La conversion de saint Paul dans le roman contemporain
p. 143-151
Texte intégral
« Tout à coup quelque chose désarçonne l’âme dans le corps. Tout à coup un amour renverse le cours de notre vie. »
Pascal Quignard
1S’intéresser à la conversion de saint Paul dans la fiction contemporaine conduit, pour une part, à s’interroger sur une absence. Certes la vie de Paul a fait l’objet de plusieurs récits au XXe siècle, en particulier en Italie, ou encore de pièces de théâtre et d’œuvres poétiques1. Il s’agissait, toutefois, d’examiner quelle place un événement comme la conversion laisse au romancier, dans le cas d’une figure majeure de l’Église, dans un cadre donc qui est celui de la réécriture et non de la fiction pure. On sait que la conversion de Paul est fondatrice dans l’histoire du christianisme : il ne s’agit pas seulement d’un bouleversement individuel mais d’un événement aux conséquences profondes puisqu’il est lu comme révélateur du passage de l’Ancienne à la Nouvelle Alliance. La figure de Paul s’est, en effet, constituée à la fois dans les Actes des Apôtres, dans ses Épîtres et dans la tradition comme figure du Juif observant et pratiquant, élève de Gamaliel, très impliqué dans la persécution des chrétiens. C’est un homme qui participe d’une double culture : un pharisien engagé, rompu dans l’art de l’exégèse rabbinique mais aussi formé à la rhétorique gréco-latine, un homme en d’autres termes, qui concilie débat talmudique et connaissance rationnelle2. Sa conversion, abondamment documentée, et d’abord par lui-même, a également frappé par sa forme même : une fulgurance sur laquelle Paul lui-même ne se l’explique guère ; jusque-là il était « quant à la loi, Pharisien, quant au zèle persécuteur de l’Église, quant à la justice légale irréprochable3 ». Paul insiste dans l’Épître aux Galates : « Je vous déclare, frères, que l’Évangile qui a été annoncé par moi n’est pas de l’homme car moi-même je ne l’ai ni reçu ni appris d’un homme mais par une révélation de Jésus Christ4. » Ce point est particulièrement important : Paul n’a pas été converti par les apôtres. Sa conversion est un point de départ absolu, non préparé qui le constitue en sujet5. C’est bien d’une action gratuite de la Grâce qu’il s’agit, qui établit une fracture entre un avant et un après : le sujet chrétien naît ainsi dans l’immédiateté de la profession de foi. L’événement est subjectif et ne requiert pas la confirmation d’une autorité. De fait, Paul le rappelle dans l’Épître aux Galates, il n’est pas « monté à Jérusalem vers ceux qui furent apôtres avant [lui] » mais s’est dirigé vers « l’Arabie » pour annoncer l’Évangile parmi les païens.
2En quoi une telle conversion peut-elle faire objet de fiction ? Les auteurs abordés ici ne sont pas des théologiens ni des exégètes mais plutôt des lecteurs des Actes des Apôtres, qui font de la conversion un moment de la vie de Paul et non l’objet premier de leurs romans, qui envisagent celle-ci selon des perspectives différentes dont on examinera trois modalités : la reconstitution historique, la transposition politique, la réflexion philosophique.
