Chapitre VI. Les serments, l’honneur et les fondements sacrés de l’autorité
p. 181-205
Texte intégral
« Quand des législateurs ont protégé par leurs décrets la liberté des opinions religieuses [en 1789], il n’entrait pas dans leurs pensées de laisser toutes les religions libres, excepté celle qui, toujours dominante et maintenue par la piété de nos pères, et par toutes les lois de l’État, n’a point cessé d’être, depuis douze cent ans, la religion nationale. »
Evêques députés de l’Assemblée nationale, 30 octobre 1790.
Dynamiques d’exclusion
1Le matin du 21 octobre 1790, le comte de Mirabeau s’exprima de manière tonitruante à la tribune de l’Assemblée nationale. Le débat concernait une mesure qui imposerait à la marine de hisser le drapeau tricolore au lieu du pavillon blanc traditionnel. Plaidant pour l’enseigne révolutionnaire, Mirabeau fustigea l’opposition dans des termes qui équivalaient à une accusation de trahison :
« Monsieur le Président, je demande un jugement […] je prétends, moi, qu’il est, je ne dis pas irrespectueux, je ne dis pas inconstitutionnel, je dis profondément criminel, de mettre en question si une couleur destinée à nos flottes peut être différente de celle que l’Assemblée nationale a consacrée. […] Je prétends que les véritables factieux, les véritables conspirateurs sont ceux qui parlent des préjugés qu’il faut ménager. […] Elles vogueront sur les mers, les couleurs nationales ; elles obtiendront le respect de toutes les contrées […] comme la terreur des conspirateurs et des tyrans1. »
2Le discours incendiaire de Mirabeau irrita l’opposition, poussant un député de droite, Jean François César de Guilhermy, à marmonner des épithètes injurieuses. Les entendant, les alliés de Mirabeau exigèrent l’arrestation de Guilhermy « pour l’honneur de l’Assemblée2 ». Après un vote (et, comme des éléments le suggèrent, des communications entre certains députés et la foule au dehors), les députés exclurent Guilhermy pour trois jours, l’assignant à résidence pendant toute cette durée. Mirabeau appuya la décision. Quoiqu’il eût défendu la liberté d’expression et l’inviolabilité des députés l’année précédente, il affirmait maintenant : « J’ai compris qu’il ne convenait pas à un représentant de la nation de se laisser aller au premier mouvement d’une fausse générosité, et que sacrifier la portion de respect qui lui est due comme membre de cette Assemblée, ce serait déserter son poste et son devoir3. »
3Guilhermy fut l’un des quatre députés condamnés pour leurs propos à l’Assemblée constituante en 1790. Trois furent arrêtés, le quatrième gracié. Les arrestations provisoires n’étaient pas la seule forme d’exclusion. Au printemps de la même année, François-Henri, comte de Virieu, fut contraint d’abandonner la présidence de l’Assemblée nationale pour avoir signé et diffusé une déclaration de protestation contre un récent décret, ce qui représentait une violation de serment. Certes, ces exclusions étaient clémentes comparées à celles, synonymes de mort, qui eurent lieu trois ans plus tard ; les peines variaient entre trois à huit jours d’assignation à résidence et trois jours de prison. Elles laissent néanmoins deviner que, à côté des réformes libérales, des pratiques autoritaires s’introduisaient dans la politique en haut lieu. La nature oppressive de ces mesures n’échappa nullement aux députés du camp perdant (toujours des élus de droite). À leurs yeux, ces exclusions contredisaient l’engagement professé de l’Assemblée nationale en faveur de la liberté d’expression. Pire, elles n’avaient aucun fondement légal. Même si, durant l’été 1789, ils avaient fixé des règles déterminant la discipline de l’Assemblée, les députés n’étaient pas convenus d’autoriser l’arrestation de certains membres. Une motion demandant l’arrestation provisoire des députés tapageurs fut proposée en juin 1790 mais rejetée4.
4Comment expliquer ces exclusions de l’Assemblée constituante ? Peu d’études historiques sur les premières années révolutionnaires reconnaissent même leur existence. Ces incidents vont à l’encontre de l’image répandue de la « phase libérale » de la Révolution. Selon cette image, les députés réfrénèrent leurs éléments extrémistes, menèrent les débats « sans accusation de déloyauté ou de trahison » et se tinrent au-dessus de la mêlée des passions populaires, du moins après octobre 17895. Auparavant, bien sûr, la prise de la Bastille le 14 juillet, puis les attaques visant les propriétés des nobles dans les campagnes et la marche des femmes sur Versailles au début du mois d’octobre aidèrent les députés progressistes à imposer des réformes libérales, notamment l’abolition des privilèges et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Mais entre fin 1789 et septembre 1791, la politique en haut lieu de l’Assemblée constituante est souvent présentée précisément ainsi : une haute sphère. Comme un historien l’a récemment affirmé (et la plupart des opinions convergent sur ce point), dans cette période, « la terreur […] se répandait à la base sans contaminer le sommet de l’État », même quand il aurait été facile et opportun pour les dirigeants de l’exploiter6.
5Mais les dirigeants l’exploitèrent bel et bien. Tandis que les députés patriotes courtisaient la foule parisienne à l’extérieur de l’Assemblée nationale, les députés réactionnaires profitaient de l’agitation confessionnelle dans les provinces, voire la fomentaient. En outre, les députés de la noblesse introduisirent leur propre forme de violence – le duel – dans la politique révolutionnaire, où elle se joignit aux dynamiques punitives populaires. Dans les échanges entre l’Assemblée nationale et la société, la religion, les serments et l’honneur jouèrent un rôle essentiel. Profondément enracinés dans la culture de l’Ancien Régime, ils offraient un langage familier pour établir les limites légitimes de l’opposition et fournissaient des pratiques habituelles pour empêcher ou structurer les conflits. Il est certain que ces pratiques et ce langage social n’étaient pas en eux-mêmes des forces de radicalisation. Sous l’Ancien Régime, ils avaient contribué à affirmer les allégeances, à renforcer les relations hiérarchiques et à structurer les schémas de l’estime et de la déférence. Mais pendant la Révolution, ils contribuèrent à polariser la politique, abaissèrent les seuils de tolérance, et engendrèrent des tendances punitives. Ils eurent des conséquences funestes pour la liberté d’expression7.
Les serments, la religion et l’affaire Virieu
6La première tentative d’arrestation d’un député pour ses propos à l’Assemblée nationale eut lieu le 15 décembre 1789. L’Assemblée essayait de déterminer si le Parlement de Rennes avait entravé ses efforts pour réformer le système judiciaire (la création d’un système d’élection des juges était à l’ordre du jour). Les magistrats avaient envoyé une lettre au roi le priant de déclarer quelle était sa position sur le sujet, initiative que certains députés interprétaient comme nuisible à l’autorité de l’Assemblée nationale. Robespierre dénonça une lettre « criminelle8 ». Le vicomte de Mirabeau (André Boniface Louis Riqueti, à ne pas confondre avec son frère plus célèbre, Honoré Gabriel Riqueti, comte de Mirabeau), irascible et souvent ivre, soutint que Robespierre faussait la question en ignorant des documents essentiels sur l’échange du Parlement avec le roi. Puis le vicomte éructa un discours « peu mesuré », trop injurieux en tout cas pour être imprimé dans les Archives parlementaires9. Un moment de désordre s’ensuivit, après quoi il y eut des demandes d’expulsion du vicomte pour huit jours. Barnave signala que l’Assemblée n’en avait pas le droit, puisqu’elle n’avait pas encore adopté de loi pour régler de telles violations, et l’affaire fut vite abandonnée.
7Un autre député faillit être expulsé le 22 janvier 1790. L’affaire concernait une insulte. Pendant une vive discussion sur la gestion des finances publiques, le prélat Jean Siffrein Maury laissa échapper la phrase suivante : « Je demande à ceux de cette Assemblée à qui la nature a refusé tout autre courage que celui de la honte ce qu’ils pourront répondre10. » Ces propos furent considérés comme un affront abominable. Indigné, un député proposa d’exclure l’abbé Maury de l’Assemblée et d’inviter les électeurs de Péronne à désigner un nouveau représentant. Il affirma que si l’opinion publique était capable de réparer les insultes faites aux particuliers, celles qui visaient l’Assemblée nationale requéraient en revanche des mesures punitives officielles, puisqu’elles constituaient une attaque envers le corps représentatif dans lequel la nation avait placé son honneur. Si l’Assemblée ne parvenait pas à imposer le respect et à se venger, les insultes finiraient par saper les efforts consentis pour mettre en vigueur ses décrets11.
