Préface
p. 11-16
Texte intégral
1Les violences de la Révolution française peuvent-elles être comprises au prisme des habitudes culturelles régissant les relations entre les Français de la fin du XVIIIe siècle ? C’est pour partie, la démonstration de ce livre, issu d’une thèse soutenue sous la direction de Robert Darnton grand connaisseur de la rumeur dans cette période. C’est au travers de l’étude des procès et des débats politiques, des projets pour régénérer l’esprit public et des revendications collectives que Charles Walton a conduit son enquête pour mettre en lumière les contradictions qui traversent la société française autour de la calomnie et de l’honneur, de l’usage du dire-vrai et de la liberté de la presse. En suivant tous ces fils, il démêle un l’écheveau complexe dans lequel toute la société française a été prise des années 1750 aux années 1795-1796 alors qu’elle cherchait les nouvelles règles capables de policer les mœurs, donc de renforcer le lien social en limitant les contraintes et les limites.
2Disons-le d’emblée, la problématique même du livre est liée à l’actualité américaine, comme le montre la discussion autour du premier amendement de la Constitution des États-Unis. Michel Foucault avait donné ses derniers cours autour de la question de la parrêsia, de ce dire-vrai qui contraint la démocratie à réfléchir sur les règles qu’elle doit édicter pour protéger ce type de parole tout en protégeant le nécessaire consensus indispensable à la vie collective. Dans une autre optique, Judith Butler, citée ici en exergue d’un chapitre, avait montré à quel point il était difficile d’appliquer ce fameux premier amendement légiférant sur la liberté de la parole, le free-speech. Quelles sont les limites infranchissables pour condamner une calomnie sans tomber dans l’arbitraire d’un côté ou dans la complicité de l’autre ? Menacer des Noirs par une croix en feu est-il un acte tombant sous le coup de la loi ? Le refus de céder un siège à un Blanc dans un bus en 1955, dans le Sud, mérite-t-il la prison ? Le premier cas n’a pas été poursuivi au nom du premier amendement. Le second a provoqué une vague de protestation, fait connaître Martin Luther King, et entraîné une révision des lois – outre la libération de la femme emprisonnée pour le geste. Au XXIe siècle, que dire et que faire, aujourd’hui des propos homophobes ? Telle est l’une des épaisseurs de ce texte.
3La monarchie française avait été confrontée à un tel problème né de la diffusion des écrits, de la concurrence des religions, ou de leurs divisions comme ce fut le cas entre jansénisme et catholicisme considéré comme orthodoxe, sans oublier les innovations portées par les philosophes et l’Encyclopédie, entreprise monumentale que l’État ne put tout à la fois ni interdire totalement, ni soutenir trop visiblement. Ces mouvements qui agitaient l’opinion publique et remettaient en cause l’unité de l’esprit public ébranlaient les conventions établies sans pour autant atteindre à l’unicité du pouvoir royal, exceptionnel par sa légitimité et par son étendue universelle. Pourtant, dans ses marges la contestation rognait ses prérogatives. Les mutations sociales rendaient les équilibres inégalitaires fragiles. L’honneur pouvait-il demeurer le fondement d’un État ? Il semblait réservé aux aristocrates, intouchables et dédaigneux, au grand dam des nouvelles couches sociales, de plus en plus autonomes et diversifiées, qui réclamaient leur part de respect, de protection contre les calomnies et attendaient que la vertu, égalitaire, soit l’horizon de la cité – la polis – à refonder.
