de la figure du soldat – citoyen prend tout son sens28. Avant la Révolution, elle apparut dans la décennie 1780 sous la plume de Servan et dans de nombreux ouvrages qui contribuèrent, comme l’a montré Jean Chagniot29, à nuancer l’image péjorative des soldats en explorant différentes formes d’intégration au corps social. Au début de la Révolution, la question du rapport entre l’état militaire et le corps civique se posa selon deux modalités : comment faire du soldat un citoyen et comment faire du citoyen un soldat ? Bien qu’elles convergeassent en plusieurs points, les deux questions étaient bien distinctes et possédaient des implications politiques différentes. L’alternative qu’elles posaient fut au cœur des débats sur la « constitution militaire » du royaume des débuts de la Révolution au décret sur l’amalgame (21 février 1793)30.
16Le 7 août 1791, dans son Rapport et projet de loi sur les délits et les peines militaires proposé à l’Assemblée nationale au nom du Comité Militaire, Charles Chabroud résumait de façon saisissante les préventions de ses contemporains et plus particulièrement des partisans de la Révolution à l’égard d’une armée permanente composée de soldats professionnels : « Un peuple libre, une armée permanente sont le sujet d’un grand conflit. » L’armée était non seulement considérée comme l’instrument de la violence guerrière de la monarchie, mais aussi comme une force de coercition mise au service de la tyrannie :
« Il n’y avait pas loin de votre armée à un peuple conquérant et du corps des citoyens à un peuple conquis. Cette armée instituée pour vous défendre était entretenue pour vous subjuguer ; le régime militaire allait insensiblement s’emparant de tout, prenant partout cet ascendant de la force qui anéantit le droit31. »
17Cette réticence vis à vis de l’instrument militaire était un héritage de l’ancien régime32, auquel la Révolution avait donné un sens nouveau. Le rejet de l’institution militaire en tant qu’entité séparée du corps social était profondément enraciné et le défi posé à la Révolution fut d’apprivoiser l’idée d’une force armée permanente et professionnelle.
18Dans son Traité de la force publique, publié en 1790, Guibert distinguait deux usages de la force publique correspondant à deux formes de recrutement : une armée professionnelle formée de volontaires pour le dehors et une force citoyenne pour le dedans. Mais, cette délimitation n’avait que l’apparence de la clarté et de la simplicité, car, en pratique, de nombreuses interférences troublaient la démarcation entre les deux forces, tant sur le plan opérationnel que statutaire. Dans quelle mesure les citoyens de la Garde Nationale pouvaient-ils constituer une réserve pour l’armée ? Pouvait-on considérer les soldats professionnels comme des citoyens à part-entière en leur accordant, par exemple, le statut de citoyen actif ? Guibert a examiné en détail les difficultés soulevées par ce point précis. Grand connaisseur de l’armée, il considérait que :
« Les principes qui servent de base à la discipline, et les préjugés qui composent l’esprit militaire, sont nécessairement et par leur nature en opposition avec tous les principes de l’esprit citoyen33. »
19Guibert ne se référait pas ici à un problème politique qui aurait tenu au caractère particulier de l’armée d’ancien régime, mais à l’essence même de l’état militaire qui supposait, selon lui, le renoncement à certain nombre de droits civiques élémentaires. La condition de soldat exigeait, par exemple, une obéissance aveugle et le renoncement à la liberté constitutive de la citoyenneté. De sorte que l’attribution d’un droit civique à des militaires lui semblait constituer un péril pour l’armée elle-même : si la loi devait aboutir à « fondre l’armée dans la nation », alors « les faibles restes de cette discipline se perdront à jamais ». Guibert se prononça donc contre l’attribution de la citoyenneté active aux soldats et conclut :
« Dans l’état actuel de l’Europe, et de l’art militaire, vouloir une armée citoyenne, c’est donc prétendre assembler des principes et des éléments hétérogènes ; c’est tenter de faire ce qui n’existe chez aucun peuple moderne, et ce que les peuples anciens les plus amis de la liberté n’ont jamais entrepris34. »
20Malgré les préventions de Guibert, c’est bien vers l’accomplissement de cette œuvre impossible, que s’orientèrent les travaux de l’assemblée constituante.