8Le comte de Mirabeau reconnut qu’une réprimande officielle était nécessaire, mais proposa une réaction plus pondérée. Il demanda que Maury fût censuré. Maury prétendit que, selon les nouvelles maximes judiciaires sur la séparation des pouvoirs, l’Assemblée nationale ne pouvait pas être à la fois témoin et juge. Pierre Louis Roederer riposta en donnant l’exemple des tribunaux souverains qu’étaient les parlements. Dans les cas de fautes internes, les magistrats avaient une autorité légitime pour enquêter et juger. Roederer croyait que cette logique devait s’appliquer à l’Assemblée, car sans autorité pour faire respecter la discipline interne, prévint-il, rien n’empêcherait les députés de perturber les réunions. Finalement, l’Assemblée choisit de suivre la ligne modérée qu’elle avait établie l’été précédent. La motion de Mirabeau fut acceptée. Maury écopa d’une censure officielle et sa conduite fut portée au procès-verbal.
9La première exclusion pour des propos tenus à l’Assemblée constituante se produisit le 27 avril 1790. En apparence, il s’agissait d’une violation de serment. En profondeur, l’affaire avait trait à des problèmes plus fondamentaux : religion nationale, liberté de religion et dissensions confessionnelles. Ce matin-là, l’Assemblée nationale choisit pour la présider le comte de Virieu. Son élection était controversée à cause de sa récente protestation contre le décret du 13 avril, qui sonnait le glas des tentatives de la droite pour déclarer le catholicisme religion nationale12. Depuis août 1789, les députés de droite n’avaient cessé d’essayer d’obtenir un statut officiel exclusif pour leur confession. Leur but était, en partie, de gagner un poids politique afin de réduire les imminents préjudices à leurs intérêts causés par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (qui proclamait la liberté d’opinion religieuse) et par l’abolition des privilèges (qui remettait en question le sort des biens du clergé exonérés d’impôts). Bien que ces réformes eussent été ratifiées en 1789, les députés n’étaient pas encore arrivés à un accord sur leur mise en œuvre. Lorsque la droite échoua le 13 avril, Virieu, avec plus de trois cents députés (c’est-à-dire entre un quart et un tiers de l’Assemblée nationale) signa une pétition protestant contre le décret. Publiée une semaine plus tard sous le titre Déclaration d’une partie de l’Assemblée nationale sur le décret rendu le 13 avril 1790 concernant la religion, elle circula largement, galvanisant la résistance à la Révolution, provoquant troubles et massacres.
10Les tentatives pour chasser Virieu de la présidence de l’Assemblée commencèrent dès le matin de son installation, le 27 avril. Le député jacobin Charles François Bouche proposa une motion exigeant que les nouveaux présidents répètent le serment civique du 4 février 1790 – jour où l’Assemblée nationale et le roi avaient affirmé solennellement leur fidélité à la nation, à la loi, et l’un envers l’autre. Mais Bouche ajouta une clause leur imposant de jurer qu’ils n’avaient jamais pris, ni ne prendraient jamais part à aucune protestation ou déclaration contraire aux décrets de l’Assemblée sanctionnés par le roi ou tendant à affaiblir le respect qui leur était dû13. La mesure visait clairement à rejeter l’élection de Virieu ; elle fut adoptée14.
11Lors de son installation, Virieu passa sous silence sa participation à la déclaration protestataire, mais la gauche souleva le problème. « En effet, qui de nous n’a pensé que l’Assemblée ne voulait pas placer à sa tête quiconque aurait protesté contre les décrets qui sont la loi de l’Assemblée, puisqu’ils sont le vœu de la majorité de ses membres ? » demanda Alexandre de Lameth15. Virieu répondit que, le roi n’ayant pas encore ratifié le décret du 13 avril, le fait d’avoir signé la déclaration de protestation ne constituait pas une violation du serment civique16. Bouche intervint pour lui rappeler que le serment avait deux volets. Le premier interdisait aux députés de contester les décrets sanctionnés par le roi. C’était l’aspect sur lequel reposait la défense de Virieu. Le second interdisait les désaccords qui affaiblissaient l’honneur du roi et de l’Assemblée nationale. À cet égard, insista-t-il, Virieu était coupable17. Charles de Lameth ajouta que, même si Louis XVI n’avait pas entériné le décret du 13 avril au moment où la Déclaration était parue, l’engagement de Virieu était d’autant plus criminel, car il constituait une tentative de coercition du roi à travers la menace de conflits d’ordre religieux18. Pour Bouche et les frères Lameth, la liberté d’expression finissait donc là où le manque de respect pour l’autorité et les menaces à l’ordre public commençaient. Ce fut l’abbé Maury qui avança l’argument le plus solide en faveur de Virieu : il affirma (à juste titre) que l’inviolabilité des députés, déclarée durant l’été 1789, empêchait toute personne hormis un juge désigné par l’Assemblée nationale de trancher la question, et ce après une véritable enquête19. Néanmoins, la gauche persista, et les défenseurs de Virieu finirent par reculer. Virieu démissionna de la présidence20.
12Si l’on considère seulement ce qui se passa à l’Assemblée ce jour-là, il pourrait sembler que l’utilisation du serment pour obliger Virieu à quitter son poste était un premier signe de l’intolérance intrinsèque des Jacobins et de leur obsession de l’unité ; et en effet, les députés de gauche qui jouèrent un rôle capital dans cette affaire étaient membres du club des Jacobins. Cette interprétation renforcerait la vision de la prestation du serment révolutionnaire comme une simple coercition déguisée en unanimité volontaire, réalisation du contrat social de Rousseau, avec tous ses pièges autoritaires21. Mais la prestation du serment révolutionnaire devait beaucoup au souci d’Ancien Régime de l’honneur, de la déférence et de la fidélité. Pendant des siècles, les serments furent un élément important de la vie collective et politique22. Les titulaires d’une haute charge venaient à Versailles placer leurs mains entre celles du roi pour lui jurer fidélité. Dans les serments prêtés lors des couronnements, les rois promettaient de défendre la foi catholique, la paix et la justice au sein du royaume. Ils juraient aussi de faire respecter les édits contre les duels – ce qui en dit long sur la relation entre la prestation de serment et les inquiétudes vis-à-vis de la violence23. Même s’ils étaient répandus à travers tout le pays, les serments étaient essentiels dans les régions frontalières, où les allégeances conflictuelles pouvaient facilement provoquer des guerres24. Ils étaient fréquents aussi dans les institutions des Lumières, par exemple les académies25.
13Détail paradoxal, Edmund Burke – qui ne voyait pas d’un bon œil la Révolution française – était sensible à l’importance de la confiance et de la fidélité, que les serments visaient précisément à renforcer. Au lieu d’appliquer ses fines analyses à la prestation du serment révolutionnaire, il s’employa à idéaliser l’allégeance féodale, selon lui détruite par la Révolution. « En libérant les rois de la peur, écrivit-il dans ses Reflections on the Revolution in France, l’allégeance [déclarée à travers les serments] libérait et les rois et les sujets des précautions de la tyrannie26. » En employant l’expression « précautions de la tyrannie », Burke faisait référence à la violence préventive – et notamment aux assassinats ou aux invasions – résultant de situations où la défiance se trouvait à son plus haut niveau. Burke ne vit pas que la prestation du serment révolutionnaire avait aussi pour objectif d’empêcher les « précautions de la tyrannie » en cultivant un climat de confiance. Le même constat est valable pour les historiens qui ont réduit ladite prestation à un moyen d’imposer l’idéologie des Lumières – signe d’une politique stérile, autoritaire27.
14Le serment qui renversa la présidence de Virieu le 27 avril était une version modifiée du serment civique du 4 février 1790. Les événements ayant conduit à celui-ci nous apprennent beaucoup au sujet du problème de la méfiance et de la violence à une époque de brusque changement politique. Des historiens ont affirmé que les serments révolutionnaires cherchaient à remplacer le charisme du roi par celui de la nation28. Or le serment du 4 février, sur lequel s’appuyèrent tous les grands serments révolutionnaires des trente-six mois ultérieurs, fut à l’instigation du roi lui-même. Il s’agissait non d’éclipser le charisme royal mais de le fusionner avec l’honneur et la dignité de la nation. Louis XVI prononça ce serment en espérant retourner une situation politique qui se dégradait très vite. Au début de l’année 1790, les soupçons sur sa position vis-à-vis de la Révolution mettaient la France au bord de la guerre civile. Fin décembre, Monsieur, frère du roi, s’était présenté aux autorités parisiennes pour démentir les rumeurs l’accusant de complicité dans une conspiration contre-révolutionnaire, récemment révélée, pour faire passer le roi à l’étranger29. Quelques jours plus tard, des heurts se produisirent sur les Champs-Élysées entre groupes royalistes et radicaux au sein de la Garde nationale parisienne. La violence menaça de nouveau le 22 janvier dans le district des Cordeliers, lorsque la police arriva pour arrêter le journaliste radical Jean-Paul Marat (la fureur des patriotes du district obligea les policiers à repartir les mains vides). Ces incidents, auxquels s’ajoutaient les nouvelles d’émeutes en Bretagne, dans le Bas-Limousin et le Quercy, persuadèrent les conseillers du roi et notamment Necker et La Fayette : pour enrayer le chaos, Louis XVI devait affirmer publiquement sa position vis-à-vis de la Révolution30. Un serment prêté devant et à l’Assemblée nationale apparut comme une solution.
