La conversion dans Vendredi ou les Limbes du Pacifique, Le Roi des Aulnes et Les Rois Mages de Michel Tournier
p. 387-396
Texte intégral
1La conversion implique généralement un changement. Le mot est formé sur vertere, tourner, faire se tourner, changer entièrement d’orientation au double sens physique et moral. Il s’applique plus particulièrement au domaine religieux. Le dictionnaire Littré indique : « Action de tirer les âmes hors d’une religion qu’on croit fausse pour les faire entrer dans une religion qu’on croit vraie1. » Le mot s’applique également à la transmutation des métaux en alchimie.
2Les romans de Michel Tournier impliquent généralement une transformation en profondeur du héros principal à tel point qu’il parle de « métamorphose », de « mue », d’« inversion » sous l’influence d’événements extérieurs déterminants. L’expression de « quête initiatique » souvent employée à propos des héros de Tournier souligne le caractère spirituel de leur cheminement. J’ai posé la question à Michel Tournier : « Pourquoi ne jamais employer le mot conversion ? » Il m’a répondu que le mot conversion impliquait pour lui une pression, un embrigadement idéologique. Ce qu’il décrivait, lui, c’est une évolution intérieure. Cette restriction ne figurant pas dans le dictionnaire, j’ai pensé que cette étude était pertinente d’autant plus qu’elle s’appuyait sur des références chrétiennes à la conversion de Saül par exemple ou à la légende de saint Christophe et même aux Évangiles.
3Nous étudierons le cas de Robinson, protestant austère du XVIIIe siècle, un siècle après Defoe, qui se convertit au culte païen du soleil dans Vendredi ou les Limbes du Pacifique2 (1967), de Tiffauges qui se découvre une vocation ogresse de prédateur avant de se convertir, à l’image de saint Christophe, en porteur et sauveur d’enfants dans Le Roi des Aulnes3 (1970) ; de Taor, quatrième roi mage, « prince du sucre » venu des Indes, converti en « saint du sel » dans Gaspard, Melchior et Balthazar4 (1980) et dans la version plus courte Les Rois Mages5 (1983).
La conversion de Robinson au paganisme dans Vendredi ou les Limbes du Pacifique
4C’est bien d’une conversion au sens religieux du terme qu’il s’agit, pour Robinson, dans Vendredi ou les Limbes du Pacifique, mais d’une conversion à rebours puisque cet Anglais du XVIIIe siècle, de la secte des quakers, marqué par une éducation protestante rigide et grand lecteur de la Bible, se convertit, sur l’île de Spéranza, au culte païen du soleil levant. Michel Tournier invente même à ce sujet un néologisme : « héliophanie » qu’il décrit ainsi dans son essai Le Pied de la lettre : « Lever de soleil considéré comme une divinité [...] (de hélios : soleil et phanie : paraître)6. »
5Le roman s’achève en effet en apothéose sur le lever du soleil : « Suspendue au-dessus des dunes du levant, une chapelle ardente rougeoyait où se préparaient mystérieusement les fastes de l’héliophanie. J’ai mis un genou à terre7... » (V, 215). Le vocabulaire religieux ne laisse aucun doute sur la ferveur du néophyte dont les pratiques sont calquées sur les rituels chrétiens bien qu’elles s’adressent ici au dieu Soleil, de même que ses prières : « Soleil, délivre-moi de la gravité » (V, 217) décalque l’expression : « Seigneur, délivre-nous du mal. »
6Il ne faut pas oublier que « selon Eusèbe d’Alexandrie, les chrétiens jusqu’au Ve siècle, adoraient le soleil levant8 ». Saint François d’Assise était partisan d’une prière chrétienne adressée à Dieu à propos du soleil comme il apparaît dans le Cantique du soleil de saint François9.
7En fait Robinson renoue avec de très anciens rituels indiens décrits par Mircea Eliade dans Initiation, Rites et Sociétés secrètes10.
8Malgré la présence constante du vocabulaire religieux dans Vendredi ou les Limbes du Pacifique, il n’est jamais question de « conversion » à proprement parler mais de « la métamorphose qui travaillait le plus secret de lui-même (Robinson) » (V, 94) ou de « la formation d’un homme nouveau » (V, 82), l’homme ancien étant peu à peu assimilé à « une vieille défroque » (V, 95) ou à « une chrysalide où il dormait encore » (V, 94). Cette métamorphose, Robinson y était peut-être l’homme du monde le moins préparé, lui que le capitaine Van Deyssel classait « dans l’heureuse catégorie de ceux qui n’ont jamais douté de rien », avec dans le regard « je ne sais quoi de fixe et de limité » (V, 8). C’est l’épreuve terrible de la solitude dans l’île déserte qui l’oblige, sous peine de mort, à s’interroger. Robinson écrit dans son log-book, journal où il consigne, au jour le jour, les étapes de son évolution intérieure :
« Les circonstances extraordinaires où je me trouve justifient, je pense, bien des changements de point de vue, notamment sur les choses morales et religieuses...