21La question de l’intégration des soldats au corps civique posait, de façon cruciale, celle du régime judiciaire auquel ils étaient soumis : à quelle loi devaient-ils obéir et de quel régime pénal étaient-il justiciables ? Sous l’ancien régime, cette question s’était cristallisée dans les débats sur la désertion et sur les peines infâmantes. La désertion était un fléau récurrent qui avait attiré l’attention de tous les réformateurs militaires. Chacun s’était interrogé sur la meilleure façon de retenir les soldats au service en faisant en sorte qu’ils se sentent indéfectiblement liés par le contrat passé au moment de leur engagement. La difficulté était à la fois morale et juridique. Elle exigeait une amélioration des conditions matérielles du service militaire et, surtout, une meilleure adaptation de l’arsenal répressif. Dans le prolongement du mouvement beccarien, un courant critique illustré par les drames de Sedaine et de Louis-Sébastien Mercier35 avait mis en cause l’inadéquation du régime pénal des militaires. La peine de mort appliquée sans discernement était jugée à la fois démesurément sévère et inefficace. Par quels moyens juridiques fallait-il, dès lors, traiter le problème de la désertion ? La question ainsi posée, rejoignait les interrogations suscitées par l’application, en France, d’un modèle disciplinaire inspiré de l’armée prussienne et illustré satiriquement par la mésaventure de Candide. Le débat se cristallisa sur le châtiment des coups de plats de sabre, accusés d’être excessivement humiliants. Avec ce type de punition, l’armée semblait appliquer un régime pénal sans équivalent dans la sphère civile et marqué par l’arbitraire et par la disproportion des délits et des peines. L’article « déserteur » de l’Encyclopédie méthodique démontrait que les questions de la désertion et de l’incohérence du code militaire étaient intimement liées :
« En confondant le délit et les fautes, en punissant le soldat pour des fautes imaginées ou exagérées par les bas-officiers ou les officiers, en ne distinguant point assez les droits de l’autorité avec ceux de la justice, combien de fois n’avez-vous pas dû faire naître dans l’âme du soldat le désir de déserter. La manière dont chaque chef entretient la discipline, n’a-t-elle pas dû rendre quelquefois les soldats victimes de la prévention et de la partialité36. »
22Comme le montre l’auteur des Réflexions d’un militaire, le régime pénal auquel était soumis le soldat engageait la définition même de son statut civique :
« Les raisons qui justifient la sévérité des Prussiens, sont autant de motifs qui doivent nous la faire rejeter : elle est chez eux le fruit de la nécessité ; des caractères froids & mélancoliques, des âmes engourdies par la crainte & abattues par l’autorité, ne pouvant être mues par le patriotisme restent toujours fans élévation ; on est donc obligé d’y suppléer par une discipline outrée. J’entends dire aux partisans de cette méthode que les hommes sont partout les mêmes, que l’on les plie comme on veut y & qu’on peut faire un Prussien d’un François ; ce paradoxe me paraît insoutenable ; mais s’il était possible d’assimiler des caractères si opposés, je ne vois pas ce qu’il y aurait à gagner à la guerre en faisant remplacer l’honneur par la crainte, & en composant nos troupes d’esclaves ou de jolies marionnettes que la délicatesse dans les sentiments & l’intérêt de la patrie n’animèrent jamais37. »
23Attribuer aux soldats français, les caractères propres à leur nation afin de leur appliquer un droit pénal adapté fut une façon de les intégrer au corps civique. Pour retenir les soldats au service et pour les inciter à se soumettre de bon gré aux lois militaires, il fallait, pensait-on, solliciter le sens de l’honneur dont ils étaient dotés en tant qu’hommes de guerre et en tant que Français. à défaut d’une soumission vertueuse à la loi et à la patrie, l’honneur engageait l’individu vis-à-vis de la communauté. Le chevalier de Jaucourt préconisait de solliciter ce sentiment :
« Il y a un moyen de corriger l’esprit militaire, c’est de récompenser, d’honorer l’amour de la patrie, de lier les soldats par l’enthousiasme, par le serment. »