The Kingdom of the Wicked d’Anthony Burgess : une reconstitution historique
3Du côté du roman historique, on peut s’arrêter sur un ouvrage d’Anthony Burgess, The Kingdom of the Wicked (Le Royaume des mécréants), paru en 1985, qui constitue le scénario d’une série télévisée fondée sur les Actes des Apôtres, A. D.6. Le récit commence après la crucifixion et propose une tentative de reconstitution d’une époque, la Rome impériale, reconstitution qui met l’accent sur les conflits et les alliances entre les différentes communautés et qu’on pourrait résumer, certes sommairement, par le trinôme « Du sang, du sexe, de la luxure ». Dans un récit pris en charge par un narrateur intra-diégétique, Sadoc, qui, malade, vit ses derniers jours sous le règne de Domitien, Burgess mêle les Actes des Apôtres à la fiction pour faire le récit des persécutions subies par les chrétiens à la fois de la part des Juifs orthodoxes et des Romains, dans une chronique parfois assez confuse mélangeant plusieurs intrigues. Il met en évidence l’ascension de Paul dans l’entreprise d’évangélisation. Sa principale originalité réside dans le ton du roman, absolument ordinaire, ce qui donne un caractère de quotidienneté, voire de banalité, à tous les événements, miracles – ou conversions – compris. La conversion de Saül est explicitement décrite comme une crise d’épilepsie, maladie dont il est atteint dès le début du roman :
« Cri suraigu que poussait Saül et bave qui soudain lui coulait aux lèvres, Seth faillit bien sauter hors de sa peau en voyant, sur le coup de midi, son chef s’écrouler dans la poussière du chemin. La maladie qui fait tomber. Il comprit que très vite, on allait fermer la bouche et se sectionner la langue à coups de dent. Il se mit aussitôt à genoux et lui plaça la frêle baguette qu’il portait sur lui en travers de la bouche : image ridicule, Saül ressembla bientôt à un chien frappé d’hydrophobie au moment même où il rapporte le bâton que son maître lui a lancé. De droite et de gauche, Saül ne cessait de s’agiter dans un sommeil troublé, les deux bouts de la baguette marquant les limites extrêmes de son roulis7. »
4Et Seth d’interpeller son compagnon : « Saül, dis Saül, ça va8 ? » Au réveil, Saül s’exclame : « T’as entendu ? [...] Il m’a couvert de sa nuit ! C’est Dieu qui tient les rênes et Il m’a donné un coup d’éperon9. »
5Après cette description pour le moins désacralisante, Burgess s’arrête sur la cécité de Saül et rend compte avec précision du bouleversement entraîné par cette « attaque » :
« Ce qu’il savait n’avait pas plus changé que la férocité contenue qui l’habitait mais tout cela s’offrait maintenant à lui sous un angle nouveau dont jamais encore il n’avait vu les jeux d’ombre et de lumière. Oui, sa férocité était toujours au service d’un grand redressement des torts mais ces torts avaient changé de nature. Tout ce qu’il avait jamais été, il l’était encore sauf que maintenant [...] il allait lui falloir promouvoir au lieu de persécuter : son acharnement à torturer n’avait jamais été, il le sentait déjà, qu’acharnement à croire10. »
6La conversion produit bien alors un nouvel éclairage, radicalement différent, sur le monde et Burgess insiste :
« Le zélote qu’il avait été jadis, voilà ce que le Dieu de la foi nouvelle cherchait en lui après avoir, d’un divin coup de pouce, transmué la cause qui l’habitait. Et pourtant, d’une certaine manière, cette cause n’avait point changé : il n’était en effet aucune séparation véritable entre l’ancienne et la nouvelle, l’une devenant l’autre telles les eaux d’un même flot11. »
7Saül fait ensuite un rêve, qui est un rêve d’amour universel, dans un moment lyrique très rare dans le roman :