Ainsi le vice et la vertu. Mon éducation m’avait montré dans le vice un excès, une opulence, une débauche, un débordement ostentatoire auxquels la vertu opposait l’humilité, l’effacement, l’abnégation. Je vois bien que cette sorte de morale est pour moi un luxe qui me tuerait si je prétendais m’y conformer. Ma situation me dicte [...] d’appeler vertu le courage, la force, l’affirmation de moi-même, la domination sur les choses. Et vice le renoncement, l’abandon, la résignation, bref la souille » (V, 50-51).
9Il conclut : « C’est sans doute revenir par-delà le christianisme à une vision antique de la sagesse humaine, et substituer la virtus à la vertu » (V, 51). Sans doute Robinson qui lit chaque jour la Bible est-il d’abord effrayé par ces changements mais il les accepte car il estime que c’est la voix de l’Esprit-Saint, source de sagesse, qui parle en lui. Tout en gardant en apparence ses habitudes, il constate qu’une personnalité nouvelle mûrit en lui en secret :
« Car si, à la surface de l’île, je poursuis mon œuvre de civilisation – cultures, élevages, édifices, administration, lois, etc. – copiée sur la société humaine, et donc, en quelque sorte, rétrospective, je me sens le théâtre d’une évolution plus radicale qui substitue aux ruines que la solitude crée en moi des solutions originales, toutes plus ou moins provisoires et comme tâtonnantes, mais qui ressemblent de moins en moins au modèle humain dont elles étaient parties. Pour en finir avec l’opposition de ces deux plans, il ne me semble pas possible que leur divergence croissante puisse s’aggraver indéfiniment. Il viendra fatalement un temps où un Robinson de plus en plus déshumanisé ne pourra plus être le gouverneur et l’architecte d’une cité de plus en plus humanisée » (V, 116-117).
10Deux hommes coexistent ou se succèdent en Robinson qui pressent leur incompatibilité et leur conflit : « On ne creuse pas indéfiniment un édifice par l’intérieur sans qu’il finisse par s’effondrer » (V, 117). C’est que « les messages bavards que la société humaine lui transmet encore à travers [...] la Bible » (V, 179) n’apportent plus les réponses espérées à un Robinson déshumanisé par la solitude, qui écrit dans son Log-book : « Le fonds d’un certain christianisme est le refus radical de la nature et des choses, ce refus que je n’ai que trop pratiqué à l’égard de Speranza, et qui a failli causer ma perte » (V, 51). Ainsi va-t-il progressivement découvrir sa fraternité avec la terre, les arbres, la nature cosmique que l’arrivée de Vendredi va confirmer.
11La solitude développe d’abord en lui des prédispositions naturelles à la méditation : « Et je suis entré en solitude, comme on entre tout naturellement en religion... De tout mon être, tendu comme une grande oreille, j’apprécie la qualité particulière du silence où je baigne » (V, 84). Il évoque ainsi ses séjours dans la grotte auxquels il se prépare par « un jeûne purificateur » et un recueillement de vingt-quatre heures avant d’y pressentir « le premier seuil de l’au-delà absolu » (V, 104). Ce dénuement, cette ascèse, cette plongée dans la nuit font penser à l’expérience intérieure de certains mystiques. Au retour « la vanité de toute son œuvre lui apparaît tout d’un coup, accablante » (V, 124). Il se détache de plus en plus de l’île administrée mais il s’inquiète des dangers de la voie inconnue dans laquelle il s’engage :
« Pourquoi faut-il qu’au cœur de la nuit je me laisse [...] couler si loin, si profond dans le noir ? Il se pourrait bien qu’un jour, je disparaisse sans trace, comme aspiré par le néant que j’aurais fait naître autour de moi » (V, 85).
12Il constate encore que « le pire danger eût été que le premier – l’administrateur – disparût pour toujours avant que l’homme nouveau fût viable » (V, 125).
13L’arrivée de Vendredi, avec l’explosion de la grotte qu’il provoque, va libérer Robinson de tout ce qui le rattachait à la civilisation. Vendredi, le sauvage, d’emblée en harmonie avec cette nature qui effraie Robinson, s’impose très vite comme un maître spirituel bien que Robinson ait dans un premier temps essayé de le convertir :
« Il l’observait, passionnément attentif à la fois aux faits et gestes de son compagnon et à leur retentissement en lui-même où ils suscitaient une métamorphose bouleversante » (V, 191).