15Dans son discours aux députés le 4 février, le roi décrivit la situation avec exactitude : « La suspension ou l’inactivité de la justice, les mécontentements qui naissent des privations particulières, les oppositions, les haines malheureuses qui sont la suite inévitable des longues dissensions […], l’agitation générale des esprits, tout semble se réunir pour entretenir l’inquiétude des véritables amis de la prospérité et du bonheur du royaume. » Afin de surmonter ces problèmes, il fit la promesse solennelle suivante : « Je défendrai donc, je maintiendrai la liberté constitutionnelle, dont le vœu général, d’accord avec le mien, a consacré les principes31. » Plus tard le même jour, Marie-Antoinette, descendant du carrosse royal avec le dauphin, jura devant la foule massée près du palais des Tuileries d’élever son fils dans un esprit d’attachement à la liberté publique et aux lois de la nation. Inspirés par les déclarations de la reine et restés sous le charme de la visite du roi, les députés élaborèrent leur propre serment, que chacun d’eux dut prononcer : « Je jure d’être fidèle à la nation, à la loi, au Roi, et de maintenir de tout mon pouvoir la Constitution décrétée par l’Assemblée nationale, et acceptée par le Roi32. »
16Le serment connut une diffusion rapide. À Paris, il y eut des messes exceptionnelles en son honneur, les autorités municipales le prononcèrent, des individus zélés obligèrent des passants pris au hasard à le répéter33. Les provinces l’accueillirent avec autant d’enthousiasme, des Te Deum l’accompagnèrent, il figura dans les lettres de représentants locaux à l’Assemblée nationale durant les semaines et mois qui suivirent. Dans un monde où la justice, l’administration et l’armée étaient en plein désarroi ou embourbées dans les conflits, le serment donnait l’espoir et la conviction que, avec une certaine bonne volonté, il serait possible d’éviter la violence.
17Il n’en fut rien. Moins de trois mois plus tard, des violences confessionnelles éclatèrent dans le Sud de la France, alimentées notamment par des députés intransigeants qui soutenaient que leur fidélité à Dieu surpassait leur fidélité à la nation, ou que la nation était inséparable de la fidélité à un Dieu catholique. Lorsque la gauche réussit à bloquer la motion du 13 avril qui aurait proclamé le catholicisme religion nationale, des centaines de députés habillés en noir, dans une puissante démonstration de défi, se dressèrent, levèrent la main droite vers le ciel et prêtèrent serment à Dieu et à leur religion34. Le geste constituait une menace de schisme – et le schisme sur la question religieuse se développerait dans les mois à venir.
18Le 19 avril, jour où l’Assemblée nationale transféra à l’État l’administration des biens du clergé, les députés en désaccord publièrent leur déclaration de protestation et l’envoyèrent dans les provinces – de manière surprenante, elle portait le sceau officiel de l’Assemblée. La déclaration frappa une France qui était déjà au bord de la révolte dans plusieurs régions. Non seulement il y avait eu des rixes au sein des troupes dans le Nord, mais les luttes à caractère religieux s’intensifiaient aussi dans de nombreuses régions, en particulier le Midi35. Malgré une quantité d’études sur la violence en 1790, la plupart des récits généraux continuent d’ignorer ou de taire ces incidents, ce qui renforce le mythe de 1790, « année heureuse » de la Révolution36. Pourtant, les signataires de la déclaration n’étaient pas naïfs quant à l’effet de leur texte37. On rapporte que le 12 avril, quittant l’Assemblée, l’abbé Maury déclara : « Cette question sur la religion est une mèche allumée sur un baril de poudre38. » Pour empêcher des désordres dans la capitale, la Garde nationale fut postée dans des zones sensibles au matin du 13 avril. Excepté des incidents mineurs (une foule en colère prit en chasse deux députés de droite dans les rues de Paris après que l’un d’eux eut tiré son épée), la paix fut préservée39.
19Dans le Midi en revanche, le baril de poudre explosa. Les pires incidents se produisirent à Nîmes, où les protestants, majoritaires dans la Garde nationale, et les catholiques, à la tête des autorités municipales, s’affrontèrent. Le 20 avril 1790 (trop tôt pour avoir reçu la Déclaration du 19 mais certainement assez tard pour avoir appris le scandale du 13 avril à l’Assemblée), les catholiques réactionnaires nîmois publièrent un pamphlet soutenant qu’il fallait déclarer le catholicisme religion officielle de la nation. Moins de deux semaines après, les 2 et 3 mai, ce fut l’éruption. L’Assemblée nationale s’alarma suffisamment pour enjoindre le maire de Nîmes, Jean Antoine Teissier, baron de Marguerittes, qui était aussi député, d’expliquer son action ou plus exactement son inaction suspecte le jour où les catholiques avaient lancé les hostilités contre les protestants40. Marguerittes était en congé de l’Assemblée nationale et présent à Nîmes lorsque les troubles commencèrent. Au nom de députés outrés, Charles de Lameth tenta, sans succès, de persuader ses collègues de suspendre l’inviolabilité afin que Marguerittes soit tenu responsable de la violence41.
20À Nîmes, la situation s’aggrava. Le 1er juin, les forces catholiques publièrent un nouveau pamphlet provocateur dans lequel elles soutenaient ouvertement l’opposition religieuse à la Révolution en Alsace, dans le Comminges, à Toulouse, Montauban, Albi, Uzès, Lautrec, Alais (aujourd’hui Alès), Châlons-sur-Marne et dans de nombreuses autres villes42. Elles affirmèrent que, même si elles avaient été parmi les premières à dénoncer les abus de l’Ancien Régime en 1789, elles voulaient maintenant mettre un terme à la Révolution. Elles déclaraient leur fidélité à l’autorité royale et religieuse, minée selon elles par la Révolution. Curieusement, elles justifièrent leur résistance en invoquant la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui garantissait la liberté d’opinion religieuse pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public. Accusées de perturber elles-mêmes l’ordre public, elles répliquèrent : « On ne peut pas alléguer que la manifestation de l’opinion des catholiques tende à troubler l’ordre public, puisqu’elle tend au contraire à le rétablir et à le maintenir43. » Pour elles, comme pour beaucoup de contemporains pieux, « l’ordre public » ne signifiait pas simplement l’absence d’agitation, mais renvoyait aussi à un ordre moral reposant sur le trône et l’autel. Quoi qu’il en soit, leur intransigeance provoqua entre le 14 et le 17 juin une nouvelle flambée de violences confessionnelles, qui fit plus de trois cents victimes44.
Figure 5. – Massacre des patriotes de Montauban. Avec l’aimable autorisation du musée Carnavalet. Contrairement à Nîmes, où les conflits religieux firent des centaines de victimes, il y eut peu de morts à Montauban.
21Durant tout le printemps et l’été 1790, l’Assemblée nationale reçut un flot régulier de dénonciations de la déclaration d’avril et d’innombrables pamphlets locaux inspirés d’elle. Les municipalités d’Arras, de Bordeaux, de Castelnaudary, de Châteauneuf, de La Rochelle, de Lyon, de Lorient, de Montbrison, d’Issoudun et de Tarbes, parmi d’autres, exprimèrent leur indignation et leur inquiétude. Elles avertirent l’Assemblée de l’effet déstabilisateur de ces brochures, qu’elles interdisaient et saisissaient du mieux qu’elles le pouvaient45. Certaines menaçaient de poursuivre quiconque participait à leur diffusion46. Des officiels d’Issoudun et de Saint-Martin-en-Ré allèrent jusqu’à ordonner au bourreau de brûler des exemplaires devant leurs mairies respectives47. Des membres du conseil général de la commune de Lyon expliquèrent pourquoi la déclaration de protestation, qu’ils interdirent, relevait à leurs yeux de la trahison. « Ces Protestations qu’on aurait pu regarder comme un simple égarement dans l’opinion de ceux qui les ont signées si l’on s’était abstenu de les rendre publiques deviennent un crime de lèse-nation du moment où l’on s’est permis de les faire imprimer et de les adresser sous le cachet de l’Assemblée nationale à tous les corps ecclésiastiques et religieux pour obtenir d’eux des adhésions qui ne peuvent tendre qu’à renouveler ce fanatisme religieux qui immola jadis tant de victimes en France48. » Le conseil réitéra le serment du 4 février et déclara sa détermination à accuser de lèse-nation quiconque agissait contre les décrets de l’Assemblée ou mettait en péril l’ordre public.