« Amor, agapè, houb, ahavah, ai, upendo, le mot “amour” remplissait maintenant tout le ciel qui, farouche, s’étendait au-dessus du Temple dissous ; or et ivoire liquides, il coulait dans les caniveaux d’une Jérusalem qui avait été transfigurée. Qu’il ignorât certaines des langues dans lesquelles apparaissait ce mot n’empêchait pas que toujours le sens qu’il avait transcendât tel ou tel autre accident de la bouche et des dents. Dire amour, c’était proclamer l’unité d’une création divine où, entier, l’homme serait chez lui si seulement il parvenait à le vouloir... Tout faisant partie de l’unité du divin chef, il n’était rien à détruire ou profaner. Alors il entendit plusieurs voix qui tentaient de l’appeler – aucune cependant ne semblait connaître son nom. Saül, leur répondit-il, mais Saül plus il ne l’était12. »
8Plusieurs éléments sont à relever : outre l’accent sur la cécité, c’est le changement d’identité qui est mis en avant par Burgess, qui souligne ainsi, en quelques mots efficaces, comment l’individu est à la fois le même et tout autre : « Transfiguré en dedans et pourtant toujours le même, Saül ou Paul, ne montrait aucun signe d’avoir été ainsi transformé13. » L’approche de Burgess se révèle ici d’un grand intérêt en ce qu’il postule que la conversion n’efface pas l’homme antérieur : le persécuteur demeure conjoint à l’évangéliste et ne saurait être ignoré. Tout le portrait de Paul manifeste la coexistence des deux, dans une tension physique qui atteste une souffrance intime, la nécessité impérieuse de se punir, pour expier les persécutions menées auparavant. La question du Mal se pose alors, en filigrane du récit, mal que le narrateur définit comme un « quantum positif de grand poids », en concluant le récit de la conversion par une image évocatrice : « C’était Saül que Paul portait maintenant sur son dos14. »
San Paolo de Pier Paolo Pasolini : une transposition politique
9Si Burgess choisit de déployer l’expérience de Paul dans son contexte historique, Pier Paolo Pasolini adopte un point de vue radicalement autre : il se propose de faire de Paul notre contemporain, dans un texte là aussi peu connu, qui est, en fait, le projet d’un film jamais tourné. Le synopsis date de mai 1968, ce qui n’est évidemment pas anodin. Des producteurs s’y sont intéressés en 1974 mais ont renoncé devant les risques financiers que présentait le projet. L’intention de Pasolini est de « transposer tout le parcours de saint Paul dans le contexte contemporain15 », en reprenant une technique déjà adoptée dans L’Évangile selon Saint Matthieu : utiliser les paroles de l’apôtre telles qu’elles ont été transmises par les Actes ou les Épîtres en transposant l’action à l’époque contemporaine. Son but est alors de « rendre cinématographiquement de la façon la plus directe et violente l’impression, la conviction de son actualité16 ». Il s’agit de montrer que Paul est ici, aujourd’hui, parmi nous, qu’il s’adresse directement à notre société ; pour reprendre les termes d’Alain Badiou, « Paul est notre contemporain fictif parce que le contenu universel de sa prédication, obstacles et échecs compris, est encore absolument réel17 ». Pasolini croise alors l’Évangile avec le marxisme pour faire du saint une figure de militant dans le monde des années 1960. Il transpose ainsi sa vie dans l’espace et dans le temps, dans une perspective à la fois géopolitique et sociale. Le centre du monde est New York et non plus Rome, le foyer culturel, « sanctuaire du conformisme intellectuel » est Paris. Le film devait dénoncer le « conformisme contemporain », « typique de notre actuelle civilisation bourgeoise, dans sa religiosité hypocrite et conventionnelle (analogue à celle des Juifs), dans sa laïcité libérale et matérialiste (analogue à celle des Gentils)18 ». Dans cette perspective, Paul devient un agent révolutionnaire, venu saper l’ordre bourgeois, mais le film se donne pour premier objet la « relation qui s’instaure entre actualité et sainteté », en s’appuyant sur des épisodes signifiants dont nous intéressent ici les deux premiers, c’est-à-dire le martyr de saint Étienne et ce que Pasolini appelle « la fulguration » (la folgorazione).