24Plus qu’une résurgence désuète de l’ancien régime, le sentiment de l’honneur fut une matrice de la citoyenneté, qui permit de penser la question du rapport entre le sujet et la loi. Mieux encore, il est possible d’affirmer, à la suite d’Anne Simonin38, que la Révolution permit la réalisation des potentialités civiques de l’honneur en dotant chaque individu d’une dignité dont, seule la loi pouvait le priver. Plusieurs principes de la Révolution apparurent comme une réhabilitation de l’honneur, que l’ancien régime avait réduit à la question du privilège. Dans la sphère militaire, Servan a montré à quel point le privilège avait fini par étouffer le sens de l’honneur dont il était pourtant censé procéder :
« Quoi de plus absurde ? Vouloir que le même homme soit un héros devant l’ennemi et un esclave devant vous !... Montesquieu dit que l’honneur est le principe des monarchies... Grands ! savez-vous pourquoi il n’y a plus ni monarchie, ni patrie ? C’est que vous avez détruit l’honneur... Il n’y a point d’efforts que vous n’ayez faits pour l’extirper de l’armée ; et, s’il n’était pas impossible que le régime militaire, sous lequel gémissent les troupes avilies, se maintienne plus longtemps, encore quelques années, et la patrie n’aurait plus, pour se défendre, que des hordes d’esclaves flétris, prêts à subir le joug du premier conquérant qui voudrait briser leurs chaînes39... »
25L’honneur fut ainsi le point central autour duquel s’articula le dispositif qui permit de soumettre le militaire à la loi. Membre du comité militaire, Charles Chabroud en exploita toutes les ressources pour élaborer un code militaire, qui tînt compte à la fois, des spécificités du statut juridique des soldats et de la nécessité de les rattacher au régime au droit commun. Il s’agissait ainsi de faire du soldat un citoyen, malgré l’aliénation de certains de ses droits élémentaires résultant de son engagement :
« Des biens sociaux sur lesquels le droit de punir est exercé, il ne reste ainsi à la loi militaire que la liberté et l’honneur.
La liberté du citoyen est modifiée dans l’état social ; celle du soldat est aliénée par son engagement. Tant que dure l’engagement, il est presque esclave ; et s’il oublie la rigueur de son devoir, appesantir la dépendance, c’est prendre, dans la nature même de la stipulation qui le lie, le moyen de l’en raviser.
L’honneur est susceptible de quelque latitude, non en soi-même, mais dans ses effets. Celui qui s’abstient de l’acte qui lui enlèverait l’approbation des autres, veut conserver son honneur ; celui qui, en vue de cette approbation, fait un grand effort, veut assurément quelque de plus, et pourtant c’est toujours de l’honneur.
Le soldat est dans le dernier cas ; sa position est un effort ; et dans les dangers, dans les rudes épreuves de son métier, c’est la passion de l’honneur qui doit le soutenir. L’état militaire est sur ce pivot une espèce de jeu magique ; la législation y entretient le mouvement, et elle en profite.
C’est donc à la liberté que le soldat a abdiquée ; c’est à l’honneur qui lui a été promis de fournir le plan du code pénal militaire : des fers et de la honte, voilà le texte à développer40. »
26Chabroud réalisait ainsi ce que Guibert croyait impossible. En partant de la spécificité de la condition militaire, il parvenait, par la mobilisation de l’honneur, à introduire les soldats dans la sphère civique. Ainsi se manifestait la puissance politique du paradoxe de l’honneur par lequel la spécificité d’un régime juridique permettait la soumission au droit commun41. Comme le soulignait Chabroud :
« Il y a pour le soldat de tous les rangs un honneur délicat, qui ne doit pas être blessé ; il y a une dignité d’homme et de citoyen que le soldat n’a pas abdiquée42. »
27La prise en compte de cette « dignité d’homme et de citoyen » permit de surmonter les multiples contradictions qui, tout au long de l’ancien régime, avaient entravé les relations entre le code militaire et le droit commun. Le nouveau code militaire du 19 octobre 1791, fut le principal instrument de l’intégration des soldats au corps civique. Selon un principe établi dès la loi du 29 octobre 1790, un
« homme de guerre ne pourra être condamné à une peine afflictive ou infâmante que par un jugement d’un tribunal civil ou militaire, suivant la nature du délit dont il se sera rendu coupable ».