14Notons ici le rôle de l’imitation. Le doute s’introduit bientôt en lui sur la pertinence de ses certitudes. Le Robinson tellurique, agriculteur, constructeur se convertit au règne éolien de Vendredi. L’image de la chrysalide devenue papillon traduit le changement de Robinson :
« Il y avait la terre et l’air, et entre les deux, collé à la pierre comme un papillon tremblant, Robinson qui luttait douloureusement pour opérer sa conversion de l’une à l’autre » (V, 199).
15C’est un des rares emplois du mot « conversion » dans le livre. On pourrait penser qu’il y a ici un jeu sur le double sens du mot, profane ou religieux. L’ascension de la falaise comme celle des araucarias pour jouir chaque matin du lever du soleil exprime cette libération par la progression vers la lumière après les ténèbres de la grotte.
16Robinson s’interroge sur le nom qu’il a donné à Vendredi, étymologiquement le jour de Vénus :
« Le jour de Vénus [...] pour les chrétiens, c’est le jour de la mort du Christ... Je ne peux m’empêcher de pressentir dans cette rencontre [...] une portée qui me dépasse et qui effraie ce qui demeure en moi du dévot puritain que je fus » (V, 228).
17Robinson se détache des valeurs chrétiennes. Il apprend au contact de Vendredi à dire oui à la vie, à la joie. La prière de Robinson au soleil est révélatrice de ce nouvel idéal :
« Soleil, délivre-moi de la gravité... Apprends-moi la légèreté, l’acceptation riante des dons immédiats de ce jour, sans calcul, sans gratitude, sans peur. Soleil, rends-moi semblable à Vendredi. Donne-moi le visage de Vendredi épanoui par le rire [...] pour mieux dénoncer et dénouer ces deux crampes, la bêtise et la méchanceté... » (V, 217)
18Vendredi, « métamorphosé en homme-plante », comme le découvre Robinson (V, 164), est l’initiateur d’une sagesse dionysiaque11. Dionysos, rappelons-le, est le dieu de la vigne et de la végétation. Vendredi détruit tous les tabous de Robinson sur le corps, la beauté, la sensualité. Il brise toutes les barrières que l’éducation puritaine avait mises entre la nature et l’homme. Robinson apprend à aimer son corps, instrument d’une fusion heureuse avec les éléments : « Une jubilation douce [...] m’enveloppe et me transporte des pieds à la tête, aussi longtemps que le soleil-dieu me baigne de ses rayons » (V, 229-230). Il éveille Robinson aux sensations cosmiques lorsqu’il lui fait écouter le son de la harpe éolienne où se mêlent « la voix ténébreuse de la terre, l’harmonie des sphères célestes et la plainte rauque du grand bouc sacrifié » (V, 209). Andoar le grand bouc sacrifié dont la tête est transformée en harpe éolienne apparaît ici comme le grand dieu Pan, image de la nature cosmique divinisée.
19En cherchant un remède à sa solitude, Robinson a trouvé la communion avec les éléments. Il se décrit comme « le fils du soleil » auquel le prédestinait sa rousseur, signe de son élection. La ferveur du néophyte s’exprime avec intensité dans l’invocation solennelle et la volonté d’allégeance totale :
« Soleil, es-tu content de moi ? Regarde-moi. Ma métamorphose va-t-elle assez dans le sens de ta flamme ?... ma chevelure tord ses boucles ardentes comme un brasier dressé vers le ciel.
Je suis une flèche dardée vers ton foyer...
Je suis ton témoin debout sur cette terre, comme une épée trempée dans ta flamme » (V, 217-218.)
20Il faut la médiation de Vendredi pour que Robinson accède à cette « épiphanie mystique, solaire, cette fusion avec le cosmos12 ». Le rituel n’est pas absent et s’exprime sous une forme métaphorique :
« Une volée de flèches brûlantes ont percé ma face, ma poitrine et mes mains, et la pompe grandiose de mon sacre s’est achevée tandis que mille diadèmes et mille sceptres de lumière couvraient ma statue surhumaine » (V, 216).
21L’image du martyr de saint Sébastien et la gloire du sacre royal sont évoqués ici. Des images empruntées à la tradition alchimique mystique insistent aussi sur cette assomption solaire d’un Robinson transformé en un « être de soleil, dur et inaltérable » (V, 226).
22Contrairement à Zoroastre auquel il est comparé13, Robinson, à l’arrivée du Whitebird, décide de rester dans l’île, sans chercher à faire partager sa sagesse.