22À l’été 1790, des partisans de la déclaration de protestation eux-mêmes commencèrent à reconnaître les dangers d’une résistance continue. Dans son opuscule paru en juillet, le député François Simmonet, abbé de Coulmiers, encouragea les partisans de la déclaration à renoncer : il était certes persuadé que le catholicisme devrait être la religion nationale, mais l’opinion publique y était visiblement opposée et l’intransigeance opiniâtre menaçait la paix publique49. Il qualifia même de « criminel » le soutien obstiné à la déclaration50.
23Le 12 juillet 1790, l’Assemblée nationale vota la Constitution civile du clergé. Cette réforme de grande ampleur nationalisait les biens de l’Église, prévoyait la rétribution des prêtres par l’État, soumettait les offices ecclésiastiques à des élections locales, réorganisait les diocèses et les paroisses autour de nouvelles administrations civiles, exigeait des nouveaux ecclésiastiques qu’ils prononcent un serment fondé sur le serment civique du 4 février (avec quelques ajouts mineurs). En novembre, l’Assemblée nationale franchit un pas supplémentaire. Elle imposa le serment à tous les ecclésiastiques et enseignants, menaçant de les écarter de leurs fonctions s’ils refusaient. Beaucoup d’historiens ont critiqué le serment ecclésiastique de novembre : inutile, autoritaire et catastrophique pour la marche de la Révolution, « une des plus grosses erreurs de l’Assemblée constituante », source de cas de conscience puisqu’il obligeait les individus à choisir entre leur religion et la Révolution51.
24L’effet de division qu’eut le serment, très bien documenté, est indéniable52. Néanmoins, il faut noter que des luttes pour définir la place de la religion dans l’ordre nouveau avaient commencé bien avant que le serment civique soit imposé au clergé. La résistance catholique à la liberté de religion menaçait en effet l’ordre nouveau, comme le montrent les violences confessionnelles de mai et juin 1790. Dans leur Exposition des principes sur la Constitution civile du clergé d’octobre 1790, des évêques de droite membres de l’Assemblée nationale annoncèrent leur refus de reconnaître la politique législative en matière de religion tant que le pape n’aurait pas fait connaître son avis53. Ils rejetèrent explicitement la liberté religieuse pour le motif suivant : « Quand des législateurs ont protégé par leurs décrets la liberté des opinions religieuses, il n’entrait pas dans leurs pensées de laisser toutes les religions libres, excepté celle qui, toujours dominante et maintenue par la piété de nos pères, et par toutes les lois de l’État, n’a point cessé d’être, depuis douze cents ans, la religion nationale54. »
25Les historiens critiques à l’égard du serment ecclésiastique confondent souvent la distinction d’alors entre le domaine spirituel et le domaine laïc avec la distinction plus récente entre le public et le privé. Dans les démocraties développées, la liberté de religion découle en général du principe que les convictions religieuses n’ont pas une place privilégiée dans les affaires publiques et ne peuvent servir de critères pour les négociations politiques ou les décisions judiciaires. Pendant la Révolution en revanche, certains ecclésiastiques mettaient l’accent sur la distinction entre autorité laïque et autorité spirituelle, toutes deux « publiques » dans leur esprit. Ils ne souhaitaient pas voir la foi reléguée dans la sphère privée. Au contraire, ils voulaient que le catholicisme fût déclaré religion officielle de la nation – essence morale de « l’ordre public », qui justifierait de limiter la liberté d’expression conformément à la Déclaration des droits de l’homme.
26À la lumière des desseins du clergé, il faut donc considérer l’imposition du serment ecclésiastique par l’Assemblée nationale non pas comme une provocation gratuite de Jacobins incapables de distinguer entre sphères publique et privée (les ecclésiastiques ne firent pas cette distinction eux-mêmes), mais plutôt comme une tentative pour empêcher le sectarisme de miner les acquis de la Révolution, parmi lesquels la liberté religieuse. Vus ainsi, les serments civiques ecclésiastiques décrétés en juillet et en octobre 1790, de même que l’essor rapide des clubs jacobins à travers la France au printemps 1790, n’étaient pas tant la cause de troubles religieux que des réactions à la résistance catholique vis-à-vis de la Révolution55. Étant donné le rôle privilégié de l’Église dans l’instruction (il n’y avait pas encore de système éducatif laïc pour tous), l’insistance des révolutionnaires pour que le clergé jure fidélité à l’ordre nouveau peut apparaître comme l’expression de préoccupations concrètes.
L’honneur dans la dynamique révolutionnaire
27Si les serments visaient à prévenir les conflits, l’honneur était invoqué pour structurer les conflits ayant bel et bien lieu. Prépondérant dans la vie sociale et politique sous l’Ancien Régime, l’honneur se perpétua durant la Révolution et se trouva associé à de profonds changements sociopolitiques. Dans Honour Among Men and Nations, Geoffrey Best note que la Révolution marqua un tournant décisif dans l’histoire de l’honneur56. Tandis que, avant 1789, l’honneur reposait sur la hiérarchie sociale, la Révolution le démocratisa tout en le liant au concept sacré de nation. Comment cette transformation s’opéra-t-elle ? Best l’attribue à la montée au pouvoir des Jacobins en 1792 et à leur attachement aux idées rousseauistes de vertu et d’unité au sein de l’État-nation. Cette explication, me semble-t-il, réifie l’idéologie des Jacobins et exagère son rôle dans la radicalisation de la Révolution. Comme beaucoup d’analyses discursives de la Révolution française, elle prend le discours jacobin de 1792-1794 pour point de départ, confondant l’effet avec la cause. Elle ne saisit pas que l’honneur avait déjà commencé à acquérir une dimension collective dans la nation avant la Révolution et néglige le fait que le discours jacobin lui-même naquit des interactions de l’élite politique et de l’agitation populaire – interactions infléchies par une culture de l’honneur profondément enracinée.
28Sous l’Ancien Régime, toutefois, les cultures populaire et élitaire de l’honneur étaient distinctes, et la violence de l’élite se mêlait rarement à la révolte populaire. La hiérarchie sociale et politique déterminait les manières légitimes de résoudre les conflits relatifs à l’honneur. Or l’égalité civile établie en 1789 mit en question le système de l’honneur, de l’estime et de la déférence. La dignité s’était jusque-là concentrée chez les élites, leur donnant des privilèges sociaux et juridiques ; son existence parmi le peuple était désormais reconnue. Même si les révolutionnaires s’efforcèrent de maintenir les distinctions hiérarchiques, notamment entre citoyens actifs et passifs (distingués par la propriété), l’irréparable était commis. Avec la démocratisation de l’honneur, l’indignation populaire et les exigences punitives du peuple gagnèrent en légitimité. Percevant ce fait, les dirigeants de la gauche et de la droite exploitèrent souvent cette agitation pour promouvoir leurs causes respectives.
Du libelle aux armes : l’affaire Frondeville et Faucigny
29La première arrestation d’un député pour ses propos à l’Assemblée nationale eut lieu le 21 août 1790. L’incident révèle de quelles manières les cultures élitaire et populaire de la violence se mêlèrent dans les luttes au sujet de l’honneur. Ce matin-là, Thomas Louis César Lambert de Frondeville distribua un pamphlet de sa main à ses collègues arrivant à l’Assemblée. Dans ce texte, il se vantait de la censure qui l’avait frappé quelques jours auparavant pour sa conduite au cours d’une discussion sur une affaire politique remontant à 1789. L’insolence de Frondeville rendit furieux les députés, qui déclarèrent que son pamphlet était une insulte punissable faite à l’Assemblée. La question était de savoir jusqu’où aller dans la punition57. Le débat fut vif. Certains députés de la gauche affirmèrent que la majesté de la nation résidait dans ses représentants ; toute insulte contre l’Assemblée nationale équivalait donc à une insulte contre la nation entière58. L’abbé Maury répliqua en disant qu’il n’existait pas de loi qui justifiait l’arrestation d’un député pour ses propos (ce qui était vrai). Il soutint que les perceptions de l’honneur ou du déshonneur appartenaient à l’opinion publique, et que ce n’était pas aux députés de décider si l’honneur de l’Assemblée avait été violé. Invoquant les us de l’Ancien Régime, la gauche rétorqua que tout corps avait sa police interne et sa discipline sur ses membres. Mais la droite persista à dire que la punition devait reposer sur les lois, non sur les coutumes. « Faites une loi, vous prononcerez après, sinon vous êtes pires que les Juifs », lança le curé de Noyon59.