28Tout le fondement de l’édifice juridique et politique du code était ici posé. Comme l’avait établi la démonstration de Chabroud, cet article illustrait le caractère essentiel de la question de la dignité et de l’honneur mise en jeu par les peines infâmantes, qui étaient désormais soumises au régime de la loi et non plus à l’arbitraire des officiers. La loi d’octobre 1790, par ailleurs, introduisait une différence essentielle entre faute et délit :
« Art. 5 : Toute contravention à la loi militaire est une faute punissable ; mais toute faute de ce genre n’est pas un délit ; elle ne le devient que lorsqu’elle est accompagnée des circonstances graves énoncées dans la loi. Les fautes sont punies par des peines de discipline ; les délits seuls peuvent l’être par des peines afflictives ou infamantes. »
29Le code permettait ainsi de considérer le soldat comme sujet de droit et comme détenteur d’une dignité qui marquait à la fois sa condition militaire et sa citoyenneté. Le nouveau dispositif judiciaire et les réformes de l’armée ne permirent pas, cependant, de venir immédiatement à bout des préventions à l’égard des militaires professionnels. Celles-ci ne furent surmontées qu’après bien des débats. Sans doute le décret de l’amalgame peut-il être considéré comme le véritable aboutissement du processus d’apprivoisement de l’outil militaire par la nation. En abolissant, de fait, la distinction entre soldats professionnels et volontaires nationaux, elle cessa de faire du soldat une espèce distincte et permit d’organiser la levée en masse. L’assimilation de l’armée à la nation mettait fin à la violence faite au corps social par un état militaire qui lui était étranger. Toutefois, cette évolution, qui ouvrait la voie à une mobilisation guerrière de la nation, fut-elle porteuse du risque d’accroissement de l’intensité et de l’ampleur de la guerre qui aurait caractérisé une forme de totalisation de la guerre ?
30Guibert a souvent été présenté comme un prophète de la guerre totale, percevant dans la création d’une armée citoyenne la matrice d’une brutalisation des conflits. David Bell, par exemple, cite un extrait de l’Essai général de tactique comme une anticipation des guerres révolutionnaires et de leur prétendue violence :
« Mais, supposons qu’il s’élevât en Europe un peuple vigoureux, de génie, de moyens, et de gouvernement ; un peuple qui joignît à des vertus austères, et à une milice nationale, un plan fixe d’agrandissement, qui ne perdît pas de vue ce système, qui, sachant faire la guerre à peu de frais, et subsister par ses victoires, ne fût pas réduit à poser les armes, par des calculs de finance. On verrait ce peuple subjuguer ses voisins, et renverser nos faibles constitutions, comme l’aquilon plie de frêles roseaux43. »
31Il est toutefois difficile de voir là une préfiguration de la guerre totale. La « milice nationale » n’a rien à voir avec la mobilisation générale d’un peuple car elle est, dans l’esprit de Guibert, composée d’un nombre réduit de citoyens. Guibert ne pensait pas, que par la seule magie d’un recrutement citoyen, la milice pouvait triompher de tous les obstacles. C’est dans une nouvelle constitution militaire soutenue par des institutions politiques rénovées, que l’armée ainsi constituée puiserait sa force. Guibert proposait ici une analyse profondément politique de la guerre : la « puissance », selon lui, était une affaire de gouvernement et non un effet automatique de la mobilisation citoyenne. Mieux encore, le principe de la milice nationale devait permettre à un État rénové d’entretenir une armée moins nombreuse et moins coûteuse, dont l’efficacité constituait un facteur de dissuasion des agressions extérieures. La guerre menée avec efficacité et détermination était censée peser moins lourdement sur les sociétés. Selon Guibert, les guerres interminables mobilisant des armées massives étaient le propre des régimes politiques privés de la participation de la nation. Le risque de la guerre totale pesait donc sur les tyrannies tandis que la guerre limitée lui apparaissait comme une promesse de la nation en armes :
« C’est de même la faiblesse de nos gouvernements, qui rend nos constitutions militaires si imparfaites et si ruineuses. C’est elle qui, ne pouvant faire des armées citoyennes, les fait si nombreuses. C’est elle qui, ne sachant les récompenser par l’honneur, les paye avec de l’or. C’est elle qui. ne pouvant compter sur le courage et la fidélité des peuples, parce que les peuples sont énervés et mécontents, fait acheter au dehors des milices stipendiaires. C’est elle qui hérisse les frontières de places. C’est elle enfin qui est occupée à éteindre les vertus guerrières dans les nations, à ne pas même les développer dans les troupes, parce qu’elle craindrait que de-là elles ne se répandissent chez les citoyens, et ne les armassent un jour contre les abus qui les oppriment.