10L’action se situe pendant la Deuxième Guerre mondiale à Paris et les communautés protagonistes sont également transposées, dans le contexte du conflit : l’armée allemande se substitue aux Romains, les collaborateurs pétainistes aux Pharisiens ; Étienne devient un jeune résistant tandis que Paul (qui porte ce nom dès les premières pages) est le rejeton d’une famille bourgeoise de vieille souche, caractérisé, pendant le martyre du premier, par « son visage fanatique de fasciste » :
« Le visage de Paul exprime quelque chose de pire que la méchanceté : on y lit la lâcheté, la férocité, la décision d’être abject, l’hypocrisie qui fait que tout ceci aura lieu au nom de la Loi ou de la Tradition, ou de Dieu. Tout cela ne peut pas ne pas rendre ce visage désespéré19. »
11Sa silhouette inquiétante réapparaît ensuite, « presque par hasard » (33) dans diverses scènes de torture, de violence ou de déportation, et Pasolini, cite, à l’appui des images, les Actes des Apôtres (VI, 1-VIII, 3). Le chemin de Damas, c’est la route de Barcelone où Paul doit rafler des résistants ; la conversion advient donc sur une route déserte des Pyrénées. Le texte de Pasolini suit le récit canonique (« Saoul, Saoul, pourquoi me persécutes-tu ? » [...] « Qui es-tu, Seigneur ? » [...] « Je suis Jésus que tu persécutes. Mais relève-toi, entre dans la ville et l’on te dira ce que tu dois faire20. » Aveugle, Paul arrive à Barcelone, y rencontre Ananie, « un résistant français en exil », qui lui rend la vue et le baptise. Toute la scène est accompagnée de citations des Actes. Paul accompagne Ananie à une réunion clandestine d’antifascistes. Le registre change alors puisque les citations bibliques sont remplacées par des questions « modernes, historiques, actuelles21 » : « Ce n’est pas un fasciste ? »/« Un collaborateur des S. S. ? »
« Paul, après avoir jeté un regard circulaire commence à parler (il a un sourire mystérieux, incroyable sur ce visage déformé par le fanatisme). Et, comme s’il s’agissait des premières paroles d’un hymne, il dit à voix basse en fixant l’assemblée d’un regard humble : “Pour la liberté le Christ nous a libérés”22. »
12La fuite de Paul devant ses persécuteurs débouche sur une tirade déclamée par « un homme âgé, noble, mystérieux23 » qui s’adresse directement au spectateur :
« Aucun désert ne sera jamais plus désert qu’une maison, une place, une rue où vivent les hommes mille neuf cent soixante-dix ans après Jésus-Christ. Ici, c’est la solitude. Coude à coude avec ton voisin qui s’habille dans les mêmes grands magasins que toi, fréquente les mêmes boutiques que toi, lit les mêmes journaux que toi, regarde la même télévision que toi, c’est le silence.
Il n’y a pas d’autre métaphore du désert que la vie quotidienne.
Cette dernière n’est pas représentable, car elle est l’ombre de la vie et ses silences sont intérieurs. C’est un bien de la paix. Mais la paix n’est pas toujours meilleure que la guerre. Dans une paix dominée par le pouvoir, on peut protester par le refus d’exister...
“Je suis l’auteur des Actes des Apôtres”24. »
13On le voit, Pasolini met l’accent sur la portée idéologique du texte évangélique et de la conversion. Il transpose celle-ci dans un champ politique, en affirmant la puissance révolutionnaire du message christique. Il réinterprète la figure de Paul en militant et pose, après la scène de la conversion, la question de la relation entre l’individu et l’appareil ou l’institution, en suggérant un parallèle évident entre l’Église et le parti communiste25. Le reste du scénario met en scène le parcours de Paul créateur d’Église, dont la sainteté est peu à peu attaquée, de l’intérieur comme de l’extérieur, par l’institution même qu’il a fondée : de l’intérieur parce que le saint en Paul laisse la place au prêtre, de l’extérieur parce que le récit que nous en avons est le fait de saint Luc, qui apparaît, au fil du texte, comme un agent du Diable et falsifie la « vérité » dans les Actes en montrant l’homme d’Église plutôt que le saint.