23On a dit que cette réécriture présentait « un remake de Robinson Crusoë par quelqu’un qui a lu Freud, Sartre et Lévi-Strauss14 ». On pourrait ajouter Nietzsche qui appelait de ses vœux le retour de Dionysos15. Dans Vendredi ou les Limbes du Pacifique, Vendredi-Dionysos rappelle à la réalité du corps, de la nature et du cosmos dont une civilisation puritaine a séparé l’homme moderne occidental. Le livre montre au contraire la plénitude retrouvée dans la fusion avec les éléments rendus à leur dimension sacrée.
La conversion de l’ogre dans Le Roi des Aulnes
24Dans Le Roi des Aulnes, la conversion du héros Abel Tiffauges est beaucoup plus brutale que celle de Robinson où une longue maturation secrète y conduit. Le récit de la métamorphose de Tiffauges-Roi des Aulnes rappelle explicitement celui de la conversion de Saul sur le chemin de Damas (RA, 544), archétype de la conversion soudaine telle qu’elle est rapportée dans la Bible (Les Actes des Apôtres, II, 1)16.
25La première partie du livre, « Les Écrits sinistres », écrits en 1938, présente le journal d’Abel Tiffauges, garagiste de son métier, marginal qui se sent rejeté par la société. Michel Tournier raconte qu’il a pensé, bien que son héros vive au XXe siècle, s’appuyer sur un personnage historique, Gilles de Rais qui fut le compagnon de Jeanne d’Arc, devenu, après la mort de celle-ci, voleur et tueur d’enfants qu’il sacrifiait au diable, et qui mourut sur le bûcher. Mais la référence était trop forte car il y avait aussi de très grandes différences. D’où le choix de l’appeler seulement du nom de son château, Tiffauges. L’ombre de Gilles de Rais, le chasseur d’enfants, se profile derrière la figure d’Abel Tiffauges contre lequel toutes les mères de Prusse Orientale sont mises en garde lorsque Tiffauges, prisonnier durant la seconde guerre mondiale, devient recruteur d’enfants pour l’école militaire de Kaltenborn.
26Pour augmenter le caractère inquiétant du personnage, Tournier donne le nom de Barbe-Bleue à son cheval, un cheval de race barbe aux reflets bleutés. L’homme et le cheval ne font plus qu’un lorsque Tiffauges poursuit les enfants si bien que « Barbe-Bleue [...] n’était qu’un autre lui-même » (RA, 403). Le cheval est un hongre, ce qui le rapproche de l’ogre par le jeu d’une étymologie d’ailleurs contestée.
27Tiffauges raconte sa découverte progressive d’une vocation ogresse lorsqu’Abel, enfant chétif et persécuté qu’il était, se transforme, au moment de la puberté, en un géant à l’appétit insatiable et à la force digne de celle des Titans. Notons que si l’ogre peut désigner un homme jovial au grand appétit, tel Gargantua, il peut désigner aussi un être maléfique qui, comme dans le conte de Perrault, s’empare des enfants pour les manger.
28Le côté noir de l’ogre prédateur est exprimé par la figure du Roi des Aulnes du célèbre poème de Goethe qui donne son titre à l’ouvrage. Le Roi des Aulnes y ravit dans la mort l’enfant que son père emporte dans sa chevauchée. Ce nom est donné dans la seconde partie du livre à l’homme portant un enfant sur ses épaules, exhumé intact des tourbières, et en qui le directeur du camp de prisonniers croît reconnaître Tiffauges qui s’y serait enlisé. Tiffauges, qui juge cette erreur prophétique, s’assimile à ce personnage.
29Le titre premier du livre devait être La Phorie, l’action de porter. Le Roi des Aulnes est construit en effet autour de l’opposition binaire : phorie blanche et salvatrice correspondant à l’ogre blanc et phorie noire et destructrice, correspondant à l’ogre noir. Gilles de Rais, Barbe Bleue, le Roi des Aulnes, sont des mythes de rapt évoquant la phorie prédatrice, en revanche saint Christophe évoque la phorie salvatrice. Tournier écrit dans Le Vent Paraclet, son autobiographie intellectuelle17 :
« Son héros, le géant Christophe, s’humilie comme une bête de somme sous le poids des voyageurs auxquels il fait traverser à gué le fleuve qu’il a choisi. C’est qu’il y a de l’abnégation dans la phorie. Mais c’est une abnégation équivoque, secrètement possédée par l’inversion maligne-bénigne, cette mystérieuse opération qui sans rien changer apparemment à la nature d’une chose, d’un être, d’un acte retourne sa valeur, met du plus où il y avait du moins, et du moins où il y avait du plus. Ainsi le bon géant qui se fait bête de somme pour sauver un petit enfant est-il tout proche de l’homme-de-proie qui dévore les enfants. Qui porte l’enfant, l’emporte. Qui le sert humblement, le serre criminellement. Bref l’ombre de saint Christophe, porteur et sauveur d’enfants, c’est le Roi des aulnes, emporteur et assassin d’enfants.