Il n’en sera pas ainsi d’un État bien constitué et réellement puissant ; je dis réellement, parce qu’il faut bien distinguer la puissance véritable, fondée sur la bonne proportion et constitution d’un État, d’avec l’apparence de la puissance, fondée sur une trop grande extension de possessions, sur des triomphes momentanés, sur les talents d’un grand homme, en un mot, sur tout ce qui peut ne pas durer ; un tel État sera facile à gouverner, sa politique extérieure pourra être uniforme et stable. Il ne craindra rien de ses voisins, il ne voudra rien entreprendre sur eux. Au-dehors, il aura la considération qu’inspirent la modération et la force. Sur ses frontières veillera une milice redoutable et citoyenne. Au dedans prospérera un peuple abondant et vertueux. Que lui importeront les intrigues des autres puissances, les passions des hommes qui les, gouvernent, les guerres, qui les déchirent44 ? »
32La « milice nationale » ne servait, en aucun cas, les desseins d’un « peuple agressif », comme l’écrit David Bell45. Toutefois, les vues de Guibert sur le caractère civique de l’armée et les modalités de son recrutement avaient évolué lorsque parut, en 1790, le traité De la force publique. L’organisation de la « milice nationale » envisagée en 1772, posait dix-huit ans plus tard des problèmes politiques concrets. Guibert s’opposait alors à la mobilisation de la Garde nationale en tant que force auxiliaire de l’armée régulière. Soucieux de distinguer les forces du dedans et du dehors, il s’en tenait à un strict partage des taches en réfutant les deux modalités de mobilisation de la Garde nationale qui se présentaient alors aux réformateurs. Soit la Garde était mobilisée comme une réserve de l’armée régulière, soit elle était employée, en tant que telle, dans la guerre extérieure. Guibert écartait la première hypothèse, qui lui semblait ressusciter le principe honni de la milice d’ancien régime. La seconde hypothèse, lui paraissait porteuse d’un risque de déchainement de la violence de guerre résultant de l’abolition de la distinction entre civils et militaires, entre soldats et citoyens en armes :
« Quand les nations elles-mêmes prendront part à la guerre, tout changera de face ; les habitants d’un pays devenant soldats, on les traitera comme ennemis ; la crainte de les avoir contre soi, l’inquiétude de les laisser derrière soi les fera détruire ; tout au moins cherchera-t-on à les contenir et à les intimider par des ravages et des désolations. Rappelez-vous dans l’histoire la barbarie des anciennes guerres, de ces guerres où le fanatisme et l’esprit de parti ont armé les peuples ; voilà ce que vous allez faire renaître46. »
33Cette fois, le scénario d’une totalisation de la guerre était bel et bien envisagé par Guibert. Mais il faut souligner que la prévention exprimée ici s’adressait à l’affectation à des taches de guerre, de la Garde nationale en tant qu’institution civique. Guibert n’associait pas l’accroissement de la violence de guerre à un effet mécanique de la mobilisation générale du corps social, mais à un effet politique de la participation de la force civile à la guerre extérieure. Ce péril redouté par Guibert ne se réalisa jamais sous la Révolution, même lors de la levée en masse qui fut conçue et mise en œuvre comme un renfort ponctuel nécessaire à un sursaut défensif, qui ne signifiait pas, pour autant, la militarisation des cadres civils de la société, ni l’abolition de la distinction entre civil et militaire. Les guerres de la Révolution et de l’Empire revêtirent, certes, certains caractères des guerres nationales, mais les modalités concrètes de la mobilisation infléchirent profondément leur nature. Le plus souvent, l’hypothèse de la guerre totale ignore ces modalités confondues dans la vague idée du « peuple en armes », qui est largement tributaire des reconstructions idéologiques et mythologiques forgées aux XIXe et XXe siècles47. En définitive, l’opposition entre guerre limitée et guerre totale repose sur un postulat qui attribue, par essence, un caractère violent aux guerres menées par les nations plutôt que par les princes. Clausewitz avait conscience des difficultés posées à l’analyse historique par ce piège essentialiste. Dans un chapitre éloquemment intitulé « Guerre absolue et guerre réelle », il confronte le concept de « guerre absolue » à la réalité historique :