Saulus de Miklós Mészöly une réflexion philosophique
14Ce sont aussi des questionnements actuels qu’aborde le romancier hongrois Miklós Mészöly dans Saulus, paru en 1968 (Saul ou la porte des brebis26), sans toutefois dépayser le protagoniste. Ce récit à la première personne, dont le narrateur est Saul, tient de la confession par sa perspective rétrospective. Mészöly y évoque la vie de Saul, érudit inscrit dans la tradition rabbinique et défenseur zélé de la loi juive. C’est là le thème majeur du roman : une réflexion sur la loi et le conflit qui, peu à peu et presque à son insu, se fait jour en Saul. Celui-ci se présente d’abord comme un homme actif, soucieux de bien faire, d’accomplir sa tâche, sans hésitation sur la nature de celle-ci ni, surtout, sur sa légitimité :
« J’ignore ce que le sanhédrin apprécie en moi : est-ce ma ténacité qui m’a conduit sans répit d’épreuve en épreuve, ou mon intelligence, impitoyable pour moi comme pour autrui ? Aucune de ces qualités ne me rend très fier. Je n’y suis pour rien. Ténacité, intelligence sont des enfants de la Loi27. »
15La question devient peu à peu : quelle est la Loi ? Et elle ne porte pas seulement sur la légitimité de celle-ci mais sur sa nature. En arrière-plan du récit, se fait jour une interrogation sur le rapport entre la Loi et son interprétation. À partir du moment où naît le doute sur la Loi et sur les valeurs du Bien et du Mal, Saul se laisse peu à peu envahir par une contagion spirituelle, en se laissant affecter par la maladie que propagent les disciples du « Rabbi traître », puisque tel est le seul nom donné au Christ dans le roman. Le monologue intérieur donne à lire le déchirement entre le doute qui s’empare peu à peu de Saul, doute qui porte sur la légitimité de son action, et l’obstination qu’il met à poursuivre ce qu’il considère comme sa mission, c’est-à-dire la persécution des chrétiens. Pour reprendre les termes d’André Karátson, « Insaisissable et insituable, s’explicitant seulement dans l’exégèse, la Loi, à la limite n’est que l’exégèse elle-même et, circonstance aggravante, aurait tendance à se retourner contre celui qui l’interprète28 ». Le contexte de l’écriture du roman est ici déterminant : qu’en est-il, en 1968, du rapport entre ancienne et nouvelle loi en Hongrie ? Peut-on considérer que la « Loi nouvelle » constitue une rupture absolue et bénéfique ? Peut-on considérer que la connaissance rationnelle justifie un système de type totalitaire ? On le voit, la figure de Paul est, chez Mészöly aussi, l’occasion d’une réflexion qui est également réflexion politique, entendue comme actuelle au sens plein, pour ses premiers lecteurs.
16Le roman s’inscrit en outre dans un réseau très riche de références littéraires : à Kafka et à sa parabole « Devant la Loi » mais surtout à Camus, dont Mészöly a été un commentateur important en Hongrie. L’une et l’autre références sont liées. On connaît le récit de Kafka, qui figure au chapitre IX de son roman Le Procès, « Dans la cathédrale29 », récit fait à Joseph K. par un prêtre. L’homme reste « devant la Loi », c’est-à-dire, rappelle Robert Kahn, « ni à côté, ni dedans. La structure de la Loi est d’être impénétrable, invisible mais pourtant d’être30 ». Il n’est pas anodin que Camus soit revenu sur l’œuvre de Kafka, à l’occasion de cette grande réflexion sur l’absurde que constitue Le Mythe de Sisyphe :
« Tout l’art de Kafka est d’obliger le lecteur à relire. Ses dénouements, ou ses absences de dénouement, suggèrent des explications, mais qui ne sont pas révélées en clair et qui exigent, pour apparaître fondées, que l’histoire soit relue sous un nouvel angle. Quelquefois, il y a une double possibilité d’interprétation, d’où apparaît la nécessité de deux lectures31. »
17La lecture de Camus favorise aussi une réflexion sur la responsabilité et la culpabilité. La Peste apparaît ainsi comme un intertexte essentiel du roman de Mészöly, intertexte renforcé par un choix discutable des traducteurs en français qui ont traduit par « peste » le nom de l’épidémie alors que le terme hongrois, « pokol », désigne la lèpre (en particulier dans les traductions de l’Évangile). Troisième intertexte : Œdipe, à l’arrière-plan du roman de Mészöly comme du récit de Pasolini, dont on sait qu’il a tourné un Edipo Re. Un aveugle – volontaire, qui voit dans la cécité qu’il s’inflige le châtiment pour ses fautes – et un autre qui ne l’est pas, qui le devient dans l’instantanéité de la grâce, comme si la parole de Dieu entendue valait perte de la vue : dans les deux cas, la cécité est accès à une nouvelle connaissance, qu’elle ouvre sur une transcendance ou renvoie au tragique d’un destin.