Tout le mystère et la profondeur de la phorie se trouve dans cette ambiguïté » (VP, 125).
30L’accent est mis sur la proximité des contraires et sur l’instant où tout bascule.
31Tiffauges connaît une ascension rapide dans l’Allemagne nazie où le prisonnier finit par être chargé d’enlever les enfants pour le compte de la napola de Kaltenborn qui en fait des soldats. Il n’en sauve pas moins un enfant juif, Éphraïm, qu’il découvre inconscient au bord de la route et qu’il va soigner, au péril de sa vie, dans la citadelle pleine de S. S. Or, c’est juste avant ce passage que se situe l’épisode où Arnim, une jeune recrue de l’école militaire, explose accidentellement sur une mine, couvrant de son sang Tiffauges qui n’était qu’à quelques mètres. Tiffauges raconte, dans ses Écrits sinistres, l’événement qui l’a bouleversé. On devine, en filigrane, le récit biblique de « la vocation de Saul » où le persécuteur des chrétiens (au service des Romains), qui ne rêvait que carnages, est subitement converti en leur défenseur sur le chemin de Damas : « Un ouragan vermeil m’a jeté dans la poussière comme Saul sur le chemin de Damas » (RA, 544). Le caractère fulgurant de l’événement est conservé. Comme Saül, il est foudroyé par la lumière : « J’ai vu une lueur blanche flamber tout à coup à la place de l’enfant » (RA, 544). Projeté à terre par le souffle de l’explosion, « une bourrasque rutilante, une rafale de sang gazeux m’a enveloppé », il perd conscience puis se réveille indemne, couvert du sang d’Arnim. L’expérience physique de la présence divine est rendue par des métaphores qui dramatisent la scène.
32On peut interpréter l’épisode comme une sorte de mort initiatique par le feu qui prépare une renaissance. « Un grand soleil rouge », « un ouragan vermeil », « un cyclone écarlate », autant d’images pour traduire la violence du choc et la révélation qu’elle apporte. Nous avons ici le champ lexical de l’illumination. « Ce soleil était un enfant », « cet ouragan était un jeune garçon ». Le sacrifice d’Arnim pareil à celui du Christ prélude-t-il au rachat de l’ogre purifié ? « Ce farouche baptême a fait de moi un autre homme » déclare Tiffauges (RA, 544). Lui qui, comme Christophe, s’était mis au service du diable, ici l’ogre nazi, se met comme lui au service de l’enfant Dieu. Pourtant si Tiffauges évoque « la majesté de la grâce ordinante » – qui suggère une intervention divine en sa faveur et fait penser à la conversion de Saint Paul – on est surpris de lire aussi : « Un manteau de pourpre a pesé d’un poids intolérable sur mes épaules, attestant ma dignité de Roi des Aulnes » (RA, 545). Le manteau de pourpre, insigne du pouvoir, ne représente-t-il pas l’apogée du Roi des Aulnes, l’ogre comblé, rassasié, ivre de sang, submergé par « un excès de joie » ? (RA, 547) Tiffauges s’interroge le lendemain, dans son journal. Il y a une volonté de ne pas idéaliser cet excès de joie lié peut-être à l’ivresse du sang.
33Ce moment est placé sous le signe de l’ambivalence paradoxale, liée à la proximité des contraires, rendue sensible par l’image de la phorie. L’homme aurait-il besoin d’aller jusqu’au bout de sa perversion pour rebondir à l’extrême opposé18 ? Baudelaire évoquait la double postulation vers Dieu et vers Satan. Cette image de la conversion gomme les belles oppositions cartésiennes entre le bien et le mal, soulignant la complexité de l’être humain.
34Tiffauges sauve donc Éphraïm. Le texte souligne la métamorphose de Tiffauges et le caractère sacré que prend cette phorie salvatrice :
« Ce n’était plus la chevauchée tumultueuse qui ramenait Tiffauges à Kaltenborn après une chasse fructueuse, serrant dans ses mains une proie blonde et fraîche. Il n’était pas porté par l’ivresse phorique habituelle qui lui arrachait des rugissements et des rires hagards. Sur sa tête, le grand bestiaire sidéral tournait lentement dans le cirque du ciel autour de l’étoile polaire. La Grande Ourse et son chariot..., l’Aigle et le Taureau, se mêlaient à des créatures sacrées et fantastiques [...] Pégase et les Gémeaux. Tiffauges cheminait avec une lenteur solennelle, sentant confusément qu’il inaugurait une ère absolument nouvelle... » (RA, 551-552).