30La situation devint explosive quand Barnave déclara que si un député se félicitait de la censure dont l’avait frappé l’Assemblée, alors la prison était la peine la plus douce qu’il pût attendre60. Implicitement, cette affirmation alléguait et légitimait la violence punitive. La droite riposta sur-le-champ par la voix de Louis Charles Amédée, comte de Faucigny-Lucinge, qui bondit et s’écria : « Ceci a l’air d’une guerre ouverte de la majorité contre la minorité, et pour la faire finir, il n’y a qu’un moyen : c’est de tomber le sabre à la main, sur ces gaillards-là61 ! » Les députés de la partie gauche se levèrent, prêts au combat. Frondeville, affolé, accourut à la tribune pour essayer de rétablir le calme. Il plaida coupable et supplia l’Assemblée de le punir, lui seul, non pas Faucigny – lequel avait été officier de cavalerie sous l’Ancien Régime. Frondeville assura que si, pour le défendre, un député avait pu aller jusqu’à compromettre la sécurité de l’Assemblée et déclarer la guerre civile, alors lui-même devait en porter toute la responsabilité, et il encourageait l’Assemblée à pardonner l’appel aux armes de Faucigny62. L’Assemblée accorda à Frondeville la première partie de sa requête, le condamnant à huit jours d’arrêts dans sa maison63. Restait le problème de Faucigny. Pour plusieurs députés, un appel aux armes était bien plus effroyable que le pamphlet puéril de Frondeville. Mais Guillaume François Charles Goupil-Préfelne, qui avait lancé le débat sur la punition à infliger à Frondeville, exhorta ses collègues en ces termes : « Je vous conjure, pour la gloire de la nation, de fermer les yeux sur ce qui vient d’arriver. » Comme le législateur de l’Antiquité qui croyait ne pas devoir faire mention du parricide tant c’était un crime horrible, ils devaient passer la scène sous silence.
31Cette possibilité « d’oubli » s’effondra bien vite lorsqu’une rumeur se répandit : le comte de Mirabeau aurait ordonné à des messagers d’aller avertir la foule de l’incident. Mirabeau démentit, mais reconnut que la gauche jouissait d’une immense popularité qui pourrait se révéler être sa plus grande faiblesse si elle se montrait incapable d’assurer la sûreté personnelle de Frondeville et de Faucigny64. Faucigny mesurait sans doute ces risques, car il exprima aussitôt ses regrets et se déclara prêt à endurer toute punition que l’Assemblée souhaiterait imposer65. La gauche, ne voulant pas faire de lui un martyr, chercha des moyens de minimiser l’événement. Les deux parties arrivèrent à un compromis : après avoir condamné solennellement Faucigny, l’Assemblée accepta les excuses du député fautif et lui pardonna66. Ainsi, l’Assemblée nationale sauva la face et, ayant obtenu un témoignage de repentir, apaisa les sentiments populaires punitifs qui auraient pu déborder si Faucigny était demeuré intransigeant ou impuni.
Les symboles nationaux et l’affaire Guilhermy
32Revenons à l’incident d’octobre 1790 autour du drapeau tricolore. Le problème était né d’inquiétudes à Paris au sujet d’insurrections dans la ville de Brest. Des matelots de la marine française, récemment arrivés de Saint-Domingue, avaient organisé une mutinerie contre leurs officiers. La municipalité et le club des Jacobins local étaient intervenus, et la situation s’était détériorée67. Entre la mi-septembre et la mi-octobre, Brest fut en état de rébellion, ce qui n’était pas sans importance si l’on considérait sa vulnérabilité à une invasion britannique. Par ailleurs, la France était déjà traumatisée par une autre mutinerie, celle de Nancy, qui avait entraîné un bain de sang. Des députés de gauche soupçonnaient les ministres de Louis XVI de fomenter la réaction à Saint-Domingue (le gouverneur avait essayé de dissoudre la nouvelle assemblée représentative). La mutinerie brestoise, affirmaient-ils, n’était que la riposte prévisible des matelots à leurs officiers réactionnaires. Dans une motion controversée proposant que les ministres fussent tenus responsables des troubles à Saint-Domingue et ailleurs, ces députés inclurent un article qui exigeait le remplacement de la bannière blanche traditionnelle des Bourbons par le drapeau tricolore révolutionnaire.
33Il faut garder en tête la rébellion à Brest, ainsi que les sentiments qui couvaient après le massacre à Nancy, pour évaluer le long discours incendiaire de Mirabeau. Il y affirmait que les symboles étaient de puissants instruments dans les mains à la fois des patriotes et des contre-révolutionnaires ; ils ne devaient pas être pris à la légère68. La tragédie de Brest, assurait-il, le prouvait. Sa mention répétée du drapeau blanc comme symbole de la contre-révolution provoqua la colère de la droite. L’Assemblée s’agita beaucoup lorsqu’il affirma qu’un député défendant le drapeau blanc l’aurait payé de sa tête s’il avait exprimé une telle opinion quelques semaines plus tôt69. Cette menace à peine voilée excéda les députés de la droite. Dans le tumulte qui suivit, certains entendirent Guilhermy traiter Mirabeau « d’assassin et de scélérat ». Guilhermy répliqua que Mirabeau avait insulté les députés en interprétant comme contre-révolutionnaire le soutien à la conservation du drapeau blanc70. Il ajouta que les affirmations de Mirabeau incitaient à la sédition puisqu’elles légitimaient la vengeance populaire à l’égard des députés partisans de l’enseigne blanche.
34En effet, la présence de foules à l’extérieur de l’Assemblée ne pouvait être ignorée. Terrifié à l’idée de se trouver impliqué dans cette affaire, l’abbé Maury demanda l’envoi de deux officiers aux Tuileries pour informer le peuple qu’il n’avait nulle part aux propos tenus71. Un de ses collègues de droite, Jacques Antoine Marie de Cazalès, désapprouva la requête, car à son avis rien n’était plus dangereux que de mettre l’Assemblée nationale en correspondance directe avec le peuple72. Cazalès ajouta qu’il avait effectivement trouvé le discours de Mirabeau incendiaire, mais qu’il s’était retenu d’intervenir par respect pour la liberté des opinions. Cette liberté, insista-t-il ensuite, devait s’appliquer à Guilhermy, même si l’Assemblée pouvait envisager de le rappeler à l’ordre, comme c’était la coutume au sein du Parlement britannique73.
35Après de nouvelles disputes, Roederer résuma le problème en ces termes : était-il tolérable qu’un député en traite un autre d’assassin et de scélérat74 ? Mirabeau fit alors du conflit un duel sans moyen terme : « Je demande qu’on juge M. Guilhermy ou moi. S’il est innocent, je suis coupable ; prononcez75. » L’Assemblée choisit la première solution et condamna Guilhermy à trois jours d’arrêts chez lui76.
36Dans une lettre ouverte à ses électeurs, Guilhermy décrivit les manœuvres d’hostilité au sein de l’Assemblée ce jour-là77. Il soutint que les alliés de Mirabeau avaient jeté par les fenêtres des mots informant la foule que lui, Guilhermy, avait insulté Mirabeau, la poussant ainsi à venger le comte. Il donna les noms de témoins (et affirma pouvoir en citer trente autres) qui avaient vu des individus ramasser les notes et les lire à haute voix. Lorsque lui et plusieurs autres députés avaient essayé d’alerter l’Assemblée de cette situation périlleuse, la majorité avait dédaigné le problème, se plaignit-il, en arguant que les notes appartenaient à un journaliste dont les assistants attendaient de l’autre côté, prêts à les emporter chez l’imprimeur78. Que les messages aient été destinés à la foule ou à la presse, le peuple était de toute évidence informé (ou désinformé) à mesure que les événements se déroulaient au-dedans. La demande affolée de Maury suggère que de pareilles communications s’étaient produites et, de manière plus important, que les menaces de violence populaire influençaient la politique de l’Assemblée.
37Sans doute les alliés de Mirabeau exploitaient-ils les sentiments punitifs de la population pour intimider la droite. Quoi qu’il en soit, cette tactique réussit à venger le comte des insultes en l’absence de législation sur les délits de paroles. Mais à long terme, des méthodes aussi démagogiques avaient des conséquences pernicieuses. Elles encourageaient la fusion entre l’honneur individuel des députés et l’honneur de la nation. Elles renforçaient l’idée que la violence punitive populaire (ou la menace d’une telle violence) pouvait être juste.
Duels et arrestations : l’affaire Roy
38Les révolutionnaires ne firent pas mieux que leurs prédécesseurs pour réduire l’usage ancestral du duel. Malgré les demandes fréquentes après 1789 de lois strictes en la matière, les chances d’éliminer cette pratique étaient faibles puisque les députés eux-mêmes ne se privaient pas d’y recourir79. Le duel entre Charles de Lameth et Armand Charles Augustin de la Croix, duc de Castries, qui eut lieu en novembre 1790, quelques semaines après l’arrestation de Guilhermy, montre que des rivalités personnelles pouvaient devenir des affaires d’État, soulever la foule parisienne et mener à des peines de prison pour insultes.
39Un enchaînement de faits conduisit au duel. Le vicomte de Chauvigny arriva à l’Assemblée escorté par des gardes, souhaitant régler un différend personnel avec Lameth. Lorsque Chauvigny défia en duel son adversaire, celui-ci répliqua, méprisant, que le duc de Castries devait l’y avoir poussé. Dès qu’il eut vent de cette remarque (il n’était pas à l’Assemblée ce matin-là), Castries se précipita pour provoquer Lameth en duel. Le lendemain, les deux députés s’affrontèrent sur le Champ-de-Mars. Le vainqueur attendu, Lameth, fut blessé au bras80.