4La crise de la royauté a été, faut-il le rappeler, une crise morale autant que financière, politique et militaire. La nécessité de rétablir les bonnes mœurs, mises à mal par des exemples illustres autant que par les publications libertines, était une conviction partagée par les politiques, les censeurs et les penseurs religieux ou laïcs. L’État, réformant à tout va, considéra qu’il avait autant besoin de protéger la naissance de l’opinion publique que de la contrôler pour réussir. La faillite de la monarchie survint trop tôt pour que les débats se stabilisent autour d’idées force. Au contraire, même, le besoin de policer la société fut l’une des problématiques essentielles parmi celles que la convocation des États généraux jeta en pâture. La question n’était pas seulement théorique : comment doser la liberté de penser, de croire et de publier ? Sur quels fondements moraux et religieux asseoir les préceptes et justifier les règles, comme les tribunaux ? Les conditions les plus immédiatement pratiques contribuèrent à l’urgence et à la radicalisation des affrontements. Alors que des relations de connivence et de compromis, plus ou moins musclées, existaient entre censeurs royaux et publicistes, la disparition de facto des contrôles libéra la parole, y compris celle qui se complut dans la calomnie et la dénonciation, sans qu’il fût possible de mettre des barrières devenues symboles du despotisme et rapidement de l’Ancien Régime. Ce qui se passait là n’était pas inédit : dans l’architecture et la construction des immeubles, étudiées par Allan Potofsky récemment, des équilibres instables mais efficaces s’instauraient entre les entrepreneurs et les artisans, avec leurs salariés, sous la surveillance des administrateurs de l’État, qui garantissaient que les règles du marché ne lésaient pas les plus faibles (ouvriers et clients) sans empêcher les initiatives. Le recours à de nouveaux principes, réclamant la transparence, refusant les arrangements, rompit ces entre-deux et entraîna des radicalisations.
5Comme le montre bien Charles Walton, la radicalité qui allait embarquer le pays ne naquit pas d’une utopie idéale ou abstraite, voulant abolir les limites de la liberté, mais bien de la brutalité conjoncturelle dans laquelle les acteurs furent précipités sans être capables d’articuler les principes essentiels avec les aménagements inévitables en politique. L’injustice inspirée par des décennies, voire des siècles, d’inégalité dans les considérations sociales, alimentait les revendications les plus « démocratiques » et suscitait le refus de toute atteinte à la libre expression de l’honneur, devenu une valeur universelle. Alors que les cahiers de doléances des niveaux les plus élémentaires n’avaient pas imaginé possible une société sans réglementation des opinions, l’Assemblée constituante, confrontée à la concurrence avec le pouvoir royal déstabilisé mais toujours prééminent comme avec la multiplicité des assemblées de base parlant au nom du peuple, refusa les « devoirs » au profit des « droits » tout en se rattachant à l’espoir que la nation arriverait à se policer autant par les frictions entre groupes que sous l’effet du respect dû à la religion.
6Le calcul fut déjoué par les faits. Le besoin de revanche était trop profond pour qu’il puisse se contenter de symboles. Dans les Antilles, le duel, moyen de laver son honneur, était pratiqué même par les esclaves utilisant des bâtons. La calomnie devint une arme ordinaire en politique. Pire enfin, l’Église se divisa à propos du serment, aggravant les tensions jusqu’à la guerre civile au lieu de proposer un cadre modérant les passions et les rivalités.
7L’instauration durable d’une faiblesse de l’État à encadrer les forces et à réprimer les manquements, joua, selon Charles Walton, le rôle central dans cette course à l’élaboration d’une opinion publique. L’auteur montre bien comment tous les courants politiques cherchèrent en même temps à garantir la liberté d’expression pour donner du sens à la polis, à réprimer les calomnies qui mettaient en jeu leur honneur de représentants du peuple, mais pourtant aussi à organiser des campagnes de dénonciation des adversaires.
8Cette tension insupportable puisque aucun organisme ne capitalisait plus à lui seul la légitimité de dire et de juger, entraîna le pays dans une radicalisation continue. Les députés de la première assemblée durent imaginer les moyens de se protéger eux-mêmes en réprimant leurs offenseurs, même lorsque ceux-ci appartenaient à leurs propres rangs. Après cela, la calomnie touchant l’honneur de la Nation et de ses représentants devint une obsession. Contrebalancée dans les moments de crises par les rivalités entre militants, elle vira à la condamnation sans faiblesse des mauvaises paroles quand le pouvoir put centraliser peu à peu ses forces. Sans entrer dans les définitions juridiques de la « Terreur », Charles Walton reprend l’expression à son compte pour qualifier ces années 1793-1794 pendant lesquelles le contrôle de l’opinion légitima les pires mesures judiciaires ou politiques. Sans souscrire à l’emploi de cette expression qui a plus d’inconvénients que d’avantages tant elle est imprécise et galvaudée, je suivrai cependant l’auteur pour la question posée et demeurée sans solution : quel doit être le dosage entre liberté et contrainte pour que la société soit policée – au double sens de contrôle externe par l’institution et interne par chacun des citoyens ? Le discours célèbre du 17 pluviôse an II dans lequel Robespierre avait tenté, sans vrai succès, d’articuler la vertu et la terreur, illustrait la faillite de la problématique.