« Devons-nous [...] juger toutes les guerres d’après lui, même si elles en diffèrent beaucoup ? Et déduire de là toutes les conséquences de la théorie ? [...] Si nous donnons une réponse affirmative à la première question, notre théorie se rapprochera, à tous égards, de la nécessité logique ; elle sera quelque chose de plus clair et de mieux réglé. Mais que pourrons-nous dire alors de toutes les guerres depuis Alexandre et certaines campagnes des Romains jusqu’à Bonaparte ? Il faudrait les mettre au rancart, et sans doute ne pourrons-nous pas le faire sans être effrayés de notre présomption. Mais le pire, c’est que nous devons admettre que dans les dix prochaines années on pourrait bien voir une guerre de ce genre, en dépit de notre théorie, et que cette théorie avec sa logique rigoureuse, est encore tout à fait impuissante contre la force des circonstances. Il faut donc nous préparer à construire la guerre, telle qu’elle se présentera, non d’après son pur concept, mais en y admettant tous les éléments de nature étrangère qui y seront impliqués et qui en dépendront. [...] Il nous faudra admettre que la guerre, et la forme que nous lui donnons, procède des idées, sentiments et circonstances dominants du moment ; et, si nous voulions être tout à fait sincères, nous devons admettre que cela fut le cas même lorsqu’elle prit son caractère absolu, c’est-à-dire avec Bonaparte. [...] Il s’ensuit donc que la guerre peut être quelque chose qui sera tantôt plus et tantôt moins que la guerre48. »
34On ne peut qu’admirer ce fascinant passage où Clausewitz s’interroge sur sa méthode et sur la pertinence du concept qui a guidé sa réflexion. De ce questionnement, les historiens peuvent retenir ce constat salutaire : « Il faut admettre que la guerre, et la forme que nous lui donnons, procède des idées, sentiments et circonstances dominants du moment. » Jomini, qui en avait une claire conscience, choisit ainsi de faire œuvre d’historien avant de devenir un théoricien de la guerre. Au lieu de définir une essence de la guerre comme le fait Clausewitz, il commença par faire l’histoire des guerres de Frédéric II et de la Révolution. à la suite de critiques qui lui avaient reproché de « manquer de méthode », il ajouta à son récit historique un « tableau analytique », considérant que « l’ouvrage serait plus complet mieux ordonné, s’il était précédé d’un précis des grandes combinaisons de l’art, afin que le lecteur, initié à ces combinaisons, puisse lire avec plus de fruit et de facilité la relation des vingt campagnes qui servent de preuve ». C’est en déduction des observations faites dans son étude historique, qu’il déduisit les principes réunis dans son Précis où il dressait une typologie des guerres en « sept classes49 ». Jomini y envisageait les cas des « guerres nationales » qu’il n’appliquait qu’à des situations extrêmement précises où la population civile était mobilisée, comme en Espagne ou au Tyrol pendant la période napoléonienne. Les guerres de la Révolution et de l’Empire ne formaient pas selon lui un « système » qui eût permis la réalisation d’une essence ultime, « absolue » ou « totale » de la guerre :
« La France a prouvé que l’amour de la patrie et l’honneur donnaient également des défenseurs, et qu’au besoin la guerre pouvait nourrir la guerre. Sans doute ce pays trouvait, dans la richesse de son sol et dans l’exaltation de ses chefs, des sources de puissance passagère qu’on ne saurait admettre comme base générale d’un système50. »
35La restitution des « sentiments et circonstances dominants du moment » (selon l’expression de Clausewitz) qui ont accompagné la transition entre guerres d’ancien régime et les conflits de la Révolution, éloigne la perspective de la guerre totale qui paraît ainsi relever d’une construction excessivement essentialiste. En situant la violence du côté de l’usage d’armées stipendiées par les princes, les acteurs de la Révolution nous invitent à considérer les variations de l’intensité guerrière comme un fait politique et comme un processus historique, dont la richesse et la complexité paraît quelque peu occultée par l’opposition trop schématique entre guerre totale et guerre limitée. Il ne faudrait pas, pour autant, sombrer dans un relativisme absolu qui mettrait toutes les guerres sur le même plan. Nul ne conteste que la Révolution et l’Empire ont bel et bien introduit des nouvelles formes de guerre et un nouveau rapport au fait militaire. Leur comparaison méthodique avec les guerres d’ancien régime reste à mener car, pour l’heure, le sujet a été trop souvent traité sans méthode et avec beaucoup d’a priori idéologiques.