35C’est la première astrophorie de Tiffauges.
36La conversion de Tiffauges est à l’image de celle de saint Christophe racontée dans La Légende dorée de Jacques de Voragine19, et lue par Abel au collège de son enfance. Christophe y est décrit comme un géant à l’aspect terrible et à la faim impérieuse qui sert le diable avant de se mettre au service du Christ à qui il fait traverser un fleuve au péril de sa vie.
37Abel Tiffauges retrouve en effet sa solidarité avec toutes les victimes des Caïns nazis bottés et casqués dont les récits d’Éphraïm sur les camps de déportation lui font découvrir toutes les infamies, tandis qu’il le soigne dans la forteresse nazie. La fin du livre nous le montre au moment où les Russes donnent l’assaut à la forteresse, emportant Éphraïm sur ses épaules dans les marécages où ils échappent aux tirs (russes), renouvelant le geste de saint Christophe. Nous avons ici l’exemple d’une actualisation dans la fiction contemporaine du mythe de Saul dans la Bible.
38Remarquons que l’ogre Tiffauges ne mange pas les enfants mais c’est symboliquement qu’il cherche à s’identifier à eux. La faim de l’ogre n’est pas seulement matérielle, c’est une faim de jeunesse, de fraîcheur, d’innocence. Tiffauges incarne la force animale égarée. Il trouve en Éphraïm l’esprit divin. Tournier a déclaré dans une interview : « Ce livre exprime la revendication de la matière qui veut son statut spirituel ». Dans ses « Écrits sinistres », Tiffauges clame son désespoir. Il est l’image de l’âme égarée dans le labyrinthe des apparences. Il ne trouve la sérénité et l’accomplissement que lorsqu’il rencontre Éphraïm, l’enfant inspiré.
39Dans ce roman parabolique, l’ogre représente l’homme déchu en quête d’une initiation rédemptrice20. Si Tournier y emploie le mot inversion (bénigne) plutôt que conversion, c’est qu’il met l’accent sur la proximité inquiétante des contraires, l’enchevêtrement complexe du positif et du négatif, l’espoir toujours ouvert d’une rédemption.
La conversion de Taor « prince du sucre et saint du sel » dans Gaspard, Melchior et Balthazar
40Pour montrer la récurrence des mêmes thématiques dans l’œuvre de Michel Tournier (celle de la conversion, celle de la nourriture) mais aussi la diversité de son inspiration, je résumerai l’histoire du quatrième roi mage qu’il a inventé dans Gaspard, Melchior et Balthazar, en s’inspirant d’une légende écrite par Edzar Schaper21.
41Taor, « prince du sucre et saint du sel » – comme il est désigné dans la version plus courte Les Rois Mages – vient des Indes. Le détachement des nourritures matérielles symbolisées par le sucre y prépare sa conversion au sel, nourriture spirituelle, symbole de sagesse22 et de purification. Parti à la recherche du rahat loukoum à la pistache et du « Divin Confiseur » et non guidé par l’étoile, le très gourmand Taor entend parler d’une « nourriture transcendante » qui comblerait à la fois le corps et l’esprit et qui s’avèrera être l’eucharistie. « L’humour est ici au service du message chrétien qu’il dépasse et transfigure en ironie métaphysique » écrit Suzanna Alessandrelli23 à propos de ce mélange de sublime et de quotidien.
42Après avoir perdu ses richesses, ses éléphants, son escorte, Taor s’engage, malgré les mises en garde de son serviteur, dans les steppes de la Mer Morte, assimilées aux Portes de l’Enfer (l’enfer du sel). C’est là qu’il prend la place d’un débiteur insolvable dans les mines de sel où il souffre durant trente trois ans de la soif, jusqu’à ce que les paroles du Christ lui parviennent à travers la bouche d’un nouveau prisonnier. Il entend parler « de banquets de noces, de pains multipliés, de pêches miraculeuses, de festins offerts aux pauvres », lui dont toute la vie s’axait sur des préoccupations alimentaires. Surtout ces paroles sacrées l’éblouissent : « C’est moi qui suis le pain vivant descendu du ciel. Si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme et ne buvez son sang, vous n’aurez pas la vie en vous » (GMB, 267). Et enfin : « Bienheureux ceux qui ont soif de justice, car ils seront désaltérés » (RM, 153). Ces paroles du Christ le bouleversent car il lui semble qu’elles s’adressent miraculeusement à lui. Lorsqu’une larme se met à couler, il entend : « Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés » (GMB, 269). Une fois libéré (des mines de sel) Taor arrive à la maison de Joseph d’Arimathie que Jésus vient de quitter après la Cène :
« Taor eut un vertige : du pain et du vin ! Il tendit la main vers une coupe, l’éleva jusqu’à ses lèvres. Puis il ramassa un fragment de pain azyme et le mangea..., le perpétuel retardataire, venait de recevoir l’eucharistie le premier » (GMB, 272).