9La sortie de cette impasse, après les exécutions et poursuites liées aux manquements de l’expression, passera par la dissociation entre l’honneur des personnages de l’État et le respect de la liberté d’opinion et d’expression. L’encadrement visera des objectifs pragmatiques et non plus des horizons moraux et sera assuré par un État ayant le monopole de la violence. La « police » au sens où on l’entend maintenant, surveillant et punissant plutôt que poliçant naît à ce moment là, distinguant bien ses aspects éducatifs, abandonnés, de ses pratiques répressives, maintenues et affirmées.
10Cet itinéraire proposé dans les labyrinthes de la culture collective a de nombreux mérites. Il établit d’une part que la période révolutionnaire fut bien unifiée autour de cette question, sans avoir pu la régler dans un esprit libéral, entre 1789 et 1792, dans une démarche autoritaire ensuite jusqu’en 1794. Il n’y eut pas plus une rupture avec l’Ancien Régime, mais au contraire la prolongation d’un héritage dont nul ne savait que faire. Les phases les plus critiques, lorsque l’État et ses illustrations ne pouvaient pas accepter être victimes de calomnies, donnèrent lieu à des répressions, qualifiées de « terreur », « petite » en juillet 1791, ou plus « grande » après 1793, ce qui, avec les réserves exprimées plus haut, a au moins le mérite de lier les recours à la violence à l’attente d’un corps social incapable de réagir autrement. L’idéologie, les leçons des philosophes ou de Rousseau, une quelconque utopie ne furent pas les moteurs de la Révolution, marchant sans pouvoir faire autrement, en titubant entre deux pôles inatteignables : la liberté de tout dire permettant le dire-vrai et le respect des institutions et de ses représentants, même les plus petits, au risque d’employer la violence contre la calomnie.
11La clé que propose Charles Walton peut ouvrir d’autres portes, qui ne sont pas évoquées dans ce livre. Dans ce conflit, les jeux des dénonciations et des règlements de compte ont trouvé des occasions faciles. Il suffisait d’accuser un ennemi personnel de contre-révolution pour le faire devenir suspect. L’idéal d’une société policée s’est brisé sur cette réalité. Comment ne pas penser que les carmélites de Compiègne, mourant exemplairement sur l’échafaud, furent d’abord les victimes involontaires et inconscientes des querelles de pouvoir entre révolutionnaires locaux. Cela n’enlève rien à leur grandeur face à l’échafaud, mais cela change singulièrement le sens de leur mise à mort.
12Charles Walton ne pouvait pas tout prendre en considération. Ne regrettons pas qu’il n’ait pas mené des approches plus systématiques des réalités sociales de la France révolutionnaire. Il suffit de dire que le schéma s’applique aussi aux rivalités locales. C’est là un des principes essentiels de la guerre civile, que chacun peut se couvrir de mots d’ordre théoriquement élevés pour vouer à la mort son ennemi, promu ennemi de la patrie. S’il faut en revanche regretter une absence dans le livre, c’est celle de la guerre. Sans l’entrée en guerre en avril 1792, après que les « guerres au village » aient commencé en 1791, la contradiction dans laquelle la France était engagée n’aurait pas eu des conséquences aussi dramatiques. Si la répression judiciaire a été attentive aux calomnies et aux délits langagiers, c’est qu’ils pouvaient refléter des pratiques et des conduites armées véritablement contre-révolutionnaires. Il n’y eut pas qu’une embardée « culturelle » : il y avait des risques bien réels. Reste à tout ajuster finement. La loi des suspects est un bon exemple des ajustements politiques. Elle permit de répondre à la menace des calomnies et au besoin du contrôle, mais elle fut aussi le moyen de canaliser des attentes de vengeance portées par les sans-culottes. Les conventionnels s’arrangèrent pour rogner légalement les potentialités dangereuses des demandes populaires, comme ils l’avaient fait déjà à plusieurs reprises et notamment en s’arrangeant pour ne pas décréter « la Terreur » comme institution d’État. Pour autant, l’obligation de réaliser ce genre de détour illustre à quel point la culture telle que Charles Walton la décrit a une force prégnante sur toute la société, confirmant son analyse.