40Pendant que les députés discutaient de l’événement à l’Assemblée, une foule qui s’élevait entre quarante mille et deux cent mille personnes (le dernier chiffre était à coup sûr exagéré) afflua vers l’hôtel particulier de Castries81. Le duc était déjà tristement célèbre pour avoir protesté contre l’abolition des titres de noblesse l’été précédent et conduit des troupes de la cavalerie à réprimer la mutinerie à Nancy. Les assaillants prirent d’assaut les lieux et découvrirent qu’il s’était enfui ; alors, ils saccagèrent la demeure, jetant le mobilier par les fenêtres. Informés de l’émeute, certains députés applaudirent, mais d’autres les réduisirent au silence. Alarmé, l’abbé Maury exhorta l’Assemblée nationale à enjoindre la municipalité de déployer des forces pour faire cesser l’agitation. Il demanda aussi que tout rassemblement de cette nature fût considéré comme un crime de lèse-nation et tous les participants frappés de châtiments corporels. Un autre député préconisa d’interdire les duels mais avertit que, étant donné l’émotion des députés, il n’était pas prudent de déclarer Castries coupable pour le moment.
Figure 6. – Duel Lameth-Castries. Bagarre d’hommes du peuple. Avec l’aimable autorisation du musée Carnavalet. Légende de gauche : « Dans le choc des opinions sur la manière de tout bouleverser en France, les opinions ne ménageant pas toujours leurs expressions, il en résultait parfois des scènes sanglantes. » Suit une description du duel et de ses conséquences tumultueuses. Légende de droite : « Manière d’expliquer entre deux citoyens d’opinions différentes. »
41Ce soir-là, une députation du bataillon de Bonne-Nouvelle se présenta à l’Assemblée. Ils réclamèrent que Castries fût accusé : « Considérant qu’une indulgence plus longtemps soutenue ne pourrait qu’enhardir les ennemis de la Révolution et retarder d’autant les progrès de la Constitution, [le bataillon de Bonne-Nouvelle] a arrêté qu’à l’instant même une députation, composée de quatorze personnes, se transporterait à l’Assemblée nationale pour solliciter de sa justice un décret qui pût empêcher que désormais aucun des membres de la législature ne soit provoqué en duel ni troublé dans les fonctions augustes de son ministère, sans encourir l’indignation universelle, et être, à ce titre, poursuivi comme criminel de lèse-nation82. » De vigoureux applaudissements accueillirent la demande. Sur la droite néanmoins, un député d’Angoulême, Antoine Joseph Roy, réprimanda les députés enthousiastes : « Il n’y a que des scélérats qui puissent applaudir83. » Des murmures indignés se répandirent, et une fois encore il y eut des demandes de châtiment. Cette fois, la gauche ne se contenterait pas d’une mise aux arrêts à domicile. Elle voulait que Roy aille en prison.
Figure 7. – Pillage de l’hôtel de Castries. Avec l’aimable autorisation du musée Carnavalet.
42L’Assemblée nationale avait désormais deux problèmes à régler : les duels et les insultes. Barnave établit un lien de cause à effet entre les deux, affirmant que les insultes provoquaient souvent des actes de vengeance et le désordre public. « S’il est un véritable moyen de prévenir les vengeances personnelles et d’ôter de la main des citoyens les armes qu’ils dirigent contre leurs concitoyens, ce moyen est d’armer la loi contre eux. Qu’elle [l’Assemblée nationale] punisse les injures, on cessera bientôt d’en faire84. » Il demanda à ses collègues qui parmi eux n’avait pas été, à un moment ou à un autre, insulté rien qu’en traversant les Tuileries. Une voix ironique, sans doute venue de la droite, répliqua qu’il y avait eu des insultes à la tribune même.
43Barnave émailla ensuite ses injonctions de soupçons relatifs à des complots. Il affirma que les contre-révolutionnaires mettaient la patience des gens à bout en les incitant à la violence. L’attaque de Castries représentait pour Barnave l’occasion de donner à un exemple particulier d’animosité personnelle l’ampleur d’une conspiration organisée. « J’ignore comment cela se fait, mais il existe un système de provocation dirigé contre les bons citoyens. Il semble que l’on veuille lasser leur constance, jusqu’ici la terreur et le désespoir des ennemis de la patrie85. » Barnave étant un Jacobin de premier plan, ce discours semble corroborer la thèse de François Furet selon laquelle les Jacobins étaient enclins à la paranoïa. La droite avait cependant le même genre de soupçons. Roy insinua qu’une force extérieure malveillante (venue de la gauche) était derrière l’émeute : « Je sais que ce peuple, soit qu’il y ait été entraîné de son propre mouvement, soit qu’il y ait été excité… » Malgré les murmures de la gauche, Roy persista : « Il me paraît que l’hypothèse que je fais excite des réclamations ; mais qui ne sait que les ennemis de l’ordre ont toujours animé le peuple à la sédition, qu’il n’y a pas eu une seule insurrection dans tout le royaume dont on n’ait dit qu’elle avait été excitée par les ennemis du bien public86 ? »
44Après que les deux camps eurent exprimé leurs soupçons de complots, Virieu prit la parole et affirma qu’il était dangereux « que l’Assemblée des législateurs se transforme en une arène où, à la place du choc modéré des opinions, on ne voit que le choc violent des passions87 ». Pour apaiser les tensions au sein de l’Assemblée, il estimait nécessaire d’interdire toute manifestation d’approbation ou de désapprobation du public – public dont les rangs étaient emplis de partisans soudoyés de la gauche, du moins à en croire la correspondance secrète de Mirabeau88. La gauche hua et siffla, mais Virieu persévéra, soulignant combien il était injuste pour les provinces que quelques centaines de spectateurs imposent leurs opinions à la nation entière.
45D’autres altercations suivirent. À droite, le marquis Louis de Foucauld de Lardimalie s’opposa à l’arrestation de Roy au nom de l’inviolabilité des députés89. Le comte de Mirabeau (qui avait été en juin 1789 le moteur du décret garantissant cette inviolabilité) répliqua avec un sarcasme mordant ; il humilia Foucauld et souleva une indignation telle qu’il fallut retenir physiquement certains députés prêts à s’élancer. Ainsi la gauche se révélait-elle aussi portée que la droite aux propos incendiaires. De fait, le président de l’Assemblée rappela Mirabeau à l’ordre, mais la gauche continua de réclamer l’arrestation de Roy. Barnave avait insisté sur les exigences du moment : « Je demande que, forcée par les circonstances, abjurant le système d’une trop longue indulgence, l’Assemblée fasse arrêter sur-le-champ et conduire en prison le membre qui lui a manqué90. » Mirabeau transforma l’impératif contingent de Barnave en principe universel. Tout comme les dirigeants du Comité de salut public pendant l’hiver 1793-1794, il soutint que « cette indulgence serait coupable et fatale si elle n’avait pas un terme. La chose publique est vraiment en danger. […] Vous devez établir dans l’Empire l’obéissance aux autorités légitimes91 ». Il continua sa tirade en flattant la foule qui avait saccagé la demeure de Castries. « Voilà quel est le peuple : violent, mais exorable ; excessif, mais généreux ; voilà le peuple même en insurrection, lorsqu’une Constitution libre l’a rendu à sa dignité naturelle, et qu’il croit sa liberté blessée ! Ceux qui le jugent autrement le méconnaissent et le calomnient92. » Ces associations paradoxales révèlent les tensions impliquées par les tentatives d’exploitation et d’édulcoration de la violence populaire.
46Mirabeau décrivit la pondération avec laquelle la foule avait exercé sa vengeance : « Savez-vous que le peuple, en quittant cette maison, qu’il venait de détruire avec une sorte d’ordre et de calme, a voulu que chaque individu vidât ses poches et constatât ainsi que nulle bassesse n’avait souillé une vengeance qu’il croyait juste93 ? » Le comte ne dit rien de la manière dont le peuple s’était rempli les poches au départ. Quoi qu’il en soit, l’image d’une foule vertueusement retenue mais punitive flattait les émeutiers et les légitimait comme acteurs politiques. Mirabeau termina son discours en implorant les députés : « Faites dans votre sein un exemple qui démontre que votre respect pour la loi n’est ni tiède ni simulé, qu’enfin, M. Roy soit conduit en prison94. » Son discours dut être envoûtant, car personne ne lui objecta que la loi n’autorisait pas une telle arrestation.