18Seulement, le roman de Mészöly s’achève bien sur le chemin de Damas, au moment où Saul est aveuglé par le soleil. Errant, il demande aux soldats de son escorte s’ils ont vu la brebis mais le roman s’arrête au seuil de la conversion : la brebis perdue n’a pas été retrouvée. Le récit entretient l’ambiguïté par le caractère indécidable de ce qui est raconté, dans un rapport troublé, perturbé entre réel et onirique. Meszöly invite ainsi son lecteur à réfléchir sur l’absurde et sur la possibilité d’une transcendance, qui met en cause tout système de valeurs fondé sur la seule raison. Dans le même temps, le choix d’une fin ouverte, ou en tout cas indécidable, laisse la conversion dans la vacance de l’incertitude et renvoie le lecteur à sa responsabilité herméneutique.
19Constater la faible productivité narrative de la conversion de saint Paul renvoie certes à la fulgurance de l’événement, plus propice, sans doute, à une représentation poétique ou picturale car la figuration de l’instantané échappe, par la nature même du phénomène, à l’inscription dans la temporalité qu’implique le choix d’une forme romanesque. Plus largement, se pose la question de la reprise, à l’époque contemporaine, de figures mythologiques et, en particulier, bibliques. S’il s’agit de figures canoniques, le risque est grand de se contenter d’un décalque des textes, très perceptible, dans le cas de Paul, par rapport aux Actes des Apôtres, plus que par rapport aux Épîtres. La principale voie empruntée, pour prendre une distance avec le canon, est la provocation, dans la représentation d’une société chez Burgess, dans le déplacement spatio-temporel et le contraste entre le texte et les images associées chez Pasolini. Mészöly adopte une autre perspective qui se révèle particulièrement féconde, d’une part parce que le choix narratif met l’accent sur l’intériorité du personnage et sur son opacité, d’autre part parce qu’il opte pour une approche plus existentielle que strictement religieuse. Qu’il s’arrête en deçà de la conversion invite toutefois à s’interroger : celle-ci constitue-t-elle un indicible de tout récit ? Ou le roman de la conversion appartient-il au passé, c’est-à-dire à des temps où la religion chrétienne constituait un enjeu ? Le relais semble pris dans d’autres directions : en ce qui concerne saint Paul (mais pas spécifiquement sa conversion), par des écrits philosophiques – et on peut citer ici l’essai, déjà mentionné, d’Alain Badiou ; en ce qui concerne la conversion, par l’analyse de conversions contemporaines « réelles » – et on pense au récent Désir de conversion de Catherine Chalier32. En outre, mais cela ne concerne pas seulement l’épisode de la conversion, la relation à la vie des saints semble bien s’être profondément modifiée : si elle fait encore l’objet de fictions au XXe siècle, les figures choisies ont changé : ce sont les saints familiers, « minuscules », pourrait-on dire, pour reprendre le qualificatif de Pierre Michon, et non plus les personnalités institutionnelles de l’Église qui retiennent désormais l’attention, dans une relation peut-être plus intime à la vie spirituelle.
Notes de bas de page
1 Quelques exemples, sans souci d’exhaustivité : Giovanni Papini évoque saint Paul dans Santi e poeti (1948) tout comme Mario Luzi dans La Porta del cielo (1997), Paul Claudel lui consacre une page de Corona benignitatis anni dei (1915). Au théâtre, on peut noter le « mystère en quatre tableaux » de O. V. de L. Milosz, Saul de Tarse (1914) et Paulus unter den Juden de Franz Werfel (1926). Tout récemment, Pascal Quignard a abordé la conversion de Paul dans Les Désarçonnés (2012).