Notes de bas de page
1 David A. Bell, The First Total War. Napoleon’s Europe and the Birth of Warfare as we know it, Boston-New York, Houghton Mifflin Library, 2007 [trad. française: La première guerre totale. L’Europe de Napoléon et la naissance de la guerre moderne, Seyssel, Champ Vallon, 2010].
2 Jean-Yves Guiomar, L’invention de la guerre totale, XVIIIe-XXe siècle, Paris, Éd. du Félin, 2004
3 John U. Nef, La route de la guerre totale. Essai sur les relations entre la guerre et le progrès humain, Paris, Armand Colin, 1949.
4 On utilisera ici l’expression « guerre totale » comme un dénominateur commun aux différentes analyses, c’est-à-dire comme une façon de désigner le nouveau régime de la guerre, et non par référence au concept tel qu’il a été forgé au XXe siècle. David Bell ne procède pas autrement en faisant l’impasse sur la définition et les origines du concept.
5 Selon l’opinion généralement admise, qui mérite cependant d’être révisée...
6 Jacques Antoine Hippolyte Guibert, De la force publique considérée dans tous ses rapports, Paris, Didot, 1790, p. 118.
7 Vincent Desportes, Comprendre la guerre, Paris, Economica, 2000, p. 162, se réfère à cette même citation de Guibert pour résumer le caractère de la guerre limitée.
8 Jean Meyer, « De la guerre », dans Présence de la guerre au XVIIe siècle, numéro spécial de la revue XVIIe siècle, no 148, juillet-septembre 1985, p. 270.
9 Et, d’une certaine façon, par Jean-Yves Guiomar.
10 Pour faire le bilan d’une très riche historiographie : Talbot Imlay, « Total War », The Journal of Strategic Studies, vol. 30, no 3, juin 2007, p. 547-570.
11 Michael Broers, “The Concept of ‘Total War’ in the Revolutionary-Napoleonic Period”, War in History, July 2008, vol. 15, p. 247-268.
12 Gaston Bodart, Losses of life in modern wars: Austria-Hungary, France, Oxford, the Clarendon Press, 1916 p. 105: “The great battles were frequent in this struggle, but much less bloody than those of the Seven Years’War. The average loss in kill and wounded does not exceed eight per cent; even the defeated armies, which in previous wars often lost a fourth to a third of their effective strength in killed and wounded, rarely lost over fifteen per cent. War began to be conducted much more humanely than formerly”.
13 Jacques Houdaille, « Pertes de l’armée de terre sous le premier Empire, d’après les registres matricules », Population, 1972, Volume 27, no 1, p. 27-50.
14 Pour être exact, il faudrait affiner le calcul en fonction de la proportion d’étrangers dans l’armée. Mais celle-ci a finalement assez peu varié de Louis XIV à Napoléon en représentant environ 20 % des effectifs (avec, toutefois, une augmentation à la fin de l’Empire).
15 Annie Crépin, La conscription en débat ou Le triple apprentissage de la nation, de la citoyenneté, de la République, 1798-1889, Arras, Artois presses université, 1998 ; Défendre la France : les Français, la guerre et le service militaire, de la guerre de Sept ans à Verdun, Rennes, PUR, 2005 et Histoire de la conscription, Paris, Gallimard, 2009.
16 André Corvisier, La guerre. Essais historiques, Paris, PUF, 1995, p. 147.
17 Carl von Clausewitz, De la guerre, Paris, Minuit, 1955, p. 684.
18 Voltaire, Précis du siècle de Louis XV, dans Œuvres complètes, Paris, Pourrat, 1831, p. 153.
19 Le « pas » n’avait pas de valeur réglementaire. Sa longueur variait d’un auteur à l’autre, mais se situait généralement dans une fourchette allant de 50 à 60 cm.
20 Il semble qu’un promontoire ait masqué la progression des Anglais qui seraient ainsi tombés nez à nez avec la ligne française.