47La question de la punition fut alors abordée. Il y eut diverses propositions : on suggéra trois jours d’arrêts au minimum et huit jours de prison au maximum. Pierre Victor Malouet fit une ultime tentative pour la droite, poussant le raisonnement de Barnave jusqu’à sa conclusion logique : si elle voulait arrêter Roy, autant que l’Assemblée nationale arrête quiconque insultait les députés au Palais-Royal, aux Tuileries et même sur les bancs du public95. Un autre député de la droite, moins sarcastique, essaya de faire atténuer la punition de Roy en citant le proverbe latin Prima gratis, secunda debet, tertia solvet ; comme c’était seulement la deuxième faute de cette nature, la punition devait être douce. La gauche rectifia le compte, soulignant que c’était le troisième incident de ce genre, après les condamnations jointes de Faucigny et de Frondeville, puis celle de Guilhermy. Le délit de Roy devait donc être payé en totalité (solvet96).
48Finalement, la majorité adopta un décret qui envoyait Roy pour trois jours à la prison de l’Abbaye. Soucieux d’éviter de nouveaux troubles, les députés ne firent pas arrêter Roy sur place mais l’autorisèrent à se présenter à la prison dans un délai de vingt-quatre heures. Détail intéressant et révélateur, maintenant qu’il était libre de quitter l’Assemblée seul, Roy adopta un ton d’excuse et de soumission, promit de suivre la décision des députés avec le plus grand respect et ajouta qu’il était prêt à rester en prison tout le temps que l’Assemblée jugerait nécessaire97.
En marche vers la Terreur ?
49Les exclusions punitives de 1790 à l’Assemblée constituante marquaient-elles le début d’une descente inexorable dans la Terreur ? Je ne le crois pas. Primo, aucune arrestation de ce type n’eut lieu en 1791, semble-t-il, malgré une alerte au mois de janvier. Il y en eut une en 1792 : le député Jean Jacques Louis Calvet-Méric fut envoyé à la prison de l’Abbaye pour avoir « insulté au peuple français dans la personne de ses représentants98 ». Il s’agit apparemment d’un cas isolé. Secundo, si la quasi-totalité des députés exclus en 1790 émigrèrent et devinrent des contre-révolutionnaires actifs après décembre 1791 (Virieu, Frondeville, Faucigny, Guilhermy et Castries), ils ne furent visiblement pas contrariés ou traumatisés au point de fuir la France dès qu’ils le purent – une grosse vague d’émigration se produisit en décembre 1790. Ils participèrent à la vie politique de l’Assemblée pendant presque une année encore avant de partir à l’étranger. Leur arrestation provisoire (ou démission forcée, dans le cas de Virieu) n’était pas si scandaleuse, puisque les corps constitués exerçaient de façon habituelle une telle autorité disciplinaire sur leurs membres.
50Cela dit, ces exclusions éclairent les dynamiques culturelles qui introduisirent les élans punitifs dans la politique révolutionnaire. Elles révèlent la manière dont les serments, l’honneur et la religion devinrent des forces de division après 1789. Dans des circonstances stables, la prestation de serment peut renforcer la fidélité, exprimer les valeurs centrales de l’ordre politique et consolider l’attachement à cet ordre. Les serments continuent en effet d’occuper une place importante dans la culture politique républicaine actuelle. Mais dans la situation révolutionnaire, les serments servaient à affirmer des idées antagonistes sur les fondements sacrés, antérieurs à la loi, de l’autorité. Tandis que la gauche élevait la nation et cherchaient à placer dans son champ la dimension sacrée de la monarchie et de la religion, la droite et les réactionnaires mettaient le trône et l’autel au-dessus de la nation et des nouvelles autorités civiles. Dans l’affrontement sur les principes premiers, la politique prit des dimensions eschatologiques, rendant les voies moyennes, modérées, de plus en plus périlleuses. Avec un enjeu si considérable, le compromis sentait la conspiration, l’opposition prenait la couleur de l’hérésie ou de la trahison.
51Le contexte révolutionnaire radicalisa en outre la culture de l’honneur. Avec l’effondrement de la hiérarchie d’Ancien Régime, l’honneur subit une réorganisation horizontale. Les formes élitaire et populaire de violence (le duel et la rébellion) commencèrent à fusionner dans un mélange politiquement explosif. Dans l’économie instable de la contrainte et de la punition qui s’élaborait entre les autorités et les forces agitatrices, l’honneur de la nation était de plus en plus fréquemment invoqué. Certes, les conceptions rousseauistes de souveraineté collective étaient souvent invoquées aussi. En dernière analyse toutefois, le passage de la représentation politique en 1789 à la souveraineté populaire et à la terreur en 1792 et 1793 fut alimenté par la calomnie, l’honneur et la vengeance – dynamiques de l’Ancien Régime déséquilibrées par la démocratisation et enflammées par la fureur révolutionnaire.
Notes de bas de page
1 AP, tome 19, p. 746 (c’est moi qui souligne).
2 Ibid.
3 Ibid., p. 748.
4 Sur la discipline interne de l’Assemblée nationale, voir André Castaldo, Les méthodes de travail de la Constituante : les techniques délibératives de l’Assemblée nationale, 1789-1791, Paris, Presses universitaires de France, 1989, p. 375-380 ; Michel Duguit, Le régime disciplinaire des assemblées législatives françaises, Bordeaux, Imprimerie de l’Université, 1927, p. 25.
5 Michael Fitzsimmons, The Remaking of France: The National Assembly and the Constitution of 1791, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 248; Edna Hindie Lemay et Alison Patrick (éd.), Revolutionaries at Work: The Constituent Assembly, 1789-1791, Oxford, Voltaire Foundation, 1996, en particulier p. 122; Barry Shapiro, Revolutionary Justice in Paris 1789-1790, Cambridge, Cambridge University Press, 1993. Dans son étude de la Constituante, Timothy Tackett examine l’influence de la violence populaire sur les législateurs jusqu’en octobre 1789 ; par la suite, la violence populaire disparaît de son analyse ; Timothy Tackett, Par la volonté du peuple : comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires, traduit par Alain Spiess, Paris, Albin Michel, 1997. Samuel Scott se penche sur de nombreux troubles qui éclatèrent dans les provinces en 1790 mais ne considère pas leur lien avec la politique nationale ; « Problems of Law and Order during 1790, the “Peaceful” Year of the French Revolution », American Historical Review 80, n ° 4, octobre 1975, p. 859-888. Voir aussi Michel Vovelle, La chute de la monarchie, 1787-1792, Paris, Le Seuil, 1972, p. 138-139. Une étude remarquable, qui se concentre sur la relation, souvent négligée, entre l’agitation populaire et la politique en haut lieu dans les premières années de la Révolution, est signée par John Markoff, The Abolition of Feudalism : Peasants, Lords, and Legislators in the French Revolution, University Park, Penn State University Press, 1996.
6 Patrice Gueniffey, La politique de la Terreur : essai sur la violence révolutionnaire, Paris, Fayard, 2000, p. 100.
7 Pour une étude consacrée au rôle de l’honneur dans la politique révolutionnaire, voir Geoffrey Best, Honour among Men and Nations : Transformations of an Idea, Toronto, University of Toronto Press, 1982 ; Pascal Brioist, Hervé Drévillon et Pierre Serna, Croiser le fer : Violence et culture de l’épée dans la France moderne (XVIe-XVIIIe siècles), Seyssel, Champ Vallon, 2002 ; Markoff, The Abolition of Feudalism, passim ; David A. Bell, La première guerre totale : l’Europe de Napoléon et la naissance de la guerre moderne, traduit par Christophe Jacquet, Seyssel, Champ Vallon, 2010, p. 97-136.
8 AP, tome 10, p. 591.
9 Ibid.
10 Ibid., tome 11, p. 286.
11 Ibid.
12 La droite essaya de faire du catholicisme la religion officielle par deux fois au moins : le 28 août 1789 et le 13 février 1790. Voir Timothy Tackett, La Révolution, l’Église, la France : le serment de 1791, préface de Michel Vovelle, postface de Claude Langlois, traduit de l’américain par Alain Spiess, Paris, Éditions du Cerf, 1986, p. 233-234.
13 AP, tome 15, p. 295.
14 Le Patriote français, n ° 263, 28 avril 1790, p. 1.
15 AP, tome 15, p. 302.
16 Ibid.
17 Ibid., p. 303-304.
18 Ibid., p. 303.
19 Ibid., p. 304.
20 Ibid., p. 305.
21 Jean Starobinski, 1789: Les emblèmes de la raison, Paris, Flammarion, 1973, p. 81-98; Mona Ozouf, La fête révolutionnaire, 1789-1799, Paris, Gallimard, 1976; Emmet Kennedy, A Cultural History of the French Revolution, New Haven, Yale University Press, 1989, p. 314-315.
22 Sous l’Ancien Régime, les serments de fidélité étaient fréquemment prononcés dans l’armée, l’Église et l’administration royale. Marcel Marion, « Serment de fidélité », dans Dictionnaire des institutions de la France XVIIe-XVIIIe siècles, Paris, A. et J. Picard, 1993, p. 510.