2 Voir Marguerat D., Paul de Tarse, un homme aux prises avec Dieu, Poliez-le-Grand, Éd. du Moulin, 1999.
3 Philippins, 3, 6. Nous citons dans la nouvelle version Segond révisée.
4 Galates, 1, 11-12.
5 Voir à ce sujet Badiou A., Saint Paul, la fondation de l’universalisme, Paris, PUF, 1997, p. 18-19.
6 Le roman constitue la suite d’un autre récit de Burgess, Man of Nazareth (1979), qui prenait pour objet, comme l’indique son titre, la vie du Christ.
7 Burgess A., Le Royaume des mécréants, traduit de l’anglais par R. Pépin, Paris, Grasset, 1986, p. 146/The Kingdom of the Wicked, Hutchinson, 1985, p. 120: “Seth was shocked nearly out of his skin by the high scream, the sudden eruption of froth at the mouth, the going down of Saul on the dusty road at high noon. The falling sickness. He saw that the open mouth would soon close and the teeth bite offthe blade of the tongue, so he fell to his knees and placed lengthwise in Saul’s mouth the thin staffhe had been carrying, so that Saul now had the ludicrous appearance of a dog struck with hydrophobia while fetching the thrown stick of his master. Saul tossed to and fro as in desperately uneasy sleep, but the ends of the staffset a limit to his rolling.”
8 Ibid., v. f., p. 147/v. o., p. 121: “Saul, Saul, how are you?”
9 Ibid., “You heard? He has brought his night on me... God has the reins and he dugs the spurs in.”
10 Ibid., v. f., p. 148/v. o., p. 121: “The knowledge was the same, as also the banked ferocity, but the knowledge was presented as it were from a new angle of vision, which cast light and shadow non seen before. The ferocity was still in the service of destruction of great wrongs, but the wrongs had changed. He was everything he had ever been, except that now he must promote where formerly he had persecuted..., and yet he recognized now that the fury of persecution had always been the fury of belief.”
11 Ibid., v. f., p. 148/v. o., p. 121-122: “The God of the new faith wanted the zealot of the old but, with a flick of divine thumb and finger, the cause had been transformed. Yet in a way it remained the same cause, for between the old and the new there was no true division, one flowed into the other.”
12 Ibid., v. f., p. 150/v. o., p. 123: “The word love – amor, agape, houb, ahavah, ai, upendo – filled the fierce blue over the dissolved Temple, which now ran as liquid gold and ivory through the gutters of a transformed Jerusalem. Some of the languages in which the word was rendered he did not know, but meaning transcended the accidents of the tongue and teeth. Love was the proclamation of the unity of the divine creation, in which man was altogether at home, if only he could will it so... Nothing was to be destroyed or desecrated, since all was part of the unity of the God head. He heard various voices trying to call him, but their owners did not seem to know his name. Saul, he replied, but he was no longer Saul.”
13 Ibid., v. f., p. 153/v. o., p. 125: “Transfigured within and yet the same, Saul or Paul showed no sign of transfiguration without.”
14 Ibid., v. o., p. 126: “Paul carried Saul on his back.”
15 Pasolini P. P., Saint Paul,/Progetto per un film su San Paolo, in Per il cinema, t. II, Milano, Mondadori, I Meridiani, 2001, p. 2023: « Trasporre l’intera vicenda di san Paolo ai nostri giorni. » Pasolini P. P., Saint Paul, traduit de l’italien par Giovanni Joppolo, Paris, Flammarion, 1980.
16 Ibid., v. f., p. 9/v. o., p. 2023 : « Dare cinematograficamente nel modo più diretto e violento l’impressione e la convinzione della sua attualità. »