43Taor fait plus que se convertir au christianisme. Il est le premier chrétien. Le sacrement de l’eucharistie vient après une vie de sacrifice qui déjà anticipait celle du Christ. Le texte s’achève sur une vision grandiose, moins évangélique que flaubertienne, comme le montre le rapprochement avec la fin de « La Légende de Saint Julien l’Hospitalier » : « Le toit s’envola, le firmament se déployait et Julien monta dans les espaces bleus, face à face avec Notre Seigneur Jésus qui l’emportait dans le ciel24. » Dans le texte de Tournier, Taor est emporté par deux anges.
44Selon Agnès de Baynast, la démarche des rois mages est devenue comme « l’archétype de la conversion des païens25 ». Alors que Vendredi ou les Limbes du Pacifique marque le détachement du christianisme par Robinson sous l’influence de la solitude, Les Rois Mages manifeste l’admiration de Michel Tournier pour les Évangiles. Gaspard, Melchior et Balthazar est pour lui « le roman du christianisme26 ».
45On remarque dans le dénouement des trois romans, un mouvement ascendant, la transfiguration d’un personnage que l’épreuve – qu’il s’agisse de la solitude de l’Île de la Désolation, de l’Allemagne nazie ou des mines de sel – transforme profondément. Il y a un passage par la nuit, par l’enfer. Un médiateur s’impose pour favoriser une conversion par imitation à des valeurs radicalement opposées : c’est Vendredi-Dionysos, c’est Éphraïm et Christophe, ce sont les paroles du Christ.
46Il y a une attente, une aspiration, une appétence (d’où le thème symbolique de la nourriture) vers une révélation. La conversion est d’autant plus spectaculaire qu’elle s’applique à des êtres apparemment les moins préparés à une telle épreuve. Le mystère de la conversion s’en dégage comme l’illustre le cas de Saül qui en est l’archétype. Notons que les conversions de Robinson comme de Tiffauges marquent un choix personnel, lié à un acte d’émancipation par rapport au groupe et non d’intégration. Il n’y a pas rupture totale mais inversion après un état de dualité transitoire.
47Si Vendredi ou les Limbes du Pacifique montre le rejet par Michel Tournier du puritanisme chrétien, le récit de Taor, au contraire, souligne l’admiration sans réserve de l’auteur pour le message évangélique. Bien que parfois critique à l’égard du christianisme et de ses dogmes, Michel Tournier illustre dans son œuvre la permanence de la veine spirituelle et mystique en littérature au XXe siècle.
Notes de bas de page
1 Dictionnaire Littré, entrée « conversion ».
2 Tournier M., Vendredi ou les Limbes du Pacifique, Paris, Gallimard, folio, 1967. Abrégé selon le sigle V.
3 Tournier M., Le Roi des Aulnes, Paris, Gallimard, folio, 1970. Sera abrégé selon le sigle RA.
4 Tournier M., Gaspard, Melchior et Balthazar, Paris, Gallimard, folio, 1980. Abrégé selon le sigle GMB.
5 Tournier M., Les Rois Mages, Paris, Gallimard, folio, 1983. Abrégé selon le sigle RM.
6 Tournier M., Le Pied de la lettre, Paris, Mercure de France, 1994.
7 C’est nous qui soulignons.
8 Durand G., Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas, 1969, p. 167.
9 Histoire générale des religions, christianisme médiéval, Gorce M. et Mortier R. (dir.), Paris, Aristide Quillet, 1947. En page 26 on y trouve cet extrait du « Cantique du soleil de saint François » : Loué sois-tu, Seigneur, avec toutes tes créatures. Et tout particulièrement notre frère le Soleil. Qui nous donne le jour et par qui tu nous éclaires.