21 [Ligne, prince de], Préjugés militaires d’un officier autrichien, Kralovelhota, 1780, p. 35.
22 Sur la bataille, voir Jean-Pierre Bois, Fontenoy, 1745. Louis XV, arbitre de l’Europe, Paris, Economica, 1995 et Maurice de Saxe, Paris, Fayard, 1992.
23 Jean Chagniot, « Le mépris du feu, ou le facteur national dans la pensée de Folard et de ses disciples », dans Le soldat, la stratégie, la mort : mélanges André Corvisier, Paris, Economica, 1989, p. 118-127.
24 Voltaire, Candide, dans Œuvres complètes, Société typographique de Neuchâtel, 1784, vol. 44, p. 227
25 Réflexions d’un militaire sur la guerre et sur différents sujets, Genève, 1772, p. 6.
26 Les citations faites par Voltaire se réfèrent à la huitième édition de La bataille de Fontenoy. Poème, Colmar, Petit, 1745.
27 Considérations sur l’influence des mœurs dans l’état militaire des nations, Londres, 1788, p. 17.
28 Sur cette question, voir Thomas Hippler, Soldats et citoyens : naissance du service militaire en France et en Prusse, Paris, PUF, 2006. Jean Chagniot, Paris et l’armée au XVIIIe siècle : étude politique et sociale, Paris, Economica, 1985.
29 Sur cette question, voir Thomas Hippler, Soldats et citoyens : naissance du service militaire en France et en Prusse, Paris, PUF, 2006. Jean Chagniot, Paris et l’armée au XVIIIe siècle : étude politique et sociale, Paris, Economica, 1985.
30 L’amalgame fut, en quelque sorte, la fusion entre le soldat-citoyen et le citoyen-soldat.
31 Rapport et projet de loi sur les délits et les peines militaires proposé à l’Assemblée nationale au nom du Comité Militaire par Charles Chabroud, 7 août 1791, p. 38.
32 Jean Chagniot, Paris et l’armée..., op. cit. ; André Corvisier, L’armée française de la fin du XVIIe siècle au ministère de Choiseul. Le soldat, Paris, Faculté des lettres et sciences humaines, 1964.
33 Jacques Antoine Hippolyte Guibert, De la force publique..., op. cit., p. 12.
34 Ibid.
35 Toutes deux intitulées Le Déserteur, elles furent respectivement représentées en 1769 (Sedaine) et en 1770 (Mercier).
36 Encyclopédie méthodique. Art militaire, vol. 2, Paris, Panckoucke, 1785, article « Déserteur », p. 181.
37 Réflexions..., op. cit., p. 6.
38 Anne Simonin, Le déshonneur dans la République. Une histoire de l’indignité 1791-1958, Paris, Grasset, 2008.
39 Joseph Michel Antoine Servan, La Seconde aux grands, s. l. n. d., p. 17.
40 Chabroud, Rapport..., op. cit., p. 16.
41 Sur ce paradoxe, voir Hervé Drévillon, « L’âme est à nous et l’honneur à Dieu. Honneur et distinction de soi l’époque moderne », Revue historique, avril 2010, no 654, p. 361-395.
42 Chabroud, Rapport..., op. cit., p. 22.
43 Jacques Antoine Hippolyte Guibert, Essai général de tactique, Londres, Libraires associés, 1772, p. VII.
44 Ibid., p. LII-LIII.
45 David A. Bell, The First Total War..., op. cit., p. 92.
46 Jacques Antoine Hippolyte Guibert, De la force publique..., op. cit., p. 118.
47 Alan Forrest, « L’armée de l’an II : la levée en masse et la création d’un mythe républicain », Annales historiques de la Révolution française, no 335, janvier-mars 2004, p. 111-130.
48 Carl von Clausewitz, De la guerre..., op. cit., p. 672.
49 Antoine Henri de. Jomini, Précis de l’art de la guerre, Paris, Anselin, 1837, p. 5-6. Les sept catégories sont : 1) offensive, 2) défensive, 3) de « convenance pour satisfaire de grands intérêts publics », 4) guerre d’intervention, 5) d’invasion, 6) « lutte nationale pour défendre l’existence du pays et son indépendance », 7/guerres civiles ou religieuses.
50 Ibid., p. 55.
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