23 Lucien Bély (éd.), Dictionnaire de l’Ancien Régime, Paris, Presses universitaires de France, 1996, p. 1159 ; Jean de Viguerie, « Les serments du sacre des rois de France à l’époque moderne, et spécialement le “serment du royaume” » dans Le sacre des rois : Actes du colloque international d’histoire sur les sacres et couronnements royaux (Reims 1975), Paris, Belles Lettres, 1985, p. 205-215.
24 Daniel Nordman, Frontières de France : De l’espace au territoire, XVIe-XIXe siècles, [Paris], Gallimard, 1998, p. 415-442.
25 Daniel Roche, Le siècle des lumières en province : Académies et académiciens provinciaux, 1680-1789, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 1989, tome 1, p. 103.
26 Edmund Burke, Reflections on the Revolution in France, Frank M. Turner (éd.), New Haven, Yale University Press, 2003, p. 67.
27 Mona Ozouf reprend la question rhétorique de Jean-Paul Sartre, « Jurer la perpétuation d’un présent sans fécondité, n’est-ce pas ce que poursuivent tous les prêteurs de serment ? », dans La fête révolutionnaire, p. 213. Lynn Hunt a une vision moins pessimiste (quoique toujours rousseauiste) des serments révolutionnaires ; se reporter à « The World We Have Gained : The Future of the French Revolution », American Historical Review 108, no 1, février 2003, p. 8-11.
28 Lynn Hunt, Politics, Culture, and Class in the French Revolution, Berkeley, University of California Press, 1984, p. 21; Starobinski, 1789: Les emblèmes de la raison, p. 81-98.
29 Dom H. Leclercq, Vers la Fédération (janvier-juillet 1790), Paris, Librairie Letouzey et Ané, 1929, p. 39-41 ; Barry Shapiro, Revolutionary Justice in Paris, p. 124-174. La conspiration était relative à l’affaire Favras.
30 Leclercq, Vers la Fédération, p. 75-76.
31 AP, tome 11, p. 429.
32 Ibid., p. 432.
33 Leclercq, Vers la Fédération, p. 88. ACP, 1re série, tome 3, p. 692-695, tome 4, p. 3-6. Voir aussi Alexandre Tuetey, Répertoire général des sources manuscrites de l’histoire de Paris pendant la Révolution française, Paris, Imprimerie nouvelle, 1890, tome 1, p. 192-196.
34 Moniteur, no 104, 14 avril 1790, p. 112. Ironie de l’affaire, la motion fut proposée par un moine chartreux et jacobin, dom Gerle.
35 Scott, « Problems of Law and Order in 1790 », p. 864, p. 871-876.
36 François Furet et Denis Richet, La Révolution française, Paris, Fayard, 1973 [édition originale en 2 tomes, 1965-1966], p. 99-124.
37 Dans la nuit du 12 au 13 avril, les chefs de la droite se réunirent au couvent des Capucins rue Saint-Honoré pour établir leur stratégie. Anticipant leur défaite à l’Assemblée nationale le lendemain, ils rédigèrent une pétition de protestation, que signèrent plus de trois cents députés. Ils avaient l’intention de la présenter au roi pour l’obliger à intervenir. Si Louis XVI refusait, ils publieraient et diffuseraient la pétition dans la France entière. C’est précisément ce qu’ils firent. Camille Desmoulins, Révolutions de France et de Brabant, no 21, p. 348.
38 Complot du clergé découvert, Paris, Imprimerie de Paris [Gorsas], 14 avril 1790, p. 5.
39 AP, tome 12, p. 719-720.
40 Ibid., 15, p. 483-488, en particulier p. 486-487.
41 Ibid., p. 486.
42 Nouvelle déclaration et pétition des Catholiques de Nîmes, Nîmes, 1er juin 1790, p. 4-5.
43 Ibid., p. 16.
44 Scott, « Problems of Law and Order », p. 875.
45 AN D XXIXbis, carton 7, dossier 101, documents 11-12, lettres à l’Assemblée nationale des municipalités d’Arras et de Montpellier dénonçant la Déclaration et pétition des Catholiques de Nîmes ; PV, tome 10, n ° 301, p. 4 et 19 ; AMB I 38, document 3, « Ordonnance de la Municipalité qui déclare séditieux un écrit ayant pour titre Déclaration et pétition des Catholiques de Nîmes », 26 juin 1790.
46 AMB I 38, document 3.
47 AN D XXIXbis, carton 6, dossier 94, document 9, « Délibération du conseil général de la commune d’Issoudun », 7 juin 1790 ; Tackett, La Révolution, l’Église, la France, p. 235-236.
48 AN D XXIXbis, carton 7, dossier 98, document 2, « Déclaration du conseil général de la commune de Lyon à l’Assemblée nationale » dénonçant la Déclaration d’une partie de l’Assemblée nationale sur le décret rendu le 13 avril 1790.
49 Selon John Markoff, environ un tiers des troubles qui se produisirent durant l’été 1790 étaient de nature religieuse ; The Abolition of Feudalism, p. 277, p. 284.
50 François Simonnet d’Escolmiers [Coulmiers], Motion de l’abbé d’Abbecourt (de Coulmiers), du 1er juillet 1790, sur la déclaration signée d’une partie des membres de l’Assemblée nationale, Paris, [1790], p. 3.
51 William Doyle, The Oxford History of the French Revolution, Oxford, Oxford University Press, 1989, p. 144; Jeremy Popkin, « Not Over After All: The French Revolution’s Third Century », Journal of Modern History, 74, no 4, décembre 2002, p. 808.
52 Tackett, La Révolution, l’Église, la France.
53 Exposition des principes sur la Constitution civile du clergé, p. 68.
54 Ibid., p. 65.
55 Michael Kennedy, The Jacobin Clubs in the French Revolution : The First Years, Princeton, Princeton University Press, 1982, p. 152-177 et appendice B, qui montre le triplement des clubs entre mars et juin 1790, p. 362.
56 Best, Honour Among Men and Nations.
57 AP, tome 18, p. 199.
58 Ibid.
59 Ibid., p. 200. Le curé faisait sans doute allusion au récit biblique de la condamnation de Jésus par la foule des Juifs devant le procurateur romain Ponce Pilate, qui leur rappela que Jésus n’avait pas violé la loi romaine.
60 Ibid., p. 201.
61 Ibid.
62 Ibid.
63 Ibid., p. 202.
64 Ibid.
65 Ibid.
66 Ibid., p. 203.
67 Ibid., tome 19, p. 92, p. 429, et passim p. 714-768.
68 AP, tome 19, p. 746.
69 Ibid., p. 745, p. 746. Mirabeau faisait probablement allusion aux tensions provoquées par l’exécution des meneurs de la mutinerie dans la Garde nationale à Nancy.
70 Ibid., p. 746.
71 Ibid.
72 Ibid., p. 746-747.
73 Ibid., p. 747.
74 Ibid., p. 748.
75 Ibid.
76 Ibid.
77 Ibid., p. 749.
78 Ibid., p. 751.
79 Des duels se produisirent entre les députés suivants : Barnave et Noailles, le vicomte de Mirabeau et Voranzel, Huguet et Montlosier, Castries et Lameth. L’abbé Maury défia Lofficial, mais le duel n’eut semble-t-il pas lieu. Voir Castaldo, Les méthodes de travail de la Constituante, p. 307, note 89. Le comte de Mirabeau fut souvent provoqué en duel mais fit preuve d’une habilité remarquable pour s’y soustraire sans compromettre sa réputation. Grâce à son talent oratoire et à son art de s’attirer le soutien des foules, il humiliait et menaçait ses adversaires depuis la tribune.
80 P. de Croze, « Un duel politique et ses conséquences », Le Correspondant, no 179, 1895, p. 1128-1134 ; Auguste Reynaert, Histoire de la discipline parlementaire, Paris, A. Durand, 1884, tome 2, p. 8 ; Brioist, Drévillon et Serna, Croiser le fer, p. 451-454.
81 AP, tome 20, p. 414.
82 Ibid., p. 417.
83 Ibid.
84 Ibid., p. 418.
85 Ibid.
86 Ibid., p. 419.
87 Ibid.
88 Honoré Gabriel Riqueti Mirabeau, Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, A. de Bacourt (éd.), Paris, Veuve Le Normant, 1851, tome 2, p. 31. Mirabeau informa La Marck que La Fayette versait les pots-de-vin.
89 AP, tome 20, p. 420.
90 Ibid., p. 419.
91 Ibid., p. 420.
92 Ibid., p. 421.
93 Ibid.
94 Ibid.
95 Ibid.
96 Ibid.
97 Ibid.
98 Ibid., tome 44, p. 307-308. Plus tôt cette année-là, le 25 janvier 1792, il y eut des demandes d’emprisonnement de Maury pour insulte aux comités de l’Assemblée législative, mais elles n’aboutirent pas ; ibid., tome 22, p. 490.
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