10 Eliade M., Initiation, Rites et Sociétés secrètes, Paris, Gallimard, Idées, 1959, p. 166.
11 Voir Arlette Bouloumié commente Vendredi ou les Limbes du Pacifique de Michel Tournier, Gallimard, foliothèque, 1991, p. 139-149. Voir aussi Tournier M., « L’aventure d’une pensée dominée par Dionysos », Le Figaro, 13 octobre 1994, p. 8, et Petites Proses, Paris, Gallimard, folio, 1986, p. 211-212.
12 Tournier M., « Il ne faut pas détruire Speranza », Marianne, Magazine Littéraire, janvier-février 2010, p. 95.
13 « Ainsi Zoroastre après avoir longuement forgé son âme au soleil du désert avait-il plongé à nouveau dans l’impur grouillement des hommes pour leur dispenser sa sagesse » (V, 237).
14 Queneau R., Sud, no 61, 1986.
15 Nietzsche F., Naissance de la tragédie, p. 120 : « Quelle soudaine transformation dans le sombre désert de notre civilisation exténuée, sitôt que la touche le charme de Dionysos. » Sur l’influence de Nietzsche et l’importance du thème de Dionysos, voir Arlette Bouloumié commente Vendredi ou les Limbes du Pacifique de Michel Tournier, op. cit., p. 139-149.
16 Les Actes des Apôtres, II, 1 : « Il faisait route et approchait de Damas quand soudain une lumière venue du ciel l’enveloppa de sa clarté. Tombant à terre, il entendit une voix qui lui disait : “Saoul, Saoul, pourquoi me persécutes-tu ?” – “Qui es-tu Seigneur ?” demanda-t-il. Et lui : “Je suis Jésus que tu persécutes. Mais relève-toi, entre dans la ville, et l’on te dira ce que tu dois faire”. »
17 Tournier M., Le Vent Paraclet, Paris, Gallimard, folio, 1977. Abrégé selon le sigle VP.
18 Ici Tiffauges irait jusqu’au bout de sa perversion vampirique évoquée par Tournier dans son essai Le Vent Paraclet, (p. 122) et qui renvoie dans Le Roi des Aulnes à la scène avec Pelsenaire blessé au genou (RA, 28-29). Si l’on se reporte à l’itinéraire de Gilles de Rais guidé par Prélati, il fallait « Pousser le sire de Rais au plus noir de sa mauvaiseté, puis par l’opération ignée, lui faire subir une inversion bénigne semblable à celle qui transmue en or le plomb ignoble » (Gilles et Jeanne, Paris, Gallimard, 1983, p. 136). On aurait ici un exemple paradoxal de « rédemption par le mal, d’un salut par l’abjection, d’une attirance simultanée vers la pourriture et la pureté » selon l’expression de Éric Roussel dans « C’est la faute à Jeanne d’Arc », La France catholique, Ecclésia, numéro 1904, 10 juin 1992.
19 De Voragine J., La Légende dorée, Paris, Garnier Flammarion, 1967, t. II, p. 7-12.
20 Voir dans Les Météores de Michel Tournier, Paris, Gallimard, folio, 1975, p. 196. « L’humanité est composée d’ogres, des hommes forts, oui, avec des mains d’étrangleurs et des dents de cannibale. Et ces ogres ayant par leur fratricide originel déclenché la cascade de violences et de crimes qui s’appellent l’Histoire, errent de par le monde, éperdus de solitude et de remords. »
21 Schaper E., La Légende du quatrième roi, traduit de l’allemand par René Wintzen, Casterman, 1966.
22 Tournier M., « Le sel et le sucre », Le Miroir des Idées, Paris, Mercure de France, 1994, p. 74-76.
23 Alessandrelli S., Les modalités ironiques et humoristiques de l’écriture dans l’œuvre de Michel Tournier, thèse soutenue à l’université d’Angers (s. d. A. Bouloumié), 2005.
24 Flaubert G., « La Légende de Saint Julien l’Hospitalier », Les Trois Contes, Paris, Bordas, p. 130. La légende de saint Julien l’hospitalier, chasseur assoiffé de sang qui se rachète à la fin en faisant traverser le fleuve à un lépreux n’est pas sans affinités avec celle de saint Christophe.
25 De Baynast A., « Les mages comme figures de la conversion », in Les Rois mages, s. d. Jean-Marc Vercruysse, coll. Graphé, no 20, Artois Presses université, 2011, p. 39. Pour une analyse détaillée de Gaspard, Melchior et Balthazar, lire, dans le même numéro 20 de la revue Graphé, Arlette Bouloumié : « Le mythe des rois mages dans l’œuvre de Michel Tournier », p. 145-155.
26 Tournier M., « Entretiens avec Thérèse Ledré », in Femmes d’aujourd’hui, 21 avril 1981, p. 15.
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