13On comprend autrement ainsi l’importance des calomnies sexuelles et scatologiques dont l’époque fit usage abondant. Charles Walton ne dit mot pratiquement des campagnes qui visèrent le couple royal, et Marie-Antoinette en premier lieu. Mais l’incapacité du roi à faire taire ces bruits inconvenants, même à essayer de transiger ou à stipendier des plumes pour reprendre le contrôle de l’opinion justifie aussi cette démarche. Plus qu’une faiblesse du roi, ou une malignité d’opposants divers, l’épisode renvoie à ce moment d’incertitude collective de la société toute entière. Charles Walton fait remarquer finement que la chance des États-Unis naissants, fut de résoudre la même difficulté, l’articulation entre calomnie et honneur, entre liberté et restriction, après avoir établi la pérennité de leurs institutions. La guerre d’indépendance n’avait pas eu cette aporie comme moteur, mais des causes plus limitées, à savoir le conflit politique autour de l’imposition. Il n’y eut pas cette conflagration française, qui fut l’explosion de la poudre amassée sous la monarchie et qui n’attendait que l’allumette grattée avec la convocation des États généraux.
14La comparaison avec les États-Unis est judicieuse à plus d’un titre. Elle évacue le poncif répété et illusoire d’une révolution douce, à l’opposé de la française, qui serait dure. Au-delà des réalités de la guerre, il y eut simplement étalement dans le temps des mesures américaines, y compris celles qui réprimèrent les « loyalistes », les paysans soulevés et les Indiens indésirables. Mais surtout elle introduit au cœur de la problématique intellectuelle du livre, qui vise, comme nombre d’autres produits par l’université américaine, à prendre part aux questions essentielles de la vie d’outre-Atlantique.
15L’introduction et la conclusion ainsi que le premier chapitre étonneront peut-être les lecteurs français peu habitués aux questions agitées dans les campus et les journaux américains. Parce que l’Histoire est contemporaine, les historiens et historiennes de ce continent tiennent à inscrire leurs démarches dans les questions les plus actuelles et les plus universelles. C’est pour cela que l’histoire de la Révolution française tient une grande place dans l’univers américain et que nombre de grands auteurs continuent d’y consacrer des travaux importants.
16Relevons enfin que le passage d’une rive à l’autre de l’Atlantique ne se fait pas aussi simplement qu’il paraît. La différence des approches est sensible dans la difficulté de la traduction. Lorsque le titre initial Policing Public Opinion joue sur le processus et mêle les notions de contrôle « policier » et d’autodiscipline, la langue française cherche des catégories figées. Le problème s’était posé pour la traduction du livre de E. P. Thompson, The Making of the English Working Class devenu La Formation de la classe ouvrière anglaise gommant la réflexion même de l’auteur qui insistait sur la part active prise par les acteurs à la construction progressive du mouvement. Que faire donc de l’« agency », cette « capacité à agir » qui a tant de mal à entrer dans les problématiques françaises ? Il ne s’agit pas seulement de souligner les difficultés inhérentes à toute traduction, quelles que soient les langues et dont les exemples pourraient être multipliés, mais de relever qu’en l’occurrence ce qui se joue c’est bien un rapport au réel qui se négocie différemment dans nos sociétés apparemment proches.
17À quel prix polissons-nous les mœurs, pour que les opinions soient policées et que la polis ait bien une existence véritable ? Merci à Charles Walton d’avoir fait le détour par l’histoire de la Révolution française pour montrer que les enjeux des années 1770-1799 sont encore les nôtres, et pour nous inciter à penser que nous devrions méditer l’exemple du XVIIIe siècle avant d’en condamner les dérives, parce que les questions posées ne sont toujours pas résolues.
Auteur
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