17 Badiou A., op. cit., p. 39.
18 Pasolini P. P., op. cit., p. 9/v. o., p. 2024: « Un conformismo contemporaneo [...] tipico dell’attuale civiltà borghese, sia nel suo aspetto ipocritamente e convenzionalmente religioso (analogo a quello dei Giudei), sia nel suo aspetto laico, liberale e materialista (analogo a quello dei Gentili). »
19 Ibid., v. f., p. 32/Appunti per un film su san Paolo, Meridiani, II, p. 1888: « Nella faccia di Paolo si legge qualcosa di peggio che la cattiveria: si legge la viltà, la ferocia, la decisione a essere abbietto, l’ipocrisia che fa si che tutto questo avvenga in nome della Legge, o della Tradizione – o di Dio. Tutto ciò non può non rendere quella facccia anche disperata. »
20 Ibid., v. f., p. 39, v. o., p. 1894-1895 : « Paolo, Paolo, perchè mi perseguiti ? :/’Chi sei tu, Signore ?’/[...] ‘Io sono quel Gesù che tu perseguiti. Ma ora alzati, va’in città e ti sarà detto quello che devi fare. »
21 Ibid., v. f., p. 44, v. o., p. 1898 : « I presenti alla riunione continuno i loro commenti che sono di carattere moderno, storico, attuale :/“Non è un fascista ?”/“Un collaborazionista delle SS” ? »
22 Ibid., v. f., p. 45, v. o., p. 1899 : « Paolo si guarda intorno e comincia a parlare (ha un misterioso sorriso, incredibile in quella faccia distorta di fanatico), e dice a voce bassa, ma come si dicono le prime parole di un inno, guardandosi umilmente intorno :/“per la libertà Cristo ci ha liberati.” »
23 Ibid., p. 1900 : « Un uomo, anziano, nobile, misterioso, col viso segnato dalle fatiche fisiche e gli occhi chiari ed estremamente miti. »
24 Ibid., v. f., p. 47, v. o., p. 1900-1901 : « Nessun deserto sarà mai più deserto di una casa, di una piazza, di una strada dove si vive millenovecentosettanta anni dopo Cristo. Qui è la solitudine. Gomito a gomito col vicino, vestito nei tuoi stessi grandi magazzini, cliente dei tuoi stessi negozi, lettore dei tuoi stessi giornali, spettatore della tua stessa televisione, è il silenzio./non c’è altra metafora del deserto che la vita quotidiana./Essa è irrappresentabile, perché è l’ombra della vita : e i suoi silenzi sono interiori. È un bene della pace. Ma non sempre la pace è migliore della guerra. In una pace dominata del potere, si può protestare col non voler esistere./.../Io sono l’autore degli Atti degli Apostoli. »
25 Outre l’essai d’A. Badiou déjà cité, voir Gentili S., « La Legge di san Paolo e la storia del Novecento in Pasolini », Lettere Italiane, 2008 ; 60 (4), p. 543-568 ; Ricorda R., « Pier Paolo Pasolini : epifanie del sacro », in P. Gibellini et N. Di Nino (dir.), La Bibbia nella letteratura italiana, II L’età contemporanea, Brescia, Morcelliana, 2009, p. 398-417 ; Parmeggiani F., « Pasolini e la parola sacra : il progetto del “San Paolo” », Italica, vol. 73, 2 (Summer, 1996), p. 195-214.
26 Saul ou la porte des brebis, traduit du hongrois par Anne-Marie de Backer et Georges Kassai, Paris, Seuil, 1971.
27 Ibid., v. f., p. 28/Saulus, Budapest, Magvető, 1977, p. 198 : « Nem tudom, a nagytanácsnmit becsül bennem jobban : a szívósságot, ami folyton próbát keres, s akkor is továbbhajszol, mikor már megyugodnék -vagy az értelmemet, ami magát sem kíméli. Én egyikre se vagyok büszke, egyik e az én érdemem, mindegyik a Törvény gyermeke. »
28 Karátson A., « Le jeu de l’absurde et de l’Histoire ; réception de Camus en Hongrie », in Absurde et renouveaux romanesques 1960-1980, textes réunis par Bessière J., La Revue des Lettres Modernes, 1986, p. 115.
29 La parabole a fait l’objet d’une publication autonome du vivant de son auteur.
30 Kahn R., « Devant “Devant la loi” : Albert Camus lecteur du Procès », in Les romanciers français lecteurs et spectateurs de l’étranger (1920-1950), Hermetet A.-R.(dir.), Lille, CeGes, 2004, p. 119.
31 Camus A., Le Mythe de Sisyphe, in Essais, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1965, p. 201.
32 Chalier C., Le désir de conversion, Paris, Seuil, 2011.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008